CHAPITRE V

 

 

La saison des fruits touchait à sa fin. Déjà l’air était plus frais, annonçant les pluies diluviennes qui n’allaient pas tarder à s’abattre sur le pays. La nuit, le nombre des fourrures augmentait sur les paillasses des cavaliers dorés.

Sharris devenait encore plus irascible et intransigeant – sans doute parce que son âge était celui des douleurs liées au froid. Peu de journées s’écoulaient sans qu’un cavalier fût puni, parfois pour des peccadilles. Les plus vieux prônaient une attitude conciliante ; ils avaient l’habitude. Les jeunes faisaient mine de s’indigner mais redevenaient dociles dès que leur chef était à portée de voix. Douleur comprit que les cavaliers dorés n’avaient pas d’amour pour Sharris : leur fidélité naissait de la crainte. Lui ne le craignait pas. A la surprise générale, il était devenu extrêmement docile, obéissant sans rechigner à tous les ordres, même les plus ridicules, subissant avec stoïcisme les vexations et les injures. Bien que Sharris ne manquât pas une occasion de le provoquer, il n’avait plus jamais été puni. Et les séances d’entraînement commençaient à porter leurs fruits. S’il n’était pas encore un maître d’armes, Douleur n’en savait pas moins enfin manier une épée. La tenir à bout de bras pendant des heures n’était plus une tâche quasi insurmontable. Mais il lui restait une chose à accomplir pour devenir un véritable cavalier doré : dresser son cheval ailé. Tous les jours depuis son arrivée dans le camp d’entraînement, il avait tenté de le monter et tous les jours il avait été désarçonné.

Ce matin-là, il s’éveilla juste avant le lever du soleil : un réflexe acquis peu à peu, le dispensant de l’obligatoire coup de pied qui sinon lui tenait lieu de chant du coq. Il passa sa cotte de mailles, mit son casque et ceignit son épée avant de sortir de la tente. Le firmament commençait à s’éclaircir, signe que le soleil n’allait plus tarder. Plusieurs cavaliers dorés étaient déjà levés et accomplissaient quelques mouvements d’assouplissement devant leur tente. Ils n’y étaient pas obligés : seul l’entraînement guerrier était imposé par Sharris. Mais la plupart en étaient venus à aimer leur vie et ne perdaient pas une occasion de parfaire leur condition physique. Douleur, lui, n’en faisait ni plus ni moins qu’on lui en demandait. Un jour il avait blessé par accident l’un de ses camarades, au cours d’un combat amical. Lorsque le sang avait jailli, il s’était aperçu que cette vue le dégoûtait toujours autant...

Parmi les cavaliers matinaux, il reconnut Foker, le premier à lui avoir témoigné un peu d’amitié. Les cheveux mauves du jeune homme étaient un excellent point de repère : dans le camp, nul n’en possédait de semblables. Douleur attendit que Foker ait achevé une série de flexions pour s’approcher de lui.

— Bonjour, dit-il. C’est aujourd’hui que tu pars ?

— Oui, répondit Foker, légèrement essoufflé.

Depuis le temps que j’attends ! Il y a presque deux saisons que je n’ai pas été choisi...

Tous les trois ou quatre jours, une dizaine de cavaliers dorés partaient attaquer une crique. Lorsqu’il s’en sentait l’envie, Sharris se joignait à eux mais la plupart du temps, ils étaient commandés par l’un des plus anciens. Lorsqu’ils revenaient, l’un d’entre eux manquait souvent à l’appel. Parfois ils ramenaient un Fou.

— C’est ma troisième attaque, continua Foker. Cette fois, j’espère qu’on me laissera combattre le Héros.

Douleur eut un sourire rapide. Bien qu’assez peu belliqueux de nature, son compagnon ressentait comme les autres une étrange excitation à l’idée de tuer un Héros.

— Moi, j’espère que tu reviendras, dit-il. Sharris part avec vous ?

— Non, dit Foker, secouant la tête. Il n’a participé à aucune attaque depuis ton arrivée. J’ai l’impression qu’il veut te surveiller en permanence. Il attend sans doute le jour où ton cheval te piétinera. Je me demande pourquoi il t’en veut tellement.

Douleur enleva son casque, montrant la trace de la brûlure, sur son front.

— Moi, je le sais, dit-il. Il ne me comprend pas. Et comme tous les esprits épais, il ne peut que chercher à détruire ce qui le dépasse.

— Tais-toi ! dit soudain Foker. Le voilà !

Douleur se retourna et vit le chef des cavaliers dorés traverser le camp à grands pas. Il remit son casque et se força à sourire.

— Debout, bande de bons à rien ! criait Sharris. Que tous ceux qui doivent partir aujourd’hui soient prêts dans un quart d’heure ! Les retardataires seront fouettés et remplacés.

— Excuse-moi, souffla Foker. Il faut que j’aille préparer mon cheval. Je ne veux pas rater ça. A demain !

Douleur ne s’aperçut même pas du départ de son compagnon. Le regard fixé sur Sharris, il attendit que celui-ci arrive à sa hauteur.

— Alors ? railla le vieux cavalier. Déjà prêt à mordre la poussière ?

— Je suis toujours prêt... à tout !

— Cesse de parler par énigmes, Douleur. Tu vas finir par lasser ma patience. Je me demande si tu seras aussi fort en actes qu’en paroles, aujourd’hui. Ton cheval est toujours dans l’enclos. Dès que la patrouille d’attaque sera partie, j’irai te voir désarçonner. C’est mon grand plaisir du matin.

Douleur s’inclina en souriant mais ne répondit pas.

 

Dès qu’il le vit approcher, le cheval se mit à battre des ailes. Il avait appris à le reconnaître, savait déjà ce qui allait se passer. Sharris était presque seul autour de l’enclos. Les autres cavaliers dorés avaient peu à peu perdu tout intérêt dans cet interminable dressage. Comme ne manquait jamais de le faire remarquer leur chef, nul n’avait jamais mis autant de jours pour dompter un animal. Même les cavaliers les moins doués s’acquittaient de cette tâche en une saison, tout au plus.

Douleur se glissa dans l’enclos et s’approcha du cheval. Celui-ci s’était élevé du sol, aussi haut que le lui permettait sa longe. Il sembla à Douleur que l’on avait progressivement augmenté la longueur de celle-ci. Ce jour-là il aurait pu passer sous le ventre de l’animal sans même se baisser.

— Eh bien ! Qu’attends-tu pour monter en selle ?

Douleur posa sur Sharris un regard sans passion.

Il décida soudain que le vieux cavalier avait ri de lui pour la dernière fois.

— Aujourd’hui je ne serai pas désarçonné, dit-il.

Sharris éclata d’un rire gras et fit quelques commentaires que Douleur n’entendit même pas. Il affrontait le cheval du regard. Deux grands yeux noirs qui semblaient le défier mais qui étaient désormais dénués de toute peur. Au fil des jours, l’animal avait cessé de le craindre et ce sentiment était réciproque. Ce n’était plus désormais que l’affrontement de deux volontés.

Le cheval perdit de l’altitude et se posa. Voler ainsi sur place devait le fatiguer. Douleur s’approcha lentement, main tendue. Lorsqu’il la posa sur l’encolure blanche, il sentit le destrier ailé frémir, reculer pour rompre le contact. Mais il ne tenta pas de s’envoler : ses ailes restaient immobiles, repliées le long de ses flancs.

Évitant tout geste brusque, Douleur saisit les rênes et mit le pied à l’étrier. Comme le cheval ne protestait toujours pas, il se hissa en selle. Aussitôt l’animal hennit furieusement, commença à se cabrer. Douleur ne lâcha pas les rênes, malgré les chocs violents qui le ballottaient d’avant en arrière. Le cheval battait des ailes, maintenant, mais sans doute plus par réflexe que dans une réelle tentative d’envol car ses sabots ne quittaient pas le sol qu’ils martelaient en silence. C’était peut-être cela le plus éprouvant : le silence.

— Du calme, souffla Douleur.

Il lâcha les rênes d’une main et voulut de nouveau caresser l’encolure de sa monture, dans l’espoir de l’apaiser. Fit-il cette fois un geste trop brusque ? Manqua-t-il de prudence ? Toujours est-il qu’une ruade plus vigoureuse que les autres amena sa main près du museau de l’animal. Celui-ci le mordit : il sentit la mâchoire puissante se refermer sur ses doigts pour les broyer. Sans le gantelet de métal, il aurait sans doute perdu l’usage de sa main. Mais même ainsi sa douleur fut atroce, comme si les dieux s’amusaient soudain du nom qu’il avait choisi. Il poussa un hurlement et desserra un instant la prise de ses genoux sur les flancs du cheval qui en profita. Reposant de tout son poids sur ses pattes avant, il donna un gigantesque coup de reins qui projeta Douleur hors de la selle. L’ancien Fou atterrit quelques mètres plus loin, exécutant un splendide roulé-boulé. Accoutumé à vider les étriers, il avait au moins appris à tomber. L’instant d’après il était sur ses pieds.

— Tu n’y arriveras jamais, Bébé ! s’exclama Sharris entre deux éclats de rire.

Le visage de Douleur était convulsé par la colère et la souffrance. Ignorant les vifs élancements qui torturaient sa main gauche, il marcha d’un pas décidé jusqu’au cheval qui avait retrouvé son immobilité. L’animal pensait sans doute en avoir fini pour la journée avec son cavalier.

Douleur leva le poing et l’abattit de toutes ses forces sur le crâne du cheval ailé, à deux reprises. Celui-ci se leva sur ses pattes arrière en hennissant et tenta d’écraser l’homme sous ses sabots. Douleur fit un bond en arrière, évitant facilement l’attaque.

— Hé ! cria Sharris. Tu n’as pas le droit de le frapper : c’est une créature sacrée !

— Viens m’en empêcher, si tu l’oses !

Douleur tira son épée et trancha d’un coup la corde entravant le cheval qui mit un certain temps à comprendre qu’il était libre – assez pour permettre à son cavalier de remonter en selle. Sharris ne bougea pas : apparemment il ne tenait pas à entrer dans le même enclos qu’un cheval sauvage en colère. Tout comme la première fois, Douleur lâcha les rênes d’une main mais ce fut pour frapper à nouveau sa monture sur le sommet du crâne. Les ruades cessèrent. Sans doute trop préoccupé de sa souffrance pour songer à s’envoler, le cheval partit au triple galop. Les autres destriers se bousculèrent pour lui laisser le passage.

— Calme-le, imbécile ! cria Sharris. Il va...

L’animal ne s’arrêta pas aux limites de l’enclos : il les sauta d’un bond léger et continua sa folle galopade à l’intérieur du camp. Douleur ne se risquait plus à lâcher les rênes, ayant besoin de toute son attention pour rester en selle. Il ne pouvait se permettre de tomber : si cela arrivait, le cheval serait vraiment libre. Tôt ou tard il penserait à s’envoler et regagnerait le pays des fées, ou bien se perdrait au-dessus de l’océan. Se trouver séparé de sa monture était une faute impardonnable pour un cavalier doré : si cela lui arrivait, Sharris tuerait Douleur, sans le moindre doute. Aussi tenait-il bon.

Chaque fois que le cheval faisait mine de ralentir sa course, de vouloir reprendre ses bonds désordonnés, il lui enfonçait ses talons dans les flancs, le faisant repartir de plus belle. Il traversa ainsi tout le camp au hasard, y compris les champs clos dont l’animal sautait allègrement les barrières. Plusieurs hommes qui se trouvèrent sur son chemin s’écartèrent juste à temps pour ne pas être piétinés par les sabots. L’un d’eux fit même une futile tentative pour stopper sa course en saisissant les rênes. Il fut violemment projeté de côté, s’effondra sur le dos et ne bougea plus. Douleur souhaita qu’il ne fût pas mort mais chassa toute culpabilité : après tout, ce n’était pas lui qui avait voulu venir ici.

Lorsque le cheval refusa enfin d’accélérer son allure, malgré les coups de talon répétés de son cavalier, celui-ci comprit qu’il avait gagné. L’animal revint progressivement à un trot léger puis se mit au pas et enfin s’arrêta quand Douleur tira sur les rênes. Tous deux haletaient. L’ancien Fou ne voulut pas en rester là : d’une légère impulsion des genoux, il força le cheval à se remettre en marche et le guida vers l’enclos où se tenait toujours Sharris. Lorsqu’il arriva devant le vieux cavalier doré, Douleur mit pied à terre. Son destrier ne fit même pas mine de vouloir s’éloigner.

— Tu l’as frappé ! dit Sharris, furieux. Tu as profané le cadeau des fées !

— Je l’ai dompté, c’est tout ! Et c’est toi qui m’as enseigné la méthode. A force de frapper sur un être vivant, il finit toujours par se briser, n’est-ce pas ?

— Je devrais te tuer... grinça le chef des cavaliers.

Douleur esquissa un sourire. Dans l’état de fatigue où il se trouvait, cela ne serait pas bien difficile.

— Je t’ai déjà dit que ça me rendrait service.

En le disant, il se demanda s’il le pensait toujours.

Le seul fait de se poser la question lui donna la réponse : non ! Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il voulait vivre. Mais l’important était que Sharris croie le contraire.

— Ramène ton cheval dans l’enclos ! ordonna sèchement celui-ci. Et rejoins tes camarades à l’entraînement. Demain nous verrons si ton cheval est vraiment dompté : ta première joute t’attend.

Fidèle à sa nouvelle ligne de conduite, Douleur s’inclina légèrement et obéit.

 

Peu après la tombée de la nuit, la patrouille d’attaque partie le matin même revint au camp. Foker avait obtenu ce qu’il désirait : le droit de combattre le Héros. Mais celui-ci s’était montré en tout point digne de son titre. Le corps transpercé du jeune cavalier doré reposait en travers de son cheval. Lorsqu’on l’en descendit, l’animal fut libéré ; il prit son envol et disparut au-dessus des arbres pour aller rejoindre ses anciennes maîtresses.

Douleur se demanda s’il lui faudrait bientôt participer à l’attaque d’une crique.

 

Le lendemain, tandis que le corps de Foker était jeté dans un trou, à la lisière du camp, Douleur fut attaqué par deux cavaliers dorés au cours de l’entraînement, sur l’ordre de Sharris. Il en assomma un d’un coup du plat de l’épée sur le casque et força le second à reculer jusqu’à ce qu’il s’avoue battu. Deux autres les remplacèrent et furent vaincus également. Douleur se battait sans plaisir ni rage. Il parait les coups qu’on lui assenait, en donnait d’autres – rapides, efficaces – mais ne raillait jamais un adversaire vaincu, ne provoquait jamais un combat. C’était toujours Sharris qui choisissait les hommes s’opposant à lui, parmi les plus forts et les plus expérimentés. Depuis cinq jours, Douleur n’avait pas connu de défaite. Le vieux cavalier en ressentait un étrange mélange de fierté et de colère : fierté d’avoir fait d’un minable un guerrier, colère de ne pouvoir le dominer.

 

Le cheval ailé était devenu tout à fait docile. Lorsque Douleur le monta pour le conduire au champ clos, il ne tenta même pas de se cabrer. L’ancien Fou eut une pensée un peu triste : il lui déplaisait de voir une telle volonté matée. Il lui déplaisait surtout d’en être la cause.

Ce fut Sharris lui-même qui se plaça à l’autre extrémité du champ clos, lance en main. Douleur soupesa la sienne et fit la grimace. Elle était lourde, bien trop lourde pour son bras : il lui faudrait de longues journées pour maîtriser cette nouvelle arme. Il haussa les épaules et sachant ce qui allait arriver lança son cheval en avant, à la rencontre de Sharris. La lance d’entraînement de son adversaire le toucha en pleine poitrine et le projeta hors de sa selle.

— Relève-toi, Bébé, et retourne à ta place !

Par trois fois, ce jour-là, Douleur vida les étriers. Lorsqu’il lui fut enfin permis de se reposer, il croisa le regard triomphant de Sharris. Cette facile victoire semblait lui faire plaisir. Le vieux cavalier doré ne rompit plus de lances avec son élève, laissant la place à ses plus anciens compagnons. Une dizaine de jours plus tard, une pluie torrentielle vint laver le camp, Douleur remporta sa première joute et fut choisi le soir même pour la patrouille d’attaque qui partirait le lendemain.

Lorsque Sharris prit la tête de la patrouille, Douleur comprit les raisons de sa désignation. On lui réservait sans doute le sort de Foker. Il remarqua que les autres membres du groupe faisaient partie des cavaliers les plus dévoués à leur chef. Il se demanda un instant si son élimination pure et simple n’avait pas été prévue puis chassa cette idée : un tel acte serait sans doute contraire à la loi et Sharris n’irait pas contre la loi.

La crique qu’ils devaient attaquer était assez proche du camp, quelques heures de vol à peine. Mais ces heures furent pour Douleur une véritable révélation. Monter les chevaux lorsqu’ils volaient n’avait rien de commun avec une chevauchée classique. Il n’y avait pas de secousses, pas de cahots, seulement la caresse de l’air humide sur la peau et le battement des ailes blanches, lent et régulier. Survoler la grande forêt aux arbres pourpres donnait une impression de liberté factice. Douleur comprenait mieux maintenant pourquoi tant de cavaliers s’en contentaient.

Le soleil violet était à son zénith lorsqu’ils arrivèrent à la crique. Ils exécutèrent un large demi-tour au-dessus de l’océan et commencèrent à perdre de l’altitude pour se poser sur la plage. Un jeune homme aux cheveux verts était allongé sur le sable. Dès qu’il aperçut les chevaux, sa bouche s’arrondit sur une exclamation de surprise ; il se leva d’un bond et courut en hurlant vers la chaumière. Le Fou sans doute, songea Douleur, se souvenant des longs moments qu’il avait lui-même passés, allongé sur sa plage.

Sharris se posa à une dizaine de mètres de la chaumière. Les autres cavaliers se rangèrent à ses côtés, cinq à gauche et quatre à droite, Douleur parmi ces derniers. La crique était silencieuse : le Héros faisait probablement ses adieux à la Femme, pour le cas où il serait vaincu. Un sourire mauvais aux lèvres, Sharris se retourna vers Douleur.

— L’instant est venu de te prouver digne de l’armure que tu portes, dit-il. C’est toi qui combattras le Héros ! Si tu triomphes, je fais serment de ne plus jamais t’appeler « Bébé » !

— C’est trop d’honneur, fit Douleur, ironique.

— Descends de cheval et tire ton épée ! Le Héros ne va plus tarder, maintenant.

Comme l’ancien Fou obéissait, la porte de la chaumière s’ouvrit, livrant le passage à un homme vigoureux, vêtu d’une cotte de mailles aux reflets jaunes. Il portait longs des cheveux violets encadrant un visage volontaire. Un Héros, comme l’avait été Giselher. Lorsqu’il leva son épée pour saluer les cavaliers dorés, Douleur remarqua que sa peau était un peu affaissée sous la gorge, que son ventre tendait la cotte de mailles de façon disgracieuse. Celui-là avait dû abuser des viandes que cuisinait son Fou...

— Que le combat commence ! dit Sharris. Pour la gloire des dieux et de Fuinör.

Douleur se mit en garde et attendit l’assaut. Il ne frappait jamais le premier. Le Héros sembla hésiter une fraction de seconde puis se jeta en avant, l’épée levée. Douleur para de justesse ce premier coup, sentit l’onde de choc se propager dans son bras lorsque les deux aciers se rencontrèrent. Emporté par son élan, le Héros faillit perdre l’équilibre. Un instant sa poitrine fut découverte ; Douleur n’avait qu’à relever son arme d’un coup sec pour mettre fin au combat. Il ne le fit pas.

Un murmure de désapprobation parcourut le rang des cavaliers dorés. Le Héros lui-même jeta un regard étonné à son adversaire avant d’attaquer de nouveau. Il était lent, très lent. Ses coups trop prévisibles ne pouvaient vraiment inquiéter Douleur qui les parait un à un mais ne frappait toujours pas. Au contraire, il commença à reculer – un pas en arrière, puis un autre, sous le regard hostile de ses compagnons. Il aurait déjà pu tuer le Héros dix fois ; cela tous le savaient, même Sharris dont la mine dépitée trahissait suffisamment ses sentiments. Mais pourquoi donc feignait-il de devoir perdre ?

Lorsqu’il avait été pris en charge par les cavaliers dorés, Douleur avait songé que lors de son premier combat contre un Héros, il lui suffirait de se laisser tuer pour ne pas avoir à tuer. Depuis que son amour de la vie lui était revenu, il avait songé à une autre solution.

Seul dupe de la scène, le Héros multipliait ses attaques, à peine troublé de ne pas réussir à porter le moindre coup dangereux. Son adversaire reculait, il était donc virtuellement battu, cela seul comptait.

Le combat durait depuis plusieurs minutes quand Douleur décida d’y mettre fin. Venant de parer un coup particulièrement brutal, il fit mine de trébucher et de partir en arrière. Comme il l’avait prévu, le Héros leva son épée pour lui fendre le crâne. Retrouvant aussitôt son assise, Douleur frappa, de toutes ses forces. Sa lame rencontra celle de son adversaire à deux doigts de la garde. Il y eut un bruit de métal brisé. Le Héros contempla avec stupéfaction la poignée de son arme qui seule, lui restait en main. Un bleu vif envahit son visage : il sut qu’il avait perdu et qu’il allait mourir.

— Bravo ! s’exclama Sharris. Maintenant achève-le et tu seras vraiment des nôtres !

Douleur remit son épée au fourreau.

— Pourquoi le tuer ? demanda-t-il. De toute façon, sa vie est finie...

— Et la tradition, Douleur ? Tu l’oublies ?

L’ancien fou eut un geste de désintérêt et ne tenta pas de ressaisir son arme. Dans les yeux du Héros se mêlaient tristesse et incompréhension. Douleur le trouva pathétique, un peu ridicule. Sans plus lui accorder d’attention, il se dirigea vers son cheval.

Une lueur méchante passa dans le regard de Sharris. Tirant son épée, le vieux cavalier doré poussa sa monture en avant. Il ne frappa qu’une seule fois, mettant un terme rapide à la vie du Héros qui lui tournait le dos. Douleur le regarda s’effondrer sur le sable.

— Et maintenant, tu crois que tu n’es pas responsable de sa mort ? demanda Sharris en grimaçant. Je parie que tu vas moins hésiter à respecter la seconde partie de la tradition. Pied à terre, tout le monde !

Comme les cavaliers dorés obéissaient, la porte de la chaumière s’ouvrit à nouveau. Le jeune homme aux cheveux verts en sortit et courut vers le cadavre du Héros.

— Vous l’avez tué ! s’exclama-t-il. Enfin ! Vous l’avez tué !

Une joie malsaine marquait ses traits tandis qu’il bourrait de coups de pied le corps de son ancien maître.

— Quel effet ça fait d’être mort, Héros ? scanda-t-il. Hein ? Tu es moins fier, maintenant ! Et moi, le Fou, je suis toujours vivant !

— Arrête ! dit Sharris. Ça suffit !

— Je vais devenir un cavalier doré pendant que toi, tu pourriras sur la plage ! continua le Fou sans entendre.

Son pied toucha le Héros à la tête, faisant éclater l’arcade sourcilière. Sharris le saisit par un bras et lui assena une gifle retentissante qui l’envoya rouler au sol.

— Si tu veux devenir cavalier doré, il te faut d’abord apprendre à obéir ! dit-il sèchement. Compris ?

Massant sa joue endolorie, le Fou acquiesça lentement. Des larmes roulaient sur ses joues. Douleur se demanda s’il devait le plaindre ou le mépriser.

— Maintenant, réponds ! reprit Sharris. La Femme est dans la chaumière ?

— Oui... Je peux m’en occuper ? S’il vous plaît !

— Non ! Tu n’es toujours qu’un Fou, souviens-t’en ! Va la chercher, c’est tout ! Et commence à réfléchir au nom que tu vas porter. Si tu ne le choisis pas avant demain, tu pourrais subir quelques désagréments. Exécution !

Le Fou se releva et courut jusqu’à la chaumière. Il en ressortit quelques instants plus tard, poussant devant lui une Femme terrorisée. Douleur sentit sa respiration s’accélérer. La Femme était grande, autant que lui sinon un peu plus. Son corps mince n’était masqué que par une courte tunique, laissant nus ses bras et ses épaules bleu pâle. Elle avait de longs cheveux indigo, comme Freïa.

— Avance ! dit le Fou en la poussant. Tu vas enfin être payée de tout ce que tu m’as fait subir. Tu les vois ? Compte-les bien ! Tu sais ce qu’ils vont te faire, n’est-ce pas ?

La Femme ne l’écoutait pas. Dès qu’elle aperçut le corps du Héros, elle fondit en larmes et alla s’agenouiller près de lui. Elle embrassa doucement les lèvres exsangues.

— Arrête de pleurer ! dit Sharris. Et relève-toi !

Voyant l’épée ensanglantée que tenait toujours le chef des cavaliers dorés, la Femme écarquilla les yeux et se leva vivement. Elle secouait la tête de droite et de gauche, comme si elle ne pouvait croire à ce qu’elle vivait.

Sharris s’approcha d’elle et lui arracha sa tunique, la dénudant tout entière. Il y eut quelques exclamations parmi les cavaliers dorés. Elle était fort belle, comme toutes les Femmes.

— Tu t’es bien battu, Douleur, dit le vieux cavalier. Tu as largement mérité de passer le premier.

Le Fou s’était reculé de quelques pas et observait la scène en ricanant. Il prenait un plaisir évident à l’humiliation de celle qu’il détestait. Douleur s’était plus ou moins attendu à être ainsi sollicité mais n’avait pu décider de l’attitude qu’il allait adopter. En cet instant précis, il n’avait toujours pas de réponse.

— Qu’attends-tu ? l’encouragea Sharris. Elle n’est pas assez belle pour toi ?

Douleur s’avança vers la Femme immobile. Il s’aperçut qu’elle tremblait, mordillait nerveusement sa lèvre inférieure. Soutenant son regard, il leva la main et la fit glisser sur sa joue, jusqu’à sa gorge. Elle frémit au froid contact du gantelet.

— Enlève au moins ta cotte de mailles, railla Sharris. Sinon il ne restera plus rien pour les autres.

Douleur se força à sourire. Sa décision était prise. Refuser de tuer le héros n’avait servi à rien. Un nouveau refus serait tout aussi inutile. Il ramassa les lambeaux de la tunique et les rendit à la Femme.

— Rentre dans la chaumière, dit-il. Personne ne te fera de mal.

— Quoi ? s’exclamèrent ensemble Sharris et le Fou.

La Femme regardait Douleur avec étonnement.

— Je dois être violée, dit-elle. C’est la loi.

— Je crache sur la loi et sur ceux qui l’ont édictée...

Un hurlement de triomphe jaillit de la bouche de Sharris.

— Voilà ce que je voulais t’entendre dire ! exulta-t-il. Maintenant personne ne pourra m’en vouloir de te trancher la tête. (Il poussa la Femme sur le côté.) Toi, ne te fais aucun souci : la loi sera respectée, mais avant je vais m’occuper de ce fanfaron.

Douleur et Sharris tirèrent leur épée au même instant. Les autres cavaliers retenaient leur souffle. Une telle chose ne s’était jamais produite, dans toute leur histoire. La Femme fit quelques pas en arrière, poussant un cri apeuré. Même elle est contre moi, pensa Douleur. C’est normal : je suis un traître.

Les premiers coups de Sharris le surprirent par leur brutalité et leur vitesse. Il ne faisait plus face à un héros empâté, désormais, mais au maître d’armes de tous les cavaliers dorés. Très vite il comprit qu’il ne pourrait le vaincre. Malgré ses progrès phénoménaux des deux dernières saisons, il n’était pas de taille. Et Sharris le détestait. Il y avait dans les yeux du vieux cavalier une rage de tuer qui suffisait presque à faire frissonner.

Trois coups de taille successifs eurent raison des dernières forces de Douleur. Son épée lui échappa et alla se planter dans le sable. Sharris éclata de rire.

— Tu ne seras jamais autre chose qu’un Bébé ! dit-il. Même si tu as un nom !

Il leva le bras pour porter le coup mortel. Instinctivement Douleur ferma les yeux.

 

Le coup ne vint pas. Le rire de Sharris avait cessé. Plus un bruit ne venait troubler le silence de Ta crique. Même celui des vagues s’abattant sur la plage avait disparu.

Douleur ouvrit les paupières et découvrit une scène immobile digne d’une tapisserie. A l’exception de lui-même, toutes les personnes présentes dans la crique étaient figées en plein mouvement : les cavaliers dorés dont le visage trahissait les encouragements qu’ils lançaient à leur chef, l’épée de Sharris arrêtée à quelques centimètres du torse de Douleur et le Fou qui observait d’un œil envieux la nudité de la Femme. Sur l’océan, des vagues s’étaient dressées et ne retombaient pas.

— Écarte-toi, Douleur, dit une voix derrière lui. Je ne peux pas arrêter le temps indéfiniment.

Sortant de la grande forêt, l’enchanteur s’avança dans la crique.