II

Diogène ou le goût du poulpe

Hegel a tort d’écrire de Diogène qu’ « il n’y a que des anecdotes à raconter à son sujet [25] » et des cyniques qu’ « ils ne sont dignes d’aucune considération philosophique [26] ». La saillie, le trait d’esprit signifient toujours plus que l’apparente évidence. Le philosophe cynique est porteur d’une intraitable volonté de dire non, de débusquer le conformisme à travers les habitudes. Le cynique est la figure emblématique de l’authentique philosophe défini comme « la mauvaise conscience de (son) temps [27] ». À l’idéalisme obsessionnel de Hegel, il faut préférer l’idée fixe de Nietzsche pour lequel le penseur est avant tout de la dynamite, « un terrifiant explosif qui met le monde entier en péril [28] », par la vertu duquel on accède, dans un second temps, au Gai Savoir, à la science de l’allégresse et de la jubilation. Fort de la définition nietzschéenne du cynisme comme « ce qui peut être atteint de plus haut sur la terre [29] », on peut sereinement aborder les contrées sillonnées par Diogène : nous y trouverons l’impertinence avec laquelle il faut compter pour toute nouvelle positivité.

Nos âges d’intraitable mélancolie sacrifient pourtant à toutes les illusions possibles. L’esthétique cynique de Diogène est contrepoison à cette dérive obscurantiste, volonté de lucidité. L’exigence kunique est de plier le quotidien à une forme improvisée mais sobre et pure, débarrassée des scories et de l’affectation parentes des civilisations. Le désir cynique est de saper la confiance dans les idéaux qui sont aussi les principes de l’illusion : le sacré, la convention, l’habitude, la passivité. Il est aussi fort d’un projet positif où l’expérimentation d’une vie naturelle soit condition de possibilité d’une esthétique de soi, d’une salutaire pédagogie du désespoir. Ce « Socrate furieux [30] » qu’était Diogène aurait sans conteste souscrit à l’invitation de Montaigne à créer sa propre vie et pour lequel « notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos [31] ».

Le cynique est profondément animé du désir de résoudre le problème de l’existence de manière esthétique. Sa volonté est architectonique : plutôt l’allégresse d’une vie placée sous le signe de la jouissance pure, du plaisir simple, que le désespoir d’un quotidien soumis à la répétition, à l’identique. À un interlocuteur qui lui disait que « vivre est un mal », Diogène répondait : « Non, mais mal vivre [32]… »

Le philosophe au tonneau – bien que l’amphore fut plus pertinente, le tonneau est une invention gauloise – va faire un usage pédagogique des aliments. La clé de voûte de l’édifice théorique cynique est l’affirmation de la supériorité absolue de l’ordre naturel sur tout autre. La civilisation est un auxiliaire de perversion : elle filtre l’innocence positive et cristallise la corruption sur le réel, transformé en objet hideux autour duquel gravitent interdits, scandales et complexes. L’artifice est à bannir. Le projet de Diogène est « le retour à une sauvagerie première » et la nutrition est marquée par cette volonté : « Sur le plan théorique et dans leur pratique quotidienne, les cyniques développent une véritable mise en question, non plus seulement de la cité, mais de la société et de la civilisation. Leur protestation est une critique généralisée de l’état civilisé. Critique qui surgit au IVe siècle avec la crise de la cité et dont un des thèmes majeurs est le retour à l’état sauvage. Négativement, c’est le dénigrement de la vie dans la cité et le refus des biens matériels produits par la civilisation. Positivement, c’est un effort pour retrouver la vie simple des premiers hommes qui buvaient de l’eau des sources et se nourrissaient des glands qu’ils ramassaient ou des plantes qu’ils récoltaient [33]. » Le refus cynique est dirigé contre la norme, la tradition : les lieux communs sont pulvérisés, qu’il s’agisse de politique, de mœurs ou de faits de société. La nourriture est un enjeu dans cette esthétique de la négation.

Au cuit consensuel de l’institution nutritive, Diogène oppose le nihilisme alimentaire le plus échevelé marqué, en priorité, par le refus du feu, de Prométhée comme symbole de la civilisation. Le premier principe de la diététique cynique est le cru. L’ensauvagement du cynique – l’expression est de Plutarque – suppose l’omophagie comme déconstruction du système de valeurs sur lequel repose la civilisation. « Qu’est-ce en effet que l’omophagie, écrit Marcel Détienne, (…) sinon une manière de refuser la condition humaine, définie par le sacrifice prométhéen et imposée par les règles du savoir-vivre qui prescrivent l’usage de la broche et du chaudron ? » Il s’agit pour les omophages de « se conduire comme des bêtes (…) afin d’échapper à la condition politico-religieuse (…) par le bas, du côté de la bestialité » [34].

Diogène ira jusqu’aux transgressions les plus sacrilèges : là où les autres consomment cuit, il veut le sang, la viande gorgée. J. P. Vernant voit dans ce souci un parti pris pour « la déconstruction du modèle anthropologique dominant (…) Refuser la chair cuite, c’est surtout refuser le feu que nécessite la cuisson de la viande, c’est en même temps s’opposer à la civilisation que suppose le feu [35] ». Le modèle cynique, c’est la bête, l’animal. À plusieurs reprises, les anecdotes rapportées sur Diogène témoignent de cette volonté de prendre des leçons chez les animaux : le chien, c’est une évidence, mais aussi le cheval, le lion, la souris, le poisson, les oiseaux ou les bêtes de pâturage. Si l’on en croit les anecdotes transmises par Théophraste, Diogène aurait pris la décision de l’ascèse, du renoncement aux jouissances faciles de la civilisation, après avoir vu courir en tous sens une souris transformée à ses yeux en modèle de sagesse.

Dans ce projet de mimétisme, Diogène ne se contentera pas de chair sanguinolente. Diogène Laërce écrit : « Il ne trouvera pas si odieux le fait de manger de la chair humaine, comme le font des peuples étrangers, disant qu’en saine raison tout est dans tout et partout. Il y a de la chair dans le pain et du pain dans les herbes ; ces corps et tant d’autres entrent dans tous les corps par des conduits cachés, et s’évaporent ensemble [36]. » Ainsi est assurée la proximité, sinon la parenté avec les animaux, et pas n’importe lesquels, mais les carnassiers les plus cruels, les plus sauvages, tels les loups qui, si l’on en croit Platon, procèdent de l’allélophagie : « Quand on a goûté à des entrailles humaines hachées parmi d’autres provenant d’autres victimes sacrées, il est fatal qu’on soit mué en loup [37]. » Rien n’est plus nocif qu’une pâtée humaine… En agissant ainsi, Diogène sait ce qu’il fait : il cesse d’être un homme et fonde son animalité. En même temps, il introduit des ferments d’apocalypse dans la civilisation qui ne tolère le cannibalisme que sous ses formes rituelles ou lorsqu’il est l’unique réponse à une situation de pénurie. Jamais l’anthropophagie, ailleurs que chez Diogène, n’a relevé de l’acte délibéré, immanent. Toléré, encouragé et soutenu lorsqu’il participe de la manducation magique, religieuse, du crime rituel, le cannibalisme est intégré dans la multiplicité des modalités sociales : assouvissement de vengeance après des guerres claniques, sanction juridique – des Tartares soucieux de droit aux croisés trompés lors de leurs voyages vers Jérusalem –, solution pour contourner la nécessité du manque nutritif. Mais dans une optique nihiliste sociale, il semble que l’allélophagie de Diogène soit une volonté unique sans précédent, sans descendance.

Le goût diogénien pour le sang n’exclut pas un végétarisme pratique. Diogène Laërce rapporte l’essai du philosophe en matière de viande humaine. On ne sait s’il réussit à dépasser ses répugnances à cet égard. Toujours est-il que l’expérience, si elle eut lieu, ne fut pas transformée en habitude. Plutôt un happening en cité grecque. La somme d’anecdotes transmises sur Diogène le montre plus fanatique d’olives et de baies sauvages que de gigots humains.

L’éloge cynique de la vie simple s’accommode avec moins d’ennuis de la frugalité facile sous le soleil hellène. Diogène est plusieurs fois campé en paisible cueilleur de figues, de fruits et de racines. Il boit aux fontaines l’eau fraîche des sources, et la commissure de ses lèvres fut plus souvent reluisante d’eau claire et limpide que d’hémoglobine provocante.

L’approvisionnement de Diogène en matière de nourriture est simple : la nature fournit assez de produits pour qu’on puisse se contenter de cueillette. Il nie de la sorte l’évolution qui conduit de l’improvisation à la planification, de l’errance à l’installation, du nomadisme des pâtres à la sédentarité des éleveurs. Diogène est placé en deçà de la civilisation, avant l’élection de l’habitat qui interdit la marche, la liberté du pérégrin. Cueillir, c’est se condamner à l’imagination, se soumettre au hasard et refuser la sécurité. « Puissé-je, dit le cynique (…), choisir comme nourriture celle que je puis me procurer le plus facilement [38]. » Il faut limiter ses besoins à ceux de la nature. Dion Chrysostome rapporte que « Diogène se moquait des gens qui, quand ils ont soif, passent à côté des sources sans s’arrêter et cherchent par tous les moyens où ils pourront achever du vin de Chio ou de Lesbos. Ils sont, disait-il, beaucoup plus insensés que les bêtes des pâturages. Celles-ci, en effet, quand elles ont soif, ne passent jamais sans s’arrêter à côté d’une source ou d’un ruisseau à l’eau pure et, quand elles ont faim, elles ne dédaignent pas les feuilles très tendres, ni l’herbe qui suffit à les nourrir [39]. » Ainsi pratique-t-on une vie saine, libre condition de longévité.

La vie heureuse sur terre est possible par l’économie de l’inutile et du luxe. La satisfaction des désirs naturels et nécessaires – impératif épicurien – conduit à la jubilation naïve, au plaisir d’être. En fait, les hommes sont malheureux parce qu’ils « recherchent gâteaux de miel, parfums et autres raffinements du même genre [40] ». La frugalité est un autre impératif diététique. L’eau est le symbole de l’ascèse cynique. La simplicité fonde la vérité alimentaire : « Une nourriture suffisante m’est fournie, affirme-t-il, par les pommes, le millet, l’orge, les graines de vesce, qui sont les moins chères des légumineuses, les glands cuits sous la cendre et les fruits du cornouiller (…) nourriture qui permet aux bêtes, même les plus énormes, de subsister [41]. »

Dans une lettre à son disciple Monime, Diogène confie les leçons qu’il doit à son maître Antisthène : « les coupes auxquelles nous boirons (sont) celles qui, faites d’une mince argile, ne sont pas dispendieuses. Pour boisson, prenons de l’eau de source, pour nourriture du pain et pour assaisonnement du sel ou du cresson. C’est là ce que pour ma part j’ai appris à manger et à boire quand Antisthène faisait mon éducation, non comme s’il s’agissait d’aliments vils, mais bien plutôt d’aliments meilleurs que les autres et davantage susceptibles d’être trouvés sur la route qui conduit au bonheur. » La pratique de cette ascèse, de cette vie philosophique, lui fera conclure, après plusieurs années d’expérience » « J’ai mangé et bu de ces aliments en y voyant non plus matière à exercice, mais matière à plaisir » [42].

Si la pratique cynique de l’alimentation suppose une purification de la façon de s’alimenter, elle invite aussi à une simplification des rites de la nourriture. Ni banquet réglé, ni concentration des activités de la bouche aux salles spécialisées, réservées à cet effet : Diogène s’attaque aux préjugés de l’enfermement des actions qui se proposent la satisfaction d’un désir et l’acquisition d’un plaisir. Contre le corps caché et enfermé, le cynique inaugure une politique du corps montré et exhibé. Là encore la volonté d’excès affermira le trait pédagogique. Dans cet ordre d’idées, Diogène n’hésitera pas à se masturber sur la place publique et à rétorquer, aux consciences offusquées : « Plût au ciel qu’il suffit aussi de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim [43]. » Pas plus il ne répugnera à des accouplements publics en arguant qu’une chose aussi simple et naturelle pouvait bien se faire au vu et au su de tout le monde. Masturbation, copulation, pourquoi pas nutrition ? Sans complexe, il sortira la nutrition des endroits confinés pour la situer sur la place publique [44] devant les yeux scandalisés des citoyens modèles accoutumés à cacher leurs repas comme des rites tabous.

Aucune existence n’accède à la beauté sans une mort à la hauteur. Celle de Diogène n’est pas sans rapport avec la nourriture. Les traditions prêtent au philosophe plusieurs façons de prendre congé du monde. L’une prétend qu’il en aurait fini avec la vie en retenant volontairement sa respiration. Ou : de la maîtrise. L’autre qu’il aurait été victime d’un chien mécontent de se voir disputer un poulpe cru. Ou : de l’ironie du combat des « chiens ». La dernière suppose qu’il aurait eu raison de l’animal et succombé d’une indigestion après ingestion de son butin. Ou : de la punition des règles alimentaires transgressées. À moins qu’il ne s’agisse d’une façon de rendre conséquentes les pratiques cyniques du maître. Plutarque rapporte ainsi les faits : « Diogène osa manger un poulpe cru afin de rejeter la préparation des viandes par la cuisson au feu. Alors que beaucoup d’hommes l’entouraient, il s’enveloppa de son manteau et, portant la viande à sa bouche, il dit :“C’est pour vous que je risque ma vie, que je cours ce danger.” [45]. »

Peu avant de mourir, il avait demandé qu’après son trépas on le jette au-dehors, sans sépulture, en proie aux bêtes sauvages, ou qu’on le culbute dans quelque fossé en le recouvrant d’un peu de poussière [46]. La sépulture que lui donneraient les chiens, les vautours, le soleil et la pluie lui semblait achever de manière pertinente une vie d’ascétisme cynique. Quand on se souvient de l’ardeur avec laquelle Antigone veut éviter que le corps de son frère ne devienne « pâture de choix pour les oiseaux carnassiers [47] » et combien est grande l’horreur d’un corps sans sépulture, on mesure la qualité de la transgression souhaitée par le philosophe. En fait, ultime retournement, Diogène voulait ainsi que son corps fût absorbé par quelque animal – compagnon de fortune – afin de participer au cycle naturel, de se confondre aux éléments. Du mangeur d’animaux crus, Diogène devenait mangé tout cru par les animaux. Animal parmi les animaux. Fidèle donc. Ainsi, jusque dans la mort, il continuait à faire de toute chair un aliment et de tout aliment une chair. Jamais il ne serait donc question d’autre chose que de cette dialectique perpétuelle : manger, vivre/mourir, être mangé. Ingestion, digestion : couple infernal qui prouve l’évidence de l’éternel retour des choses sous le signe alimentaire. De la nourriture comme argument pour le cycle.

Dans son souci de confondre éthique et esthétique, de faire de son existence une œuvre qui participe de sa pure volonté, Diogène a fondé une logique de l’usage de soi où la bouche est orifice de vérité et de sens malgré le silence exigé par toute opération gastronomique. L’aliment accède au statut symbolique et s’intègre dans l’entreprise cynique, nihiliste. Lucien de Samosate fait dire à Diogène : « Notre façon de penser (…) est la censure des autres hommes », et, plus loin : « Je ne fais que ce qui me plaît, je n’ai de société que celle qui m’est agréable » [48]. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir le philosophe rentrer au théâtre par la porte de sortie ou déambuler à reculons sous le portique. Il répondait à ses contradicteurs : « Je m’efforce de faire dans ma vie le contraire de tout le monde [49]. »

La chair crue, le goût provocateur du sang, l’anthropophagie revendiquée, la vie frugale et les repas exhibés sur l’agora, tout cela témoigne d’une puissante volonté de nihilisme, moment négatif soutenu par une volonté ascétique, moment positif de la logique cynique. Dans cette optique, la nourriture a pour fonction d’illustrer la revendication naturelle, de fournir des arguments immanents : elle exprime le refus d’un monde – celui de l’artifice – en même temps que le désir d’un autre – celui de la simplicité. Diogène et son poulpe montrent qu’il ne saurait y avoir de diététique innocente.