CHAPITRE XII

 

 

Avant la bataille, Rowena s’était demandé quel effet produirait sur elle la mort de son père. Maintenant que celle ci était effective, la réponse s’imposait d’elle-même : aucun ! Le vieillard qu’elle avait vu décapiter ne lui inspirait plus qu’un peu de pitié. Il y avait trop longtemps qu’elle ne l’avait pas vu, trop longtemps qu’elle ne l’avait plus seulement appelé « père » pour se souvenir de l’époque où il n’était que « Papa ».

— Souviens-toi de ta promesse, Jorlond, dit-elle ce matin-là. Ne tente rien contre ta mère. Si elle ne nous y force pas, nous n’aurons pas besoin de la tuer.

— Et son crime restera impuni ? demanda le chevalier, hésitant entre indignation et soulagement.

— Elle a fait assassiner ton père pour devenir reine. Si nous la frustrons de son trône, la condamnons à mener la vie d’une servante, elle sera bien assez punie, crois-moi !

— Tu as peut-être raison, acquiesça Jorlond. Quand partons-nous ?

— Tout de suite !

— Je vais faire préparer un attelage !

— Ce n’est pas la peine, sourit Rowena. Et de toute façon, tu n’as plus de serviteurs. Donne-moi la main, ce sera suffisant !

Il saisit avec empressement la main qu’elle lui tendait, sentant son cœur battre un peu plus vite, comme chaque fois qu’il la touchait. Il obéit lorsqu’elle lui demanda de fermer les paupières, l’entendit prononcer des paroles qu’il ne comprit pas puis sentit un brusque souffle d’air glisser sur sa peau.

— Tu peux ouvrir les yeux, maintenant !

Jorlond retint de justesse une exclamation de surprise. Ils n’étaient plus dans sa chambre mais sur un large chemin recouvert de neige. A une centaine de mètres de là, se dressait le château du roi. Le chevalier regarda Rowena avec admiration.

— Tu es aussi puissante que les fées, dit-il. Mais pourquoi ne pas nous avoir transportés directement dans l’enceinte des murailles ?

— Je tiens à ce que tous nous voient bien entrer ! répondit Rowena. Viens, maintenant !

Ils marchèrent rapidement jusqu’au château. Sur les remparts, des gardes pointaient sur eux arcs et arbalètes. Depuis la mort du roi, Auriana et Hormund avaient dû imposer une discipline de fer. Rowena avait revêtu une robe pourpre brodée d’or, qui laissait nus ses épaules et ses bras bleu pâle. Jorlond portait sa cotte de mailles de cérémonie, arborant fièrement son blason, et n’avait pour toute arme qu’une épée au côté.

Un carreau d’arbalète se ficha entre les pieds du chevalier qui cessa d’avancer.

— Le baron Jorlond et moi, nous venons en paix, répondit la sorcière. Je suis la princesse Rowena, la fille du roi Turgoth qui vient de mourir.

— Tu mens, femme, répondit l’un des gardes. Rowena est en disgrâce, dans la contrée de la folie.

Et même si tu disais la vérité, tu devrais être exécutée pour avoir osé revenir ici. C’est peut-être ce qui t’arrivera de toute façon, si tu continues à fréquenter les félons.

Rowena ne cessa pas de sourire : elle s’était attendue à ce genre de réaction.

— Ouvrez le pont-levis ! ordonna-t-elle, si vous ne voulez pas qu’il vole en éclats.

Seul le rire vulgaire des gardes lui répondit. A cela aussi, elle s’était attendue. Elle tendit les mains vers le pont-levis et décrivit deux ou trois figures rapides en prononçant une incantation. Il y eut plusieurs cris d’horreur et de surprise lorsque les épais madriers commencèrent à ployer. Un craquement gigantesque annonça leur rupture. Sous les yeux écarquillés des gardes et de Jorlond, le pont-levis fut projeté en mille morceaux dans la cour intérieure du château. Certains des éclats frappèrent les hommes qui n’avaient pas pris au sérieux les menaces de Rowena. L’un reçut en pleine poitrine un morceau de bois à la pointe effilée qui le tua net.

— Viens, dit Rowena à Jorlond. Entrons !

Lorsqu’ils y pénétrèrent, la cour du château était en pleine effervescence. Totalement décontenancés, les gardes couraient se mettre à l’abri dans le château ou les bâtiments annexes comme les écuries et leurs propres quartiers. Quelques-uns étaient même trop frappés de stupeur pour oser seulement faire un geste. Ils observèrent sans bouger Rowena s’avancer vers la grand-porte, suivie de Jorlond. Elle n’eut pas le temps de l’atteindre.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? cria une voix aiguë.

Rowena leva les yeux et vit la reine Auriana, postée à une fenêtre assez peu élevée, dans l’aile gauche du château. Elle sentit le mouvement instinctif de Jorlond et lui posa une main sur le bras pour l’apaiser.

— Rowena ? s’exclama la reine, incrédule. Ainsi c’est toi qui as introduit l’essence de la rébellion dans l’esprit de mon fils ?

— C’est moi, en effet, dit la sorcière. Mais je n’ai dit que la vérité.

— Pourquoi es-tu revenue ? Tu as été bannie jusqu’à la fin de tes jours, dois-je te le rappeler ?

Alertés par le brouhaha, plusieurs chevaliers sortirent du château à la hâte. Parmi eux se trouvait Ghénarys qui s’immobilisa en reconnaissant la princesse. Lui aussi venait de comprendre qui avait poussé Jorlond à se rebeller. Mais pourquoi fallait-il que ce fût justement elle, qu’il avait fait sauter sur ses genoux lorsqu’elle était enfant ? Le conseiller Hormund apparut aux côtés d’Auriana. Son visage devint bleu foncé lorsqu’il observa la scène.

— Je suis la fille du défunt roi ! dit Rowena. La plupart d’entre vous peuvent en témoigner. Je suis la seule héritière du royaume. Je viens ici pour réclamer mon trône. Jorlond, que voici, sera mon champion dans le tournoi qui désignera mon époux.

— Une folle revenue d’exil et un baron félon ! ricana Auriana. Que voilà un beau couple pour régner sur Fuinör !

— Nous n’en sommes pas moins dignes qu’une meurtrière et un vieillard, madame ! s’exclama Jorlond.

— Abattez-les ! cria soudain Hormund. Soldats ! A vos arbalètes !

Ceux des gardes qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de quitter la cour intérieure se virent dans l’obligation d’obéir. Ils saisirent leurs armes et les bandèrent. Jorlond porta la main à son épée mais d’une légère pression sur le bras, Rowena le calma.

Les cordes de quinze arbalètes se détendirent au même instant mais les carreaux ne trouvèrent pas leur cible. Stoppés net par une force invisible à quelques mètres de la princesse et du chevalier, ils tombèrent au sol, inoffensifs.

— Peut-être me suis-je mal fait comprendre, dit Rowena. Je ne suis pas venue vous demander la couronne. Je suis venue la prendre, que vous le vouliez ou non !

— Quant à moi, je ne désire que venger la mort de mon père, mais son meurtrier semble être bien lâche puisqu’il se cache !

— Tu trouveras le bourreau là-bas, dit la princesse, désignant un réduit situé dans un angle de la cour.

La porte du petit bâtiment fut soudain ouverte comme par un gigantesque courant d’air. Une silhouette puissante ne tarda pas à s’y profiler. Torse nu, le visage recouvert d’un capuchon noir, le bourreau de la cour s’avança à pas lents. Il n’était pas armé.

— Qu’on lui donne une épée ! ordonna Jorlond à la cantonade, les yeux brûlants de haine. Moi, je ne suis pas un meurtrier.

Auriana eut un hoquet d’indignation simulée. Le vieux conseiller Hormund semblait au bord de l’apoplexie : le bourreau était un assassin sans pareil mais ses talents de guerrier restaient limités ; contre Jorlond, il n’avait aucune chance.

— En tant que régent de Fuinör, je m’oppose à ce combat ! s’exclama Hormund. Le bourreau de la cour ne peut être tenu pour responsable des actes ordonnés par...

Il s’arrêta au beau milieu de sa phrase, surprenant le regard triomphant de Rowena.

— Par le roi, n’est-ce pas ? termina-t-elle. Je crois que voici un aveu en bonne et due forme. Tu n’as plus aucun pouvoir, régent, puisque la reine est là. Que le combat ait lieu !

Jorlond s’avança vers le bourreau, à qui un garde venait de donner une épée. L’homme encapuchonné ne semblait guère à l’aise avec une telle arme. Il se mit en garde maladroitement et attendit la mort. Elle vint très vite : le premier coup de Jorlond écarta l’épée du bourreau, le second lui perça la poitrine au niveau du cœur.

— Démasque-le ! dit Rowena.

— Non ! cria Hormund, d’une voix hystérique. Accordez-lui au moins de reposer dans la dignité !

Mais déjà le chevalier se penchait pour arracher la cagoule noire. Une exclamation de stupeur générale fusa lorsque le visage du bourreau fut révélé – ou plutôt son absence de visage. Son crâne était entièrement lisse. Là où auraient dû se trouver des yeux, un nez, une bouche, on ne voyait qu’une peau bleutée, dépourvue de la moindre irrégularité. Auriana elle-même fixait avec horreur cet être qui à l’évidence, n’était pas humain. Le conseiller Hormund avait disparu.

Rowena fut la première à reprendre son contrôle.

— Baronne Auriana, dit-elle, insistant bien sur le titre. Je veux avoir avec vous un entretien en particulier, immédiatement. Retrouvez-moi dans la salle du trône !

— Rowena !

La voix de Ghénarys figea toutes les personnes présentes, comme si l’espace d’une seconde le temps s’était arrêté. La princesse se tourna vers lui, affrontant sans ciller son regard haineux.

— Je te tuerai ! dit-il sèchement. J’ignore quels sont tes pouvoirs et je m’en moque : un jour, je te tuerai ! Je tenais à ce que tu le saches.

Rowena acquiesça brièvement puis fit signe à Jorlond de la suivre et rentra dans le château.

 

— Attends-moi ici ! dit-elle au chevalier, au seuil de la salle du trône.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Lui parler. Mais si je suis obligée d’aller plus loin, je ne veux pas que tu la voies mourir. Tu comprends ?

Il sembla hésiter un instant puis hocha la tête et détourna le regard. Malgré son désir de vengeance, il ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable.

Rowena entra dans la salle du trône et ferma la porte derrière elle. Auriana était debout au centre de la grande pièce. Visiblement elle avait pleuré, des larmes de dépit, car son maquillage avait coulé sur ses joues – laissant d’inesthétiques traînées qui enlevaient un peu de sa superbe à la reine en sursis.

— Parlons net ! dit Rowena. Si vous quittez le château et la contrée dans l’heure, j’oublierai ce que vous avez fait au père de Jorlond et au mien !

— Sinon ?

Rowena se contenta de sourire sans répondre. Sous sa robe, elle sentait bouger légèrement le mamba qui ne perdait pas un mot de la conversation.

— Pourrai-je au moins conserver ma baronnie ?

— Non ! Elle appartient à Jorlond !

— Je m’en doutais...

Auriana envoya vivement une main dans son dos et la ramena armée d’une dague qui vola vers le torse de Rowena. Bien équilibrée et bien lancée, l’arme aurait pu tuer net la princesse si elle l’avait atteinte. Mais comme les carreaux d’arbalète, un peu plus tôt, elle tomba mollement à terre.

— Vous êtes stupide, dit Rowena. Croyez-vous vraiment que j’aurais pu vous faire confiance ? Ketz ! A toi !

— On y va ! répondit le serpent, se laissant glisser sur la jambe de la sorcière.

Lorsqu’il sortit de sous la robe pourpre, Auriana fit un pas en arrière.

— Votre mari a été tué par un serpent venimeux, n’est-ce pas ? fit Rowena. Que pensez-vous de mon sens de la justice ?

— Retenez-le ! s’exclama la baronne, terrorisée, continuant à reculer. Je vous en supplie, retenez-le !

— Non ! dit froidement Rowena.

Ketz rampa en un éclair jusqu’à Auriana qui s’était réfugiée dans l’angle extrême de la pièce.

— Madame ! dit-il d’un ton neutre. Je vous prie de ne pas considérer l’acte que je vais accomplir comme une marque d’antipathie personnelle. Si cela peut vous soulager, sachez que mon venin est extrêmement virulent. Vous aurez à peine le temps de souffrir.

Puis il frappa, à trois reprises, mordant Auriana à la jambe, à la hanche et enfin au cou, lorsqu’elle s’effondra. Rowena s’émerveilla encore de la rapidité de l’animal, dont les mouvements étaient presque imperceptibles. Auriana ouvrit la bouche pour hurler mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle mourut en songeant au malaise qu’elle avait toujours éprouvé dans la salle du trône. Peut-être était-il prémonitoire.

— Mission accomplie ! dit Ketz, revenant vers Rowena. Et maintenant ?

— Je vais te renvoyer dans la contrée de la folie. Adieu, Ketz. Je ne sais pas si nous nous reverrons un jour.

— Salut, ma pitchoune ! J’espère que tu t’en sortiras...

Puis la princesse prononça l’incantation qui lui avait déjà servi à transporter Jorlond hors de la contrée de la guerre. Après avoir exécuté une dernière pirouette, le mamba disparut.

Rowena contempla un instant le cadavre d’Auriana que sa bouche ouverte et ses yeux exorbités rendaient hideux, puis sortit de la salle du trône.

— Que l’on fasse mander maître Aquarius ! dit-elle calmement. La baronne Auriana vient d’être mordue par un serpent venimeux !

Jorlond lui jeta un regard un peu triste et éclata d’un rire nerveux.

 

Dès qu’il eut constaté la mort du bourreau, Hormund courut jusqu’au laboratoire de maître Aquarius où celui-ci se trouvait toujours lorsqu’il n’était pas appelé auprès d’un patient. Tout en se déplaçant, le conseiller lança des impulsions mentales vers Angiosta, lui enjoignant de les rejoindre. Quelques minutes plus tard, les trois immortels étaient réunis. Hormund fit un bref exposé de la situation, ajoutant qu’à son avis Auriana était déjà éliminée.

— Je ne dirai pas que je la regrette, mais cela n’enlève rien au problème. Nous savions déjà que des forces magiques s’opposaient à nous mais je n’imaginais pas que Rowena en fût détentrice. Vous comprenez ce que cela signifie ? Ses pouvoirs ne lui ont pas été donnés par le hasard. Quelque chose ou quelqu’un se sert d’elle pour désorganiser Fuinör.

— Rowena, murmura Angiosta. Elle m’avait dit qu’elle reviendrait...

— Quoi ? s’exclamèrent ensemble Hormund et Aquarius.

— Je n’y avais pas cru, expliqua la vieille servante. Ce n’était qu’une enfant...

— Tu aurais tout de même dû nous en parler, dit le conseiller. Mais maintenant le mal est fait.

— Qu’y pouvons-nous ?

— Envoyer un message aux fées, immédiatement. Puis invoquer les dieux. J’ai peur qu’eux seuls aient le pouvoir de remettre les choses en ordre. En attendant, il nous faut entrer dans le jeu, l’acclamer comme reine, puisqu’elle l’exige...

A cet instant, un serviteur frappa à la porte du laboratoire. Il venait quérir maître Aquarius pour qu’il vienne constater le décès accidentel de l’ancienne reine.

— Vas-y ! approuva Hormund. Je me charge de discuter avec Rowena. Quant à toi, Angiosta, écris le message et envoie quelqu’un le porter au pays des fées !

— Qui ?

— N’importe quel imbécile assez courageux pour plonger dans le miroir. Si tu ne trouves personne, vas-y toi-même. Les fées se chargeront de te ramener !

— J’irai, dit la vieille servante. C’est plus sûr. Tu crois qu’il faudra la tuer ?

Mais Hormund ne l’écoutait déjà plus. Angiosta soupira. Son rôle de servante lui faisait parfois oublier qu’elle était une immortelle. Mais pour la première fois, elle regrettait sa véritable nature.

Ravalant ses scrupules trop humains, elle se prépara à accomplir son devoir.

 

Angiosta quitta le château quelques heures plus tard, alors que Rowena et Jorlond s’entretenaient avec Hormund. La princesse expliqua que son but n’était nullement d’aller contre la loi. Elle n’avait agi comme elle l’avait fait que pour reprendre un trône qui lui appartenait de droit mais ne désirait absolument pas briser les institutions de Fuinör. Dès qu’un tournoi lui aurait désigné un époux, le royaume serait administré comme il l’avait toujours été et chacun oublierait cette brève période de trouble. Hormund approuva tout ce qu’elle disait et proposa d’organiser le tournoi dans les plus brefs délais, le temps de faire prévenir l’ensemble des chevaliers. Aucune des deux parties ne fut dupe des mensonges de l’autre mais ce statu quo provisoire était assez satisfaisant pour sembler viable.

Angiosta resta absente deux jours entiers mais nul ne s’en aperçut, chacun étant bien trop occupé pour se soucier d’une servante. Les fées, dit-elle, s’étaient montrées préoccupées de la situation mais préféraient l’étudier à fond et constater son évolution prochaine avant d’intervenir, afin d’avoir toutes les données en main. Elles approuvaient sans réserves l’intention des immortels de faire appel aux dieux.

— En clair, elles sont dépassées par les événements, commenta la vieille servante. Il ne faut pas beaucoup compter sur elles...

 

Ce fut Hormund qui se chargea de faire prévenir les chevaliers de la date du tournoi. Il rédigea son message de telle façon que tous comprirent la même chose : leur présence n’était absolument pas sollicitée. Lorsque les réponses parvinrent au château, il sembla qu’une véritable épidémie de grippe, d’accidents de chasse et de chutes de cheval s’était abattue sur Fuinör. Les chevaliers résidant à la cour furent eux-mêmes forcés de la quitter pour aller visiter des parents dans un état grave. Rowena suspecta bien entendu le vieux conseiller de quelque ruse mais l’absence de concurrents servait ses desseins et elle fit mine d’accepter sans sourciller les excuses les moins crédibles. Seul Ghénarys ne se désista pas.

— Ce sera un combat à mort, dit Rowena à Jorlond, la veille du tournoi. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser vivre quelqu’un qui a juré de me tuer. S’il devenait mon époux, il pourrait me surprendre et son acte aurait la bénédiction de tous. Il faudra du temps pour que les nobles commencent à m’aimer.

— Et si c’est lui qui me tue ?

— Il ne te tuera pas, rassure-toi. J’userai de mes pouvoirs pour guider ta lance et dévier la sienne.

Le chevalier baissa la tête.

— Je n’aime pas ça, Rowena, dit-il. Ghénarys était mon ami. Il l’est toujours, même si les circonstances nous opposent. Je veux bien me battre contre lui mais comme ça, c’est presque un assassinat.

— Tu préfères que nous mourions tous les deux ? demanda durement Rowena. Je croyais que tu m’aimais, Jorlond...

— Je le ferai ! La question n’est pas là ! Pour toi, je le ferai. Je n’aime pas ça, c’est tout !

La princesse s’approcha de lui, le força à relever la tête et l’embrassa légèrement sur les lèvres.

— Après la cérémonie du couronnement, nous irons dans la contrée de l’amour, dit-elle. Et je t’appartiendrai.

— Non. Toi, tu n’appartiendras jamais à personne, répondit-il. Tu n’es pas une femme ordinaire. C’est pour ça que je t’aime.

 

Les gradins du champ clos étaient presque déserts. Ce tournoi, peut-être le plus important de toute l’histoire de Fuinör était aussi, paradoxalement, celui qui avait attiré le moins de spectateurs. Seule la tribune royale était occupée, par Rowena et Hormund. Trop angoissés par les remarques du conseiller, chevaliers et gentes dames n’avaient pas osé se présenter. Quant aux gens de la plèbe, nul ne les avait conviés. Il faisait beau, malgré le froid glacial de l’air.

Un unique héraut annonça l’arrivée des concurrents. Jorlond montait un cheval bai, Ghénarys son éternel destrier blanc. Les pointes dénudées de leurs lances étaient comme deux soleils en miniature, prêts à s’enfoncer dans la chair pour y exploser en un millier d’étoiles de souffrance.

Jorlond vint incliner sa lance devant Rowena qui lui sourit. Ghénarys, pour la première fois de son existence, manqua au protocole et alla directement prendre sa place, prêt à combattre.

Lorsque les chevaux s’élancèrent, Rowena commença une incantation.

— Que dites-vous, Majesté ? demanda Hormund.

— Je prie !

Jorlond abaissa sa lance et visa la poitrine de son adversaire. Un étau meurtrier lui serrait l’estomac. Ghénarys lui avait appris à se battre, lui avait enseigné le sens de l’honneur ; et maintenant il allait le tuer, par traîtrise, méritant vraiment son titre de baron félon. Et je ne peux pas faire autrement, songea-t-il lorsque leurs lances se croisèrent.

Rowena acheva son incantation juste à temps. Le sort jaillit du plus profond d’elle-même et telle une main habile, maintint la lance du jeune chevalier en droite ligne, tel un grappin, s’empara de celle de Ghénarys pour l’éloigner de son but.

Jorlond ne sentit pas l’acier s’enfoncer dans son cœur. Il ne vit que l’écu de Ghénarys sur lequel son arme se brisa et comprit qu’il allait mourir. Un voile bleu sombre passa devant lui, devenant peu à peu totalement noir.

— C’est impossible ! cria Rowena en se levant. Je...

Elle s’interrompit au milieu de sa phrase. Le conseiller Hormund souriait.

— La magie est impuissante contre la volonté des dieux, dit-il. Ghénarys est le premier chevalier du royaume : il ne saurait être vaincu.

Rowena acquiesça, retenant des larmes de colère. Elle avait péché par excès de confiance. Tombé dans la poussière, le cadavre de Jorlond lui rappellerait à jamais son erreur. Il lui faudrait redoubler de prudence, désormais : Ghénarys n’était pas homme à oublier un serment.

Le vainqueur du tournoi s’avança enfin devant la tribune royale et enleva son heaume. Aucune joie ne se lisait sur ses traits.

— Je serai donc roi à tes côtés, Rowena, dit-il, dédaignant de lui donner son titre. Maintenant c’est au plus habile de triompher.

— Il vous faut proclamer la victoire de Ghénarys, Votre Majesté, ajouta Hormund, radieux.

Rowena acquiesça, triste et furieuse à la fois. Elle venait de perdre à un jeu dont elle avait elle-même dicté les règles.

Ce fut alors que les cavaliers dorés apparurent dans le ciel orangé, volant à tire-d'aile vers le champ clos.

 

La contrée du miroir, enfin ! Et le château du roi ! Douleur aperçut de loin les deux chevaliers se précipiter l’un vers l’autre ; il vit le corps transpercé s’effondrer au sol et le vainqueur s’approcher de la tribune. Ils arrivaient juste à temps – lui et la centaine de cavaliers dorés qui le suivaient parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire.

Ils firent un tour complet du champ clos, à basse altitude, puis se posèrent à quelque distance de là.

— Attendez-moi ici ! ordonna Douleur. Si je suis tué, faites ce que bon vous semblera !

Il lança son cheval en avant et galopa silencieusement vers l’endroit où se jouait l’Histoire. Il remarqua d’un œil distrait l’identité du vainqueur du tournoi : ce maintien, cette stature, il les connaissait bien. Mais ce fut la femme aux habits de reine qui retint toute son attention : il se savait appelé à la revoir un jour mais se demandait encore comment elle réagirait – et comment lui-même réagirait après ce qu’ils avaient connu lorsqu’ils n’étaient que fou et sorcière.

Il vit le regard de Rowena s’éclairer lorsqu’il s’avança : elle le reconnaissait. Plein de courtoisie, il inclina sa lance devant elle.

— Votre Majesté, dit-il. Je réclame le droit de combattre à mon tour pour le prix de ce tournoi.

— Qu’est-ce que cela signifie ? coupa Hormund. Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Douleur. Depuis une date récente, je suis le chef des cavaliers dorés.

Rowena eut un petit sourire admiratif. Le vieux conseiller semblait décontenancé.

— Que font les cavaliers dorés dans la contrée du miroir ? demanda-t-il. Les fées sont-elles au courant de votre escapade ?

— Je suis venu pour être roi ! dit sèchement Douleur. Mes hommes m’accompagnent. Quant à votre deuxième question, la réponse est non. J’obéis à celui qui est plus puissant que les fées !

— Très bien ! dit Rowena, coupant court à toute nouvelle protestation d’Hormund. Chevalier Douleur, vous avez le droit de combattre. Sachez simplement que votre seul adversaire sera le chevalier Ghénarys ici présent, et qu’un seul de vous deux doit survivre.

Douleur s’inclina.

— Pour devenir votre époux, madame, j’affronterais dix mille Ghénarys !

Rowena sourit à nouveau. Sans le moindre doute, c’était l’enchanteur qui lui envoyait l’ancien fou, mais tout valait mieux qu’épouser le premier vainqueur du tournoi. Une seule question demeurait : Douleur était-il de taille ? La grimace satisfaite du conseiller Hormund n’était pas pour la rassurer.

Les deux chevaliers se mirent en place pour la joute. Le destrier de Douleur battit légèrement des ailes puis, au commandement de son cavalier, les replia sur ses flancs. L’ancien fou n’avait pas peur de mourir. Il craignait simplement un peu d’échouer dans sa mission, faisant alors s’écrouler le grand-œuvre de l’enchanteur. Mais quand le héraut sonna le début du combat, il se sentit envahi d’une confiance nouvelle, une sorte de certitude de vaincre qu’il n’avait jamais connue face à la réplique de Ghénarys. Moins artificiel, l’original était aussi, tout compte fait, moins effrayant.

 

L’enchanteur observait la scène dans une goutte de rosée, posée sur une large feuille de chêne. Il avait vu la défaite de Jorlond, malgré l’intervention de Rowena. Mais les pouvoirs de la sorcière n’étaient rien, comparés aux siens. N’ayant nul besoin d’incantation, il froissa un peu de gui entre ses doigts et déposa la poudre obtenue sur l’image de Douleur, au sein de la rosée. Pour la première fois, Fuinör allait s’opposer directement à ses créateurs. Le grand combat commençait enfin !

 

Les deux fers de lance frappèrent les deux boucliers au même instant, avec une force égale. Aucun des chevaliers ne fut désarçonné mais l’arme de Ghénarys se brisa net, tandis que son écu se fendait pour laisser passer la mort. Traversant l’acier et les chairs, la lance de Douleur mit un terme rapide à l’existence de celui qui pendant des décennies, avait été le meilleur chevalier du royaume. Lorsque son corps bascula sur le sol, un éclair gigantesque jaillit du ciel sans nuages et vint creuser un petit cratère devant la tribune royale. Hormund poussa un cri de terreur. Rowena se contenta de hocher la tête. Elle acceptait le défi.

— Je déclare le chevalier Douleur vainqueur du tournoi, dit-elle en se levant. Notre mariage sera célébré demain et la cérémonie du couronnement aura lieu dans trois jours. Conseiller Hormund, je vous charge de tous les préparatifs.

Mais le vieillard avait déjà disparu. Rowena et Douleur restaient seuls, face à face.

— Tu as fais du chemin, pour un Fou, dit la princesse.

— Oui, acquiesça-t-il. C’est un peu grâce à toi. Mais je n’en demandais pas tant.

— Tu sais que nous sommes ennemis ?

— Je le sais. C’est dommage. Mais cela ne nous empêchera peut-être pas d’être amis, Rowena...

La princesse détourna les yeux et ne répondit pas.

 

Hormund, Angiosta et Aquarius étaient assis en cercle dans le laboratoire du médecin, cercle au centre duquel brûlait un feu ardent aux senteurs douceâtres. Périodiquement, Aquarius y jetait un peu d’une poudre blanche qu’il possédait depuis la création de Fuinör mais qu’il n’avait jamais utilisée.

— Dieux de Fuinör ! clamait Hormund. O vous, nos créateurs, voyez la détresse de vos fidèles ! Vos lois sont bafouées. Des êtres qui n’en sont pas dignes usurpent un trône que nous ne pouvons leur enlever. Une force surnaturelle se dresse contre vous. Aidez-nous, dieux de Fuinör ! Donnez-nous un signe pour nous assurer que vous ne nous abandonnez pas !

— Donnez-nous un signe ! reprirent en chœur Angiosta et Aquarius.

Il y eut une petite explosion au sein du feu ; trois braises rougeoyantes en jaillirent et vinrent tout droit se poser au creux des mains de chaque immortel. Elles étaient brûlantes mais ils n’en ressentirent même pas la chaleur.

— Merci, dieux de Fuinör ! s’exclama Hormund. Nous savons désormais que vous nous protégerez et nous attendons votre venue !

— Nous attendons votre venue ! psalmodièrent le médecin et la vieille servante, tandis que sur le monde le soleil se couchait.

 

Fin de la troisième époque

 

Quatrième et dernière époque :

 

SOLEIL POURPRE, SOLEIL NOIR.