Toute cuisine révèle un corps en même temps qu’un style, sinon un monde : lorsque enfant il m’a fallu comprendre ce qu’étaient la pauvreté et les fins de mois de mes parents, ce sont les œufs ou les pommes de terre qui me l’ont signifié. Ou le manque de viande. À la table d’un père ouvrier agricole, le poisson était un luxe : il manquait d’à propos et ses vertus d’emplâtre étaient nulles. Le provincial ne dispose que du fruste et du sommaire : les aliments précieux, rares ou délicats s’absentent sans cruauté. Les féculents règnent en maîtres. Sur la table, le cidre dur, amer et presque imbuvable ne fait jamais défaut. Odeur de vinaigre. À la cave, il croupit dans des tonneaux qui contaminent tout d’un tenace goût de chêne ou de châtaignier. Les gouttes qui tombent presque en filet sur le sol de terre battue parfument les caves sombres et humides. Parfois, lorsque le cidre bouché était trop puissant, il débordait la bouteille et faisait sauter les bouchons de liège dans la pénombre. De fortes odeurs imprégnaient la terre qui conservait la mémoire du liquide. Les pommes faisaient crouler les branches des arbres. De temps en temps, elles ployaient tant qu’elles se brisaient et chutaient dans une herbe grasse, verte et tendre. On les retrouvait couvertes de rosée. Elles étaient destinées aux tartes Tatin, aux bourdins ou aux compotes. Pas de cannelle. Les épices sont les artifices de la ville. Couchés sur des tapis de purée de fruits, les quartiers faisaient une rosace. Du gothique au four. Quant à la crème, elle signait tous les plats : lapins ou morues, volailles et fruits.

Lorsque des caprices d’adultes me valurent la pension, il fallut rompre ma proximité avec les choses de la nature. Je ne pouvais plus goûter les mûres à l’époque de la rentrée des classes, ni croquer les pommes chapardées dans le jardin public. Je dus abandonner les noisettes et les fraises des bois, les châtaignes et les griottes. Je désertai les chemins creux, les fossés et les haies sauvages. J’oubliai le goût de l’herbe mâchée sous un soleil d’été, celui des vairons péchés dans la rivière ou des tanches sorties de l’étang, et frits à la poêle. Je perdis de vue les enfants de mon âge qui avalaient des vers de terre crus pour une cigarette ou des mouches pour une poignée d’infâmes sucreries à bon marché.

L’orphelinat me valut d’apprendre sous d’autres auspices qu’il n’y a pas d’alimentation neutre. Le goût de la liberté me manqua cruellement. Le réfectoire remplaçait la cuisine et les fumets de la maison furent supplantés par les effluves gras et lourds des laboratoires de collectivité. Je fis connaissance avec les gelées flasques et insipides, avec l’eau saturée de chlore et le pain calciné des apprentis boulangers de l’école. Les sauces figeaient dans les assiettes et l’on jouait à les retourner pour mettre à l’épreuve les filets coagulés des graisses qui s’accrochaient désespérément au Pyrex. Il fallut avaler des potages à la tomate et au vermicelle qui ressemblaient à des assiettes de sang frais. Il fallut manger des tranches de foie mal cuites et sanguinolentes. Il fallut ingurgiter les purées de pois cassés froides et les tranches de cœur élastiques. À quatre heures, les morceaux de pain sec s’arrachaient au pied d’un vaste récipient de plastique aux couleurs louches. La barre de chocolat était le seul luxe, bien qu’elle fût des plus abrasives. L’avantage du collège religieux est la messe : enfant de chœur dès sept heures trente on peut goûter entre le dentifrice et le café au lait une rasade de vin blanc ou quelques poignées d’hosties qu’on espérait non consacrées pour éviter la damnation. Parfois, la transgression aidant, j’en remplissais mon bonnet et les reversais dans mon bol de café au lait. Voir les rondelles de pain azyme fondre dans le liquide tiède et sombrer au fond du récipient stimulait l’imagination : sabordages ou immersions du monde, noyade du Christ mal inspiré d’avoir choisi la forme boulangère. Heureusement, les sorties du dimanche après-midi – en rang par deux – permettaient de grappiller dans la campagne les baies et fruits sauvages qui avaient conservé le goût de la liberté.

La pension se fit moins austère. Je quittai l’orphelinat aux odeurs mélangées de petits garçons et de prêtres célibataires pour le lycée dans ta ville voisine. Avec la sous-préfecture, je fis connaissance des laits parfumés aux saveurs les plus saugrenues auxquelles consentait avec amusement le patron du café. Je découvrais le jambon-beurre-demi resté depuis, dans mon esprit, comme la signature d’une nourriture hâtive. Je goûtais les premières crêpes avec les économies faites sur mes achats de librairie. J’offrais à mes premières petites copines des chocolats et des gâteaux dans le seul salon de thé de la ville. Je devais alors choisir entre les agapes pâtissières et les nourritures spirituelles : une note de salon de thé m’étranglait pour la quinzaine. Pour confiner au paradoxe, je trouvais drôle de lire La Faim de Knut Hamsun en attendant mes conquêtes au pied des vitrines sucrées.

L’adolescence exige la quantité et se moque quelque peu de la qualité. J’avalais un nombre incalculable de puddings fabriqués avec tous les reliefs de la pâtisserie – et de la boulangerie peut-être même… Le fort goût de sucre et les fruits confits en même temps qu’une grasse pellicule de sirop gélifié éteignaient les saveurs multiples devenues compactes. J’ajoutais un mixte de crêpes bretonnes sous cellophane et de chocolat à bon marché. Le volume primait toute autre considération gastronomique.

Les premières escapades nocturnes du dortoir nous invitaient à errer dans les rues de la petite ville à la recherche d’un café ouvert. À dix heures du soir, en plein hiver, nous toussions en avalant de travers nos premiers alcools forts ; le cointreau avait ma faveur. Le bar de la mère d’un de mes compagnons de fortune fut régulièrement mis à contribution. Elle avait la bonne idée de travailler pendant nos heures de liberté.

Avec l’Université vint l’époque des ivresses gratuites. J’ai le souvenir d’une bacchanale au cognac avec un étudiant en philosophie qui partageait avec moi le même ennui morne lors des deux heures hebdomadaires d’épistémologie. Abandonnés au campus en pleines vacances de Noël, en rupture de ban avec nos familles respectives, nous avions liquidé à deux une bouteille subtilisée dans une grande surface de la ville. Le geste était politique, bien sûr, car nous ébranlions ainsi les fondements de la société de consommation… Après avoir rempli nos verres à dents de cinq ou six morceaux de sucre et recouvert le tout par l’alcool infâme et brûlant, puis plusieurs fois répété l’opération, nous avons sombré très rapidement dans une inconscience qui dura de longues heures – et qui frisa le coma éthylique… La nourriture des restaurants universitaires faisait le quotidien et ajoutait à nos misères. Sardines, cassoulet, bananes.

Les premiers succès de faculté furent le prétexte à des fêtes moins primaires, plus stylées. Je pris goût au bourgogne que j’aime pour ses parfums de terre ou de cuir et aux vins d’Alsace adorés pour leurs bouquets rafraîchissants et leurs saveurs de fruits jaunes. Le jeu des températures, des années et des mariages avec les plats me séduisit. Quelques bonnes et rares bouteilles réservées aux succès particulièrement mérités firent l’objet de souvenirs précieux. Une thèse avec mention prit toute sa valeur quand elle fut l’occasion d’un aloxe-corton millésimé et d’un repas exceptionnellement soigné.

Avec le temps, je suis devenu sédentaire. Le nomadisme estudiantin n’eut qu’un temps. Les chambres d’université firent place aux pièces remplies de livres et de disques. Les cassoulets ou choucroutes mangés dans leurs boîtes en fer-blanc furent remplacés par des plats cuisinés à mon goût, inventés par mes soins. En dix années de vie sage, je compte dix années de cuisine au jour le jour.

Je connus, avec un ami libraire, un trait d’union entre les livres et la nourriture. Ancien cuisinier, esthète et homme d’une grande saveur, il cachait son passé sous une exquise pudeur. Avant d’avoir opté pour le métier des livres, il avait été cuisinier à Paris. Je lui dois des souvenirs de gâteaux au chocolat et de vins exceptionnels en même temps que de gestes d’une amitié infinie : alors que, lycéen, j’étais sans le sou, il m’avait à plusieurs reprises fait cadeau de quelques livres – un Rivarol ou un Maurras dans une belle édition. De même me fit-il présent de trucs pour ne jamais manquer telle sauce ou réussir telle opération délicate au fourneau.

J’étais devenu professeur de philosophie. La maladie l’a vite emporté, trop vite. Il est resté pour moi l’intime mélange d’une sagesse un peu bourrue et d’une stupéfiante faculté de goûter. Ses bons vins et ses bons plats étaient toujours servis près de bons livres ou de belles gravures – Durer ou Rembrandt –, toujours accompagnés de bons mots. Il était le parfait amphitryon de Grimod de La Reynière.

Son absence m’est douloureuse. Souvent, devant mes casseroles, je pense à son sourire et à ses conseils, à ses sauces et à son chocolat. Je continue de cuisiner, mais ses secrets et petits trucs me manquent depuis longtemps. Quand les premières violettes fleurissent, je ne manque pas d’aller sur sa tombe.

Quelques voyages à l’étranger ont été pour moi l’occasion de goûter des géographies, d’avaler des terres et des ciels, d’apprécier des fumets et des saveurs marqués au coin des régions et des coutumes. Dans les montagnes du Caucase, en Géorgie soviétique, des sacrifices animaux dignes d’Homère et des bûchers grecs m’ont mis en présence d’étranges cuisines où pigeons et moutons, coqs et poules nageaient dans d’immenses récipients remplis d’eau que des bulles venaient troubler en surface. La viande sanguinolente est partagée avec les passants en même temps qu’elle accompagne un vœu pieux qui n’a de chance de se réaliser qu’après les opérations conviviales. Les légumes sont plongés dans des marmites où bouillonnent les abats, et les enfants jouent, le front marqué d’une croix de sang. En Azerbaïdjan, sur un petit marché local encombré de pommes vertes et de poires dures comme de la pierre, j’ai goûté d’étranges colliers fabriqués avec des noisettes ou des cerneaux de noix enfilés sur une mince ficelle et plusieurs fois trempés dans un mélange épais de sucre et de jus de raisin. Cette opération permet de cristalliser le soleil et constitue une onctueuse pellicule raisinée. Au bord du lac Sevan, en Arménie, j’ai goûté l’ichkan, sorte d’omble chevalier qu’on ne trouve qu’en ces eaux de montagne. Comme pour mieux interdire un plaisir rare, la cuisine locale pane et frit le poisson dont la saveur est masquée par l’huile chaude. Du mystère, rien ne percera. Il aurait fallu une vapeur respectueuse des parfums qui trouble à peine la chair pour en livrer la délicatesse et les arcanes. À Leningrad, austère cité bardée de bleus acier et de gris plombés, le caviar est sans nom. Le gris perlé de cette folie pareille à l’ambre fond dans la bouche comme mille mers mélangées. Ailleurs, à Copenhague où j’allais sur les traces de Kierkegaard, les couleurs de la Baltique saisissent les poissons fumés ou marinés qui abandonnent parcimonieusement les saveurs sous l’aigreur des condiments. À Barcelone, j’eus l’impression en buvant l’horchata – une boisson à base d’orge – d’avaler des champs entiers de céréales gagnés par le froid. À Rome, je visitai les étonnants glaciers de la place Navone : Tre Scalini, Giolitti, Fiocco di Neve, ceux du quartier du Panthéon ou de la rue des Offices-du-Vicaire. À l’ombre d’un soleil qui déversa sa chaleur sur Lucrèce et Marc Aurèle, on peut goûter une glace à la violette, aux champignons, aux carottes, aux pétales de rose et à une multitude d’autres parfums. À Genève où je traquais Voltaire et Rousseau, j’ai bu des vins du Vaudois ou le fendant du Valais. À Venise, j’ai mordu les fruits vendus sur le marché qui borde le Grand Canal : ils paraissent gorgés de l’eau et du ciel avec lesquels on fabrique la seule ville qui soit en tout une œuvre d’art. Et partout ailleurs en France, j’ai rencontré les spécialités en même temps que l’âme des lieux et des paysages : je n’ai pas traversé le Périgord sans goûter le confit, les pommes de terre sarladaises ou le gâteau aux noix, la Bretagne sans avaler quelques huîtres sur les quais de Cancale, les Vosges sans essayer les mélanges de fromages cuits fabriqués chez l’habitant pour accompagner les pommes de terre à l’eau, la Provence sans manger les ratatouilles qui accompagnent les poissons grillés, les Pyrénées sans me réjouir d’un ragoût de sanglier préparé par l’épouse du chasseur…

Voir un pays ne suffit pas, il faut aussi l’entendre et le goûter, s’en pénétrer par tous les pores de la peau. Le corps est la seule voie d’accès à la connaissance. Grimod de La Reynière a fort bien montré qu’il n’y a de géographie sans ennui que gourmande.

Les dégoûts de l’existence s’évaporent lorsque l’on se retrouve, entre amis, autour d’une table. Je suis familier de quelques-unes qui toutes répètent à l’envi qu’une gastronomie, c’est un style : il y a l’amie lunaire qui calcine ses pigeons, celle, originale, qui acclimate tous les continents à ses fourneaux – ainsi des fondues chinoises ou des poissons crus japonais –, celui qui, Parisien converti à la campagne, s’est fait le spécialiste des viandes en sauce – du navarin au bœuf carottes. Il y a aussi l’amie têtue qu’un mode d’emploi de boîte de conserve déroute et qui s’évertue à manquer les recettes les plus simples, ou celui qui fabrique ses plats comme des jardins zen ou des architectures soviétiques. L’un préfère le vin de paille, l’autre le cru périphérique d’un grand bourgogne. L’un arrose le tout de cidre ou de poiré, l’autre, élu local affilié à un parti plutôt tourné vers l’Est, accompagne ses foies gras de Hongrie avec des vins imbuvables des différents pays de la communauté soviétique. Et combien de confits mijotés au micro-onde et de poissons presque lyophilisés par trop d’ardeur sur les brûleurs…

Pour effrayer tout ce monde-là, il m’est venu l’impertinente et mauvaise idée d’un infarctus en fin d’année 1987. Ce trait d’esprit n’est pas sans pertinence, puisque c’est à ce délire des vaisseaux que je dois les pages qui suivent. Tous furent étonnés : les statistiques ne m’avaient pas prévu, on trouvait l’insolence plutôt saugrenue. Un infarctus à vingt-huit ans…

Entre deux électrocardiogrammes, une piqûre de Calciparine et une prise de sang, le destin se manifesta sous la forme d’une diététicienne aux allures d’anorexique. Austère et d’une maigreur peu avenante – signe toutefois de conscience professionnelle –, elle me fit un cours ennuyeux sur le bon usage d’une nourriture pour moine du désert. La veille de l’accident cardiaque, un repas à six ou sept m’avait permis de confectionner une épaule d’agneau aux pleurotes et céleri. Et il me fallait faire mon deuil de tout cela pour me lancer à corps perdu dans le régime hypocalorique, hypoglycémiant et hypocholestérolémiant. Autant d’invitations à troquer mes livres de cuisine contre un dictionnaire de médecine ou un Vidal. Pâle et chétive, la fonctionnaire des calories me fit une conférence sur les mérites des crèmes allégées, des laits écrémés et des cuissons à l’eau. Fi des sauces pétillantes et des liaisons farineuses ! Il fallait me convertir à l’herbe et aux légumes verts… Dans un sursaut d’héroïsme je déclarai, comme pour faire un mot avant le trépas, que je préférais mourir en mangeant du beurre qu’économiser mon existence à la margarine. Psychologue en diable, mais piètre dialecticienne, elle s’écria, au mépris de toute logique élémentaire, que le beurre et la margarine, c’était la même chose. C’était trop peu de rhétorique… Puisqu’elle excellait plus dans l’oligo-élément que dans la dialectique, je lui dis, du fond de mon lit, que je préférais le beurre… puisque c’était la même chose. Las ! L’affaire tournait au vinaigre. Elle déclara m’abandonner à l’obésité – je venais de perdre sept kilos –, au cholestérol, à la mort prochaine. Elle remballa ses fausses recettes de fausses sauces pour de faux plats et me laissa mariner en secteur post réanimation.

Quelque temps après la diététique des centres hospitaliers et de réadaptation, je retournais à la vie normale… donc aux cuisines normales. Pour préparer à ma diététicienne retorse un plat à ma façon, il me vint à l’esprit qu’un ensemble de recettes pour un gai savoir alimentaire ne serait pas de trop. Il fallait au gendarme une leçon d’hédonisme. C’est pourquoi ces pages existent. Elles ne lui sont pas dédiées…