CONCLUSION

Le Gai Savoir Alimentaire

ÉreintÉs, fourbus et nourris à satiété, les six philosophes cessèrent leur banquet, abandonnant derrière eux les reliefs d’un repas signifiant. Diogène rappela qu’on ne pouvait faire de la nature un principe directeur sans appréhender la nourriture de manière conséquente. Brandissant un poulpe à bout de bras, il dit à nouveau l’exigence cynique du simple, le refus de l’élaboré, du complexe et de la civilisation. Arrosant d’un grand jet d’urine – comme son confrère rencontré au banquet de Lucien de Samosate – tous les feux qui passaient à sa portée, le philosophe à l’amphore fustigea une fois encore la dimension prométhéenne à l’œuvre dans le réel. Rien de bon ne se trouve par-delà le naturel, expliqua-t-il. Convaincu de l’excellence de son propos décapant, il reprit place, grappilla de sa main la chair humaine qui reposait à même la pierre et passa la parole à son suivant.

À deux pas de lui, le regard intéressé, quelque peu neurasthénique, Rousseau prit la parole. Ce fut d’abord pour dire ses points d’accord avec son prédécesseur : refus du complexe, éloge du simple, volonté de nature. Ce fut aussi pour rappeler son opposition de principe aux chairs – cuites ou crues. Le lait faisant toujours l’affaire de ceux qui refusent le monde. Plébéien jusqu’à la caricature, le citoyen de Genève vanta les mérites d’une vie calquée sur les mouvements de la nature élevée à la dignité mythologique de perfection. Fantasmant sur Sparte, Rousseau développe une théorie de l’aliment qui n’est pas sans faire penser au contrat social : ascétisme et sobriété, absence de fantaisie et de hasard. Rêve d’ordre et de machines simples aux rouages sommaires : contre la cruauté, les viandes et la civilisation sont promus la douceur, le lait et la nature. Le rêve contre la réalité. Il s’en faudra de peu que pareil délire ne devienne réalité. 1789 et les sanguinaires promoteurs d’un végétarisme élevé au rang de vertu républicaine inviteront par la violence aux nourritures et aux formes politiques spartiates. Le modèle lacédémonien comme issue pour la modernité – voilà de quoi inquiéter un voltairien amateur de libre circulation des idées et des poulardes bien dodues.

Silencieux et désireux d’apprendre, preneur de notes et élève appliqué, Kant n’a pas cessé de siroter, un verre à la main, le discours entier du Genevois. Un peu d’alcool, c’est là, pense-t-il, le meilleur moyen de promouvoir et d’entretenir la convivialité et l’ambiance des banquets. Moins de syssities, plus de fêtes. Relisant ses fiches, il conclut à la pertinence de certaines analyses de Rousseau. On retrouvera dans les textes pédagogiques, anthropologiques ou historiques du vieux maître de Königsberg d’ouvertes réminiscences à l’Émile et à quelques autres livres du Suisse. Étonnant Kant qu’on attendait sobre, austère et hypocondriaque jusqu’au malaise : c’est lui qu’on découvre ivre mort dans les rues de sa ville prussienne. Königsberg est aujourd’hui Kaliningrad, cité soviétique. Gageons que dans la province russe, on a gardé l’habitude kantienne de tituber certains soirs dans les artères du port.

À la charnière du siècle de la Révolution française et de la révolution industrielle, il aurait fallu dire quelques mots de Brillat-Savarin, si ce n’est de Grimod de La Reynière. Le premier est plutôt dubitatif et interrogateur, bien qu’à table : c’est qu’il prépare un livre – une Physiologie du goût – à la fois philosophique, sensualiste et littéraire. Condillac et Maine de Biran ne sont pas loin. L’analyse du gastronome mobilise des savoirs multiples : physiologie, médecine, chimie, hygiène, parfois géographie ou morale. Avec lui est ouverte l’ère des écrivains dont la nourriture est l’objet. Soit. Mais c’est aussi celui par lequel le plaisir ne s’affiche plus comme honteux. L’eudémonisme est le pari évident de son ouvrage : il n’a de cesse de convaincre de l’excellence de la jouissance, il en fait la théorie, la logique et la poétique. Goûteux beau-frère de Charles Fourier, il est le philosophe qui ose penser les sens, et plus particulièrement le goût. Avant lui, on est en mesure de se demander si les philosophes ont un nez [227] et un palais, si parfois même ils ne sont pas de simples machines dépourvues de sens – insensées, donc –, automates à la Vaucanson sans plus d’ardeur que celle des rouages et des mécaniques. Brillat-Savarin est l’héritier d’une tradition plutôt discrète, bien qu’efficace : celle des sensualistes, des libertins, des épicuriens du Grand Siècle, des matérialistes. Il ouvre aussi des perspectives sur une modernité évidente. S’il fallait quelques noms, force serait de citer Ludwig Feuerbach, Arthur Schopenhauer ou Frédéric Nietzsche, tous trois contempteurs du dualisme spiritualisme/matérialisme, mais tous trois promoteurs d’une logique immanente soucieuse d’intégrer les forces, les puissances et la vitalité d’une machine désirante. Comment également oublier que, plus proches de nous, les réflexions de Deleuze et de Guattari portent à leur expression presque définitive les idées de La Mettrie, ou plutôt d’un La Mettrie qui aurait connu Freud [228] ?

Gageons qu’au banquet des philosophes dont nous avons repéré la participation il y ait eu Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière, en convives, mais aussi La Mettrie, Sade, Marguerite-Marie, Gassendi, Saint-Évremond ou La Mothe Le Vayer. Sans doute y avait-il aussi Gaston Bachelard et Michel Serres [229].

La rencontre de Sade et de Marguerite-Marie se fit d’une façon singulière. Un hasard ironique les avait placés face à face, comme deux expressions symboliques de deux tendances antagonistes. Etrange… Et l’on retrouve, dans les parages de la sainte et du libertin, les logiques fantasques et déroutantes des gnostiques : les fanatiques du désert se refusent la chair, le corps. Dans un coin de la fête, ils préfèrent prier. Stylites, gyrovagues ou paissants, ce sont les voies d’accès au christianisme qui condamne la peau, le sang, la viande et la lymphe. Trop vulgaire. Le cycle ingestion/digestion, alimentation/défécation est pour eux le signe le plus manifeste de l’asservissement au contingent. Leur modèle était Jésus dont Valentin écrivait qu’ « il mangeait et buvait, mais ne déféquait pas. La puissance de sa continence était telle que les aliments ne se corrompaient pas en lui, puisqu’il n’y avait en lui aucune corruption [230] ».

Revenons à Marguerite-Marie, une sainte du Grand Siècle. Au psychanalyste qui passait par là – il s’agissait d’ailleurs de René Major, spécialiste du délire sur le déterminisme contenu dans le nom propre –, précisons que, dans le civil, la sainte s’appelait Alacoque. Cela ne s’invente pas. Précisons également qu’elle détestait par-dessus tout le fromage [231] dont elle faisait un usage mystique puisqu’elle se forçait à en consommer malgré sa répugnance. Au menu de la sainte : mortifications multiples, négation des impératifs corporels élémentaires, jouissance dans le mépris de soi, discipline, cilice, flagellations, absence de défécation – c’est une manie parmi les extatiques – et refus de la nourriture. Sa préférence, quand elle daigne ingérer quoi que ce soit, va aux aliments marginaux – pour le moins ! Qu’on en juge : elle jouit tout particulièrement des breuvages amers que lui prescrit le médecin [232]. Plus le goût est infâme, plus elle tarde à avaler, plus elle savoure. De même mange-t-elle « la nourriture qu’une malade n’avait pu garder ; et une autre fois, soignant une religieuse atteinte de dysenterie (toucha-t-elle) avec sa langue ce qui lui faisait bondir le cœur[233] ». Lorsqu’un plat tombe à terre et que la préparation roule sur le sol, elle se réserve les morceaux particulièrement souillés [234].

Compagnon de fortune, le divin marquis de Sade était aussi, par bonheur, au banquet. Avec la sainte, la nourriture est un moyen pour réaliser le mépris de soi ; avec le libertin, elle est un argument pour l’expansion des désirs et des plaisirs. L’homme au drageoir rempli de friandises à la cantharide, le familier de la Bastille, est un mangeur singulier. Soucieux de rédiger les statuts d’une Société des amis du crime, il écrit en manière d’article 16 : « Tous les excès de table sont autorisés (…). Tous les moyens possibles sont fournis (…) pour y satisfaire [235]. » Comme tout chez l’érotomane, l’alimentation est asservie au sexe : elle répare d’une dépense sexuelle ou y prépare. Au contraire des mystiques qui invitent au défaut, le libertin incite à l’excès : fêtes, orgies et célébrations culinaires sont associées. Chaque moment initiatique sexuel est commémoré de manière alimentaire. La religion sadienne du digestif célèbre les deux termes die la dialectique : ingestion/défécation. L’étron est sacralisé dans la gastronomie théorique du marquis : c’est lui le moment téléologique de la nutrition.

Absent chez les fanatiques d’extase, il est on ne peut plus présent chez les jouisseurs. La géographie du colombin telle qu’elle appariât dans Les Cent Vingt journées de Sodome est, à ce titre, expressive. Le lieu commun qui veut que les extrémités finissent par se rejoindre se vérifie si l’on met en parallèle les expériences gnostiques ou religieuses de sainte Marguerite-Marie et celles de Sade. Laissons à Noëlle Chatelet le soin d’un catalogue : « Au fil des pages (…) on note avec une gêne grandissante la succession d’ingestions inattendues qui vont de celles du mangeur de morve à celles du mangeur d’embryon en passant par l’avaleur de salive, de pus, de sperme, de pets, de menstrues, de larmes, de rots, de nourritures prémâchées et de vomi [236]. » Rien ne se perd.

Parmi les invités au banquet, y a-t-il omnivore capable de rivaliser ? Diogène, peut-être. Il est vrai que l’on retrouve chez le marquis un souci de manger diogénien : non pas tant naturel que contre-culturel, anticulturel. L’interdit alimentaire est transgressé au profit d’une ingestion libertaire. Rien ne contient ni ne limite les possibles. Au royaume festif sadien, rien n’est interdit. D’où, dans cette optique, la coprophagie, le meurtre ou le cannibalisme [237]. D’où également les pratiques vampiriques et autres mises en scène dévolues à la satisfaction du désir hématophage. D’où, enfin, la consommation de petites filles rôties  ou encore – retrouvons Noëlle Chatelet pour l’inventaire – : « du pâté de couilles, du boudin au sang d’homme, des étrons en sorbet, etc. [238] ». Perversion, écrit la lectrice effarée. Relisons Klossowski, Lély ou Blanchot…

Sade en dit plus qu’il n’en fait. Il faut contrebalancer les informations issues des textes de fiction et celles qu’offrent la biographie et la correspondance, notamment les lettres à son épouse. Son souci est libertaire : il n’invite pas à la débauche, car il sait que si elle doit avoir lieu, elle aura lieu nécessairement. Il n’invite pas à l’anthropophagie, mais affirme que, si elle est, elle ne peut que relever de la nature, de la nécessité naturelle. Avant Nietzsche, Sade affirme sa lecture du réel comme logique soumise au déterminisme. Dans Justine ou les Malheurs de la vertu, il écrit : « Si donc il existe dans le monde des êtres dont les goûts choquent tous les préjugés admis, non seulement il ne faut point s’étonner d’eux, non seulement il ne faut ni les sermonner, ni les punir ; mais il faut les servir, les contenter, anéantir tous les freins qui les gênent, et leur donner, si vous voulez être juste, tous les moyens de se satisfaire sans risque ; parce qu’il n’a pas plus dépendu de vous d’être spirituel ou bête, d’être bien fait ou d’être bossu [239]. » Amor fati. Rien n’est possible contre nature…

En fait de repas faits de petites filles rôties et d’étrons glacés, Sade se contente d’une cuisine bien innocente. L’alimentation des textes de fiction est fictive, celle des lettres est réelle : la nourriture fantasmée ne connaît pas d’interdits, tout comme le rêve ignore les limites. Le dévoreur d’enfants aime par-dessus tout les volailles, les hachis, les compotes, la guimauve, les sucreries, les épices, les gâteries sucrées et lactées, les confitures, les meringues et les gâteaux au chocolat. Une dînette de petite fille modèle. La viande de boucherie ne l’attire guère et il goûte assez le raffinement du champagne et des truffes. Une lettre à sa femme livre ainsi les secrets de la gastronomie sadienne : « Un potage au bouillon de vingt-quatre petits moineaux, fait au riz et au safran. Une tourte dont les boulettes sont de viande de pigeon hachée et garnie de culs d’artichauts. Une crème à la vanille. Des truffes à la provençale. Une dinde garnie de truffes. Des œufs au jus. Un hachis de blanc de perdrix farci de truffes et vin cuit. Vin de Champagne. Une compote à l’ambre [240]. » Sade est plus marginal par écrit, dans ses romans, que par oral, dans sa vie quotidienne. Que préférer d’une invitation chez Marguerite-Marie ou chez Sade ? La ci-devant Alacoque est plus étonnante à table – si l’on peut dire – que le citoyen marquis. En fait de sang d’une prépubère aux babines, Sade n’a de traces, aux commissures des lèvres, que laissées par le cacao de ses pâtisseries préférées. On ne peut en dire autant des marques brunes qui auréolent la bouche de la sainte…

La tête dans les nuages, oublieux de ses voisins ogres par le verbe, midinettes par la pratique, Charles Fourier plaide pour une poétique de l’aliment : copulation des étoiles pour produire des fruits, guerres gastrosophiques, dialectique du petit pâté et rhétorique du vol-au-vent, l’utopiste délire autant dans les cuisines que dans les usines. Préoccupé par une Harmonie mythique, le penseur n’oublie pas la nourriture dans sa volonté de quadriller le réel sous tous ses aspects. Fanatique de plantes vertes au point d’habiter un appartement transformé en serre – le plancher de son domicile était recouvert de terre –, le philosophe du nouvel ordre mettra autant de conviction à développer ses thèses gastronomiques qu’à préciser sa pensée politique ou les détails de l’économie politique. Il est vrai que la gastrosophie est une science pivotale. À l’actif de Fourier, il faut mettre son authentique souci de modifier le rapport au corps : déculpabiliser a été son objectif majeur. Son désir prioritaire était la jouissance en utopie. L’Harmonie est la forme politique donnée à l’allégresse.

Le nez dans les étoiles, Fourier ne verra pas Nietzsche qui chemine presque comme un tâcheron. Plusieurs heures quotidiennement – jusqu’à dix par jour. Il connaît par cœur le chemin qu’il utilise. Sa vue est trop mauvaise pour qu’il puisse faire confiance à l’improvisation. Les chemins de montagne sont dangereux. Le rapport de Nietzsche aux aliments dit tout le rapport du philosophe et de l’homme au monde. Il a produit une superbe œuvre dont nombre de thèses s’enracinent toutefois dans le ressentiment : désireux d’une compagne ou d’un ami, déçu par son attente insatisfaite, il se lance dans des diatribes misogynes et misanthropes. Zarathoustra invitera à prendre le fouet à chaque visite faite aux femmes, mais son maître et créateur interviendra auprès des autorités pour qu’une femme puisse soutenir une thèse de doctorat alors qu’à l’époque cela leur était interdit. De même confiera-t-il à quelques relations épistolières féminines telle ou telle idée – songeons à Malvida von Meysenburg. Il en ira de même avec l’amitié si vilipendée par Zarathoustra, si vécue par Nietzsche : sans Gast jamais il n’y aurait eu de grand œuvre nietzschéen à cause de la vue déplorable du penseur. Peter Gast lira, relira, corrigera, établira les manuscrits définitifs envoyés à l’auteur, il accueillera Nietzsche à Venise, lui viendra en aide à chaque fois qu’il le faudra. De quoi s’agit-il si ce n’est d’amitié ? Il n’empêche, toute forme de relation privilégiée est vue par lui comme une prison. Faut-il un autre exemple ? Le succès attendu en vain sera générateur du ressentiment qui lui fera dire qu’il écrit pour les générations futures, le siècle à venir. De la nourriture on peut faire la même remarque : il refuse la lourdeur germanique et la nourriture afférente, mais c’est pour mieux se jeter dans les pratiques incohérentes où il fantasme la gastronomie piémontaise. Préoccupé par la danse et le pied léger, il affectionne les viandes en sauce et les pâtes, puis se confine dans la pratique des charcuteries maternelles…

Marinetti pousse la conséquence plus loin. La théorie futuriste est accompagnée d’une pratique. Les banquets marinettiens ont authentiquement eu lieu : œuvres d’art kitsch, mises en scène baroques, ils sont de vigoureux plaidoyers pour une volonté énergique de mettre en forme le réel à partir de l’instant pur, débarrassé des scories passéistes. La gastronomie futuriste invite à la révolution culinaire, même si, ici comme ailleurs – loi du genre –, la révolution se transforme en réaction. Là encore les lois qui régissent l’histoire gouvernent l’épopée nutritive. L’histoire de l’alimentation, c’est l’Histoire tout court. La détermination d’une sensibilité gastronomique, d’un comportement nutritif, c’est la détermination d’une sensibilité et d’un comportement tout court.

Avec Sartre, enfin, la nourriture désigne le philosophe comme l’éternel ennemi de son corps. Rivalisant ici d’alcoolisme avec un ingénieur russe à Tachkent, ou là avec Hemingway au Ritz, Sartre finit, ailleurs, par cuver son vin dans le canot de sauvetage du bateau qui l’emmène du Havre à New York. Au Japon, alors qu’il goûte de la dorade crue ou du thon sanguinolent, il finit le repas en vomissant. À Bruay-en-Artois, chez un mineur mao, il dîne d’un civet de lapin qui lui déclenche une crise d’asthme de deux heures. Au Maroc, il souffre cruellement du foie après l’ingestion de cornes de gazelle, de pastilla, de méchoui, de poulet au citron et de couscous [241]. Puis, c’est pour avoir avalé un tube d’Ortédrine qu’un soir il connaîtra la surdité pendant plusieurs heures. Laissons-le à ce silence salvateur et méfions-nous de ces philosophies qui rendent sourd…

Nourriture pour le néant et l’éternité, les hommes sont voués à ingérer et à être ingérés. Métaphore alimentaire, la mort n’est qu’une des nombreuses versions de l’oralité. Les psychanalystes auraient beaucoup à dire sur les polarisations gastronomiques : fixation sur un stade, jouissance buccale, substitut culturel et socialement acceptable du sevrage, sublimation marquée au coin de l’éphémère. Les psychiatres auraient à analyser l’anorexie et la boulimie pour y découvrir l’avers et le revers d’une même obsession à mal saisir le monde. Ils distingueraient péremptoirement le normal et le pathologique, les déviances de la bouche, ses bons et mauvais usages. Les économistes diraient – avec les historiens – la géographie poétique des condiments, les trajets des sucres et des caviars, l’épopée du sel. Au passage ils en tireraient une théorie. De la maîtrise des sphincters au billet de banque, du papier-monnaie au coquillage précieux. Péripéties mythologiques. Manquent un Lewis Carroll ou un Lucien de Samosate. Les sociologues diraient – avec Bourdieu – les préférences plébéiennes (lourd-salé-gras) et les élections bourgeoises. Les gastronomes diraient les fumets, les couleurs et les saveurs, la sapidité et le caractère fondant, moelleux. Mais les théologiens diraient l’un de leurs sept péchés capitaux.

Alors le philosophe pourrait inviter à éradiquer le sacré, à anéantir les volontés de renoncement et d’ascèse si bien intégrées. La sagesse dionysienne dirait l’impertinence de l’éloge séculaire de la frigidité à mettre au compte du christianisme. Un savoir athée est une sapience esthétique. La confusion d’une science de l’agir et de l’art de vivre invite à cette diétét (h) ique soucieuse d’eudémonisme. Destinée à la putréfaction et à l’éclatement en fragments multiples, la chair n’a de destin que dans l’antériorité à la mort. Le mésusage du corps est une faute qui contient sa sanction en elle-même : on ne rattrape pas le temps perdu.

 

Fin