CHAPITRE VII

 

 

Douleur ignorait ce qu’il était advenu de la Femme. Sans doute avait-elle été violée par les cavaliers dorés, comme prévu, après sa disparition de la scène, son arrivée dans la caverne de l’enchanteur. Cela n’avait plus autant d’importance, à présent : s’il fallait qu’elle souffrît pour que des milliers d’autres, dans l’avenir, fussent délivrées, Douleur considérait qu’il y avait là une certaine justice. L’enchanteur avait ouvert pour lui un univers dont il ne connaissait pas encore l’étendue mais qu’il imaginait avec délices. Il serait l’instrument du changement, l’homme qui briserait les barrières, l’homme qui briserait la loi.

— Je ne te force pas, Douleur, dit le vieillard après avoir exposé ses buts. Si tu décides de devenir mon élève, je veux que cela soit en totale connaissance de cause. Ta tâche sera difficile et dangereuse mais je te crois capable de la mener à bien. Tu es pur. Malgré tout ce que tu as vécu, il ne reste en toi aucune haine pour les êtres humains, seulement pour les institutions qui les manipulent. Réponds à une question : à ce jour, quels sont tes regrets ? Réfléchis bien !

Douleur s’installa dans un coin de la caverne pour méditer sur ses actions antérieures, depuis qu’il avait quitté la crique de ses « parents ». Il revit les vexations que lui avaient fait subir le Héros et la Femme, revit l’injustice du jugement rendu par la fée. Il se souvint de la sorcière et du tour qu’elle lui avait joué : comment elle avait gagné sa confiance en mettant du baume sur ses blessures pour mieux le tromper. Il revit l’amour avec Freïa, la mort avec Giselher et sa résurrection, seul. Enfin arrivèrent les souvenirs les plus récents, chez les cavaliers dorés.

— Tout ce que j’ai vécu fait partie de moi, dit-il, lorsqu’il se sentit prêt. Si je n’avais pas souffert, je ne serais pas tel que je suis aujourd’hui. Je ne regrette rien.

— J’en suis heureux, sourit l’enchanteur. Cela signifie que tu peux rester ici et qu’il m’est possible de te dire la vérité. Une fois, par le passé, j’ai cru bien faire en la dissimulant. Le résultat s’est révélé désastreux. Tu n’es pas mon premier élève, vois-tu...

— La sorcière... murmura Douleur.

— Oui. Elle s’appelle Rowena. Et c’est sur mon ordre qu’elle a fait ce qu’elle a fait. C’est à cause de moi que tu as souffert. C’est moi qui t’ai trompé, en sachant que tu deviendrais ce que tu es aujourd’hui.

— Pourquoi moi ?

— Pourquoi un autre ?

Douleur acquiesça. Il avait été choisi au hasard ; il lui appartenait d’accepter ou de refuser ce qu’on lui offrait.

— Je comprends, dit-il. Je ne vous le reproche pas. Et à elle non plus. La reverrai-je ?

— Tu la reverras certainement, mais pas ici. Rowena m’a quitté. Je l’ai manipulée, elle aussi, pour l’amener à la connaissance. Ni plus ni moins durement que toi. Mais malgré son intelligence, malgré tout ce que je lui ai appris, Rowena se laisse toujours guider par ses sentiments. Pour elle, l’avenir d’un monde n’est rien en comparaison d’une haine ou d’un amour humains. Lorsqu’elle a appris ce que j’avais fait, elle a juré de s’opposer à moi. J’avais eu l’intention de vous faire agir de concert : je vais me voir forcé de vous dresser l’un contre l’autre.

Douleur réfléchit longuement avant de parler. La perspective de combattre la sorcière ne lui apportait aucune joie, aucune excitation de vengeance. Au contraire, il en ressentait une étrange amertume.

— Je serai votre élève, dit-il enfin. Pour les Fous, les Femmes et les Héros...

— Pas seulement pour eux, corrigea l’enchanteur. Pas seulement... Je t’apprendrai à quoi ressemble le Fuinör que tu ne connais pas. Les injustices y sont tout aussi vivaces que dans les criques. Ton enseignement commence dès maintenant : tu as beaucoup de choses à apprendre et nous avons peu de temps. Jusqu’ici mes ennemies principales étaient les fées qui ignorent jusqu’à mon existence. Il m’aurait été facile de les berner. Le monde aurait changé sans même qu’elles s’en aperçoivent. Mais depuis que Rowena s’est dressée contre moi, les choses ne sont plus aussi simples. En ce moment elle ne me menace pas : elle cherche simplement à voir en elle-même, au sein de cette même forêt. Mais je la connais bien : elle ne tardera pas à passer à l’action.

Douleur s’inclina très bas devant le vieillard.

— Je vous fais confiance et remets mon destin entre vos mains, dit-il.

— Alors écoute !

Durant les jours qui suivirent, Douleur apprit comment était constitué Fuinör. Il avait déjà quelques connaissances à ce sujet grâce aux livres lus dans la crique, mais l’enchanteur lui révéla précisément comment étaient traités les serfs par les nobles, les femmes par les hommes...

— Les bourreaux ne sont pas plus responsables que les victimes, dit-il. Les responsables, ce sont les dieux et leurs esclaves, les fées. Mais j’ai peur qu’une bonne partie des hommes ne soit condamnée à mourir pour que nous changions le sort de leurs semblables. Dans tous les mondes, les révolutions se sont traduites par du sang. C’est pourquoi il faut que je fasse de toi un guerrier, le guerrier. Tu seras le bras de Fuinör. Et pour cela je crains de ne disposer que d’à peine une saison. Malgré mes pouvoirs, tu ne seras peut-être pas prêt lorsque tu devras partir au combat. Un homme n’est qu’un homme...

— J’accepte les risques, maître...

 

L’enchanteur conduisit Douleur dans une petite clairière avoisinant sa caverne. Il portait un arc et un carquois empli de flèches. D’un geste, il fit s’assembler bois mort et feuilles séchées pour fabriquer une cible qui resta suspendue dans l’air, immobile.

— Puisque nous manquons de temps, je ne t’enseignerai que deux disciplines : la lance et le tir à l’arc. Toutes deux sont idéales pour former ton esprit aussi bien que ton corps. Quant à l’épée, tu la manies déjà correctement. Tu n’auras pas besoin de plus. Maintenant prends cet arc !

Douleur observa l’arme qu’on lui tendait : au repos, l’arc mesurait deux bons mètres. Il était fait d’un étrange bois pourpre, très sobre. Pourtant il était superbe.

— Bande-le ! ordonna l’enchanteur.

Douleur tendit l’arc devant lui. De la main droite, il saisit la corde et tira. Mais toute sa force ne réussit à faire ployer l’arc que faiblement.

— Il faudrait être un colosse, dit-il, abandonnant ses efforts.

— La force ne fait rien à l’affaire, dit l’enchanteur, secouant la tête. C’est la première chose qu’il te faudra comprendre. Regarde-moi !

Il reprit l’arc des mains de Douleur, y encocha une flèche et le brandit au-dessus de sa tête. Ses mains s’écartèrent alors également vers la droite et vers la gauche, d’un mouvement régulier qui ne trahissait aucune peine. Lorsque l’arc fut tendu, elles se trouvaient à la hauteur de ses yeux. Bien que Douleur ne quittât pas son maître du regard, il entendit le bruit sec de la flèche se plantant dans la cible avant de comprendre que le coup était lâché.

— Ce sont mes mains qui travaillent, dit l’enchanteur. Tu dois habituer tes bras et tes épaules à se détendre. Essaie encore !

Douleur tenta à plusieurs reprises d’imiter les mouvements de son maître mais n’y parvint qu’imparfaitement. Il ne pouvait relâcher totalement ses muscles. L’effort que lui coûtait l’action de tendre la corde le laissait crispé. Ses mains se mettaient rapidement à trembler. Lorsqu’il s’aperçut qu’il grimaçait, il renonça.

— Ne te décourage pas. Tu n’y arrives pas parce que, contrairement à ce que tu crois, tu ne sais pas respirer. Respire comme respire la nature ! Comme respire Fuinör ! Lentement ; profondément...

Exerce-toi même lorsque tu ne tires pas à l’arc. Il faut que cela te devienne naturel.

Obéissant, Douleur déposa l’arc pour consacrer le reste de la journée à ses exercices respiratoires. Il aurait voulu dire à l’enchanteur que ceux-ci leur faisaient encore perdre beaucoup de temps mais il avait décidé de ne rien critiquer, de ne poser aucune question. Il n’était qu’un élève et ce que faisait son maître devait être bon – même si lui n’était pas encore en mesure de le comprendre.

Les jours suivants, lorsqu’il tira à l’arc en utilisant ce nouveau mode de respiration, il observa des améliorations notables : ses muscles n’étaient plus aussi tendus, son visage ne se crispait plus et il réussissait à tenir l’arc bandé pendant de longues secondes avant de lâcher la corde.

Son seul problème se situait justement en ce dernier instant. Le choc résultant de la détente brutale se propageait dans tout son corps, au point qu’il ne pouvait espérer une flèche bien ajustée. Une subtilité devait lui échapper mais l’enchanteur observait et ne disait rien, aussi poursuivait-il ses tentatives infructueuses. Sa respiration devint bientôt aussi profonde et régulière que la souhaitait son maître, même lorsqu’il ne se concentrait pas sur elle. Encouragé par ce progrès, il n’enrageait pas moins de ne pouvoir lancer un trait correct.

— Maître ! dit-il un jour, alors qu’une demi-saison s’était déjà écoulée depuis le début de son enseignement. Je ne suis pas aussi fort que vous le pensez. Lancer la flèche me devient extrêmement douloureux. Si vous en avez encore le temps, peut-être devriez-vous enseigner votre art à un meilleur guerrier.

— La déception te fait dire des sottises, Douleur.

Tu n’as mal que parce que tu t’attends à avoir mal. Tu lâches la corde : il te faudrait attendre qu’elle se détende spontanément.

— Je ne comprends pas !

— Tu ne dois pas rester enfermé en toi-même, continua l’enchanteur. Cela t’évitera d’anticiper un échec dès lors inéluctable. Lorsque tu tires, pense que l’arc, la flèche, la cible même, font partie de Fuinör, tout comme toi. Fonds-toi en eux, fonds-toi en Fuinör. Quand tu communieras avec les feuilles, les branches, les pierres, les animaux et la pluie, alors ta corde se détendra d’elle-même, au bon moment. Ta flèche trouvera sa cible...

Résistant encore à la tentation de poser des questions, Douleur médita longuement les paroles du vieil homme. Il ne comprenait pas bien comment on pouvait se fondre en des choses telles que les arbres ou les rochers et continua à s’entraîner sans succès. Mais curieusement, l’échec lui faisait moins mal qu’auparavant : si l’enchanteur ne voulait pas l’aider réellement, il en subirait les conséquences lorsqu’il aurait besoin de lui et que son habileté ferait défaut !

 

Dans le même temps, Douleur apprenait à allier ce que lui avait enseigné Sharris quant au maniement de la lance à un nouvel esprit. L’enchanteur avait confectionné un mannequin à forme humaine, aux bras écartés. Le cavalier devait frapper l’un des bras avec la pointe de sa lance et faire preuve d’assez d’habileté pour éviter le second lorsque le mannequin pivotait. La première fois qu’il lui montra ce dispositif, Douleur s’étonna.

— Mais comment puis-je m’entraîner ? Je n’ai pas de cheval.

— Bien sûr que si ! dit l’enchanteur en souriant ; Regarde !

Et sous les yeux de l’ancien fou, un cheval blanc, ailé, sortit du sous-bois. Il s’avança jusqu’à lui et inclina la tête, poussant un léger hennissement.

— C’est le tien, précisa le vieil homme. Celui que tu as dompté. Je l’ai transporté avec toi. J’ai brisé l’influence que les fées avaient sur lui ; j’espère qu’elles ne s’en apercevront pas. Quoi qu’il en soit, ce cheval est véritablement à toi aujourd’hui.

— Merci... souffla Douleur, caressant l’encolure de l’animal.

— Remercie-moi en t’entraînant.

Il ne lui fallut que quelques essais infructueux pour comprendre comment il devait se baisser afin d’éviter le bras du mannequin. Mais la réalisation de l’acte fut moins aisée que son assimilation. Il découvrit bientôt tout l’intérêt de cet exercice : travailler une parfaite maîtrise de sa monture.

— Que ta lance deviennent ton bras ! disait l’enchanteur. Que ton cheval devienne tes jambes ! Lorsque vous serez unis, tous les trois, tu ne tomberas plus.

Peu à peu. Douleur apprit à guider son cheval par de légers mouvements du genou, lui transmettant ainsi sa moindre volonté. Plus faible le mouvement, plus rapide son exécution. L’animal finit par exécuter tout ce que voulait son cavalier presque au moment où celui-ci songeait à lui en donner l’ordre. Il obligea son bras à tenir la lance de façon qu’elle en soit le prolongement, plus qu’un objet étranger.

Et le temps passait toujours. De plus en plus vite, songeait Douleur. Les pluies se faisaient plus froides, annonçant éloquemment la saison des neiges.

Un jour, le deux centième de la saison des pluies, une des flèches de Douleur se ficha en plein centre de la cible. Seule sa main droite avait bougé.

— Bravo, dit l’enchanteur. Tu as enfin compris. Cette fois tu n’as pas considéré la cible comme le but à atteindre. Tu étais détaché de toi-même et de toute intention. C’est ainsi que le coup est parti au bon moment. Demain nous reculerons la cible mais tu sais l’essentiel.

Dès lors ses progrès furent réguliers. Il continuait à lâcher « consciemment » la corde la plupart du temps mais parfois, sans qu’il sache comment, le mouvement correct s’accomplissait. Il ressentait alors une joie intense, une sérénité parfaite, sachant que pour un court instant, il venait de se fondre en Fuinör. Désormais sa foi ne pouvait que le faire progresser de plus en plus vite.

— C’est bien, approuvait l’enchanteur. C’est lorsqu’on ne cherche pas avant tout à atteindre sa cible que l’on devient incapable de la manquer.

 

Une dizaine de jours plus tard, lorsque Douleur sortit de la caverne, au matin, pour seller son cheval, il vit que le mannequin avait disparu. Il y avait beau temps que celui-ci ne lui avait plus infligé de coups.

— Tu n’en as plus besoin, dit un merle, posé sur la tête du cheval. Aujourd’hui ton adversaire sera aussi mobile que toi.

L’oiseau battit des ailes et voleta joyeusement jusqu’aux pieds de Douleur, où il commença à se métamorphoser.

— Prépare-toi, continua l’enchanteur en déployant ce corps vieilli qu’il affectionnait. La phase finale de tes études est arrivée. Il te restera nombre de choses à apprendre mais du moins en sauras-tu assez, je l’espère, pour mener à bien la première partie de ta tâche.

Tandis que Douleur sellait son cheval, l’enchanteur leva la main vers la forêt qui s’écarta respectueusement. L’ancien fou n’aurait pu jurer avoir vu un arbre bouger, un buisson frémir, tant leur mouvement fut naturel, harmonieux. Les oiseaux posés dans les branches continuèrent de chanter et les feuilles de vibrer au gré du vent. Au bout de quelques secondes, un espace rectangulaire de cent mètres sur vingt environ était dégagé. Une barrière d’épineux s’y dressa, le partageant par moitié dans le sens de la longueur. Un champ clos.

Levant les bras au ciel, l’enchanteur prononça quelques mots que Douleur ne comprit pas. Des rayons multicolores jaillirent comme d’un prisme de ses doigts tendus et allèrent frapper le sol à l’autre extrémité du champ clos. Une flamme vacilla un instant à l’endroit de l’impact puis laissa la place à une épaisse fumée blanche qui s’éleva, gonfla et prit lentement la forme d’un cavalier.

Douleur mit le pied à l’étrier et monta en selle. Face à lui, totalement solidifié, se trouvait maintenant un chevalier en armure, monté sur un autre cheval blanc, dépourvu d’ailes celui-là. La visière de son heaume était baissée. Douleur, lui, avait conservé sa cotte de mailles et son casque de cavalier doré.

— L’être sans âme que je viens de créer est la réplique parfaite de Ghénarys, le premier chevalier du royaume, dit l’enchanteur. Où que tu ailles sur ton cheval, tu ne saurais rencontrer d’adversaire plus puissant. Si tu parviens à le vaincre, tu mériteras de porter son titre. Affronte-le, Douleur ! Il est le symbole de la loi, le garant de l’autorité du roi et des dieux. Souviens-toi que toi, tu es Fuinör !

L’ancien Fou observait son adversaire avec attention, notant la force qui émanait de lui, la tranquillité avec laquelle il attendait le combat. Un petit sourire aux lèvres, Douleur poussa son cheval en avant. En face de lui, le chevalier l’imita. Ils abaissèrent leurs lances progressivement, galopant l’un vers l’autre. Au moment de l’impact, Douleur se souleva un peu dans ses étriers pour augmenter la force du coup. Guidée par un bras qui ne tremblait pas, sa lance toucha la copie de Ghénarys en pleine poitrine. Au même instant il se sentit projeté hors de sa selle par une force gigantesque. Le souffle coupé, il atterrit lourdement et plusieurs secondes de repos lui furent nécessaires pour se relever. De l’autre côté du champ clos, son adversaire caracolait toujours.

Un moustique bourdonnait près de l’oreille de Douleur.

— Ton cheval n’est pas tombé, dit-il. Si tu n’avais vraiment fait qu’un avec lui, tu ne serais pas tombé non plus. Ghénarys, lorsqu’il monte, n’est plus un homme. C’est presque un centaure. Voilà l’objectif à atteindre !

— En aurai-je le temps ? interrogea Douleur.

— Cela dépend de toi, répondit l’enchanteur.