III

Rousseau Ou La Voie Lactée

S’il fallait une figure emblématique du renoncement en matière de gastronomie, ce serait sans coup férir Jean-Jacques Rousseau. De même, s’il était possible d’entendre par insensé dépourvu de sens et de sensations, le citoyen de Genève serait cet homme-là. Sa chair considère l’aliment, parce qu’il est le seul moyen d’entretenir la vie. Autrement, gageons que Rousseau ferait fi de la nourriture sans grand désagrément.

On sait l’obsession du philosophe à critiquer la modernité, son temps et, corrélativement, son goût pour une humanité naturelle qui n’est rien moins que mythique. Le Discours sur les sciences et les arts est l’un des textes les plus dignes de figurer dans une anthologie des écrits obscurantistes : critique du commerce, des mœurs, du luxe, des activités intellectuelles, de la philosophie et de ce qui, globalement, de près ou de loin, relève de la culture. Au sommet de sa lucidité, Rousseau fustige l’imprimerie – « l’art d’éterniser les extravagances de l’esprit humain [50] : – et stigmatise « les désordres affreux (qu’elle) a déjà causés en Europe [51] ».

Toujours en verve, il attaque la philosophie – « vains simulacres élevés par l’orgueil humain » – et la place en clé de voûte à une généalogie de la décadence : « À mesure que le goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus [52]. » En face du philosophe, la figure de vérité est manifeste : c’est celle de l’agriculteur, du laboureur [53]. Contre l’époque, Rousseau propose un modèle réactionnaire, parce que inspiré du passé : la rusticité primitive, celle d’avant la civilisation qui corrompt tout. La vertu réside dans la simplicité, le travail manuel, la pauvreté, l’ignorance : « Le beau temps, le temps de la vertu de chaque peuple, a été celui de son ignorance [54]. »

L’agriculture contre la culture. L’idée fera son chemin. Le discours est sommaire, le mot d’ordre n’est pas loin. Avec Rousseau, la pensée du ressentiment prend corps : le progrès des arts est proportionnel à la décadence de la cité. Supprimer l’inutile, réaliser le nécessaire : Sparte contre Athènes. Pour compléter le portrait, Rousseau se fait l’auteur de la maxime la plus sotte de tous les temps : « L’homme est naturellement bon [55] », puis, corrélation obligée, la Nature est le principe fécond, riche et vrai.

Faudra-t-il s’étonner de lire chez pareil philosophe une critique en règle de la gastronomie ? Certes non. L’œuvre entière est une preuve de l’impuissance fondamentale de son auteur à un gai savoir quelconque, donc alimentaire. L’apologie des racines est digne du fanatique Spartiate. Le ragoût devient le plat typique de la décadence. Le goût pour le militaire lacédémonien ne fait pas l’ombre d’un doute chez le penseur : la rusticité est la vertu première du va-t-en-guerre.

La thèse sommaire qui fera tant tache d’huile est que « la nature a voulu (nous) préserver de la science [56] » – en quelque sorte que la simplicité originelle est l’antithèse d’une science du goût, d’une gastronomie. Rousseau développe une théorie Spartiate – Nietzsche dirait plutôt socialiste, ou chrétienne – de l’aliment.

Gastrosophe socialiste, Jean-Jacques donne dans le populisme tant et si bien qu’on croirait lire l’argumentation plébéienne type en matière de nourriture ; le luxe des villes et des bourgeois est la raison de la pauvreté des campagnes et des paysans : « Il faut du jus dans nos cuisines ; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables ; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont pas de pain [57]. » Le luxe est l’instrument de la paupérisation. Voltaire exclu, c’est une idée fixe du siècle des Lumières.

Le principe archétypal du Discours sur les sciences et les arts est que « tout est source de mal au-delà du nécessaire physique [58] ». Cet adage vaut pour l’alimentation et le reste. Nietzsche jubilerait : il y a là l’une des maximes du renoncement judéo-chrétien relayé par le socialisme naissant. Manger est un impératif de survie, non de jouissance. L’exégèse des lieux communs aura bientôt à s’occuper du : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger. » Gare au péché de gourmandise !

La civilisation a étouffé le naturel en nous : découvrir la simplicité, savoir en quoi consiste une vie naturelle, une alimentation saine ne sont pas choses évidentes. Dans l’hypothèse de l’état de nature, l’homme s’alimente de façon correcte parce qu’il fait confiance à son intuition et que celle-ci ne saurait être trompeuse. À l’époque – mythique – « les productions de la terre lui fournissaient tous les secours nécessaires, l’instinct le porta à en faire usage [59] ». Son premier soin était de se conserver.

L’évolution se réalise toutefois. Rousseau isole des changements dans la conformation humaine, des modifications de comportements, des usages nouveaux des membres ou des aliments [60]. Bien que prolifique et généreuse, la Nature se fit difficile et inaccessible – pour quelles raisons d’ailleurs ? « La hauteur des arbres, qui l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s’en nourrir [61] » et nombre d’autres ennuis obligèrent l’homme à une adaptation. D’où la naissance de l’agilité, de la force et de la vigueur.

Silencieux sur le moteur de l’évolution qui conduit tragiquement à l’irrémédiable – la civilisation –, le philosophe décrit la nature dialectique du mouvement qui conduit à l’élaboré. La rudesse des saisons, la disparité des climats, les impératifs géologiques et géographiques incitent à l’initiative : les hommes qui vivent près des rivières inventent l’hameçon, la pêche, et se rendent maîtres et possesseurs des cours d’eau, des lacs, des étangs et des mers. Ils « devinrent pêcheurs et ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches, et devinrent chasseurs et guerriers ; (…) le tonnerre, un volcan ou quelque heureux hasard leur fit connaître le feu. (…) Ils apprirent à conserver cet élément, puis à le reproduire, et enfin à en préparer les viandes qu’auparavant ils dévoraient crues [62] ». Retenons que le cru est un fait de nature et le cuit un fait de civilisation. Rousseau saura l’oublier pour les besoins de sa démonstration. Nul doute : chez le penseur suisse, l’évolution peut se lire de manière alimentaire : de la cueillette à la pêche et à la chasse, du cru au cuit, des baies aux poissons et viandes crus, puis apprêtés. Le comportement se transformera au fur et à mesure que les modes alimentaires se succéderont. D’une généalogie alimentaire du réel.

Toujours aussi affligé de mutisme quand il s’agit de dire pourquoi une Nature parfaite et bonne est condamnée à évoluer vers l’imperfection et le mal, Rousseau brosse un tableau hypothétique d’une origine de la civilisation. Le nomadisme fait place à la sédentarité, la famille remplace les individus solitaires. Le groupe est né, et avec lui une nouvelle approche de l’aliment. L’homme devient l’instrument de la quête alimentaire, la femme reste au foyer, garde les enfants et prépare les aliments. Dans cette division primitive du travail, le mâle persiste dans un nomadisme d’occasion, la femelle est condamnée à la sédentarité absolue. Les sentiments évoluent, le langage fait son apparition, l’organisation rationnelle de l’intersubjectivité est en germe. L’inégalité approche. Le virage tragique est effectué avec l’invention de la métallurgie et de l’agriculture. Les premiers instruments forgés permettent la culture des « légumes ou racines » autour des habitations.

La nourriture joue un rôle non négligeable dans l’économie rousseauiste du réel. Les activités afférentes à la nourriture – exigence vitale – relèvent de castes : les hommes qui travaillent la terre. Alors qu’ici on produit l’outil, là on produit – à l’aide dudit outil – de quoi assurer la subsistance. Les uns sont à même de produire un superflu. Le désir d’excès est fondateur de l’inégalité. La volonté d’abondance alimentaire est le ferment de décomposition introduit dans l’histoire. La peur du manque nutritif est le principe du négatif. Une économie de pénurie ne poserait pas ce genre de problème. La logique du manque entraîne une compensation dans la surproduction qu’il faut gérer, d’où la propriété, car le stockage.

La faim est donc bien l’argument moteur du réel : c’est elle qui conduit les animaux au combat, à l’entre-déchirement, c’est elle qui mène les hommes à compliquer une existence originellement parfaite. Des fruits sauvages cueillis à même les haies et les fossés aux légumes produits en nombre et emmagasinés, il y a tout le trajet qui conduit de l’errance à l’enracinement. La nourriture de l’errance est simple, saine, naturelle, sa tendance est à la naïveté. Celle de la sédentarité est compliquée, artificielle, malsaine, sa dérive est à l’élaboration gratuite. Rousseau n’aura de cesse d’opposer ces deux logiques pour souhaiter un renouveau de la nourriture des origines. C’est tout le sens de sa critique exacerbée de la gastronomie, science du superflu, de l’inutile et du luxe, argument de la décadence et de la perversion du goût. Il ira jusqu’à écrire : « Il n’y a que les Français qui ne savent pas manger, puisqu’il leur faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables [63]. » Que signifie donc savoir manger pour Rousseau ?

La réponse est simple : savoir manger, c’est consommer simple et rustique, n’accepter que les mets ne nécessitant aucune préparation, ou tout du moins un apprêt minimal. Pour illustrer son propos, Rousseau compare et oppose la table d’un financier à celle d’un paysan. Le menu du terrien : du « pain bis (…) [qui] vient du bled, recueilli par ce paysan ; son vin est noir et grossier, mais désaltérant et sain, et du cru de sa vigne [64] ». L’authenticité est signalée par l’économie des transactions entre le lieu qui produit les aliments et la table où ils sont consommés. Le transfert du producteur au consommateur est la seule opération susceptible d’être tolérée. On ne sait ce que fut le repas de l’homme d’argent. Tout du moins peut-on l’imaginer lorsque le précepteur d’Émile pose un matin cette question à son élève idéal : « Où dînerons-nous aujourd’hui ? Autour de cette montagne d’argent qui couvre les trois quarts de la table, et de ces parterres de fleurs de papier qu’on sert au dessert sur des miroirs ? Parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marionnettes, et veulent que vous ayez dit ce que vous ne savez pas ? Ou bien dans ce village à deux lieues d’ici, chez des bonnes gens qui nous reçoivent si joyeusement, et nous donnent de si bonne crème ? » Émile choisira l’excellence : les « ragoûts fins ne lui plaisent pas (…) et il aime fort les bons fruits, les bons légumes, la bonne crème et les bonnes gens [65] ». Du menu, on ne saura rien, si ce n’est que la cuisine des riches se distingue tout particulièrement par les soins qu’elle nécessite, la préparation, l’arrangement. Elle ne vaut pas tant par ce qu’elle est que par ce qu’elle représente : le souci d’un raffinement, d’une composition harmonieuse.

Alors que Voltaire invite ses complices épistoliers à lui rendre visite pour goûter « un dindon aux truffes de Ferney tendre comme un pigeonneau et gros comme l’évêque de Genève », du pâté de perdrix, des truites à la crème et du vin fin [66], Rousseau vante les mérites du laitage, des fruits et des légumes. En matière de mise en scène des repas, il donne dans le champêtre et sacrifie aux joies du pique-nique. L’idéal est d’arranger la dînette « près d’une source vive, sur l’herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d’aulnes et de coudriers (…) ; on aurait le gazon pour table et pour chaise, les bords de la fontaine serviraient de buffets et le dessert pendrait aux arbres [67] ».

L’Eden, en quelque sorte, la fin du nécessaire au repas : tables, chaises et autres ustensiles.

En matière de convives et de personnel, Rousseau limite les politesses : « Chacun serait servi par tous », on inviterait le paysan qui passerait à proximité, l’outil sur l’épaule, en route pour son travail. Eden communautaire cette fois-ci. Le philosophe n’exclut pas de se faire inviter aux mariages des alentours : « On saurait que j’aime la joie et j’y serais invité [68]. » Les si jolies chansons habituellement assenées lors de ces banquets égaieraient la partie…

Plébéien dans l’âme, Rousseau écrit dans les Confessions : « Je ne connais pas (…) de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sûr de me bien régaler. » Dans le détail, il précise : « Mes poires, ma Giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches me rendaient le plus heureux des gourmands [69]. »

Diététicien averti, et désireux de plier l’homme à son désir en partie par la médiation de l’aliment, Rousseau sait qu’un type d’alimentation produit un type d’homme. Il développe cette idée dans la Nouvelle Héloïse : « Je pense, écrit-il, qu’on pourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans le choix des aliments qu’ils préfèrent. Les Italiens qui vivent beaucoup d’herbages sont efféminés et vous tous, autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emporté dans la colère, aime à la fois l’un et l’autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Français, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie à tous les caractères [70]. » On retrouve cette idée – l’homme est ce qu’il mange – dans les Confessions où Rousseau voit dans la diversité des nutritions la cause de la diversité des peuples. Dans sa volonté de gérer le réel, le philosophe a pensé à élaborer « un régime extérieur qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu [71] ». Parmi les domaines promus efficaces dans le projet : les climats, les saisons, les sons, les couleurs, les bruits, les éléments, l’obscurité, la lumière, le bruit, le silence, le mouvement, le repos et, bien sûr, les aliments – ce que Nietzsche appellera la casuistique de l’égoïsme –, car « tout agit sur notre machine et sur notre âme par conséquent [72] ».

Voilà donc souhaitée une pédagogie de l’aliment. L’Émile est le lieu théorique où s’élabore cette technique de la nutrition comme invitation à un social nouveau, sain, débarrassé des scories d’une civilisation décadente. Soucieux de théoriser une pédagogie que sa décision de mettre ses cinq enfants à l’assistance publique ne lui aura pas permis de pratiquer, Rousseau commence par vanter les mérites de l’allaitement – de la mère, ou d’une quelconque autre femme, pourvu qu’elle soit saine. Le lait est l’aliment par excellence. Faut-il rappeler sa symbolique ? Certes non…

La Nature pourvoit aux besoins de l’enfant, et « dans les femelles de toute espèce, la nature change la consistance du lait selon l’âge des nourrissons [73] ». L’alimentation de la nourrice sera saine : une paysanne est préférable, car elle mange « moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville ; ce régime végétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants. Quand elles ont des nourrissons bourgeois, on leur donne des pot-au-feu, persuadé que le potage et le bouillon de viande leur font un meilleur chyle et fournissent plus de lait. Je ne suis point du tout de ce sentiment, écrit Rousseau, et j’ai pour moi l’expérience qui nous apprend que les enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers que les autres [74]. » Pour argumenter, l’auteur précise que la viande est sujette à putréfaction, au contraire des aliments végétaux : « Le lait, bien qu’élaboré dans le corps de l’animal, est une substance végétale ; son analyse le démontre [75] », et le philosophe de donner des arguments de chimiste. Le lait des femelles herbivores est rempli des qualités qui font défaut à celui des femelles carnivores : il est doux, sain et bénéfique. Dans son apologie de la voie lactée, Rousseau vante les mérites du lait caillé. Il s’appuie, pour l’occasion, sur des récits de voyage qui rapportent l’existence de peuples entièrement nourris aux laitages. Enfin, dans l’estomac, le lait se caille et devient solide. Toujours en quête de preuves chez les scientifiques, Rousseau écrit que la présure avec laquelle on provoque le caillage est faite avec des substances en provenance du muscle digestif. La preuve est faite que le lait est un aliment, et qui plus est le plus simple et le plus naturel des aliments. Rousseau ne trouvera pas mieux, le reste est succédané.

Dans son assiette, le citoyen de Genève appréciait particulièrement les nourritures lactées. Il confesse « un goûter délicieux » avec des produits laitiers du Jura : « Des grus, de la céracée, des gaufres et des écrelets [76] », ainsi que deux assiettes de crème. Le philosophe commente : « Le laitage et le sucre sont un des goûts naturels du sexe et comme le symbole de l’innocence et de la douceur qui font son plus aimable ornement [77]. » Ailleurs, il écrit de Julie que « sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n’a jamais goûté de vin pur. D’excellents légumes, les œufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire [78] ». Les femmes, plus proches de la nature – donc du vrai – que les hommes, ont conservé un goût plus sain, moins corrompu par la civilisation. De l’avantage d’une misogynie prise à rebours…

Le goût sain, c’est le goût simple – celui des femmes contre celui des hommes. Il s’oppose aux saveurs fortes et puissantes auxquelles on ne prend plaisir que contraint et forcé par l’habitude. Il s’oppose aussi aux mets composés, aux mixtes. L’aliment miracle et emblématique du pur, du sain, du vrai, du naturel, c’est le lait. Le reste est corruption : « Notre premier aliment est le lait, nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes, d’abord, elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes et enfin quelques viandes grillées sans assaisonnement et sans sel firent les festins des premiers hommes [79]. » L’eau et le pain complètent cette saine triade. Le refus du sel doit signifier le refus des techniques nécessaires à sa production, donc le refus de la civilisation qui est en fait l’obsession rousseauiste.

Le goût malsain, c’est le goût composé, élaboré. Et l’on voit qu’aux yeux du philosophe est composé tout ce qui n’est pas utilisé dans sa forme naturelle. Le vin, bien sûr, et les liqueurs fermentées font partie de ces produits de la civilisation : fermentation, distillation, conditionnement. Beaucoup trop d’opérations pour des aliments. L’usage de l’alcool est une pratique civilisée et non eudémonique : « Nous serions tous abstèmes si l’on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans [80]. » Pas de boissons fermentées, pas de viandes non plus, car « le goût de la viande n’est pas naturel à l’homme [81] ». La preuve en est, aux yeux de Rousseau, l’indifférence des enfants à l’égard du régime carné et leur préférence des « nourritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. [82] ». Soucieux de préserver ce penchant au végétarisme qu’il voit naturel chez les enfants, Rousseau écrit : « Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif et de ne point rendre les enfants carnassiers : si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère [83]. » La cruauté est produite par l’ingestion de viandes : « Les grands scélérats s’endurcissent au meurtre en buvant du sang [84]. » Suit, en guise de preuve, une citation de Plutarque sur trois pages où les mangeurs de viande sont assimilés, ou comparés, à des dépeceurs de cadavres – l’argument est vieux, Pythagore en fut le parangon.

Toujours confiant en la science, Rousseau va chercher des arguments pour le végétarisme du côté de la physiologie : la configuration des dents, des intestins et des estomacs humains prouve l’adéquation du corps à l’alimentation non carnée. Or Rousseau commet une erreur élémentaire. Si l’aliment produit le corps et l’être, comme l’affirme le Genevois à plusieurs reprises, on peut déduire que c’est parce qu’il est végétarien que tel animal dispose de telle physiologie, et non l’inverse. Distinguant les mêmes dents et intestins chez les animaux frugivores et chez les hommes, Rousseau conclut à la parenté herbivore – et pacifique, par la même occasion.

L’équation rousseauiste est simple : carnivores-guerriers contre végétariens-pacifiques. Dans sa généologie de la civilisation, il va jusqu’à faire du passage de l’état de frugivore à celui de carnassier le moment du passage de l’état de nature à la civilisation : « Car la proie étant presque l’unique sujet de combat entre les animaux carnassiers, et les frugivores vivant entre eux dans une paix continuelle, si l’espèce humaine était de ce dernier genre, il est clair qu’elle aurait eu beaucoup plus de facilité à subsister dans l’état de nature, beaucoup moins de besoin et d’occasions d’en sortir [85]. » Mais pourquoi ladite espèce est-elle devenue carnivore culturellement plutôt que de rester végétarienne naturellement, si la Nature est à ce point pourvoyeuse de perfection ? Silence toujours embarrassé du penseur…

Une autre preuve du végétarisme naturel chez les hommes : les espèces qui se nourrissent de végétaux ont des portées moins fréquentes que celles qui s’alimentent avec des viandes. Les humains sont parmi les plus longs à porter leurs progénitures, la preuve est faite de leur collusion avec les herbivores.

Dans la logique de Rousseau, si le mouvement naturel est bon parce qu’il faut faire confiance à la dynamique de l’instinct, comment peut-on expliquer l’existence de peuples mangeurs de chair crue ? Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau accable les Esquimaux – « le plus sauvage de tous les peuples [86] ». Comment s’arranger d’une sauvagerie, donc d’une proximité maximale avec la nature, qui se caractérise par l’omophagie ? Diogène est le seul conséquent qui fait l’apologie du naturel mais ne commet pas d’impair logique : il justifie le cannibalisme et la consommation de chair crue qui sont des pratiques alimentaires à l’origine de notre humanité.

Dans sa critique de l’artifice, il ne comprend pas le feu : l’élément prométhéen par excellence, le symbole même de la civilisation est accepté par le philosophe qui voit en lui un moyen de procurer un plaisir à la vue, à l’odorat, au corps par la chaleur, une façon de réunir les hommes et de faire fuir les animaux [87]. Par contre, artifice majeur, Rousseau fustige la rationalisation de la production agricole qui permet tous les fruits et tous les légumes en toutes saisons. À la profusion des serres, il oppose le cours naturel des choses : chaque saison produit les aliments qui lui conviennent. Vouloir s’opposer de manière quasi divine au mouvement naturel d’une année, c’est produire l’irrationnel – et le défaut de qualité des produits : « Si j’avais des cerises quand il gèle et des melons ambrés au cœur de l’hiver, avec quel plaisir les goûterais-je quand mon palais n’a besoin d’être humecté ni rafraîchi ? Dans les ardeurs de la canicule, le lourd marron me serait-il agréable ? Le préférerais-je sortant de la poêle à la groseille, à la fraise, aux fruits désaltérants qui me sont offerts sur la terre avec autant de soins [88] ? » L’idée fixe du penseur est ici à l’œuvre : il évolue en plein fantasme de la virginité, de la pureté, de l’irénisme. D’un côté, la perfection – naïveté, innocence, fraîcheur initiale – et sa figure archétypale, le Paysan. De l’autre, l’imparfait – élaboré, compliqué, mélangé – et sa figure emblématique, le Bourgeois. La Nature contre la Civilisation, le Lait contre le Ragoût.

La théorie rousseauiste de l’aliment est spartiate, c’est celle du renoncement, de l’ascèse, celle des règles monastiques. Elle n’est pas sans signifier un dégoût de soi, un mépris du corps – prêt à être étendu à l’humanité entière – que partagent tous les diététiciens du défaut et du manque, plus suspects de gérer leur anorexie que soucieux d’une gastronomie entendue comme gai savoir préoccupé de légèreté et de jouissance.

Faut-il s’étonner de trouver dans la galerie des végétariens illustres des amateurs célèbres de sang et de chair fraîche ? Deux exemples d’herbivores célèbres : Saint-Just qui, lui aussi, était obsédé par la référence lacédémonienne. Dans ses Fragments d’institutions républicaines où, bien sûr, il fait la théorie de la liberté, un passage est consacré à l’alimentation des enfants. Au menu : pain, eau et laitages. Second végétarien célèbre : Adolf Hitler. Est-il utile de s’étendre ?