CHAPITRE VI

 

 

Dans la petite clairière, un feu de bois venait remplacer le soleil couchant. Les formes délabrées de cinq ou six huttes se profilaient contre les arbres que la nuit rendait sombres. Au loin, un rossignol poussait à intervalles réguliers des aboiements agressifs. Un homme de haute taille, presque nu, enfilait sur un épieu les deux lièvres qu’il s’apprêtait à faire rôtir. Un autre, plus jeune, dont les cheveux blonds descendaient presque jusqu’à la taille, était assis en tailleur près du feu. Il s’employait à presser des baies pour en extraire un jus pourpre qui, mélangé à de l’eau de source, composait une boisson au goût détestable mais fort désaltérante – la seule que sussent fabriquer des fous perdus dans la contrée de la folie.

La clairière ne tarda pas à s’animer. Un homme et une femme sortirent les premiers du sous-bois, main dans la main. Leur silhouette androgyne et leurs traits identiques pouvaient les faire passer pour frère et sœur.

— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda l’homme.

— Du lièvre, répondit celui qui écrasait les baies. J’avais tué un cerf mais Ghénarys a refusé de m’aider à le ramener.

— C’est vrai, Ghénarys ?

L’interpellé finit de fixer les lièvres sur la broche improvisée avant de répondre :

— Bien sûr que non ! Tu crois encore ce que dit Glarth, Korthwo ?

— Mais je n’ai rien dit, moi ! s’indigna la femme.

— Ce n’est pas à toi que je parlais.

— Pourtant Korthwo, c’est moi ! reprit-elle.

— Non, c’est moi ! s’exclama son compagnon.

Comme ils allaient entamer une discussion orageuse promettant d’être longue, une nouvelle voix s’éleva, semblant leur enlever l’usage de la parole.

— Allons ! Je croyais que vous aviez promis de ne plus vous disputer !

L’homme et la femme baissèrent la tête en voyant Rowena entrer dans la clairière, suivie de près par une fine jeune femme à la chevelure orangée. Le nommé Glarth se leva en souriant tandis que Ghénarys mettait un genou en terre.

La princesse s’approcha de Korthwo, lui et elle, et l’embrassa sur les quatre joues. Elle était la seule personne capable de calmer l’antagonisme régnant entre ces deux aspects d’une même personnalité, séparés par la force de la contrée de la folie. Peut-être parce que depuis la mort de Johel, elle était aussi la seule à les comprendre vraiment. Les visages de Korthwo perdirent leur expression boudeuse et s’illuminèrent du même sourire.

— Asseyons-nous autour du feu, dit Rowena. Il faut en profiter pendant qu’il ne pleut pas.

Elle donna sa main à baiser à Ghénarys, l’homme qui se prenait pour le meilleur chevalier du royaume, avant d’embrasser fraternellement Glarth et de s’asseoir près de lui, devant les flammes. Sa compagne restait près d’elle, semblant se refuser à lui lâcher la main. Elle posait sur les autres un regard méfiant.

— Cesse de trembler, Lynna, dit la princesse. Tu vois bien qu’ils ne te veulent pas de mal.

Rowena était venue vivre dans la clairière quand elle avait quitté l’enchanteur, près de trois saisons auparavant. Sans le vouloir, elle était alors devenue chef des fous. Son titre n’était pas officiel, bien sûr, mais tous reconnaissaient son autorité et venaient lui demander conseil quand ils avaient un problème. Ils l’aimaient, la respectaient — Ghénarys parce qu’elle était princesse, tous sans exception parce qu’elle avait tué l’ogre qui autrefois les terrorisait. Peu à peu, Rowena s’était aperçue qu’elle aussi les aimait et même les respectait. Ils l’avaient toujours accueillie avec joie et, bien que connaissant une partie de ses pouvoirs, ne lui avaient jamais rien demandé.

Lynna était un cas particulier. Éternelle adolescente, mentalement et physiquement, elle ne connaissait qu’un unique sentiment avant de rencontrer Rowena : la peur. Depuis, l’affection l’unissant à la princesse avait quelque peu calmé sa manie de la persécution. Elle consentait même à partager les repas des autres fous, au lieu de voler un peu de nourriture et d’aller la dévorer en cachette. Mais dès que Rowena partait, ses frayeurs revenaient.

Ghénarys tournait lentement la broche, faisant rôtir les deux lièvres avec l’habileté née d’une longue expérience. Son seul vêtement était un composé de diverses fourrures, noué sur ses hanches. Comme ceux de tous les autres fous, ses habits avaient fini par tomber en lambeaux et il préservait comme il le pouvait sa dignité de faux chevalier. Korthwo et Glarth avaient eu recours à la même technique. Quant à Lynna, Rowena avait tressé pour elle une robe de feuilles pourpres, parsemée de fleurs, qui adhérait étroitement à son corps mince.

Le regard perdu dans les flammes, Rowena se demandait comment elle allait annoncer son départ. Elle avait toujours su qu’elle ne resterait pas éternellement dans la clairière. Elle y était venue pour mettre un peu d’ordre en elle-même, pour réfléchir, mais elle ne pouvait y être vraiment heureuse, malgré la présence de Lynna. Bien que, grâce à la sorcellerie, elle ne portât pas plus de rides qu’au jour de son exil, sous le soleil bleu, Rowena avait un peu plus de trente ans. Lorsqu’elle avait été chassée de la contrée du miroir, elle avait juré d’y revenir pour être couronnée reine. Le moment était peut-être venu. Son père vieillissant ne pourrait régner encore longtemps et elle en était l’héritière légitime. Une fois sur le trône, il lui serait aisé de contrarier les desseins de l’enchanteur.

La princesse s’aperçut qu’elle pouvait désormais évoquer l’image d’Aladin sans se trouver au bord des larmes. Le chagrin avait presque disparu. Mais la colère demeurait, froide et réfléchie.

— Je vous quitterai demain matin, dit-elle doucement.

Elle sentit aussitôt la main de Lynna se crisper sur la sienne. La tristesse envahit le visage creusé de Ghénarys. Korthwo et Glarth baissaient les yeux, muets.

— Je ne veux pas que vous soyez tristes, reprit Rowena. Je vous ai dit qu’un jour il me faudrait reconquérir mon trône. Ce jour est arrivé. Mais je ne vous abandonne pas : vous êtes mes seuls amis. Dans tout Fuinör il n’est personne que j’aime plus que vous. La prochaine fois que je viendrai ici, ce sera pour vous emmener avec moi, à la cour !

— Et si tu ne reviens pas ? murmura Lynna.

— Je reviendrai. Je te le promets. Je vous le promets à tous !

Un bruit de pas dans les fourrés leur fit lever la tête. Ghénarys saisit instinctivement le manche de son fléau d’armes rouillé mais n’eut pas à s’en servir : ils éclatèrent tous de rire en entendant retentir une petite voix joyeuse.

— J’ai vu les cavaliers dorés ! J’ai vu les cavaliers dorés !

Bondissant hors du sous-bois, un nain courait vers le feu, entraînant à sa suite un homme aux yeux bandés.

— Qu’est-ce que tu racontes, Halôm ? demanda Glarth entre deux ricanements.

— Je les ai vus, insista le nain. Dix cavaliers à l’armure dorée, montés sur des chevaux ailés. Ils sont passés juste au-dessus de moi. J’ai même eu toutes les peines du monde à convaincre Merryn de ne pas enlever son bandeau pour regarder.

— J’ai entendu le battement des ailes, expliqua son compagnon, un peu honteux. Pendant un instant, j’ai presque oublié que...

Sa phrase resta en suspens mais tous savaient ce qu’il voulait dire. Lorsqu’il ouvrait les yeux, Merryn avait des hallucinations, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Dans la contrée de la folie, elles prenaient vie...

— Quel menteur, ce Halôm ! s’exclama Glarth, faisant preuve d’un fier toupet pour un mythomane.

— Il ne ment pas, dit Rowena. C’est bien à cela que ressemblent les cavaliers dorés.

— Vous les connaissez, madame ? demanda le nain d’un ton enjoué.

Il avait toujours été obsédé par les cavaliers ; les avoir vus devait lui assurer que sa vie avait un sens.

— J’en connais un, répondit la princesse. J’espère qu’il est heureux. Il le mérite...

Ghénarys se leva pour enlever les lièvres de la broche et le silence retomba dans la clairière, comme chaque soir. Quelques heures plus tard ; en rentrant dans la hutte qu’elle partageait avec Lynna, Rowena eut un petit pincement au cœur à l’idée de devoir encore faire souffrir un être innocent pour des raisons qui le dépassaient.

 

Jorlond renvoya le serviteur qui l’avait aidé à se mettre en chemise et s’allongea sur son lit, les mains nouées sous sa nuque. Il fixa un instant le baldaquin de drap doré puis ferma les yeux. Une nouvelle journée venait de s’achever, aussi ennuyeuse que les précédentes, sinon plus. Il y avait trop longtemps qu’il était seul au château, à l’exception d’une myriade de serviteurs – aussi inactifs que lui depuis que la baronne Auriana était devenue reine et n’habitait plus ici. La chasse au sanglier elle-même n’amusait plus Jorlond et il dédaignait de se rendre aux bals où l’invitaient régulièrement les autres barons. Bien qu’il devînt presque enragé de son isolement volontaire, il ne se sentait pas l’envie de s’amuser et ne voulait surtout pas aller à la cour. Là il trouverait beaucoup trop de gens pour lui rappeler qu’il serait le successeur de Turgoth ; là-bas il reverrait sa mère. Il se souvenait de ce qu’il avait ressenti lors de leur dernière rencontre, en apprenant qu’elle avait épousé le roi, aussitôt après la fin de son deuil officiel. Les relations unissant ses parents n’avaient jamais semblé passionnées à Jorlond mais du moins pensait-il qu’ils s’aimaient. Il apparaissait qu’Auriana au moins ne portait qu’une affection toute relative à son mari. Voilà pourquoi il ne désirait pas la revoir. Il savait qu’une explication s’imposerait et ne se sentait pas de taille à l’affronter. Il esquissa un sourire. La situation était amusante, en effet. Lui, que chacun considérait comme le second chevalier du royaume, il avait peur d’une femme.

Il me faudrait une bonne félonie, songea-t-il. Si je me battais, j’oublierais le reste...

Une deuxième personne tourmentait Jorlond, une personne qui venait régulièrement hanter ses pensées depuis plus de dix années : Rowena. Il voyait encore leurs relations d’enfance, orageuses à cause de lui. Incapable d’admettre qu’elle fût plus intelligente que lui, il se sentait humilié et se montrait désagréable. Et puis un jour, quinze ans auparavant, alors qu’il en avait treize, elle l’avait embrassé, parce qu’il lui avait rendu service. Il ne l’avait guère revue avant son bannissement mais depuis ce jour, Jorlond avait changé, perdant sa morgue et sa cruauté enfantines pour devenir bon compagnon, guerrier valeureux et maître tolérant. Mais il n’avait pas oublié Rowena. Son image le visitait presque chaque nuit, en rêve, et il lui arrivait souvent de songer à elle consciemment, imaginant d’impossibles rencontres. Il en oubliait même de jeter les yeux sur les femmes bien réelles qu’il rencontrait encore avant de se retirer en son château, à la lisière de la contrée du miroir, près de celle de la guerre.

Les yeux fermés, il revoyait encore la princesse aux cheveux noirs, vêtue d’une robe couleur de soleil, souriant de ce sourire charmant qu’elle était seule à pouvoir arborer. Du moins Jorlond le croyait-il. L’image qu’il faisait naître s’approchait de lui à pas lents.

— Bonjour, Jorlond, dit Rowena.

Le chevalier sentit sa respiration s’accélérer. Avait-il rêvé ou bien était-ce la voix de la princesse qu’il avait entendue ? L’image disparut, chassée par le désordre de ses pensées.

— Ouvre les yeux, Jorlond. Je suis là.

Il sursauta. Cette fois le doute n’était plus permis. Mais comment cela se pouvait-il ? Comment Rowena eût-elle pu passer le pont-levis sans qu’il entendît celui-ci s’abaisser ? Ce fut en tremblant un peu qu’il ouvrit les paupières.

— Tu vois : tu ne rêves pas, dit Rowena.

C’était bien elle. Debout devant le lit à baldaquin, vêtue de cette même robe dont il se souvenait, ou d’une autre, identique. Et elle souriait, en cela aussi semblable à son souvenir. Il faillit sauter du lit et courir la serrer dans ses bras pour lui souhaiter la bienvenue puis se souvint des raisons de son absence de plus d’une décennie.

— Rowena ! s’exclama-t-il. Tu es folle d’être venue ici ! Si quelqu’un te voit, tu seras arrêtée et exécutée. Ton père n’a pas levé la sentence.

— Personne ne m’a vue, à part toi ! le rassura-t-elle. Tu comptes me dénoncer ?

— Moi ? Plutôt mourir ! Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le désireras, si tu ne sais pas où aller. J’ai toujours pensé que tu avais été condamnée à tort.

Il se leva enfin, plus calme et s’inclinant devant Rowena, lui baisa la main.

— Je te remercie, dit-elle. Il est agréable de pouvoir compter sur quelqu’un. Mais sache que désormais je suis libre d’aller où je veux, quoi qu’en disent mon père ou la loi. Et sache aussi, avant de faire des serments que tu pourrais regretter, que je n’ai pas été condamnée à tort.

— Tu veux dire que...

— Je veux dire que le marchand de nuages était mon amant, bien qu’il ait prétendu le contraire. Je me suis donnée à lui parce que je l’aimais et parce que je croyais qu’il m’aimait. A cause de cela, on m’a condamnée. J’ai contrevenu à la loi et je ne le regrette pas. Voilà la vérité, Jorlond : tu héberges une criminelle.

— Qui est aussi la femme que j’aime, dit le chevalier sans le vouloir.

Rowena eut un sursaut. Elle avait bien pensé gagner Jorlond à sa cause mais le moyen qu’elle envisageait pour y parvenir n’avait pas grand rapport avec l’amour. Décidément, il n’était plus l’adolescent déplaisant qu’elle avait connu. Elle ne parvint pas à savoir si elle le regrettait ou non : qu’il fût désagréable eût sans doute adouci ses remords. Pourtant, décidée, elle résolut de ne songer qu’à son projet.

— C’est... une déclaration subite, dit-elle, feignant la confusion. Je ne sais quoi te dire...

S’étant attendu à la colère plus qu’à tout autre réaction, Jorlond s’enhardit et saisit la main de la princesse.

— Ne m’en veux pas, s’il te plaît. Je pense à toi depuis si longtemps. Je t’aime. Je crois que je t’aime depuis ce jour où tu as voulu m’emmener visiter la grande tour du château. Je ne te demande rien mais je suis heureux que tu le saches.

Soudain sa première question lui revint en mémoire.

— Comment es-tu entrée ? demanda-t-il. Pourquoi les serviteurs ne t’ont-ils pas annoncée ?

— Permets-moi de m’asseoir et je te le dirai, sourit Rowena. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire.

Jorlond jeta un coup d’œil inquisiteur derrière lui puis fit la moue.

— J’ai peur de n’avoir aucune chaise à t’offrir, dit-il. Assieds-toi sur le lit. Je resterai debout.

— Pas question ! trancha Rowena. Assieds-toi près de moi. Oublie un instant qui je suis et considère-moi comme un compagnon d’armes. C’est peut-être ce que nous serons bientôt.

— Que veux-tu dire ?

— Je crois qu’il vaut mieux que je t’explique tout depuis le début. Tu comprendras mieux. Lorsque j’ai été bannie, j’ai rencontré un être très puissant. Il s’est plus tard révélé mon ennemi mais ne m’en a pas moins transmis nombre de ses pouvoirs. Je suis une sorcière, maintenant, Jorlond. Tu comprends pourquoi j’ai pu venir ici sans alerter personne, pourquoi aussi je vais où je veux en toute liberté ? Il me suffit de le vouloir.

Stupéfait, le chevalier avait peine à assimiler ce qu’il entendait.

— Mais alors... Tu serais capable de reprendre la couronne ? dit-il d’une voix faible.

— C’est bien mon intention, approuva Rowena. Depuis toujours. Il me déplaît de voir le titre de reine porté par une femme qui n’en est pas digne.

— Rowena ! C’est de ma mère que tu parles ! s’exclama Jorlond.

La princesse acquiesça sans sourciller devant son accès.

— Je le sais, dit-elle. C’est même pour cela que je suis venue te voir. Il me déplaît aussi de penser qu’elle t’a trompé, comme ton père avant toi. Même si cela doit te faire du mal, je te supplie de m’écouter jusqu’au bout. Tu dois savoir comment est mort ton père.

— Mon père ! Mais mon père a succombé à la morsure d’un serpent venimeux ! C’est le médecin de la cour, maître Aquarius, qui l’a assuré.

Rowena eut un sourire rapide et caressa affectueusement les cheveux de Jorlond.

— Comme tu es naïf encore ! dit-elle. Maître Aquarius est un fidèle serviteur du roi. Il ne saurait rendre un diagnostic lui déplaisant. Le serpent qui a tué ton père n’existe que dans l’imagination de ses assassins.

— Ses assassins ! Tu dis qu’il a été assassiné ! Prends garde, Rowena ! Ce sont là des paroles graves. Si tu dis vrai et que tu me révèles les noms de ceux qui ont osé, je fais serment de les provoquer un à un en combat singulier.

— Calme-toi ! Je dis la vérité mais il te sera impossible de te venger aussi facilement. Ne m’interromps plus et écoute mon histoire : le roi, mon père, n’avait pas connu de femme depuis de longues années et la beauté de ta mère vint un jour à l’émouvoir. Il alla jusqu’à lui faire des avances mais elle les refusa, se disant fidèle à son mari. Farnn était un obstacle infranchissable. Le roi décida de le briser. C’est aussi simple que cela.

— Le roi ? murmura Jorlond, accablé. C’est le roi qui a assassiné mon père ?

— Oh, le bras qui a frappé n’était pas le sien, naturellement. C’était celui du bourreau. Mais que Turgoth ait donné l’ordre, cela ne fait aucun doute.

— Et d’où sais-tu tout cela ?

— Je suis une sorcière, Jorlond. Je peux lire dans l’esprit des gens. J’apprends l’Histoire par leurs souvenirs.

— Et qu’est-ce que tu lis dans le mien ?

— Que tu me crois, répondit Rowena sans hésiter. Mais que tu as peur de ce que cela implique. J’y lis aussi que tu m’aimes. Et j’y vois profiler une question que tu cherches à te cacher.

— Ma mère, dit aussitôt Jorlond. Au moins, dis-moi que ma mère n’était pas au courant, qu’elle est irréprochable !

— J’aimerais pouvoir le faire, crois-moi.

Le chevalier avait un visage crispé. Ses yeux étaient humides.

— Je ne te crois pas, dit-il. Tu cherches à me dresser contre ma mère et le roi parce que tu veux te servir de moi pour retrouver ta couronne !

— C’est vraiment ce que tu penses ? demanda Rowena, soutenant son regard.

Il sembla hésiter un instant sur sa réponse puis secoua doucement la tête.

— Je n’en sais rien, balbutia-t-il. C’est tellement incroyable !

— Regarde, dit Rowena. Je vais te montrer ce qui s’est vraiment passé, ce soir-là. Mais ne dis pas un mot ou tu briseras le sort...

Elle tendit les mains vers le mur et décrivit de ses doigts d’étranges symboles. Jorlond voulut poser une question mais se souvenant de ce qu’elle avait dit, choisit de se taire.

Une tache lumineuse apparut sur le mur, d’abord minuscule puis de plus en plus grande, jusqu’à rejoindre le sol et le plafond sur toute la largeur de la pièce.

— Regarde, souffla Rowena. Ne dis rien et regarde !

Une silhouette humaine se dessina sur le mur, tandis qu’un décor s’y profilait, s’y précisait. C’était une porte, située dans un couloir de château, une porte devant laquelle se trouvait un homme tentant de l’ouvrir. Une cagoule noire masquait ses traits mais bien visible était la dague qu’il portait au côté.

Une autre personne s’approcha de la première, une femme cette fois : Auriana. Jorlond la vit converser avec le bourreau, l’entendit proposer de faire ouvrir la porte pour qu’il puisse accomplir sa besogne. Elle frappa, donna le prétexte devant faire lever son mari : « Il s’agit de notre fils ! ». La porte s’ouvrit et Auriana se glissa dans la pièce, suivie quelques instants plus tard par le bourreau.

Jorlond vit son père enlacer sa mère, tout en tournant le dos à son assassin. Celui-ci leva son arme et l’abaissa d’un coup sec. Farnn s’effondra.

— Non ! hurla le chevalier, incapable d’en supporter plus.

Il eut le temps d’apercevoir le sourire triomphant d’Auriana avant que les images ne disparaissent.

— Elle s’est servie de l’amour qu’il avait pour moi pour le tuer, dit-il. Le bourreau, le roi et la reine... Ma mère... Voilà quels sont mes ennemis. Pourquoi, Rowena ? Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Je ne sais qu’une seule chose : tes ennemis sont aussi les miens ; le bourreau, la reine et le roi... Mon père... Il nous faut nous unir, Jorlond. Nous avons tous deux une vengeance à accomplir. Ensemble nous le pouvons !

— Je les tuerai, ragea le chevalier. Je les tuerai tous les trois de mes propres mains !

Rowena lui posa doucement un doigt sur les lèvres.

— Ne dis pas cela. Tue le bourreau si tu veux, et même le roi, si cela est nécessaire à l’apaisement de ton courroux. Mais ne touche pas à un cheveu de ta mère. Tu le regretterais ; tu t’en voudrais toute ta vie.

— Tu ne la détestes donc pas ?

— Je n’ai pas dit qu’elle vivrait. Je te demande juste de ne pas chercher à la tuer. Promets-le-moi, s’il te plaît.

Jorlond eut un regard étrange. Il revoyait enfin la femme pour laquelle il soupirait depuis plus d’une décennie mais cela ne lui apportait pas le bonheur qu’il escomptait. Au contraire, son univers semblait basculer. Pourtant elle était là, près de lui, si proche qu’il aurait pu la toucher...

— Je te le promets, dit-il. De toute façon j’ai autre chose à faire que m’occuper de ma mère. Puisqu’il m’est impossible de provoquer le roi en duel, je vais rassembler une armée et me déclarer baron félon, à l’image de mon grand-père, Mortys. On m’a toujours dressé de lui un portrait peu honorable mais je commence à me demander s’il n’avait pas des raisons de se rebeller.

Rowena lui prit doucement la main, la serra entre les siennes.

— Je t’aiderai, Jorlond, dit-elle. Je t’aiderai de toutes mes forces.

— C’est étrange, dit le chevalier, souriant tristement. Je me plaignais de m’encroûter, avant ton arrivée. Je souhaitais qu’il y ait une félonie à mater. Je ne pensais pas à me trouver un jour du mauvais côté. Demain je partirai pour la cour. J’irai déclarer ma félonie devant le roi et en expliquerai les raisons.

Nous fixerons une date pour une bataille. Et une fois dans la contrée de la guerre...

— Si tu as un peu de bon sens, tu n’iras pas dans la contrée de la guerre, le coupa Rowena. Ou tu seras vaincu. Tu sais très bien qu’en cas de félonie, tous les barons loyaux joignent leurs forces à celles du roi. Quand ton armée sera levée, attaque sans prévenir, et directement au château. Là tu n’auras aucun mal à vaincre les gardes royaux.

Jorlond saisit Rowena aux épaules, la serrant tant qu’elle faillit crier.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ? demanda-t-il. Que fais-tu de la loi ? Une bataille ne peut avoir lieu ailleurs que dans la contrée de la guerre. Jamais un baron félon n’a failli à cette tradition.

— Et jamais un seul n’a été vainqueur. J’ai étudié l’Histoire de Fuinör, tu sais. Aucun de nos rois n’a été renversé, sa place prise par un rival. Tous les félons ont été écrasés et exécutés ! Tu tiens vraiment à inscrire ton nom au bas de leur liste ?

— Je pourrais être le premier à vaincre, insista Jorlond. Après tout tu es à mes côtés, et tu te dis sorcière.

— Mes pouvoirs ne permettent pas de multiplier les hommes. Je te l’assure : si tu persistes dans cette voie, tu seras vaincu !

— Mais je ne peux pas faire autrement, Rowena : je vais trahir mon roi, trahir ma mère. Toi et moi savons pourquoi, mais les autres le croiront-ils ? Si, non content de trahir, je transgresse la loi de l’honneur, je perds toute chance d’être considéré un jour comme autre chose qu’un misérable matricide. Au risque d’y perdre tout, je dois faire les choses dans les règles. Tu comprends ?

La princesse acquiesça, un peu déçue. Ils allaient perdre un temps précieux. Mais elle ne voulait pas s’opposer trop à Jorlond, de peur de perdre sa confiance.

— Je respecte ton point de vue, dit-elle. Je le regrette, c’est tout. Je ne voudrais pas que tu sois tué au cours de la bataille.

— Tu m’aimes donc un peu, Rowena ? demanda Jorlond, le visage soudain illuminé.

— À quoi bon parler de cela. La contrée de l’amour est de toute façon bien éloignée et nous n’avons que peu de temps. Puisque tu refuses de transgresser la loi...

— C’est vrai, souffla Jorlond, baissant la tête. Pardonne-moi. Je sais que mon amour est impossible.

Rowena se leva et fit face au chevalier.

— N’en sois pas si sûr, dit-elle. Si je deviens reine, il me faudra un époux. Un tournoi sera organisé. J’ai entendu dire que tu étais un chevalier exceptionnel, Jorlond. Je sais que tu es capable de vaincre les autres... (Elle lui sourit encore.) Repose-toi pour cette nuit, tu vas en avoir besoin. Je viendrai t’éveiller à l’aube et nous reparlerons de tout cela.

Puis elle disparut, laissant derrière elle un nuage de fumée noire dont les particules se déposèrent sur le sol. Elles esquissèrent la forme d’un cœur percé par une épée.

— Rowena, murmura Jorlond. La princesse Rowena...

Puis il se laissa tomber en arrière et s’endormit aussitôt d’un sommeil lourd. Cette nuit-là, curieusement, il ne rêva pas de Rowena mais de sa mère. Il la voyait nue entre les bras de nombreux amants dont il tenta plus tard de se convaincre qu’il ne faisait pas partie. Le regard pourpre d’Auriana était comme un appel à tous les vices, comme un appel au meurtre.