IV

Kant Ou L’éthylisme Ethique

LA trentaine passée, Emmanuel Kant s’abreuva tant dans l’un des cafés qu’il fréquentait avec habitude et modération qu’il ne put retrouver son domicile sis Magistergasse à Königsberg [89]. Chaque soir, il jouait au billard et aux cartes, chaque midi, il prenait un verre de vin. Jamais de bière. Il était l’ennemi déclaré du breuvage national prussien, « un poison lent, mais mortel [90] », qu’il percevait comme l’une des causes les plus importantes de mortalité et… d’hémorroïdes. Imaginer Kant amateur d’estaminet n’est pas sans étonner. Le piétiste austère, rigoureux, le philosophe ardu et exigeant n’en était pourtant pas moins un buveur et un mangeur averti, au point que son ami le conseiller secret von Hippel lui disait souvent en plaisantant : « Vous écrirez bien encore, tôt ou tard, une critique de la cuisine [91] ? » Hélas ! il n’y eut pas de Critique de la raison gastronomique. Là même où le penseur analyse le goût – dans sa Critique de la faculté de juger –, il ne laisse aucune place à la nourriture.

Lorsqu’il fait la théorie des sens, il détermine ceux qui sont supérieurs et objectifs – le toucher, la vue et l’ouïe – et ceux qui sont inférieurs et subjectifs – l’odorat et le goût [92]. Le nez et le palais sont les organes des fonctions sans noblesse, car « la représentation qui se fait par eux est plus celle de la délectation que de la connaissance des objets extérieurs [93] ». Par l’odorat et le goût, la connaissance ne se fait pas universellement, mais particulièrement, relativement à un sujet – d’où les distorsions perceptives. Le sens du goût « consiste dans le contact de l’organe de la langue, du gosier et du palais avec les objets extérieurs [94] ». Soit. Mais Kant omet d’intégrer l’imagination, la mémoire et l’entendement dans ce processus complexe qu’est la production d’une saveur et d’un jugement de goût buccal. Sans mémoire des saveurs, des mélanges, sans imagination analytique et synthétique, sans saisie globale et particulière par l’entendement, il ne saurait être question de goûter. Et Kant le sait.

L’odorat, précise-t-il, est moins social que le goût qui « favorise la sociabilité à table [95] ». De même, il prévient des saveurs à venir. Kant parle de « l’agrément procuré par l’ingestion ». Mais simultanément l’odorat est une logique solitaire. Sentir, c’est sentir la même chose que tout le monde, en même temps : c’est une nécessité qui « oblige les autres personnes, qu’elles le veuillent ou non, à en partager l’apport ; de ce fait contraire à la liberté [96] », alors que le goût permet une jouissance plus grande parce qu’il autorise le choix, l’élection, la prise en considération des préférences, « le convive pouvant ici choisir selon son agrément entre nombre de plats et bouteilles sains que les autres se trouvent contraints d’y goûter [97] ». L’autonomie ainsi préservée, la convivialité s’en trouve magnifiée : parce que logique solitaire, le goût est le sens de la convivance.

L’exercice du goût est solitaire et subjectif : « Plaisir et déplaisir ne relèvent pas de la faculté de connaître en regard des objets, ce sont des déterminations du sujet, ils ne peuvent ainsi être imputés à des objets extérieurs [98]. » Kant préfère les sens qui permettent un jugement universalisable, condition de possibilité d’accéder au Vrai, au Juste ou au Beau. Le goût n’autorise que des jugements de valeur relatifs au goûteur, ce qui ne peut satisfaire le philosophe préoccupé d’une science de l’universel et peu soucieux de théoriser le particulier dont il n’y a pas de science possible. Goûter et sentir ne sauraient faire l’objet d’une théorie critique, c’est pourquoi une Critique de la raison gastronomique ne peut pas avoir été envisagée par Kant lui-même – contrairement à ce qu’affirme son biographe soviétique Arsénij Goulyga [99].

La seule critique possible, pense le philosophe, en matière de goût est celle qui concerne les sensations supérieures : toucher, ouïe et vue. D’où l’analyse des jugements de goût dans la troisième critique et ses objets de prédilection. Précisons toutefois les défauts de Kant en matière d’art : ses références picturales sont maigres, sa connaissance de la peinture limitée, ses recours à la littérature quasi inexistants et son rapport à la musique est rien de moins que celui d’un sourd, amateur de fanfares. Wasianski affirmait qu’« une bruyante musique guerrière avait ses préférences sur toute autre [100] ». Un concert en l’honneur de Moïse Mendelssohn l’avait dégoûté des convivialités musicales et il clamait que la musique ne valait pas le temps qu’on devait lui consacrer si l’on y sacrifiait. La pratique d’un instrument s’effectuait au détriment de choses plus importantes. Ultime défaut, aux yeux du philosophe, la musique est condamnée à n’exprimer que des sentiments, jamais d’idées. D’où son définitif manque d’intérêt. Méfions-nous des philosophes sourds…

Pas de théorie critique du goût alimentaire possible, donc. Objet trop imprécis pour une science ondoyante. On aurait pu rétorquer à Kant que l’imprécision était aussi le lot des autres logiques du goût et qu’il ne saurait être possible de faire une analyse objective de quelque perception que ce soit – visuelle, auditive, olfactive ou gustative aussi bien que du toucher. Dont acte. Cela n’exclut tout de même pas çà et là quelques considérations du philosophe sur l’aliment ou sur la boisson. Sans oublier le solide coup de fourchette kantien dévoué à une pratique nutritive sans ambiguïté. Borowski raconte que « lorsqu’un plat lui plaisait, il s’en faisait donner la recette. Il n’appréciait guère la cuisine compliquée, mais il tenait surtout à ce que la viande soit tendre et le pain et le vin de bonne qualité. Il n’aimait pas manger vite, ni se lever de table aussitôt après le repas [101] ». Entre deux pages de la Critique de la raison pure, il faut imaginer Kant recopiant des recettes qu’il donnait à Lampe, son domestique, un peu niais – comme tous les militaires sortis de leurs casernes, ce qui était son cas –, mais obéissant et soucieux de préparer dans les délais le repas que lui commandait Kant tous les jours pour le lendemain.

Sorti de l’état d’ébriété où nous l’avions laissé dans les années 1760, Kant reprendra ses esprits et tirera vraisemblablement les leçons de l’expérience pour faire une théorie de l’ivresse. Dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique elle est définie comme « l’état contre nature fait de l’incapacité à ordonner ses représentations sensibles selon les lois de l’expérience, dans la mesure où cet état résulte de la consommation démesurée d’un breuvage [102] ». C’est aussi « un moyen corporel de stimuler (…) l’imagination [103] », de l’accroître ou tout du moins d’en exacerber le sentiment. Les instruments de cette divine alchimie : les « boissons fermentées, vin ou bière, ou l’esprit qui en est extrait, l’eau-de-vie, toutes ces substances étant contraires à la nature et artificielles [104] ». Kant concède que ces techniques de l’oubli de soi permettent d’échapper à un monde trop rude – « oublier le fardeau qui semble résider originairement dans la vie même [105] ». Le philosophe théorise les effets obtenus : ivresse taciturne par l’eau-de-vie, stimulation par le vin, nutrition par la bière, ces ingestions « servent à la griserie conviviale ; avec toutefois cette différence que les beuveries de bière sont plus portées à s’enfermer dans le rêve et bien souvent frustes, alors que celles du vin sont gaies, bruyantes et d’une spirituelle prolixité [106] ». Décrivant les symptômes de l’ébriété qu’il a pu observer – tituber, bredouiller –, Kant condamne l’ivresse au nom des devoirs envers la société et envers soi-même, sans omettre un codicille tempérant : « Mais on peut alléguer bien des arguments pour atténuer la rigueur du jugement, tant il est facile d’oublier et de franchir la limite de la maîtrise de soi, hôte désirant que son invité s’en aille pleinement satisfait par cet acte de la vie sociale [107]. » Dieu sait qu’il est plus facile de tolérer les fautes qu’on a pu soi-même commettre ! Te absolvo.

Persistant dans l’analyse de cette divine consolation, Kant associe l’ivresse à l’insouciance qu’elle provoque : « L’homme ivre ne sent pas dès lors les obstacles de la vie que la nature doit vaincre sans relâche [108]. » Vertus afférentes, également : la langue déliée, l’ouverture du cœur ; l’ivresse permet aussi l’expansion de la moralité : « Elle est véhicule matériel d’une qualité morale, la franchise. Retenir ses pensées est pour un cœur pur un état oppressant, et les joyeux buveurs, pour leur part, supportent mal qu’un homme dans une beuverie se montre très tempérant (…). La permission laissée à un homme de transgresser légèrement et un court moment, dans l’entrain de la réunion, la ligne frontière de la sobriété suppose de la bienveillance [109]. » La griserie libère un autre homme dans le buveur, elle délie une seconde nature qui n’entretient aucun rapport avec le tempérament premier.

Gageons l’enivrement kantien spécialement allègre : l’observation sur soi lui aura permis une savante perception, celle des autres aura suffi à compléter ses informations. L’idée d’un Kant titubant dans les rues de Königsberg n’est pas sans charme : les postulats de la raison pure pratique en paraissent d’autant dénués d’impératifs. Le problème n’est pas si anodin qu’on le croit dans l’esprit du penseur, puisqu’il consacrera d’autres pages à interroger la logique de l’intempérance humaine. Dans la très sérieuse Métaphysique des mœurs et dans sa partie « Doctrine de la vertu », Kant intitule un chapitre : « De l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré des plaisirs ou de la nourriture [110] ». Cette fois-ci, l’excès de boisson est associé à l’excès de nourriture et relève du défaut de morale, du manque de respect des devoirs envers soi-même : « L’intempérance animale dans la jouissance de la nourriture est l’abus des moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté d’en faire un usage intellectuel. Ivrognerie et gloutonnerie sont des vices qui appartiennent à cette rubrique. En état d’ivresse, l’homme est à traiter seulement comme un animal, non comme un homme ; en se mettant dans un tel état et en se gorgeant de nourriture, il est paralysé pour un certain temps à l’égard d’actions qui exigent de l’adresse et de la réflexion dans l’usage de ses forces [111]. » L’alcool est assimilé, par Kant, à la drogue et aux substances qui entravent la sagesse, la dignité et la maîtrise de soi. Toujours magnanime, Kant poursuit : « Cet avilissement est séduisant parce qu’il apporte pour un instant un bonheur rêvé, une libération des soucis et même aussi des forces imaginaires, mais il est nuisible en ce qu’il entraîne par la suite abattement, faiblesse et, ce qui est pire, la nécessité de revenir à ce moyen d’abrutissement et même d’en augmenter la dose [112]. » D’où l’avantage d’une ivresse par le savoir… L’inconvénient est donc le défaut de radicalisme de cette consolation : il faut y revenir. Sinon, la technique présentait quelques avantages si l’on en croit le philosophe. La gloutonnerie – la gourmandise dans la traduction d’Alexis Philonenko – est pire que l’ivresse, car « elle n’occupe que la sensibilité en tant que passivité et jamais, comme cela arrive dans le cas précédent, l’imagination où il y a encore place pour un jeu actif des représentations ; elle est par conséquent encore plus proche de la jouissance de la brute [113] ».

Dans un paragraphe explicatif, un questionnement casuistique, Kant s’interroge sur le bien-fondé d’une apologie, plutôt que d’un panégyrique, du vin et de ses vertus conviviales. Les techniques d’ivresse qui confinent dans l’isolement et le plaisir solitaire sont radicalement condamnées. L’alcool présente quelques avantages lorsqu’il simplifie l’intersubjectivité, qu’il contribue à l’harmonisation des rapports humains. Le piétiste austère fait place à l’eudémoniste pratique pour le mot de la fin : « Le banquet, écrit-il, invitation expresse à l’intempérance en les deux formes de jouissance évoquées (…), comporte pourtant, outre l’agrément purement physique, quelque chose qui tend à une fin morale, à savoir : réunir longuement beaucoup d’hommes en vue d’une communication réciproque. Toutefois, comme leur nombre justement (lorsqu’il dépasse […] celui des muses) ne permet qu’une maigre communication (avec ses plus proches voisins) et que par conséquent le dispositif va contre la fin, le grand nombre demeure un encouragement à l’immoralité [114]. » Toute la différence réside dans la permission de la mesure, dans l’autorisation d’un usage qui ne soit pas mésusage.

Concrètement, Kant avait résolu le problème : après avoir longtemps fréquenté les auberges le midi pour son repas, il avait décidé d’en cesser avec les lieux publics pour éviter la promiscuité des rencontres. Après sa décision de prendre ses repas à son domicile, il s’évertua à établir un cérémonial précis lui permettant de ne jamais manger seul, ce qu’il jugeait néfaste d’un point de vue diététique. Une anecdote rapporte à ce sujet que, manquant d’invité un midi, Kant avait envoyé son valet quérir le premier passant venu dans la rue pour l’inviter à prendre son repas en toute convivialité. Généralement, il faisait porter un carton à ses amis le matin, de façon à ne pas les priver, éventuellement, d’un autre rendez-vous. Le cuisinier préparait ce que le philosophe avait commandé la veille. R. B. Jachmann écrit : « Kant était si attentif à ses hôtes qu’il notait avec soin quels étaient leurs plats préférés et il faisait préparer pour eux les mêmes [115]. » Son train de maison était fait pour six personnes, et il mettait en pratique le principe de Chesterton : jamais plus de neuf convives – le nombre des Muses –, mais généralement trois ou cinq. Le repas se prolongeait jusqu’à quatre ou cinq heures. Agé, Kant supprimera les promenades digestives qu’il faisait en fin d’après-midi, à sa sortie de table, pour préférer une ou deux tasses de café et la seule pipe qu’il s’accordait dans la journée.

Ses commensaux étaient toujours les mêmes. S’il accueillit parfois des étudiants – à l’époque, les cours universitaires se donnaient au domicile du professeur –, les habitués étaient : un futur ministre d’État, le gouverneur de Prusse, un général d’infanterie, un duc, un comte, un président de chambre, un conseiller secret, un directeur de banque et un marchand. Maître de cérémonie, le philosophe dirigeait les conversations qui évitaient toujours les lieux communs et les commentaires de ses travaux.

Le repas de midi était le seul de la journée. Le précédent datait de cinq heures le matin et consistait en l’absorption, toujours seul (la présence de son second valet, après un demi-siècle de présence du premier, le troublera au point de l’empêcher d’avaler une seule goutte de son breuvage), d’une ou deux tasses de thé léger. Jusqu’à très tard, il s’interdira le café dont il aimait pourtant l’odeur. Il y sacrifiera dans sa vieillesse pour ajouter un dynamisme qui lui faisait de plus en plus défaut dans ses dernières années.

R. B. Jachmann raconte : « Ses menus étaient simples : trois plats, fromage et beurre. L’été, il mangeait, la fenêtre ouverte sur son jardin. Il avait un gros appétit, et il aimait beaucoup le bouillon de veau et le potage à l’orge et au vermicelle. À sa table, on servait des viandes rôties, mais jamais de gibier. Kant commençait en général ses repas avec du poisson, il mettait de la moutarde presque dans chaque plat. Il aimait fort le beurre ainsi que le fromage râpé, surtout le fromage anglais, bien qu’il prétendît qu’on le colorait artificiellement. Quand les invités étaient nombreux, il faisait servir des gâteaux. Il adorait le cabillaud. “J’en mangerais, disait-il, une pleine assiette, même en sortant de table.” Kant mâchait longuement la viande pour n’avaler que le jus. Il rejetait le reste et s’efforçait de le cacher sous des croûtes de pain, dans un coin de son assiette. Ses dents étaient fort mauvaises et lui donnaient beaucoup de souci. Il buvait un vin rouge très léger, en général du médoc, dont il mettait une petite bouteille près du couvert de chaque invité, et cela suffisait en général, mais il buvait aussi du vin blanc, lorsque le rouge lui faisait un effet trop astringent. [116] »

Le repas terminé, il aimait « boire un coup », selon l’expression du philosophe lui-même. Il avalait un demi-verre de vin dit « stomachique de Hongrie ou du Rhin ou, s’il n’en avait pas, de Bischof » – vin rouge sucré et chauffé avec des écorces d’orange [117]. Celles des feuilles de papier qu’il n’utilisait pas pour ses manuscrits philosophiques servaient de réserve dans laquelle il puisait pour envelopper son verre et garder la chaleur de son contenu. Jachmann précise : « Il pensait que le plaisir de boire était un acte accru quand il avalait en même temps de l’air, si bien qu’il buvait en ouvrant la bouche toute grande [118]. » Le rituel fut longtemps celui-ci. Puis Kant vieillit. Sa santé était déjà bien moyenne : sa vie durant il souffrit de maux d’estomac. Il faut dire que sa médication était appropriée : quelques gouttes amères, le matin, l’avaient dissuadé de l’efficacité d’une pareille pharmacopée, vite remplacée par « un petit verre de rhum, ce qui finit par lui donner des brûlures d’estomac [119]. ». Ni gouttes, ni rhum : à cinq heures du matin, Kant abandonnera de longues années son estomac à son hyperacidité naturelle. Ses digestions étaient irrégulières. La fidélité et le scrupule des biographes sont tels que l’on dispose même de détails sur la constipation kantienne. Les freudiens se réjouiraient : du sphincter et de son rôle dans l’élaboration de l’éthique kantienne…

En fait, Kant détaillera sa nature à plusieurs reprises dans son œuvre. L’un de ses biographes précise que « jamais peut-être aucun homme n’a porté autant d’attention à son corps et à tout ce qui le concernait [120] » que le philosophe de Königsberg. Dans Le Conflit des facultés, au chapitre consacré à l’hypocondrie, il confesse : « Pour moi, j’ai, à cause de ma poitrine plate et étroite, qui laisse peu de place au mouvement du cœur et du poumon, une disposition naturelle à l’hypocondrie qui allait même jadis jusqu’à un dégoût de vivre. » Il poursuit : « L’oppression m’est restée, car la cause en est dans ma constitution corporelle. Mais je me suis rendu maître de son influence sur mes pensées et mes actions, détournant mon attention de ce sentiment comme s’il ne me regardait pas du tout [121]. » Le travail de Kant s’est particulièrement porté sur ce qu’il appelle une diététique définie comme « art de prévenir les maladies » et opposée à la thérapeutique, art de les guérir. Un chapitre de l’œuvre est intitulé : « Du pouvoir qu’a l’âme humaine d’être, grâce à une simple résolution ferme, maîtresse de ses sentiments morbides [122] ».

L’hypocondrie, dont il se disait atteint, est définie à plusieurs reprises dans son œuvre. Dans un Essai sur les maux de tête il écrit : « L’hypocondriaque souffre d’un mal qui, où qu’il se trouve, traverse vraisemblablement le tissu nerveux dans toutes les parties du corps. Il en résulte principalement une vapeur mélancolique qui se répand dans l’homme, de sorte que le sujet s’imagine avoir toutes les maladies dont il entend parler [123]. » De même dit-il ailleurs de ce sujet qu’ « il lui arrive d’être las de lui-même et du monde [124] ». Un autre texte qu’il consacrera aux maladies mentales lui fera déterminer le siège de ces affections psychiques dans les organes de la digestion [125]. On comprend la disposition particulière qu’il manifestait à l’égard des consolations et des techniques apéritives de l’oubli de soi. Le rigoureux maître de l’impératif catégorique est un hypocondriaque pessimiste désireux d’une consolation efficace.

Ainsi élabore-t-il un « système hygiénique » dont le postulat est : domine ta nature, sinon c’est elle qui te dominera. Les principes en sont multiples et divers : en matière de chaleur, Kant invite à garder les pieds au froid et la tête au chaud ; en matière de sommeil, dormir peu, le lit est un nid pour les maladies ; en matière d’instant propice : penser au bon moment – jamais à table –, synchroniser les activités de l’estomac et celles de l’esprit, respirer au bon moment – pour « supprimer et prévenir les accidents morbides » – les lèvres fermées, et autres détails pittoresques.

En matière d’alimentation, croire son appétit, répéter régulièrement son emploi du temps alimentaire, éviter les liquides en abondance – les soupes – et préférer, l’âge venant, « une nourriture plus forte et des boissons plus excitantes (par exemple du vin) [126] », afin de stimuler adéquatement « le mouvement vermiforme des intestins » et le système circulatoire. Ne pas céder immédiatement à son désir de boire de l’eau. Préférer un seul repas par jour, le midi, afin d’économiser le travail intestinal : « Ainsi l’on peut tenir le désir de dîner, après un repas de midi suffisant, pour un sentiment morbide, que l’on peut maîtriser par une ferme résolution, de telle façon que peu à peu l’atteinte n’en est même plus ressentie. [127] » Kant illustrait ainsi l’idée selon laquelle « le stoïcisme, comme principe de la diététique (sustine et abstine), appartient (…) non seulement à la philosophie pratique comme doctrine de la vertu, mais aussi comme science de la médecine. Par suite celle-ci est philosophique à condition que seule la puissance de la raison en l’homme, puissance de maîtriser les sentiments de ses sens par un principe qu’il se donne à lui-même, détermine le mode de vie ». Réconciliée avec la philosophie, la diététique acquiert ses lettres de noblesse : elle est entendue comme argument pour une science de la sagesse corporelle.

Décharné, « desséché comme un pot de terre cuite [128] », se plaignant de manger une choucroute trop douce alors qu’il déjeunait de pruneaux sucrés, consommant la viande très avancée – parce que plus tendre –, mastiquant longuement pour en extraire le jus, abandonnant la fourchette pour une petite cuillère, Kant encombre sa correspondance avec Kiesewetter de betteraves à commander. Octogénaire et récupérant le bénéfice d’une sage diététique, Kant finit sa vie tout doucement, comme en roue libre. En 1798, il avait écrit : « L’art de prolonger la vie humaine nous amène enfin à n’être que toléré parmi les vivants, ce qui n’est pas précisément la condition la plus réjouissante [129]. » Fidèle à lui-même, nourri aux tartines de beurre – pour lesquelles il avait une passion maniaque sur ses derniers temps –, le goût déréglé, l’appétit éteint, lorsqu’il découvrira dans son assiette des aliments mal coupés et de façon irrégulière, il s’écriera : « De la forme, de la forme précise [130]… »