CHAPITRE IV

 

 

Comme l’avait prévu le conseiller Hormund, Auriana ne resta pas longtemps fâchée contre le roi. Le soir même de leur altercation, elle vint le retrouver dans la salle du trône, prête, s’il le fallait, à lui faire des excuses. Elle n’eut pas besoin d’en arriver là : ce fut lui qui s’excusa spontanément. Auriana changea aussitôt de tactique et feignit d’être fâchée.

— Ma mie, je vous assure que mes paroles ont dépassé ma pensée. Ne m’en tenez pas rigueur, je vous en supplie.

— Vous m’avez insultée devant témoins, sire. A l’heure qu’il est, le château tout entier doit savoir...

— Certainement pas, assura Turgoth. Hormund n’est guère homme à répandre des commérages. Dites-moi que vous me pardonnez et je vous accorde la faveur qu’il vous plaira.

Auriana eut peine à dissimuler un sourire. Elle le masqua par une moue boudeuse.

— Je vous ai déjà pardonné, sire. Vous savez que je ne puis rester longtemps fâchée contre vous ; mais la blessure reste douloureuse. Je pensais que vous m’aimiez.

Le roi se leva et vint tendrement prendre sa femme dans ses bras. Elle se laissa aller contre lui.

— Je vous aime, ma mie, souffla-t-il.

— Alors prouvez-le ! A toute la cour ! Organisez un bal et dansez avec moi ! Que chacun voie bien que vous ne me considérez pas comme un oiseau sans cervelle !

— Très bien, acquiesça Turgoth. Il en sera comme vous le désirez. Votre bal aura lieu dans une semaine. Mais je ne veux plus vous voir fâchée. Promettez !

— Je promets, sire.

Et surmontant sa répugnance, Auriana laissa les lèvres molles et humides du souverain se poser sur les siennes.

 

Danveld et Huygg étaient déjà un peu ivres lorsqu’ils arrivèrent dans la salle de bal, plus d’une heure après que le roi eut ouvert celui-ci en compagnie d’Auriana. Huygg buvait pour chasser son dépit d’avoir été repoussé par la damoiselle dont il convoitait les faveurs. Son frère l’accompagnait, par solidarité et par goût : à la cour de leur père on leur avait toujours interdit de boire exagérément, disant qu’un bon chevalier se devait d’être sobre. Depuis leur arrivée au château du roi, ils avaient constaté qu’aucun chevalier n’était sobre – ou si peu. Chacun semblait considérer comme un devoir de s’enivrer pendant les réjouissances. Les deux frères ne s’en privaient donc pas.

Dans la salle de bal, le roi avait regagné le trône d’où il présidait la fête. Ses yeux étaient à demi fermés, comme s’il avait été prêt à s’endormir. Debout près de lui, un valet l’observait presque en permanence.

— On dirait qu’il surveille la couronne, souffla Huygg. Il est vrai qu’elle a tendance à glisser. J’ai l’impression que nous ne tarderons pas à avoir un roi plus jeune...

— Je me demande comment elle fait, dit Danveld, rêveur.

— Qui ?

— La reine ! Pour supporter d’appartenir à un vieillard.

— Elle compte ses trésors tous les matins, je suppose...

Danveld regarda son frère d’un œil noir. Pourquoi semblait-il donc prendre un tel plaisir à prêter de sombres pensées à la reine ? Il chercha celle-ci des yeux. Perdue parmi les couples de chevaliers et de gentes dames en habits d’apparat qui dansaient au rythme lent imposé par les ménestrels, elle se mouvait avec aisance sur le sol dallé. Une main reposant sur celle de son partenaire, elle soulevait légèrement sa robe de l’autre, révélant une fine cheville gainée de soie. Sur ses lèvres, un sourire charmant saluait qui voulait être salué. Sans le moindre doute, Auriana était malgré son âge la plus belle dame de la cour !

— Aucune de ces jouvencelles ne l’égale, Huygg, dit Danveld. J’aimerais tant lui parler à nouveau !

— Ne te fais pas trop d’illusions. Elle t’a sans doute déjà oublié... fit malicieusement son frère. Viens ! J’aperçois un serviteur qui porte des coupes. Tu vas pouvoir noyer ton chagrin !

Danveld poussa un soupir agacé. Parfois la désinvolture de son frère l’irritait.

La musique cessa et les danseurs se séparèrent après une révérence. Comme une autre chanson commençait, Danveld vit la reine s’approcher du trône, souriant de plus belle. Peut-être l’aimait-elle, après tout, songea-t-il, avant de suivre Huygg.

— Allons, sire ! dit Auriana d’un ton enjoué. Ne vous faites pas prier ! Accordez-moi cette danse !

— Je suis épuisé, ma mie, répondit le roi. Ces choses ne sont plus de mon âge. Trouvez donc quelque jouvenceau qui sera honoré de vous complaire !

Auriana avait prévu cette réponse. Elle adopta aussitôt l’expression déçue qu’elle avait répétée devant son miroir.

— Vous aviez dit que vous danseriez avec moi, sire...

— Je l’ai fait, il me semble.

— Oui. Une danse. Comme on accomplit un devoir pénible. Si vous m’aimiez vraiment, vous oublieriez votre fatigue. Vous montriez plus d’empressement lorsque je ne vous appartenais pas encore.

Elle plissa les lèvres et baissa la tête. Turgoth n’était pas entièrement dupe de sa comédie. Il ouvrit la bouche pour le lui dire mais les mots ne purent franchir ses lèvres : il savait qu’ils l’exposeraient à coup sûr à une nouvelle colère.

— Fort bien, ma mie, soupira-t-il. Dansons, puisque vous l’exigez. Mais vous finirez par me tuer !

Auriana retrouva son sourire. Le tuer par la danse ? Elle n’y avait pas songé mais l’idée ne lui déplaisait pas.

 

Ce fut totalement vidé de ses forces que le roi retrouva son trône. La sueur perlait sur son crâne chauve et dégoulinait sur ses joues. Sa respiration était sifflante. Il lui semblait que l’air lui brûlait les poumons, que son cœur allait exploser dans sa poitrine.

— À boire... souffla-t-il. Que l’on m’amène à boire !

Le valet qu’avaient remarqué Danveld et Huygg un peu plus tôt se hâta d’aller quérir une coupe de vin, sous le regard ironique de la reine. Cette fois, Turgoth était bel et bien au bord de l’évanouissement, incapable de voir ce qui se jouerait sous ses yeux. Auriana parcourut la salle de bal des yeux, cherchant le jeune chevalier qui l’avait soutenue dans l’escalier. Elle avait oublié son nom mais pas son visage juvénile. Un tel enfant serait sans doute facile à manœuvrer, malgré l’ampleur des crimes qu’elle allait lui demander de commettre.

Elle ne tarda pas à le repérer : il semblait un peu triste, réfugié en solitaire dans un angle de la salle, une coupe à la main. Désireuse de se montrer aussi discrète que possible, Auriana se dirigea vers lui à pas lents, adressant un mot agréable à tous ceux qu’elle croisait sur son chemin, complimentant même longuement Ghénarys pour sa prestance. Presque aussi vieux que le roi, le premier chevalier du royaume n’en gardait pas moins fière allure. Auriana se demanda ce qu’il faudrait pour abattre un tel homme.

— Eh bien ? dit-elle, arrivant enfin devant Danveld. Vous ne semblez guère joyeux pour un homme qui a sauvé sa reine. Le regretteriez-vous ?

Le jeune chevalier leva les yeux et bleuit légèrement, surpris.

— Le... le regretter ? balbutia-t-il. Oh non, Votre Majesté, non ! Comment le pourrais-je ?

— Alors pourquoi cette triste figure ?

Danveld chercha un instant une explication à donner, n’en trouva aucune et s’aperçut que de toute façon, il ne voulait pas mentir.

— Je ne puis le dire, murmura-t-il.

Auriana fut soudain frappée par une idée fort déplaisante. Elle n’en continua pas moins à sourire.

— J’y suis ! s’exclama-t-elle. Vous êtes amoureux, c’est bien cela ?

Danveld acquiesça, gêné.

— Je le crois, Votre Majesté, dit-il, ce qui le surprit lui-même.

— Et quelle heureuse jouvencelle a-t-elle obtenu la chance de vos faveurs ? s’inquiéta la reine, imaginant déjà un plan pour se débarrasser de l’impertinente.

Le jeune chevalier avala péniblement sa salive avant de répondre.

— Encore une fois, je ne puis le dire, Votre Majesté. Je vous supplie de me pardonner mais comprenez-moi : il ne s’agit pas d’une jouvencelle.

— Oh, oh, une femme mariée ! Quelle ardeur vous avez, messire ! Je comprends que vous désiriez vous taire car on pourrait vous entendre. Mais j’ai toujours aimé les histoires d’amour et je veux connaître le fin mot de la vôtre.

— M’ordonnez-vous de parler, Votre Majesté ? demanda Danveld, tremblant.

Auriana secoua lentement la tête.

— Disons que je vous le demande... instamment. Mais ni ici ni maintenant... J’aime à veiller le soir, lire quelques pages avant de m’endormir. Pourquoi ne viendriez-vous pas me visiter dans la bibliothèque, vers la minuit ?

Les joues du jeune homme étaient devenues d’un bleu ardent.

— J’en serai ravi ! Je veux dire que... Je suis aux ordres de Votre Majesté...

— Pardonnez mon manque de mémoire et rappelez-moi donc votre nom !

— Danveld.

— C’est cela. Eh bien, à ce soir, donc, Danveld ! conclut Auriana avant de s’éloigner.

Ses craintes s’étaient évanouies : elle n’avait pas de rivale...

 

— N’y va pas ! dit sèchement Huygg lorsqu’ils se furent tous deux retirés dans leurs appartements.

Son visage aux traits mollassons était marqué d’une inquiétude certaine.

— Et pourquoi ? demanda Danveld. C’est un ordre royal.

— Mais ne fais donc pas semblant de ne pas comprendre ! s’emporta son frère. Voilà un ordre auquel nul ne saurait te reprocher de ne pas obéir ! La reine t’invite à un rendez-vous galant. T’y rendre serait un crime de haute trahison. Qu’Auriana soit une catin la regarde, mais je ne laisserai pas mon cadet se faire...

Le poing de Danveld le cueillit au menton. Pris par surprise, déséquilibré, il partit en arrière et se retrouva assis sur son lit.

— Ne dis plus jamais ça ! fulmina Danveld, les yeux exorbités. Ne la traite plus jamais de catin, compris ?

Huygg massa doucement son menton douloureux. Le regard qu’il portait sur son frère était empli de pitié.

— Je ne peux plus rien pour toi, dit-il. Au moins, je t’aurai averti...

Le roi s’était endormi comme une pierre. Les danses imposées par sa femme avaient réveillé toutes ses douleurs et aussitôt couché, il avait sombré dans un sommeil lourd sans se préoccuper d’attendre Auriana.

Le bal s’était achevé peu avant la minuit. La reine avait prétexté des ordres à donner aux serviteurs pour ne pas regagner ses appartements en même temps que son époux. Lorsqu’elle le fit, quelques minutes plus tard, elle ne fut accueillie que par des ronflements sonores. Rassurée, elle quitta la chambre pour se rendre à la bibliothèque.

Celle-ci était plongée dans une pénombre rassurante, seulement contrariée par les braises de l’âtre qui palpitaient encore d’une lueur bleue. Auriana entra d’un pas décidé, ne voulant pas donner à un observateur éventuel l’impression qu’elle se cachait. Elle n’en sursauta pas moins en apercevant la forme d’un homme, debout dans un coin obscur. Fidèle à son personnage, elle simula un petit cri de surprise.

— N’ayez aucune crainte, Votre Majesté, dit Danveld. C’est moi. J’avais peur que vous ne veniez pas...

— Pourquoi donc ? N’avez-vous pas confiance dans la parole de la reine ?

Comme le jeune homme s’empêtrait dans une réponse protocolaire, Auriana s’avança jusqu’à lui. Il se tenait très droit, mais la pénombre cachait fort à propos son trouble évident. La reine sourit.

— Eh bien, chevalier ? Me direz-vous à présent le nom de cette dame qui occupe vos pensées ? Je fais serment de ne le point répéter, pas même au roi.

Elle vit les traits de Danveld se crisper. Le jeune homme tomba à genoux.

— Votre Majesté, souffla-t-il. Je vous supplie de ne pas vous mettre en colère. N’attribuez ce que je vais vous révéler qu’à mon impétuosité et non à quelque désir malveillant !

Auriana retint de justesse un haussement d’épaules. Ce jeune coq allait-il se décider ?

— Parlez, je vous en prie, dit-elle doucement.

— Plaignez-moi, madame, moi qui ai eu l’impudence de poser les yeux sur la reine de Fuinör et d’en concevoir un sentiment que je n’ose nommer, car d’autres y verraient un crime.

— Était-ce donc si difficile à dire, Danveld ? demanda Auriana d’une voix suave.

Le jeune chevalier releva la tête, tentant de déchiffrer l’expression de la reine.

— Vous saviez, madame ?

— Disons que j’avais deviné. Vous êtes si jeune que vos sentiments se lisent encore sur votre visage.

— Et vous n’êtes pas fâchée ?

Auriana secoua la tête.

— Non. Sans doute parce que votre hardiesse et votre fougue m’ont séduite, moi aussi.

N’osant croire à ce qu’il entendait, Danveld enserra de ses bras les jambes de la reine et enfouit son visage dans ses jupes.

— Allons, relevez-vous, chevalier ! dit Auriana. Ce n’est pas ma robe que je désire vous voir embrasser.

Danveld se redressa lentement. La reine posa les mains sur sa nuque, se serra contre lui et prenant les devants, baisa doucement ses lèvres. Malgré son inexpérience, le jeune homme sentit qu’il lui fallait répondre. Ce corps de femme pressé contre le sien faisait naître en lui une sensation qu’il n’avait eu le loisir de connaître qu’en rêve. Leur deuxième baiser fut long et passionné, même pour Auriana qui savait toujours profiter des bons moments, surtout lorsqu’elle les savait éphémères.

— Je vous aime, Votre Majesté, souffla Danveld.

— Moi aussi, chevalier, et je brûle de vous le prouver. Mais cela est impossible, hélas !

— Pourquoi donc ?

— Parce que je suis la reine et ne puis me rendre dans la contrée de l’amour en compagnie d’un homme qui ne soit pas mon époux. Si on nous surprenait, nous serions tous deux exécutés. Vous comprenez ?

Danveld baissa la tête, accablé. Auriana s’efforça de ne pas rire et se décida à abattre son premier atout. S’il accepte cela, songea-t-elle. J’en ferai tout ce que je voudrai !

— Il y aurait bien une solution, pourtant, murmura-t-elle. Mais elle est tellement osée que j’hésite à vous en parler.

— Je vous en prie, madame, dites !

— Il faudrait... braver la colère des dieux ! Enfreindre la loi et la tradition...

— La loi interdit déjà de soupirer pour la reine. Et je braverais tous les dangers pour pouvoir vous aimer ! Mais vous ? N’avez-vous aucune crainte ?

— Bien sûr que si, mais je les ferai taire. Pour vous.

Ne soupçonnant pas un instant l’hypocrisie de la reine, Danveld fut profondément touché des risques qu’elle acceptait de prendre.

— Je connais certaine petite chambre, située dans l’autre aile du château, reprit Auriana après un nouveau baiser. Nul ne s’y rend jamais. Nous y serons à l’aise...

— Montrez-moi le chemin, madame ! s’exclama Danveld.

— Tout doux, chevalier ! Nous ne pouvons nous promener ensemble dans le château, surtout de nuit. Si l’on nous voyait, notre stratagème deviendrait inutile. Je vais me rendre jusqu’à cette chambre. Vous me suivrez, mais pas à moins de trente pas. Ouvrez les yeux et les oreilles. Si l’on vous aperçoit, oubliez-moi pour cette nuit et rentrez vous coucher. Je n’aimerais pas voir votre tête rouler sur un billot.

Danveld saisit les mains d’Auriana et les baisa fiévreusement avant de s’incliner devant elle.

— Je vous suis, madame, dit-il.

 

Durant les quelques heures qui suivirent, Auriana s’efforça de faire connaître à Danveld des moments inoubliables, utilisant tout le savoir d’une vie aventureuse dans laquelle s’étaient succédé de nombreux amants. Lorsqu’enfin il reposa près d’elle, épuisé, subjugué, elle entreprit de jouer le dernier acte de sa comédie. Fondant en larmes, elle lui raconta à quel point elle était seule. Tous les nobles la haïssaient par jalousie depuis qu’elle était devenue reine. Et le roi lui-même, malgré tout le respect qu’elle conservait pour lui, n’était plus qu’un vieillard incapable de satisfaire une femme encore jeune. Les serviteurs eux-mêmes faisaient à peine mine de la respecter...

Danveld buvait ses paroles comme le lait d’une mère, essuyait ses larmes de baisers et promettait, jurait de toujours l’aimer, de tuer tous ceux qui lui manqueraient de respect.

— Tu ferais vraiment cela pour moi ? demanda-t-elle d’une voix cassée.

— Sur mon honneur !

Elle lui dédia son sourire le plus chaleureux, fit semblant de retenir d’autres larmes.

— Je t’en sais gré, dit-elle. Car ma vie est devenue un enfer. Il n’y a pas si longtemps, une servante a même osé m’insulter.

— N’a-t-elle été punie ?

— Je voulais la faire fouetter mais le roi me l’a interdit. C’est Angiosta, son ancienne nourrice, vois-tu. Il apparaît que son affection pour elle est plus forte que celle qu’il me doit... Tous les serviteurs savent sans doute comment ils peuvent me traiter, désormais. Le moindre valet pourra bientôt me gifler impunément.

— Non ! s’exclama Danveld. Cela ne sera pas tant que je vivrai ! Donnez-m’en seulement l’ordre et je ferai taire cette servante à jamais !

Auriana se blottit contre son jeune amant, posa les lèvres sur son épaule.

— Prends garde ! souffla-t-elle. Nul ne devra savoir que c’est toi...