Les cèdres

 

12 mars 1986

 

 

  Nous irons au Mexique pour voir trembler la terre quand les fêlés du ballon s'éjaculent des vestiaires.

 

 

  Nous irons à Rio compter les enfants pauvres avant d'aller danser en bermuda résille.

 

 

  Nous irons à Moscou faire de la planche à voile sur la Moskova bleue à portée des étoiles.

 

 

  Nous irons à New York sucer des sorbets mous au fond d'un taxi jaune derrière un nègre roux.

 

 

  Nous irons à Jérusalem comme à Berlin nous lamenter au pied du mur.

 

 

  Nous irons à Colombey en chemise au nouveau son des deux églises.

 

  Nous irons à Vichy dans la rue maréchale goûter les eaux thermales avec Anne-Sophie.

 

 

  Nous irons, mon colon Bigeard, filmer l'ultime colon bêcheur à Colomb-Béchar...

 

 

  Nous irons au fond du désert compter les bouts d'hélicoptère oubliés cet hiver sous la poussière automobile.

 

 

  Nous irons à Cuba pêcher la langouste, nous irons à Lorient pêcher le hareng.

 

 

  En revenant de Glasgow, nous irons à Bruxelles-Grand-Place baiser en parachutistes à l'hôtel Amigo dans la chambre à trois glaces, go.

 

 

  Nous irons au fond des Carpates pour frissonner au loup-garou et voir s'enfiler les blattes dans le cimetière aux hiboux.

 

 

  Nous irons à Tananarive, pour voir si ta nana revient.

 

 

  Nous irons un de ces jours, c'est sûr, mon amour, avec l'A.S. Oradour aux Jeux d'été d'Hiroshima.

 

 

  Nous irons à Pékin pour bouffer chez Maxim's et pour voir si la Chine commence à s'habiller Cardin.

 

 

  Aux heures méditerranéennes, nous irons à Ibiza défoncer des Norvégiennes en chantant Mélissa.

 

 

  Nous irons au sud du Portugal où chaque été des Anglais vieux viennent se shooter au Gardénal dans des palais ignominieux.

 

 

  Nous irons au bout du monde. Et jusqu'à Paris-sur-Seine, où la Tour est folle, et la Joconde en bois, ce qu'on sait peu.

 

 

  Nous irons au bout du monde, mais...

 

 

  Nous n'irons plus au Liban, les cèdres sont coupés, les enfants que voilà ne savent plus chanter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le fil rouge

 

14 mars 1986

 

 

  Le type qui a inventé l'espèce de fil rouge autour des portions de crème de gruyère, on peut pas le tuer, quand même.

 

  C'est pas possible qu'il l'ait fait exprès... Je veux bien qu'il y ait, dans les services de renseignements, des brutes professionnelles qui inventent des systèmes de torture extrêmement sophistiqués. Mais même les pires d'entre eux ont leur raison. Il ne leur viendrait pas à l'idée de griller électriquement les testicules d'un fonctionnaire assermenté pour de simples raisons ludiques. Ils ne s'y résolvent que poussés par la raison d'État, dans le but, par exemple, de découvrir les microfilms sur lesquels figurent les plans de la nouvelle machine à électrifier les quéquettes au laser...

 

  Mais le type qui a inventé l'espèce de fil rouge autour des portions de crème de gruyère, c'est pas possible qu'il l'ait fait exprès. Il connaît même pas les gens qui aiment manger des portions de crème de gruyère. Je veux dire: qui aimeraient manger des portions de crème de gruyère. Ne les connaissant pas, il n'a aucune raison de leur en vouloir à ce point.

 

  La sensibilité, le simple bon sens se révoltent jusqu'à refuser l'idée même de certaines actions inhumaines. On a du mal à croire qu'une mère ait pu jeter elle-même son petit garçon dans une rivière. Elle est intolérable, l'image de cet enfant enfermé dans un sac, attaché, si ça se trouve, avec une espèce de fil rouge, vous savez, comme celui qu'il y a autour des portions de crème de gruyère.

 

  Un psychanalyste vous dirait sans doute que ce type-le type qui a inventé l'espèce de fil rouge autour des portions de crème de gruyère-a des tendances sadiques. Il est vrai que cette idée incroyable de faire des noeuds coulants à des laitages qui ne vous ont rien fait peut à première vue relever d'une certaine forme de perversion. Mais bon. Ça ne prouve pas que ce type soit un sadique. Le vrai sadique, pour avoir son plaisir, il faut qu'il assiste de visu à la douleur de l'autre. Mais lui, le type qui a inventé l'espèce de fil rouge autour des portions de crème de gruyère, il n'est jamais là pour se rincer l'oeil quand je me relève affamé à trois heures du matin avec, au ventre, l'espoir insensé de me faire une petite tartine de crème de gruyère...

 

  Alors, qui est-il ? Peut-être qu'il m'entend. La haine aveugle n'est pas sourde. Peut-être qu'il est dingue, ce type. Peut-être qu'il est dingue de père en fils. Si ça se trouve, c'est une forme d'aliénation mentale plus ou moins héréditaire. Peut-être que son père, c'est le type qui a inventé l'espèce de papier collant autour des petits-suisses ? Peut-être que sa mère, c'est la pétasse qui a inventé le chocolat dur qui tient pas autour des esquimaux ? Peut-être que son grand-père, c'est le fumier qui a inventé la clef qui casse le bout des petites languettes des couvercles de sardines, en complicité avec le pourri qui met de l'huile jusqu'à ras bord des boîtes ?

 

  Peut-être que sa grand-mère, c'est la salope qui a inventé le suffrage universel ?

 

 

  Quant au mois de mars...