CHAPITRE PREMIER

 

 

Le soleil violet brillait au-dessus du miroir, illuminant tout le pays de Fuinör – immense île circulaire, perdue au sein d’un océan sans limites aux eaux vermillon. C’était la saison des fleurs. Une multitude de bourgeons naissaient, gonflaient, explosaient pour libérer les feuilles rosées qui ne tarderaient pas à adopter le pourpre de leurs aînées, le pourpre de la grande forêt. Dans la contrée des semailles, les serfs s’activaient, creusant un sol à peine dégelé pour y planter les semences des prochaines récoltes. Déjà des chevaliers envoyés du château du roi étaient venus s’assurer qu’ils ne restaient pas inactifs. Lorsque l’ardeur du travail ne leur avait pas semblé suffisante, ils avaient distribué gaillardement horions et coups du plat de l’épée ; certains serfs prétendaient même avoir été frappés sans raison, pour le plaisir, mais nul ne les écoutait. Avec des discours comme ceux-là on finissait sur la roue. Après tout les nobles avaient droit de vie ou de mort sur le bas-peuple. Bien heureux ceux qui les offensaient et ne récoltaient que quelques bosses.

Dans la contrée de la chasse, les barons recommençaient à forcer le gibier abondant que débusquaient leurs chiens.

Partout la vie qui s’était engourdie pendant la saison des neiges reprenait son cours avec la chaleur. C’était la première année de la décennie du soleil violet, la dernière décennie que verraient fleurir en entier les maîtres de Fuinör.

 

Les eaux du miroir étaient calmes, comme toujours. Le grand lac circulaire était le centre du monde. Géographiquement, d’abord, et puis philosophiquement, puisqu’il présidait au changement du soleil, tous les dix ans. Non loin de ses berges, parmi les roseaux et les ajoncs qui couvraient la terre marécageuse, un château s’élevait. Sa construction avait été achevée depuis moins d’une saison pour agréer le marchand de nuages, cet être aux grands pouvoirs qui assurait à Fuinör les conditions climatiques nécessaires à une bonne récolte. Le château était le prix de ses services. La rumeur publique disait qu’il était venu s’y installer, qu’il y vivait depuis le début de la nouvelle décennie mais nul ne pouvait jurer l’avoir vu. Et la rumeur publique disait tant de choses qu’on ne pouvait se risquer à la croire. Elle disait même parfois que la nouvelle reine avait conquis le trône en provoquant l’assassinat de son premier mari. Mais cette rumeur-là, bien peu nombreux étaient ceux qui la colportaient. Ceux qui restaient en vie, en tout cas.

 

Angiosta se dirigeait vers les appartements royaux, se demandant ce qu’on pouvait encore bien lui vouloir. La vieille servante se souvenait d’une époque où la vie n’était pas aussi trépidante, où elle trouvait parfois le temps de reposer ses articulations rouillées. Mais depuis que la baronne Auriana s’était transformée en reine Auriana, l’existence des serviteurs était devenue un perpétuel enfer. Capricieuse, exigeante, hypocrite, elle les menait à la baguette et les faisait fouetter lorsqu’ils n’obéissaient pas assez vite, agissant en fait comme si, de tout temps, elle avait été de sang royal.

— Elle oublie à qui elle doit son trône, marmonna Angiosta entre ses dents.

La vieille servante elle-même n’avait encore jamais été fouettée. Peut-être Auriana respectait-elle son grand âge ou bien, plus sûrement, sentait-elle sans en avoir la preuve qu’elle n’était pas une servante ordinaire. Un petit sourire apparut sur le visage ridé d’Angiosta. Pas une servante ordinaire... En effet ! Ou alors une servante des dieux, pas de la reine !

Malgré le soleil radieux qui régnait à l’extérieur et pénétrait dans le château par ses fenêtres, ses vitraux, les vieux murs continuaient d’abriter une fraîcheur et une humidité constante, réveillant les douleurs des corps usés. Le château vieillissait. Angiosta repensait souvent à l’époque où le roi Turgoth était encore un jeune homme, ainsi que ses chevaliers, lorsque la princesse Rowena était encore une enfant. Maintenant Turgoth et Ghénarys, le premier chevalier du royaume, étaient déjà presque des vieillards et nul n’avait revu Rowena depuis plus de douze ans, lorsqu’elle avait été bannie. On s’accordait à la croire morte.

Angiosta frappa sèchement à la porte des appartements royaux, puis entra sans attendre de réponse. Allongée sur le grand lit à baldaquin qu’elle partageait avec le roi, Auriana dormait, ou plutôt somnolait car le claquement de la porte lui fit aussitôt ouvrir les yeux. Angiosta réprima une moue de mépris. L’heure du déjeuner était presque arrivée.

Dans le château, nul ne dormait plus longtemps que la reine. Dormir était d’ailleurs sa seule occupation lorsqu’elle ne rudoyait pas les serviteurs pour leur faire accomplir ses quatre volontés. Angiosta s’avança jusqu’au pied du lit et fit une courte révérence protocolaire.

— Votre Majesté ? dit-elle sans émotion.

Au réveil, Auriana était moins impressionnante qu’à l’ordinaire. Le maquillage assez outrancier qu’elle affectionnait ajoutait sans doute beaucoup à son aspect. Dénuée de tout fard, elle apparaissait plus comme ce qu’elle était : une femme vieillissante dont les traits commençaient à s’empâter. Oh, bien sûr, elle ne faisait pas son âge : approchant de la cinquantaine, elle possédait encore la silhouette ferme et opulente de la femme qu’elle avait été à trente ans. Mais les premiers signes, les premières rides étaient là. Sa décrépitude serait sans doute rapide.

Elle posa sur Angiosta un regard inquisiteur. Un sourire en coin naquit sur ses lèvres.

— Comme tu sembles heureuse de me servir ! dit-elle, ironique.

Chaque fois que glissaient vers elle les yeux aux iris pourpres, la vieille servante ne pouvait s’empêcher de frissonner. Le soleil violet avait donné à Auriana une peau d’un bleu très pâle, des cheveux bleu nuit, presque noirs, et surtout ces yeux qui la faisaient ressembler à une créature maléfique. On racontait que le roi lui-même la craignait. Ce qui était sûr, par contre, c’était que leurs voyages dans la contrée de l’amour se faisaient de moins en moins fréquents...

— Je fais mon devoir, siffla la vieille servante.

— Alors habille-moi ! dit Auriana en repoussant ses draps. Et maquille-moi ! Je dois être la plus belle dame de la cour, aujourd’hui.

— Vous l’êtes toujours, remarqua Angiosta. Dès qu’une autre s’avise de vous égaler, vous la faites renvoyer dans ses foyers !

Les yeux de la reine se rétrécirent, brûlant d’une colère rentrée.

— Si tu n’étais pas aussi habile à ta tâche, je pourrais bien te faire fouetter à mort, Angiosta, dit-elle d’une voix calme. Prends garde que je ne me lasse de ton impertinence !

La vieille servante se raidit sous la menace. Elle lâcha la robe qu’elle venait de prendre au fond d’une armoire.

— Votre Majesté, j’ai élevé plusieurs générations de souverains de Fuinör. J’ai connu votre père, Mortys le félon. Je vous ai connue, vous, alors que vous n’étiez qu’une petite aventurière à la recherche d’un titre. Je vous ai connue jouvencelle, baronne, catin, meurtrière et désormais, vous voici reine. Le changement n’est pas bien grand. De votre part, ni promesses, ni menaces, ne peuvent m’impressionner. Je serai encore là quand vous ne serez plus qu’un petit tas de chair pourrie au fond d’un trou. Ma condition m’oblige à vous servir mais rien ne peut me forcer à vous respecter !

La bouche d’Auriana s’était ouverte de stupéfaction devant le discours d’Angiosta. Nul n’avait jamais osé lui parler ainsi. Si elle avait vaguement enregistré le mot « catin », qui ne la blessait plus depuis longtemps, elle avait par contre sursauté en s’entendant traiter de meurtrière. Comment une simple servante pouvait-elle...

— Que sais-tu exactement ? interrogea-t-elle d’une voix blême.

— Ce que je sais, répondit Angiosta. Passerons-nous cette robe, maintenant, Votre Majesté ?

— Je m’habillerai seule ! Va-t-en !

— À votre guise, madame...

Esquissant une seconde révérence, encore plus courte que la précédente, Angiosta quitta la chambre, laissant Auriana en proie aux pensées les plus diverses et les plus effrayantes. La vieille servante se morigéna un peu de n’avoir su tenir sa langue, mais en son for intérieur elle était heureuse. Il était bien temps de ramener les sabliers à niveau. Qu’Auriana fût habile en intrigues était évident mais qu’elle pût se croire autre chose qu’une marionnette dont les quatre immortels de Fuinör tiraient les ficelles devait être corrigé. J’ai aidé à te faire reine, songea la vieille servante. C’est toi qui devrais prendre garde. Rien n’est plus versatile qu’une couronne !

 

Peu de temps après le déjeuner, le chevalier Danveld et son frère Huygg arrivèrent au château du roi. Dans la charrette qui les accompagnait, conduite par leurs écuyers, les carcasses de deux sangliers de belle taille montraient que la chasse avait été fructueuse. C’était Danveld qui les avait abattus tous les deux, forçant l’un avec un épieu, fauchant le second d’un habile trait d’arbalète. Grand et vigoureux, Danveld surpassait de très loin son frère, plus lourd, aux jeux de la chasse et de la guerre – bien qu’il fût son cadet de trois années. Huygg se consolait d’ailleurs de sa mauvaise fortune en répétant que ses succès à lui se situaient dans la contrée de l’amour, ce qui était pure vérité : les joues de Danveld n’étaient encore recouvertes que d’un léger duvet et trop occupé des chevreuils ou des sangliers, il n’avait jamais songé à courtiser la moindre jouvencelle.

Lorsque son frère lui assurait que cela n’était pas faute d’attirer leur regard, il haussait les épaules et déclarait qu’il songerait aux femmes quand il n’aurait plus la force de courir le gibier.

Pénétrant dans l’écurie, Huygg et Danveld mirent pied à terre et ordonnèrent à leurs écuyers de prendre soin des chevaux. Ils allaient se diriger vers les cuisines pour y glaner de quoi contenter leurs estomacs affamés par le long voyage lorsqu’ils remarquèrent un chevalier occupé à lisser le pelage d’un superbe destrier blanc. L’homme ne portait pas d’armure et ses vêtements laissaient deviner une musculature puissante. Pourtant ses longs cheveux gris trahissaient un âge avancé.

— Qui est-ce ? demanda Danveld à voix basse.

Arrivé depuis peu à la cour, le jeune homme n’en connaissait pas encore tous les habitués.

— C’est Ghénarys, répondit son frère. Premier chevalier du royaume et protecteur de la reine.

Danveld ne put retenir une exclamation étonnée.

— Lui, le premier chevalier du royaume ! Mais il est plus vieux que notre père ! Avec un protecteur pareil, la reine ne doit pas se sentir en sécurité...

— Ne t’y fie pas. Tu n’étais pas là lors du dernier tournoi. Je l’ai vu désarçonner des chevaliers bien plus jeunes que lui. Il m’aurait battu, moi aussi, si je n’avais vidé les étriers bien avant.

Danveld eut un petit sourire. Son frère n’avait jamais été un grand cavalier. Trop épris des plaisirs de la table et de la chair, il avait le souffle court, la main mal assurée.

— Il ne me désarçonnerait pas, moi, dit-il.

— Je gage dix pièces d’or qu’il te romprait les os, mon frère. Attends de l’avoir vu combattre avant de le provoquer !

Danveld considéra longuement le visage bleu foncé de Huygg. Il ne semblait pas plaisanter.

— J’accepte ton pari, dit-il. Mais de quoi aurais-je l’air en provoquant ce vieillard ?

— D’un jeune blanc-bec pressé de se faire étriller ; mais de toute façon, il ne se battrait pas contre toi. Ghénarys ne s’est jamais battu en duel et il ne participe aux tournois que sur l’ordre du roi. Il te faudrait l’insulter gravement ou faire quelque outrage à la reine pour qu’il consente à tirer l’épée.

— Ah, c’est ainsi ? fit Danveld, déçu. Ma foi, l’occasion de me mesurer à lui viendra sans doute un jour. Mais je devrai recourir aux insultes car si j’ai bien compris tes paroles de ce matin, la reine ne craint guère les outrages.

Huygg posa vivement une main sur la bouche de son frère.

— Tais-toi, imbécile ! chuchota-t-il. Ce que je dis lorsque nul ne peut nous entendre ne doit pas forcément être répété à la cour. Et si la reine a la jambe légère, elle reste la reine. Un seul mot devant lui à ce sujet et Ghénarys ne se contentera pas de t’étriller.

Le vieux chevalier achevait la toilette de sa monture. Il n’avait jamais laissé aucun palefrenier s’en charger à sa place. Se retournant, il aperçut les deux frères et les salua d’un signe de tête. Huygg répondit de la même façon mais Danveld resta immobile. Il observait les traits de Ghénarys, forcé de reconnaître que ce visage ridé était encore empli de beauté et de puissance. Il se demanda un instant si les paroles de son frère ne contenaient pas quelque vérité.

— J’y songerai, dit-il, caressant machinalement ses joues imberbes.

Auriana pénétra dans la salle du trône sans prendre la peine de frapper ou de se faire annoncer. Elle détestait cette grande pièce perpétuellement froide, même en plein cœur de la saison des fruits. Elle s’y était prosternée trop souvent pour y être à l’aise, mais surtout c’était l’endroit où se trouvait Turgoth presque en permanence, lorsqu’il ne dormait pas. Elle n’avait jamais éprouvé le moindre amour pour le roi ; la façon dont il avait rampé devant elle pour qu’elle accepte de l’accompagner dans la contrée de l’amour avait effacé tout le respect qu’elle aurait pu avoir pour lui. Désormais elle le méprisait, le haïssait même, et ne supportait plus son contact qu’avec peine. Heureusement leurs étreintes étaient devenues assez rares. Turgoth était âgé et les années n’avaient guère été clémentes avec lui. Il prenait de plus en plus de poids ; son corps était fatigué, flasque, et lorsque, se souvenant de ses ardeurs passées, le roi voulait prouver qu’il était encore un homme, il ne parvenait à ses fins qu’à grand-peine – quand il y parvenait. Chaque nouvelle tentative le laissait un peu plus humilié, un peu plus proche du tombeau. Il ne tarderait certes pas à rejoindre ses ancêtres dans les galeries de portraits du château.

Turgoth sursauta en entendant sa femme entrer dans la salle. Il s’était assoupi, la tête inclinée sur la poitrine, vautré sur un trône où il ne pouvait plus se tenir droit que par un grand effort de volonté. Une ironie étrange voulait que le sommeil qui lui était si souvent refusé la nuit s’abattît sur lui en pleine journée. Il lui était arrivé de s’endormir durant un conseil, ou à cheval, ne devant qu’à Ghénarys de ne pas tomber lourdement à terre. Le souverain ne se faisait aucune illusion sur son état : il se savait proche de la mort et cela ne l’effrayait guère. Sa seule crainte était d’avoir à répondre du crime qui pesait sur sa conscience. Sans cela il eût accepté le trépas d’un cœur joyeux.

— Que vous amène, madame ? demanda-t-il d’un ton las.

Le visage d’Auriana flamboyait de colère. Turgoth s’était déjà rendu compte de quelque chose car au cours du déjeuner, la reine n’avait pas desserré les dents, alors qu’elle perdait rarement une occasion d’exercer sa puissance en humiliant les grands et en faisant châtier les petits.

— J’ai des nouvelles graves, sire, dit-elle. J’ai peur qu’il ne vous faille au plus tôt faire rouler quelques têtes sur le billot. Une, à tout le moins.

Le roi se rembrunit.

— Quelque servante qui aura renversé du vin sur votre nouvelle robe, madame ? fit-il, s’apercevant que ces faciles railleries elles-mêmes ne lui apportaient plus qu’une piètre satisfaction.

— Il s’agit bien de cela ! s’exclama Auriana. Je vous parle d’une chose qui nous concerne tous les deux au plus haut point. Une servante est en cause, c’est vrai, mais elle n’a commis aucun crime. Par contre, cette vieille chouette d’Angiosta semble savoir que c’est sur votre ordre que mon défunt mari est passé dans la contrée de la mort.

— Baissez le ton, madame, je vous en prie ! Si vous en parlez ainsi, il ne m’étonnerait guère que toute la cour fût au courant !

Auriana savait sentir le vent. Comprenant que le roi n’était pas d’humeur à se laisser dominer, elle se radoucit un peu.

— Pardonnez-moi, sire, mais comprenez le choc que m’a causé cette nouvelle. Angiosta m’a littéralement craché au visage que j’étais une meurtrière. J’en tremble encore...

Réprimant son orgueil, elle alla s’agenouiller près du trône et posa la main sur le genou de Turgoth, le sentit frissonner à son contact.

— Si elle sait tout, elle peut nous accuser publiquement à tout instant. Comment savoir si elle n’en a pas déjà fait profiter ses amis serviteurs ? Il faut la faire exécuter, sire, au plus vite ! Je ne dormirai pas tranquille tant qu’elle sera en vie.

Le roi caressa doucement l’épaule de sa femme, découverte par une robe au décolleté profond. Malgré ses défaillances, il la désirait toujours autant. Parfois, comme en cet instant, il lui semblait que sa virilité était intacte. Un long moment, des pensées n’ayant aucun rapport avec la sécurité du trône traversèrent son esprit.

— Je connais bien Angiosta, dit-il enfin. Si elle n’a guère d’affection pour vous – et il faut dire que vous ne l’aidez pas – elle respecte ma couronne et ma personne. C’est elle qui m’a élevé. Je ne pense pas qu’elle puisse faire quoi que ce soit susceptible de me causer du tort. D’autre part, elle est vieille et respectueuse des traditions. Pour elle, votre nouveau mariage, si peu éloigné du terme forcé du premier, constitue peut-être un meurtre : celui de la mémoire de Farnn. Il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives.

Auriana frémit. Les doigts boudinés du roi s’égaraient sur sa gorge.

— Vous êtes trop confiant, sire, dit-elle. J’ai peur que votre faiblesse ne nous fasse courir un bien grand risque à tous deux.

— J’en parlerai à Hormund. Si son opinion rejoint la vôtre, je ferai exécuter Angiosta. J’ai toujours demandé son conseil avant de prendre une décision importante et n’ai eu qu’à m’en louer. En attendant, ma mie, que diriez-vous d’un petit voyage ?

— Où cela, sire ?

— Ne faites donc point semblant de ne pas m’entendre ? Je parle d’un voyage à la contrée de l’amour.

La reine se para de son sourire le plus angélique.

— J’en serais ravie, sire, dit-elle. C’est toujours un grand honneur que d’être aimée de vous. Cependant... Oserais-je vous rappeler la dépression qui vous saisit lors de votre dernière... tentative ? Je ne voudrais pas être la cause d’un nouveau malaise...

La main de Turgoth se crispa sur l’épaule d’Auriana, la serrant jusqu’à lui faire mal. Elle avait frappé juste.

— Vous avez peut-être raison, madame, articula le roi. J’oublie parfois mon âge. Je vous sais gré d’être toujours là pour me le rappeler.

Sentant l’amertume qui pesait dans ses paroles, Auriana craignit d’être allée trop loin. Elle s’apprêtait à rattraper sa maladresse, au besoin en acceptant la proposition du roi, malgré sa répugnance, quand on frappa à la porte. Elle se leva vivement, de peur d’être surprise au pied du trône.

— Entrez ! dit sèchement Turgoth.

Un valet ouvrit la porte et annonça que le conseiller Hormund demandait audience.

— Voilà qui tombe à point, sire, souffla Auriana. Nous allons pouvoir écouter ensemble ce qu’a à dire un homme d’une aussi grande sagesse.

— Qu’il entre ! ordonna le souverain.

Depuis sa création, aux premiers jours de Fuinör, le conseiller Hormund était un vieillard mince, aux épaules voûtées et au visage crevassé de rides. Son rôle officiel était double : tout d’abord, comme l’indiquait son titre, il prodiguait son avis éclairé aux souverains de Fuinör dans toutes les affaires délicates. D’autre part, chaque fois que mourait un souverain avant que son héritier ne fût en âge d’accéder au trône, il assurait la régence. Il avait ainsi régné bien plus longtemps que tous les hommes qui s’étaient succédé sur le trône de Fuinör, mais la puissance des dieux faisait que nul ne s’étonnait de son exceptionnelle longévité : il existait, voilà tout, et il en était de même pour les trois autres immortels : Angiosta, maître Aquarius – le médecin de la cour – et le bourreau, dont on ne voyait jamais le visage et qui n’avait pas besoin de nom.

Hormund sentait lui aussi que la fin de Turgoth était proche. Il ne s’en inquiétait pas car le royaume possédait désormais un héritier : Jorlond, le fils d’Auriana. Celui-ci n’avait sans doute guère de caractère mais il n’en serait que plus facile à manœuvrer. Son règne serait certainement agréable au regard des dieux.

Dès que le valet l’introduisit dans la salle du trône, Hormund fronça les sourcils. La présence d’Auriana lui laissait présager des complications. Une confrontation avec la reine se serait de toute façon révélée nécessaire mais dans un premier temps, il aurait préféré voir Turgoth en particulier.

— Tu arrives bien, Hormund, dit le roi tandis que le conseiller s’inclinait. Nous avions justement besoin de ton avis sur une question... délicate.

— Je suis à votre service, sire, dit Hormund, jetant un coup d’œil irrité à Auriana. Mais je pense déjà savoir de quoi il s’agit.

— Comment cela ?

— Angiosta m’a raconté son entrevue avec la reine, ce matin... (Se tournant vers Auriana, il ajouta :) Je vous prie de lui pardonner ses paroles un peu rudes, Votre Majesté. Elles ont de toute évidence dépassé sa pensée.

La reine tapa du pied sur le sol dallé. Sous la colère, son visage avait viré au bleu foncé.

— Le problème n’est pas là, Hormund, et vous le savez très bien, s’exclama-t-elle. Je n’ai cure des insultes d’une souillon. Ce qui m’inquiète... Ce qui nous inquiète, le roi et moi, c’est à quel point elle est au courant des circonstances de la mort de mon premier mari.

La voix d’Auriana s’était élevée dans un registre très aigu et résonnait fortement dans la salle du trône.

— Encore une fois, madame, baissez la voix ! ordonna Turgoth. Vous n’avez décidément pas plus d’esprit qu’une oiselle !

La reine se tut instantanément, la bouche ouverte de stupéfaction. Jamais encore le roi n’avait osé lui parler ainsi. Ravalant les insultes qui bouillonnaient en elle, elle redressa fièrement la tête puis, sans accorder le moindre regard aux deux hommes, marcha d’un pas décidé vers la porte.

— Attendez ! la rappela le roi d’une voix changée. Auriana ! Je vous prie de m’excuser, je...

Mais ses suppliques furent vaines. La reine sortit de la salle du trône et claqua violemment la porte derrière elle, faisant vibrer les panoplies pendues aux murs. Turgoth poussa un long soupir découragé.

— La peste soit de mon emportement ! dit-il. Elle ne me pardonnera jamais cette insulte !

— Elle vous la pardonnera, sire, dit Hormund, souriant. Dès qu’elle aura quelque chose à vous demander, soyez sûr qu’elle arborera son plus beau sourire. Quoi qu’il en soit, cette sortie me sert car il est des choses dont je désire ne parler qu’à vous seul.

Le roi releva les yeux.

— Eh bien, parle ! Angiosta sait-elle tout ?

— Oui, sire, bien entendu. C’est l’une des plus fidèles servantes de la maison royale de Fuinör. Sa condition n’enlève rien à la confiance que vous pouvez avoir en elle. Elle ne dira jamais ce qu’elle sait à une personne étrangère aux faits. Ses malheureuses paroles de ce matin n’étaient qu’une réaction au mépris et – pardonnez-moi, sire – à l’arrogance de la reine. Le royaume a besoin d’Angiosta. J’espère que vous ne songez point à la faire exécuter, car ce serait non seulement superflu mais, croyez-moi, nuisible.

— Auriana y songeait, pas moi, dit Turgoth. J’ai seulement peur qu’elle n’oublie pas de sitôt cet affront.

— Nous pourrons peut-être mettre un peu de baume sur ses blessures en infligeant une punition à Angiosta pour ses insultes. Il vous appartiendra ensuite de convaincre la reine que votre vieille servante ne sait rien de la mort du baron Farnn.

Le roi caressa pensivement son menton à la chair distendue.

— C’est sans doute une bonne idée, Hormund, mais quel genre de punition envisages-tu ? Cette pauvre vieille ne survivrait pas si je la faisais fouetter.

Le visage du conseiller s’éclaira d’un sourire rusé.

— Je songeais à quelque chose de plus symbolique, sire. Puisque la tâche principale d’Angiosta est à l’heure actuelle la toilette de la reine, retirons-lui cet honneur et confinons-la un temps dans les cuisines en proclamant très haut sa dégradation. Elle sait déjà que sa langue trop bien pendue mérite une punition et ne s’offusquera pas d’être abaissée pour sauvegarder les apparences. La reine, elle, y trouvera sans doute son compte.

A mesure que parlait Hormund, le roi avait perdu son expression désespérée.

— Tu as raison ! s’exclama-t-il. Ainsi tout rentrera dans l’ordre. Ah, mon vieux compagnon ! Je ne sais ce que je deviendrais sans toi !

Rien, songea le conseiller. Sans moi, tu ne serais rien. Pourtant, servile, il s’inclina aussi bas que le lui permettait son corps rouillé.

— Je suis l’humble serviteur du trône, sire, dit-il.

 

Auriana ne se souvenait pas d’avoir jamais connu une rage aussi folle. Tout en s’éloignant d’un pas rapide de la salle du trône, elle marmonnait des injures et des malédictions, destinées à tous ceux qui l’avaient insultée. A quoi lui servait-il donc d’être reine si chacun pouvait encore la traiter comme lorsqu’elle n’était que baronne ? Mais elle leur ferait payer leur morgue, à tous, même au roi. Ils apprendraient à la connaître, à commencer par cette vieille insolente que Turgoth, elle en était maintenant persuadée, ne ferait même pas flageller. Elle irait trouver le bourreau. Celui-là lui devait une faveur depuis la mort de Farnn. Il ne refuserait sans doute pas de s’acquitter de sa dette en étranglant la vieille Angiosta.

Forte de cette décision, Auriana se dirigea vers l’escalier en colimaçon menant à la cour intérieure du château, tirant derrière elle la traîne incroyablement longue de sa robe. Le bruit de ses pas résonnait dans les couloirs – claquements furieux et réguliers. Tandis qu’elle commençait à descendre les marches, elle entendit des voix masculines enjouées monter vers elle. Encore quelque chevaliers ivres qui n’allaient pas manquer de la saluer avec un sourire en coin, voire de la traiter d’imbécile ou de catin, puisque la chose semblait dans l’air du temps. Ce jour-là, elle s’attendait à tout.

Désireuse d’éviter toute rencontre pendant laquelle elle ne pourrait retenir un accès de colère, elle décida de remettre à plus tard sa visite au bourreau et voulut faire demi-tour. Mais dans son empressement, elle oublia de ramener sa traîne derrière elle et réalisa enfin combien gênantes pouvaient être les robes extravagantes qu’elle affectionnait. Se prenant les pieds dans les lourds plis d’étoffe, elle perdit l’équilibre, battit des bras et n’eut que le temps de se retourner à nouveau avant de plonger, tête la première, dans la cage de l’escalier.

 

Danveld et Huygg s’étaient amplement restaurés, arrosant volailles et venaison de force pichets de vin. C’était d’une humeur joyeuse qu’ils remontaient dans leurs appartements pour poser armes et cotte de mailles et prendre un repos bien gagné. Huygg s’employait à vanter les beautés de la damoiselle qu’il comptait attirer prochainement dans la contrée de l’amour, trouvant en son frère un auditeur pour une fois attentif, lorsque retentit soudain juste au-dessus d’eux un cri aigu, angoissé.

Aussitôt dégrisé, Danveld se jeta en avant, grimpant les marches quatre à quatre. Il vit la fine silhouette féminine qui tombait vers lui et, d’instinct, ouvrit les bras, brisant la chute d’Auriana. Celle-ci, encore surprise de ne s’être pas brisé le cou, s’accrocha avec force au jeune chevalier, tentant de reprendre une respiration oppressée. Danveld éclata de rire.

— Eh bien, jouvencelle ! s’exclama-t-il. Avez-vous bu ou votre pied est-il trop léger ?

— C’est la reine, imbécile ! souffla Huygg qui avait rejoint son frère.

Danveld sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Un instant, il lui sembla que le tranchant glacé d’une hache se posait sur son cou. Il aida Auriana à retrouver l’équilibre puis s’agenouilla devant elle, tête baissée.

— Pardonnez-moi, Votre Majesté, dit-il. Je ne vous avais pas reconnue. Je n’avais pas l’intention de vous insulter.

Il est bien le seul... songea Auriana avant d’observer le jeune homme de plus près. Avec la chute, sa colère s’était enfuie et elle fut séduite par le port noble et l’évidente jeunesse de son sauveur. Interprétant son silence comme une accusation, Huygg se jeta lui aussi à genoux.

— Je vous en supplie, Majesté, n’accablez pas mon frère. Il est fort jeune et arrivé de fraîche date à la cour. Ses manières sont encore un peu rudes.

— Pourquoi l’accablerais-je ? dit Auriana. Ne vient-il pas de me sauver la vie ? Relevez-vous, messieurs, je vous en prie !

Lorsque Danveld osa enfin poser les yeux sur elle, il découvrit le regard et le sourire qui avaient fait tomber bien des hommes à ses pieds. Le roi lui-même. Si la colère pouvait la rendre effrayante, elle savait être plus belle que nulle autre quand cela servait ses desseins.

— Quel est votre nom ? demanda-t-elle au jeune homme.

Comme celui-ci était encore trop ému pour parler, ce fut son frère qui répondit.

— Il s’appelle Danveld, et moi Huygg. Nous sommes les fils du baron Flawian.

— Eh bien, Danveld, sachez que je vous suis très reconnaissante, reprit Auriana. Que vous m’ayez prise pour une jouvencelle, bien loin de me vexer, me flatte. Je songerai à la manière de récompenser dignement votre conduite chevaleresque.

Elle tendit sa main au jeune homme qui la baisa avec empressement.

— Nous nous reverrons, Danveld, fit la reine d’une voix suave, avant de tourner et de remonter l’escalier, prenant garde cette fois à ne pas trébucher.

— Dieux, qu’elle est belle ! souffla le jeune homme lorsqu’elle eut disparu. Et elle m’a souri ! Tu as vu ?

Son frère lui assena une bourrade affectueuse.

— Tu as gagné sa faveur, soit, dit-il. Mais ne te monte pas trop la tête et prends garde qu’elle ne te sourie de trop près. Tu sais ce qui arrive aux traîtres.

Mais tout comme lorsque Huygg l’avait averti de ne pas provoquer Ghénarys, Danveld se contenta de caresser ses joues d’une main distraite.

— J’y songerai, dit-il à nouveau. J’y songerai...

 

Auriana était d’excellente humeur lorsqu’elle rentra dans les appartements royaux. Le souvenir de ses humiliations était toujours présent, certes, mais ce nouvel élément venait en effacer la douleur. Elle n’avait plus besoin de convaincre le bourreau, désormais. Un plan bien plus sûr commençait à germer en elle, un plan qui joindrait l’utile à l’agréable.

S’asseyant devant son miroir, elle entreprit de parfaire son maquillage.