CHAPITRE II

 

 

Le Fou rêvait. Emporté par les vagues, emporté par la mort, emporté par le temps, il nageait dans l’oubli, seul au milieu d’un monde désert, sombre. Sa peau était brûlante, endolorie par des milliers de piqûres comme si soudain elle avait été hérissée d’épingles. Ses yeux étaient noirs. Fermés peut-être, ou bien aveugles. Le Fou tourbillonnait, tentant en vain de reprendre le contrôle de ses mouvements. Ses membres ne lui obéissaient plus. C’est normal, songea-t-il. Je suis mort. Mais au fond de lui, il savait que c’était faux.

Une silhouette lumineuse apparut au milieu des ténèbres. Le Fou l’observa grandir, ou se diriger vers lui. C’était une femme, une femme aux cheveux indigo. Ses lèvres remuaient mais aucun son n’en sortait, ni aucune larme de ses yeux tristes. Freïa... voulut dire le fou. Mais il n’en eut pas le temps. Les cheveux de la femme devinrent noirs ; ses traits se modifièrent et le regard malheureux fut chassé par un sourire éclatant.

— Va-t’en ! cria le Fou, presque surpris d’entendre sa propre voix. Tu m’as trompé, sorcière ! Tout est de ta faute !

La femme brune éclata de rire avant de tendre la main vers lui. Un éclair lumineux fusa de ses doigts et vint frapper le Fou au côté. Il se tordit de douleur. Satisfaite, la sorcière disparut.

— Alors ? Tu vas te réveiller, oui ? cria une voix d’homme.

Le Fou roulait sur lui-même, sentant le sable sur sa peau nue. Il pouvait bouger, maintenant, mais n’osait pas encore ouvrir les yeux. Un second coup de pied s’abattit sur ses côtes, achevant de le tirer du sommeil. Poussant un cri de douleur étouffé, il se redressa sur son séant et cligna des yeux sous l’attaque du soleil violet.

— Ça y est ! clama une voix sarcastique. Il est de retour parmi nous !

Il y eut quelques éclats de rire un peu gras. Lorsqu’il fut enfin habitué à la lumière, le Fou regarda autour de lui, découvrit les hommes qui l’encerclaient. Ils étaient dix, vêtus de cottes de mailles dorées et portant l’épée au côté. L’un d’entre eux, le seul à ne pas avoir de casque, se tenait juste au-dessus du Fou. C’était sans doute lui qui l’avait frappé.

— Ça fait quel effet de se retrouver chez les vivants, Bébé-sans-nom ? demanda-t-il avant d’éclater d’un gros rire.

Ses longs cheveux blancs et ses traits creusés le faisaient paraître assez vieux, probablement plus qu’il ne l’était. Ses bras étaient encore robustes. Le Fou se souvenait de la facilité avec laquelle cet homme l’avait désarmé lorsqu’il avait commis l’erreur de se prendre pour un Héros. Un nouveau coup vola vers lui. Il ne l’évita pas totalement, ne parvenant qu’à en amortir le choc par un bond maladroit en arrière. La botte le frappa à l’aine, lui rappelant qu’il était nu et il ne put réprimer un cri.

— Eh bien ! s’exclama l’homme aux cheveux blancs. J’ai l’impression qu’il va falloir pas mal de temps pour faire de toi un cavalier doré !

— Je ne veux pas être un cavalier doré, balbutia le Fou.

— Personne ne te demande ton avis. Tu dois obéir à la loi. Qu’on lui amène ses vêtements !

L’un des hommes s’éloigna du groupe. Le Fou tenta de le suivre des yeux mais n’y parvint pas : autour de lui, le cercle s’était resserré.

— Lève-toi ! ordonna l’homme aux cheveux blancs.

Les muscles encore douloureux des coups reçus, le Fou obéit. Ses futurs compagnons d’armes l’observaient avec attention. Il n’y avait aucune pitié dans leur regard, aucune commisération – juste du mépris et un peu d’amusement.

— Hé ! dit l’un d’entre eux, lui donnant une tape légère sur l’épaule. Comment tu t’appelles ?

— Je suis un Fou. Je n’ai pas de nom.

— Tu n’es plus Fou, dit un deuxième, le frappant sur l’autre épaule. Il te faut un nom.

— Je n’en ai pas besoin.

— Choisis-toi un nom ! dit une voix, derrière lui, tandis qu’on le frappait dans le dos.

Il virevolta mais fut incapable de reconnaître son agresseur. Les coups commencèrent à pleuvoir sur lui, rarement assez forts pour lui faire mal mais toujours en des endroits sensibles, et jamais de face ; il tournait et retournait sur lui-même dans l’espoir un peu vain de les voir venir et de les éviter, surtout préoccupé de ne pas se mettre à pleurer, ne pas leur donner cette satisfaction. Chaque coup était accompagné d’une petite phrase moqueuse, sur un sujet unique : « Tu as choisi ton nom ? » ; « Comment tu t’appelles ? », « Ton nom, camarade. Ton nom ! »

— Assez ! cria soudain l’homme aux cheveux blancs.

Les cavaliers dorés s’immobilisèrent. Leur chef jeta aux pieds du Fou des vêtements qu’on venait de lui remettre : une chemise de drap grossier, une cotte de mailles, des bottes et un casque léger, ne protégeant que le sommet du crâne et le nez.

— Habille-toi ! Que tu le veuilles ou non, tu es un cavalier doré désormais. Je m’appelle Sharris, je commande !

Le Fou se baissa pour ramasser la chemise.

— Tu commandes ? répéta-t-il. Pourquoi ?

Le poing de Sharris le frappa juste au-dessous de l’œil droit, faisant éclater la pommette. Le Fou partit en arrière et s’effondra sous les rires des cavaliers dorés. Il distingua Sharris au travers d’un voile bleuté, les mains sur les hanches.

— Je commande parce que je suis le plus fort ! D’autres questions ?

Le Fou secoua la tête. Le sang coulait sur sa joue en larges rigoles bleu nuit. Il l’essuya d’un revers de main. Pourquoi ne l’avait-on pas laissé mourir ?

 

En s’habillant, le Fou s’aperçut qu’il était encore dans la crique, entre la chaumière où reposait le cadavre de Giselher et les flots vermillon dans lesquels il avait voulu se noyer. Et Freïa ? se demanda-t-il soudain. Après la défaite du héros, la femme avait été violée par les cavaliers dorés, conformément à la loi. Avait-elle survécu ?

Le Fou posa le casque sur sa tête. Les cavaliers s’étaient désintéressés de lui pour s’occuper de leurs chevaux. Il allait certainement en recevoir un lui aussi, un cheval ailé à la robe blanche. Il lui faudrait apprendre à monter, apprendre à se battre. Il secoua tristement la tête. Enfant, on avait voulu faire de lui un Héros mais il n’avait jamais su manier correctement une épée. Son esprit n’était pas tourné vers les armes et son corps semblait trop faible, trop chétif pour les porter. Apparemment rien n’avait changé : malgré sa résurrection, il était toujours le même.

Profitant de la distraction des cavaliers dorés, il marcha jusqu’à la chaumière. Le corps de Giselher était toujours là, la poitrine ouverte par un coup d’épée. Des sanglots légers montaient de l’autre pièce, la chambre. Le Fou voulut s’avancer mais une poigne solide se referma sur son bras et le retint.

— Laisse-la ! dit la voix de Sharris. On s’est occupé d’elle et elle n’est pas dans un bel état. Ne t’inquiète pas. Tu en verras d’autres, des femmes, maintenant. Tu pourras t’amuser. C’est la partie la plus agréable de la tradition.

Le Fou eut envie de le frapper. Il eut envie de crier que cette femme, il l’avait tenue dans ses bras et qu’il ne s’agissait pas d’un viol... ou si peu... Mais il conserva sa rancœur au fond de lui. Elle ne servait plus à rien maintenant.

— Que va-t-elle devenir ?

— Une fée viendra la chercher. Si elle ne meurt pas avant, on l’emmènera dans la contrée de la folie.

— La contrée de la folie... répéta le Fou. Alors elle existe ?

— Bien sûr ! Celle-ci et toutes les autres, toutes celles dont parlent les livres. Mais tu ne les verras jamais. Les cavaliers dorés ne sortent de la grande forêt que pour parcourir les criques. Dépêche-toi, maintenant. On est prêts à partir !

Sharris entraîna le Fou hors de la chaumière. Les sanglots de Freïa disparurent dans le néant.

— Pour aujourd’hui tu vas monter en croupe derrière moi, reprit le chef des cavaliers dorés. Si tu tombes, tu seras fouetté. Il est temps que tu apprennes de quoi est faite notre discipline. Monte ! Et choisis-toi un nom !

Aidé par Sharris, le Fou se hissa avec peine sur le cheval dont les ailes battaient déjà.

— Accroche-toi à la selle. Bébé-sans-nom, s’exclama l’homme aux cheveux blancs avant d’enfoncer ses talons dans le flanc de l’animal.

Celui-ci se cabra, poussa un hennissement sonore et partit au galop sur la plage. Ses sabots ne faisaient aucun bruit en frappant le sol. Il battit follement des ailes et s’envola, juste avant d’atteindre l’océan. Surpris le Fou faillit être désarçonné, ne se raccrochant que de justesse à la taille de Sharris.

— Lâche-moi ou je te jette moi-même en bas !

Le Fou observa la mer, dix mètres en contrebas.

Il pouvait recommencer, se noyer à nouveau. Mais était-il sûr de ne pas ressusciter encore ? Certainement pas ? Autant continuer à vivre, alors : il mourrait à son heure...

Il relâcha lentement le chef des cavaliers dorés et saisit la selle avec fermeté. Le cheval volait à l’horizontale, maintenant. Rester sur son dos devenait plus facile. Le Fou risqua un coup d’œil en arrière ; les neuf autres cavaliers les suivaient de près. Bientôt il serait l’un d’entre eux. Il se demanda comment des êtres aussi cruels avaient pu être des Fous, comme lui. Il se demanda s’il deviendrait cruel.

Les dix chevaux opérèrent un virage au-dessus de l’océan puis se formèrent en V et volèrent en direction de la grande forêt. Quelques heures plus tard, ils arrivèrent à l’endroit où le Fou allait passer plusieurs saisons. Là on lui donna une tente, une paillasse et on le laissa dormir après l’avoir prévenu que son entraînement commencerait le lendemain matin.

 

Le camp des cavaliers dorés était situé au cœur de la grande forêt, à égale distance de la contrée de la guerre et de celle de l’amour. C’était une grande clairière de plusieurs hectares dont, à l’image des criques, l’accès était impossible à toute personne n’ayant pas le droit d’y entrer. Seules les fées venaient parfois visiter les cavaliers, leur donner des instructions. Ce fut du moins ce que le Fou entendit dire lors des jours qui suivirent son arrivée. Un faible espace était réservé aux tentes de peau coniques – une centaine. Les cavaliers dorés n’étaient jamais plus nombreux car leur taux de mortalité était important, à peine compensé par le nombre des Héros vaincus. Le reste du camp était réservé à l’entraînement. Un champ clos permettait des joutes à la lance. Un autre accueillait les porteurs d’épée. Un parcours circulaire, jonché d’obstacles, servait de test aux aptitudes des cavaliers.

Au matin du premier jour, le Fou fut éveillé sans ménagement par deux de ses nouveaux compagnons.

— Dépêche-toi ! dit seulement l’un d’eux. Ton entraînement t’attend.

Et Sharris l’attendait, lui aussi, debout devant la tente, les bras croisés.

— Quel est ton nom ? demanda-t-il.

— Je suis un Fou ! Je n’ai pas besoin de nom !

Un sourire méchant apparut sur le visage de l’homme aux cheveux blancs.

— Tenez-le ! ordonna-t-il.

Les deux cavaliers qui avaient éveillé le Fou lui saisirent les bras et l’immobilisèrent. Sharris s’approcha lentement.

— Tu ! Dois ! Te ! Choi... ! ... sir ! Un ! Nom ! scanda-t-il, enfonçant chaque fois son poing dans le ventre du Fou.

Celui-ci serait tombé s’il n’avait été soutenu. La douleur se répandit dans tout son corps et ses jambes se dérobèrent sous lui. Son estomac se souleva mais il n’avait plus rien à vomir.

— Tous les matins je te demanderai ton nom, reprit Sharris. Si tu refuses de le choisir, tu sais ce qui t’arrivera ! Lâchez-le, maintenant !

Brusquement privé d’appui, le Fou tomba à genoux, les bras serrés sur son ventre. Il n’avait pas desserré les dents mais cette fois les larmes perlaient aux coins de ses yeux.

— Cesse de pleurer, Bébé-sans-nom ! dit sèchement Sharris. Relève-toi et suis-moi. Je vais m’occuper personnellement de ton entraînement. J’ai toujours aimé les esprits forts !

Le Fou leva la tête. Ses lèvres étaient retroussées en une grimace de douleur et de colère. Au-dessus de lui, Sharris souriait. Il est pire que Giselher, songea le Fou. Il sait ce qu’il fait. Lui, aucune loi ne le pousse à être cruel. Il se redressa avec peine, sans cesser de regarder le chef des cavaliers dorés dans les yeux. Au risque d’être encore battu, il avait décidé de ne plus se laisser humilier.

— Ton cheval est dans l’enclos, reprit Sharris, sans paraître noter son regard. Il est apparu pendant la nuit. Les fées savent que tu es parmi nous.

— Les... fées ? parvint-il à articuler.

— Les chevaux ailés sont le présent qu’elles offrent aux nouveaux cavaliers dorés. En liberté, ils ne vivent que dans leur pays. Je me demande bien pourquoi elles ont pris la peine de t’en donner un, à toi. Habile comme tu l’es, tu seras mort avant de l’avoir dressé.

Le Fou écarquilla les yeux. Il n’avait pas songé à cela.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda rudement Sharris. Tu ne croyais tout de même pas que les fées allaient perdre leur temps à dresser un cheval ? Il est sauvage, bien sûr ! Et je connais beaucoup d’apprentis cavaliers qui se sont fait piétiner par des chevaux ailés sauvages. Beaucoup... Tu monteras tous les jours, jusqu’à ce qu’il te désarçonne. Ensuite, si tes os sont toujours en un seul morceau, je t’apprendrai à te servir d’une arme. Viens ! Ta première leçon va commencer !

 

Le Fou n’eut aucun mal à reconnaître son cheval. Il occupait seul un bon quart de l’enclos tandis que les autres se pressaient loin de lui. La chaîne qui l’attachait à un piquet planté dans le sol l’empêchait de s’envoler mais il n’en battait pas moins des ailes, tentant sans succès de se débarrasser de la selle sanglée sur son flanc.

— Il a fallu dix hommes pour la lui mettre, commenta Sharris. L’un d’entre eux y a laissé quelques côtes. Tout ça pour que tu puisses le monter ! Tu sais ce qu’il te reste à faire ?

Le Fou acquiesça. Son ventre lui faisait encore mal mais la douleur s’effaçait devant la peur. Voyant qu’il restait immobile. Sharris le poussa brutalement vers l’enclos.

— Allez, rentre dedans ! dit-il. Ce n’est pas lui qui viendra te chercher !

Le Fou se força à avancer. Il se glissa entre les cordes tendues qui délimitaient l’enclos, se disant que tous les cavaliers dorés avaient dû passer par là. Que la veille encore, tous n’étaient que des Fous, et sans doute pas plus robustes que lui. Ils avaient survécu. Mais ce raisonnement ne le convainquait qu’à moitié.

Il s’avança lentement vers le cheval ailé. Un attroupement s’était formé autour de l’enclos. Les cavaliers ne voulaient pas manquer le spectacle. Le Fou ne s’attendit pas à recevoir des encouragements : ils étaient là pour rire de lui et, si possible, le voir piétiné par le cheval.

Celui-ci fit un pas en arrière en le voyant arriver. La croupe de l’animal était maintenant collée aux cordes : il serait impossible de l’approcher par-derrière. Les yeux du cheval suivirent l’avance de l’homme qui changeait ostensiblement de direction pour arriver sur le côté, là où il serait le moins exposé aux coups de sabot. C’étaient des yeux, très noirs, brillants. De peur sans doute, pensait le Fou. Le cheval avait aussi peur que lui, mais peur de perdre sa liberté alors que lui ne pouvait jouer que sa vie puisque c’était la seule chose qu’il possédait.

Il n’était plus qu’à quelques mètres de l’animal qui trépignait. La magie des fées rendait les sabots totalement silencieux, mais le Fou n’avait pas besoin de les entendre. La poussière qu’ils déplaçaient témoignait assez de leur puissance. Il s’avança encore à pas lents pendant quelques secondes, puis plongea en avant, voulant saisir le cheval à l’encolure. Celui-ci se cabra et battit follement des ailes, s’élevant de quelques centimètres. Le Fou ne referma la main que sur la crinière avant de se sentir soulevé du sol. Il heurta violemment le flanc du cheval qui ne s’était laissé redescendre à terre que pour se dresser sur ses pattes arrière, hennissant follement. Secouant la tête de droite et de gauche, l’animal tentait de décrocher le nouveau parasite qu’on lui imposait. Mais le Fou tint bon. Il réussit à saisir la crinière à deux mains et profitant d’un moment où le cheval reposait les quatre sabots à terre, se hissa sur son dos d’un vigoureux coup de reins.

Dès qu’il fut à califourchon, les choses furent beaucoup plus simples pour le cheval. Une bonne ruade bien appliquée désarçonna aussitôt le cavalier maladroit et l’envoya en vol plané à quelques mètres de là. Le Fou tenta d’amortir sa chute de ses mains, de rouler sur lui-même, mais il ne parvint qu’à se tordre le poignet. Son atterrissage fut rude, dénué de grâce ou de légèreté. Pourtant il fut sur ses pieds d’un bond, ignorant ses meurtrissures, et courut se réfugier hors de l’enclos, sous les rires des cavaliers dorés. Il s’aperçut ensuite que ses craintes avaient été injustifiées : limité par la longueur de sa chaîne, le cheval ne l’avait pas poursuivi.

— Première leçon terminée, Bébé-sans-nom ! clama Sharris. Le plus difficile n’est pas de monter en selle, c’est d’y rester. Tu pourras réessayer demain ; nous allons passer au maniement de l’épée.

— Je me suis tordu le poignet, protesta le Fou, levant la main gauche pour montrer la chair qui commençait à enfler.

— Et alors ? Il te reste une main, non ? Donc tu peux tenir une épée. Exécution !

 

Sharris ne lui laissa même pas le temps de bander son poignet où palpitait une douleur sourde : il lui tendit une épée de bois, en prit une pour lui-même et se plaça face à lui, au milieu du champ clos. Les cavaliers dorés qui s’entraînaient cessèrent leurs passes d’armes pour observer la scène. Le Fou leur jeta un regard agressif.

— Attaque-moi, Bébé-sans-nom ! dit Sharris. Montre-nous ce que tu sais faire !

— Ne m’appelle pas comme ça !

— Très bien ! Quel est ton nom ?

— Je suis un Fou ! Je n’ai pas besoin de nom !

Le sourire de Sharris s’élargit : plus il lui fallait de temps pour briser un Fou, en faire un cavalier doré, plus il était heureux.

— Attaque-moi, Bébé-sans-nom ! répéta-t-il.

Le Fou soupesa l’épée d’entraînement. Elle était moins lourde qu’une vraie. Peut-être serait-elle plus facile à manier. Il tenta de se souvenir des leçons de Custenhin, le Héros qui l’avait élevé, et fit un pas en avant. Sharris l’attendait sans bouger, ne daignant pas même se mettre en garde. L’épée du Fou vola mollement vers le crâne aux cheveux blancs. Au dernier moment, le chef des cavaliers dorés se baissa, évitant la lame de bois. Il répondit par un coup d’estoc qui toucha le Fou au plexus solaire. Le souffle coupé, celui-ci se plia en deux puis s’assit.

— Décidément tu n’es pas doué, Bébé-sans-nom ! railla Sharris. Avec une véritable épée, tu serais mort !

Le Fou puisa dans ses dernières forces pour relever la tête.

— Oui, balbutia-t-il avant de perdre connaissance. Dommage...

 

Ce fut un seau d’eau qui lui fit reprendre pied dans la réalité. Sans doute n’était-il resté inconscient que quelques secondes mais il lui sembla s’éveiller en sursaut d’une longue séquence onirique. La voix de Sharris lui assura qu’il n’avait pas rêvé.

— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ! Debout ! Ton entraînement continue !

Le Fou secoua la tête, serrant son poignet douloureux. A coup sûr il s’agissait d’une entorse. Il chercha un instant à déterminer en quels endroits son corps ne le faisait pas souffrir et en fut incapable.

— Lève-toi ! répéta Sharris. Attaque-moi encore !

— Non !

Le Fou sentit son estomac se serrer au moment où le mot franchit ses lèvres. Le visage du vieux cavalier doré devint bleu foncé de rage.

— Je t’ai dit de te lever et de m’attaquer ! vociféra-t-il.

— Et je t’ai dit non ! répondit le Fou. Je ne peux pas être plus clair !

Maintenant qu’il avait passé le point du refus, les mots lui venaient plus facilement. Il savait qu’il n’échapperait pas à une punition ; autant garder un peu de panache. Sharris s’approcha jusqu’à le toucher et leva son épée. Ses cheveux longs, en désordre, rayaient de blanc son visage marqué.

— Je n’ai pas l’habitude qu’on me résiste, grinça-t-il. Obéis ou je te tue !

— Tu me rendrais service, dit le Fou, souriant faiblement.

Sharris poussa un grondement de bête féroce et frappa à deux reprises, du plat de l’épée. Le Fou eut l’impression que ses côtes explosaient et ses yeux s’obscurcirent. Mais cette fois il resta conscient, assez pour entendre la voix du chef des cavaliers dorés :

— Attachez-le en plein soleil pour le reste de la journée ! Après ça, on verra bien s’il fait encore le fier.

Le Fou sentit qu’on le traînait, qu’on lui enlevait sa cotte de mailles, sa chemise, et qu’on lui écartait bras et jambes avant de nouer des cordes autour de ses poignets, de ses chevilles. Il entendit le bruit des piquets que l’on plantait dans le sol. Un coup de pied le toucha à la cuisse, un autre à la base du cou. Il fit la grimace mais ne cria pas et n’ouvrit pas les yeux. Il savait avoir marqué un point en refusant d’obéir à Sharris. Maintenant il fallait tenir, tenir jusqu’au soir, tenir pendant les jours suivants, tenir jusqu’à la mort.

Le Fou sombra vite dans un demi-sommeil étrange. Le soleil brûlait sa peau et une sphère gonflée s’était installée dans sa gorge, l’empêchant presque d’avaler sa salive. L’écran de ses paupières closes était d’un bleu très vif. S’il les ouvrait, il savait que ses yeux seraient brûlés.

Des centaines de pensées traversaient son esprit sans qu’il fût capable de distinguer celles qui naissaient des rêves, du délire. Il lui semblait parfois qu’il balbutiait des mots sans suite. « Quel est ton nom ? » demanda une voix. « Je suis un Fou ! Je n’ai pas besoin de nom ! » voulut-il répondre. Il ne sut jamais s’il avait réussi car une autre idée prit bientôt possession de ses facultés : pourquoi tenait-il donc à conserver ce titre de Fou dont il avait tant souffert ? Pourquoi s’y accrochait-il alors qu’on lui proposait enfin d’avoir un nom, de devenir un individu ?

— Freïa, Freïa... murmura-t-il. A cause de Freïa... Elle pleure. Elle a mal. Et c’est à cause de moi...

— Tu l’aimes encore, imbécile ! dit une voix, probablement dans sa tête.

Le Fou laissa échapper ce qui ressemblait à un éclat de rire entre ses lèvres desséchées.

— L’aimer, elle ? Non, bien sûr que non. Je ne l’ai jamais aimée. Mais elle a mal à cause de moi. Je suis un Fou. A cause de moi... j’ai soif ! Je n’ai pas besoin de nom. J’ai soif. Sorcière ! Donne-moi à boire ! Allonge-toi encore dans la neige. J’ai soif ! Dieux que j’ai soif !

 

Le Fou ouvrit les yeux, parfaitement conscient. Il n’était plus attaché mais allongé sur sa paillasse, dans sa tente. La faible luminosité qui pénétrait par l’ouverture de celle-ci lui apprit que le soleil se couchait. Sa poitrine, son visage et ses jambes le brûlaient comme si on y avait appliqué une torche. Un regard lui fit découvrir les effets du soleil sur sa peau : elle était devenue bleu foncé. Il posa un doigt sur son torse et le retira presque aussitôt : la moindre pression lui donnait envie de hurler.

— J’ai soif ! dit-il à haute voix, comme pour s’assurer qu’il pouvait encore parler.

Sa gorge était toujours serrée – et sèche, tellement sèche. Une odeur de nourriture s’infiltra jusqu’à ses narines, venant de l’extérieur de la tente. Il s’aperçut qu’il avait faim. Mais le laisserait-on manger ? Le laisserait-on seulement boire ? Il se redressa sur un coude, tentant d’ignorer les protestations de sa chair endolorie. Non loin de sa couche se trouvaient ses vêtements. Il dédaigna la cotte de mailles qu’il doutait de pouvoir enfiler, et passa sa chemise. Le simple frottement de l’étoffe grossière sur sa peau faillit lui arracher des hurlements. Il prit plusieurs longues inspirations, tentant de se concentrer sur cette pensée unique : se lever et sortir de la tente !

Il venait de se mettre debout lorsqu’un cavalier doré passa la tête par l’ouverture. Ce n’était pas Sharris. Le Fou eut tout de même un mouvement de recul, mais le cavalier ne semblait pas hostile.

— Réveillé ? dit-il en souriant. Viens ! Tu as droit à un repas. Si tu meurs de faim, Sharris sera mécontent !

— Il préférerait me tuer lui-même, c’est ça ?

— Non. Il veut te mater, c’est tout. Et crois-moi, il y arrivera. Il y arrive toujours. Allez, viens !

Le Fou suivit le cavalier à pas mesurés. A l’extérieur régnait une ambiance assez chaleureuse : par groupes de quatre ou cinq, réunis autour d’un feu, les cavaliers dorés dévoraient à belles dents les viandes qu’ils faisaient rôtir, tout en buvant abondamment. Les conversations étaient animées et personne ne remarqua l’arrivée du Fou. Le cavalier qui lui avait parlé le guida jusqu’au feu le plus proche, où se restauraient déjà trois hommes.

— Assieds-toi, l’invita-t-il. N’aie pas peur. Je m’appelle Foker...

C’était un homme de taille moyenne, assez jeune, aux cheveux d’un mauve très pâle. Son sourire sympathique était le premier qu’ait rencontré le Fou depuis sa résurrection.

— Merci, dit-il en s’asseyant. J’ai soif !

Foker lui donna une timbale de grès emplie de vin. Il s’en empara avec avidité et but deux gorgées avant de comprendre que cela ne lui faisait aucun bien. Sa gorge ne l’en brûlait que plus. C’était d’eau qu’il avait besoin, mais il n’osa pas en demander, de peur de fâcher ses compagnons. Il ne voulait pas mettre fin à cette période de calme qu’on semblait lui offrir. Le lendemain, peut-être...

— Tu as eu tort de tenir tête à Sharris, reprit Foker. Maintenant il ne te laissera pas un instant de répit, tant qu’il ne t’aura pas fait craquer !

Les trois autres cavaliers approuvèrent du chef, sans interrompre pour autant leur repas.

— Il vaut mieux plier, continua Foker. Moi non plus, je n’aimais pas tellement ça, au début ; aucun d’entre nous. Mais on s’y fait. Et puis il y a des avantages à être cavalier doré. Plus qu’à être Fou en tout cas. Tu as faim ?

Le Fou acquiesça et Foker lui donna une assiette emplie de viande grillée. La nourriture passait mieux que le vin. Il mordit avec délectation dans la chair tendre.

— Quels avantages ? demanda-t-il entre deux bouchées.

— On est tous égaux ! Il n’y a plus de Héros pour nous dicter notre conduite !

— Il y a Sharris...

— Sharris est le chef, c’est différent. Il commande parce que c’est lui qui a le plus d’expérience, c’est tout. Et tu verras, ce n’est pas un mauvais bougre. Il suffit de savoir le prendre.

— Et moi, je n’ai pas su, remarqua le Fou avec humour. Quels avantages, encore ?

— On s’amuse, mon gars ! intervint l’un des trois autres, déjà assez âgé. Ne me dis pas que tu n’as jamais eu envie de tuer ton Héros, ou de faire subir deux ou trois choses à ta Femme ! Moi je les détestais, tous les deux ! J’ai hurlé de joie quand il est mort et quand je l’ai entendue supplier, elle. Depuis j’ai tué trois Héros et participé au viol de dix-neuf Femmes, y compris la tienne, avant-hier. La loi est bien faite, ami : les Fous sont les meilleurs cavaliers dorés qu’on puisse souhaiter : au moins ils ont des raisons !

Le Fou s’étonna de son propre manque de réaction. Il s’étonna de ne pas avoir sauté à la gorge de ce soudard qui lui avouait sans ambages avoir violé Freïa. Soudain il se sentit différent. La lumière indigo des flammes faisait rayonner les cottes de mailles dorées. Le Fou était en chemise, tache blanche entre les étoiles.

— Je n’ai pas envie de me venger, dit-il calmement. Moi je sais que les Héros et les Fous sont égaux aux portes de la contrée de la mort. Plutôt que torturer les bourreaux, il vaudrait mieux soulager les victimes !

— Tu parles bien pour un Bébé-sans-nom ! dit soudain la voix éraillée de Sharris, derrière lui. Ton bain de soleil t’a remis les idées en place ?

Détendant lentement son corps brûlé, le Fou se leva pour faire face au vieux cavalier doré.

— Peut-être, dit-il. Je serai l’un d’entre vous. Je suppose que chaque communauté doit avoir sa brebis galeuse...

Sharris n’entendit ou ne comprit pas la dernière phrase du Fou. Son visage s’éclaira d’un sourire triomphant : il ne lui avait pas fallu bien longtemps.

— Alors tu t’es choisi un nom, je suppose...

Le Fou resta silencieux un instant puis haussa les épaules.

— Oui, dit-il. Je suppose qu’il me faut un nom...

Sa décision avait été si rapide, si inattendue, même pour lui, qu’il n’avait pas eu le temps de réfléchir au nom qu’il aimerait porter. Il regarda autour de lui, à la recherche d’une idée. Ses yeux s’arrêtèrent sur la barre de fer qui servait de tisonnier, plongée au cœur des braises. Il se baissa pour la ramasser ; l’autre extrémité était portée au bleu. Il en sentit la chaleur intense en l’approchant de son visage.

— Voici mon nom, Sharris, murmura-t-il. Retiens-le bien !

Puis sans hésiter, il appliqua le métal brûlant sur son propre front, entre les yeux. La chair grésilla et une odeur désagréable s’éleva dans l’air. Le Fou serra les dents pour ne pas hurler. Il tomba à genoux.

— Je m’appelle Douleur, dit-il encore, avant de tomber sur le côté.

Sharris le regardait avec étonnement. Pourquoi cette brûlure volontaire si c’était celle du soleil qui l’avait brisé ? Le chef des cavaliers dorés haussa les épaules.

— Portez-le dans sa tente ! ordonna-t-il. Et soignez-le ! Demain il reprendra l’entraînement !