VII

Marinetti Ou Le Porexcité

OBSÉDÉ par la modernité sous toutes ses formes, Marinetti souhaitait l’anéantissement de Venise, ville passéiste vouée au sentimentalisme et à la décadence. La place Saint-Marc serait devenue le lieu d’un vaste parc automobile. De ce joyau émergé de la lagune, il voulait faire une grande puissance industrielle et militaire susceptible de dominer l’Adriatique et d’assurer la suprématie guerrière de l’Italie en Méditerranée, puis dans le monde.

Les futuristes feront flèche de tout bois pour assurer leur révolution : l’urbanisme, soit, mais aussi la musique, le vêtement, le cinéma, le roman, autant de domaines oubliés par le surréalisme. La cuisine fut aussi intégrée dans le projet d’une transmutation de toutes les valeurs anciennes.

Avec Marinetti, la gastronomie devient l’instrument d’une volonté absolue de changement. Par l’alimentation, il entend révolutionner le réel, lui donner formes nouvelles quelque peu inspirées de la légèreté nietzschéenne, de la passion du philosophe de Sils pour l’aérien. La cuisine marinettienne est l’équivalent chez Marx de l’organisation du prolétariat en classe révolutionnaire : par la nourriture, il est possible de créer l’essence d’une vie nouvelle.

La fureur négative des futuristes en matière alimentaire s’est prioritairement portée sur les pâtes, ennemies jurées de l’Italie de demain, symboles de l’Italie du passé. « Nous autres futuristes, écrit Marinetti, dédaignons l’exemple de la tradition pour inventer à n’importe quel prix un nouveau que tous jugent insensé. Tout en reconnaissant que des hommes mal ou grossièrement nourris ont pu réaliser de grandes choses dans le passé, nous proclamons cette vérité : on pense, on rêve et on agit selon ce qu’on boit et ce qu’on mange [167]. » Les pâtes sont, à dire vrai, les nourritures emblématiques italiennes, l’analogon de la Péninsule. Les attaquer, c’est saper l’édifice même de la civilisation. Macaronis, nouilles et spaghettis signifient l’Italie.

L’ingestion de pâtes produit un corps déterminé, « cubique, massif, plombé de compacité opaque et aveugle [168] », plus proche du fer, du bois, de l’acier que des matériaux nobles aux yeux des futuristes – l’aluminium caractérisant la cristallisation de la légèreté, de la lumière et de l’élan.

Les vertus marinettiennes sont l’agilité, la danse nietzschéenne et le pied léger. Pour les réaliser, il faut abolir cette religion gastronomique des pâtes qui entrave la spontanéité, produit des sceptiques ironiques et sentimentaux : « Les pâtes (…) entortillent les Italiens et les entravent comme autrefois les lents fuseaux de Pénélope ou les voiliers somnolant dans l’attente du vent. Pourquoi les laisser s’opposer encore avec leur lourde masse à l’immense réseau d’ondes courtes et longues dont le génie italien à couvert océans et continents, aux paysages de couleurs, de formes, de bruits que la radiotélévision fait naviguer autour du globe ! Les défenseurs des pâtes les traînent dans l’estomac comme des boulets ou des ruines, tels des forçats ou des archéologues. Souvenez-vous enfin que l’abolition des pâtes libérera l’Italie du blé étranger si coûteux et favorisera l’industrie italienne du riz [169]. » Ainsi Marinetti associe la vertu esthétique et le souci économique : la fin des pâtes, c’est, en même temps que la fin de la soumission du corps à la lourdeur, la fin de la soumission du pays aux marchés étrangers, c’est en même temps la possibilité de réaliser l’autonomie marchande d’une nation, de permettre l’écoulement de la production nationale de riz, de libérer la chair des entraves de la gravité. En des sens multiples, la mort des pâtes signifiera la renaissance du corps – corps singulier et corps politique. De la diététique comme principe économique.

La révolution alimentaire futuriste prendra en considération les vertus nutritionnelles et les besoins. L’économie gérera les modalités du boire et du manger dans l’optique de la rationalisation. Marinetti formulera cette exigence lors du repas servi à La Plume d’Oie à Milan. Son discours exprime les deux temps séparés par la transmutation copernicienne qu’il opère : avant/les pâtes, après/le riz, avant/la répétition, après/l’imagination. L’Italie figée du passé contre l’Italie mobile du futur. Ainsi : « Je vous annonce le prochain lancement de la cuisine futuriste pour le renouvellement total du système alimentaire italien, qu’il est urgent d’adapter aux besoins des nouveaux efforts héroïques et dynamiques imposés à la race. La cuisine futuriste, libérée de la vieille obsession du volume et du poids, aura d’abord pour principe l’abolition des pâtes. Les pâtes, même si elles plaisent au palais, sont une nourriture passéiste parce qu’elles alourdissent ; parce qu’elles abrutissent, parce que leur pouvoir nutritif est illusoire, parce qu’elles rendent sceptique, lent, pessimiste. Il convient d’autre part, d’un point de vue patriotique, de favoriser le riz [170]. » Suivent un « bouillon de roses et de soleil favori de la Méditerranée zig, zug, zag », des « cœurs d’artichaut bien tempérés », une « pluie de barbe à papa », mais aussi – comme quoi il n’est pas simple de faire son deuil de la lourdeur – une « oie grasse », un « rôti d’agneau en sauce lion », du « sang de Bacchus » et de « l’écume exhilarante cinzano »…

Cette déclaration milanaise vaut surtout par le renversement opéré par Marinetti dans l’ordre du critère de goût : il n’est plus du ressort individuel de décider de ce qui est bon, avec des jugements subjectifs relatifs au plaisir. Le bon est une décision nationale qui prend en compte les intérêts du groupe, du Tout. Marinetti est ici plus proche de Hegel que de Nietzsche. Le nouveau système d’évaluation futuriste fait de l’universel le gnomon du particulier. Marinetti réalise bien une critique de la faculté de juger individuelle pour promouvoir le principe du jugement soucieux de l’intérêt général.

Les manifestes futuristes en matière de cuisine sont tous rédigés par Marinetti. C’est lui qui valide les énoncés nouveaux et qui fonde la pertinence révolutionnaire des recettes appelées formules dans le langage marinettien. Le mot d’ordre de la gastronomie futuriste est la nouveauté. Il s’agit de permettre une jubilation alimentaire d’un type nouveau.

Dans le texte fondateur signé Marinetti et Fillia, le projet est ainsi décrit : « La révolution culinaire futuriste (…) se propose le grand, noble et utile dessein de modifier radicalement l’alimentation de notre race, en la fortifiant, en la dynamisant et en la spiritualisant à l’aide de nourritures absolument nouvelles où l’expérience, l’intelligence et l’imagination forment un substitut économique à la banalité, à la répétition et à la dépense. Notre cuisine futuriste, réglée pour les grandes vitesses comme un moteur d’hydravion, paraîtra folle et dangereuse à quelques passéistes apeurés, alors qu’elle tend à créer enfin une harmonie entre le palais des hommes et leur vie d’aujourd’hui et de demain. » Ils poursuivent en situant l’expérience dans l’histoire de l’alimentation : « À part quelques célèbres et légendaires exceptions, les hommes se sont nourris jusqu’à présent comme les fourmis, les rats, les chats et les bœufs. Avec nous, futuristes, naît la première cuisine humaine, autrement dit l’art de s’alimenter. Comme tous les arts, elle exclut le plagiat et exige l’originalité créatrice [171]. » Le souci marinettien est optimiste, il le proclame sans ambages : l’espérance d’une modification du réel par le changement du type d’alimentation. La révolution par l’aliment.

Des mouvements de protestation surgiront contre cette volonté de faire de la nourriture l’auxiliaire de la novation : soucieuses de préserver les pâtes, un groupe de femmes d’Aquila firent circuler une pétition qui fut adressée à Marinetti. À Naples, le peuple est descendu dans la rue pour soutenir l’aliment persécuté. À Turin eut lieu un congrès de cuisiniers où furent comparés les mérites respectifs de la tagliatelle et du saucisson cuit à l’eau de Cologne. Des revues publièrent des montages photographiques où l’on voyait le pape du futurisme ingurgiter force spaghettis, alors qu’à Bologne on démasqua un étudiant habilement déguisé en Marinetti occupé à manger des pâtes en public. Quelques bagarres pour la cause furent complétées par des opérettes militantes et autres fariboles didactiques…

La révolution futuriste se fit autant dans la quantité que dans la qualité. Ainsi Marinetti souhaitait également « l’abolition du volume et du poids dans la façon de concevoir et d’évaluer la nourriture, l’abolition des mélanges traditionnels par l’expérimentation de nouveaux mélanges apparemment absurdes (…), l’abolition de la médiocrité du quotidien dans les plaisirs du palais [172] ». Pour ce faire, le nouveau gastronome invitait l’État à jouer un rôle actif dans la distribution gratuite d’une pharmacie de substitution où gélules, pilules et poudres assureraient l’équilibrage nutritif nécessaire. La pharmacopée permettrait ainsi l’apport en albumine, corps gras synthétiques et vitamines. L’économie s’en trouverait profondément modifiée : diminution du coût de la vie, des salaires, réductions conséquentes de la durée du temps de travail. Où l’on retrouve Marinetti sacrifiant aux idéaux de tous les révolutionnaires utopistes : « Les machines formeront bientôt un prolétariat obéissant de fer, acier, aluminium, écrit-il, au service des hommes presque totalement délivrés du travail manuel. Celui-ci étant réduit à deux ou trois heures, il sera possible de consacrer le temps qu’il reste au perfectionnement et à l’ennoblissement par la pensée, les arts et la préfiguration de repas parfaits  » L’homme total souhaité par Marx est réalisé par Marinetti : le penseur allemand libère l’homme des aliénations par la révolution sociale, le penseur italien par la révolution alimentaire.

La finalité futuriste est politique, sa téléologie est esthétique. La cuisine est l’un des beaux-arts par lesquels on peut parvenir à résoudre le problème de l’existence. On retrouve ici la préoccupation du philosophe-artiste chère au jeune Nietzsche pour lequel « l’art est la tâche suprême et l’activité véritablement métaphysique de cette vie [173] ». Les vérités du philosophe-artiste étant l’invention, l’expérimentation, la destruction, la législation, la maîtrise, on est en droit de faire de Marinetti cet homme d’un style nouveau pour lequel l’art est un moyen de parvenir à la transfiguration du réel. Soucieux d’intégrer la casuistique de l’égoïsme dans ses préoccupations fondamentales, Nietzsche n’aurait certes pas désavoué cette façon d’user de la nourriture à des fins apocalyptiques…

Nourri d’une façon nouvelle, le peuple italien deviendrait viril, il pourrait ainsi imposer ses visées impérialistes au monde entier : les pâtes agissent comme l’élément contre-révolutionnaire qui entrave l’expansion mondiale pour un nouvel Empire romain.

Par la même occasion la gestion étatique des besoins nutritifs libère le corps de la nécessité alimentaire, en même temps qu’elle offre la possibilité d’une esthétique culinaire élitiste et aristocratique. Le ventre plein répond aux exigences primaires. Le ventre esthétique permet une résolution artistique de la nécessité corporelle. Le dilemme de la quantité – pour le peuple – et de la qualité – pour les élites – ouvre la perspective d’une alimentation inféodée au souci nietzschéen de repenser l’humanité sous l’angle double des maîtres et des esclaves. Le mangeur populaire se distingue fondamentalement du mangeur aristocrate : le premier se nourrit pour éteindre un désir primaire. Pour celui-ci, le futuriste souhaite cet apaisement de la façon la plus rentable qui soit, avec l’aide de l’État. Le second mange pour consommer des œuvres d’art et participer à la logique esthétique du courant révolutionnaire. Il ingère la beauté. Dans les deux cas, la fin est identique : la production d’un beau corps, fort, équilibré, musclé, animal et mécanique, susceptible de répondre avec efficacité aux besoins nationaux.

La rhétorique aristocratique de Marinetti est pourtant voulue de la façon la plus étendue qui soit : l’utopie du maître vise l’aristocratisation de la masse, de la foule, la transmutation du peuple en élite. Le projet futuriste est une sorte de national-esthétisme xénophobe destiné à la maîtrise italienne sur l’Europe, puis le monde. La cuisine est un moyen, parmi d’autres, à mettre en œuvre, pour produire l’extraction du peuple de la médiocrité où il croupit : devenue elle-même œuvre d’art, la masse exportera son génie par-delà les frontières. La gastronomie est propédeutique à révolution planétaire.

Marinetti souhaitait que « tout un chacun ait l’impression de manger des œuvres d’art  ». Pour ce faire, il a codifié le rituel alimentaire. Selon lui, un repas exige l’harmonie entre les différents éléments d’une table – verrerie, vaisselle, décoration, couverts –, les saveurs et les couleurs des mets, leurs formes et leurs logiques d’apparition. Tous les sens étaient appelés à jouer un rôle actif : l’art combinatoire avait pour fonction de préparer et de susciter le désir d’ingestion. Le regard est privilégié : l’art culinaire futuriste est prioritairement jeu avec le plaisir de voir. Pour émoustiller l’appréhension visuelle des nourritures, les convives sont soumis à des présentations organisées de plats destinés ou non à être mangés. L’important est de produire le désir. Les couleurs et les harmonies sont à soigner tout particulièrement.

Généralement oublié, le toucher est exacerbé par une mise en scène singulière : Marinetti abolit d’abord l’usage des fourchettes et des couteaux.

Les mains et les doigts sont les nouveaux instruments d’un plaisir inauguré : toucher, c’est apprécier une température, distinguer le chaud, le froid ; déterminer les consistances – dur, mou, tendre –, connaître les qualités d’une portion, grains, liaisons, lissages. De même sont inventées des plaquettes recouvertes de tissus de différentes natures, ou de matériaux destinés à exercer le toucher : lin, soie, laine, satin, papier de verre. À des aliments particuliers sont associées des sensations tactiles particulières.

Outre le regard et le toucher, il faut aussi stimuler l’odorat : avec les senteurs naturelles des plats, soit, mais aussi avec le concours de parfums extérieurs susceptibles de favoriser la dégustation, ce qui reste le principe de base. Des essences combinées seront donc ventilées pendant les repas. Elles seront soigneusement choisies pour leurs qualités harmoniques avec les couleurs, formes et qualités des plats présentés.

De même l’ouïe est aiguisée : des diffusions musicales sont associées aux effluves. Toutefois, pour ne pas troubler les sens, l’usage de la musique se fera prioritairement entre les services. La langue et le palais éviteront ainsi les écueils synesthésiques trop complexes. Pour congédier les bruits inutiles, Marinetti proscrit l’éloquence, le bavardage et la politique à table. Tous les efforts doivent être concentrés sur les sensations. L’intellection et ses usages élaborés n’ont aucune pertinence en pareilles occasions. Science du rythme, la poésie pourra remplir un office identique à celui de la musique. Qu’on songe à la lectio dans les réfectoires de monastères…

Enfin, la stimulation du goût se fera par « la création de bouchées simultanées et changeantes contenant dix, vingt saveurs à goûter en quelques instants. Ces bouchées auront dans la cuisine futuriste la fonction d’amplification par analogie qu’ont les images dans la littérature – telle bouchée pouvant résumer toute une tranche de vie, le déroulement d’une passion amoureuse ou un voyage en Extrême-Orient [174] ».

La théorie marinettienne intègre, comme on pourrait s’en douter, les acquis de la science d’alors. Ainsi les cuisines doivent-elles s’ouvrir aux instruments modernes : ozonisateurs qui donneront aux aliments liquides et solides le parfum de l’ozone, symbole des grands espaces traversés par les avions auxquels Marinetti vouait un culte tout particulier ; lampes à ultraviolets qui enrichissent en les activant les nourritures exposées dont les qualités nutritives sont ainsi démultipliées – toujours le souci de rentabiliser ; des électrolyseurs qui isolent des aliments les propriétés essentielles et permettent la synthèse de sucs qui, combinés, donneront des substances nouvelles aux goûts révolutionnaires ; des moulins colloïdaux qui illustrent l’entrée dans les cuisines des arguments machinistes modernes : ces instruments faciliteront la pulvérisation des farines, des poudres, des épices, des fruits secs. À ces nouvelles technologies domestiquées à des fins culinaires, il faudra associer des distillateurs à pression normale ou à vide, des autoclaves centrifuges, des dialyseurs, des indicateurs chimiques pour obtenir la précision des acides et des bases dans les compositions alimentaires.

Toute cette théorie paraît le 28 décembre 1930 dans la Gazzetta del Popolo de Turin. Marinetti y concentre l’essentiel de son programme et des moyens pour le réaliser. Deux impératifs catégoriques s’en dégagent avec évidence : susciter simultanément les cinq sens pour produire l’ingestion plaisante, et intégrer les technologies modernes dans ce processus gastronomique – le projet étant de construire des plats comme on élabore des œuvres d’art.

Nombre de banquets ont permis la réalisation de ces principes futuristes. Dès 1910, à Trieste, la première soirée futuriste fut l’occasion d’intervertir l’ordre des plats. Le premier repas en tant que tel est contemporain des théories et des manifestes. Les plats sont nommés de manière poétique. Roland Barthes a mis en évidence l’existence d’une langue singulière, d’une rhétorique inventive chez les découvreurs de mondes nouveaux. Marinetti n’échappe pas à la règle. La nouveauté d’une forme alimentaire nécessite la nouveauté du langage qui la signifie.

Ainsi du porexcité qui baptise « un saucisson cru épluché servi directement dans un plat contenant du café très chaud mélangé à une grande quantité d’eau de Cologne [175] ». De même l’aéroplat caractérise un art sensitif combinatoire où l’on sert « à la droite du convive une assiette contenant des olives noires, des cœurs de fenouil, et des kumquats, et à sa gauche un rectangle formé de papier de verre, de soie (rose) et de velours (noir). Les aliments devront être portés directement à la bouche de la main droite, tandis que la gauche effleurera légèrement et à plusieurs reprises le rectangle tactile. En même temps, les serveurs vaporiseront sur les nuques des convives un coparfum d’œillet, tandis que de la cuisine parviendra un violent cobruit de moteur d’aéroplane combiné à une musique de Bach [176] ». Il y a dans cette formule une concentration des ordres futuristes : exacerbation des sens, prohibition des couverts, usage d’auxiliaires – parfums, musiques, rectangles tactiles – pour compenser l’asthénie sensitive dont la civilisation est responsable, culte du bruit moderne, du moteur, de la vitesse, des avions, détournement des références classiques, en quelque sorte une transmutation des valeurs musicales, le mélange de saveurs inhabituelles – charcuterie et café –, l’utilisation de produits traditionnellement exclus de l’alimentation – eau de Cologne.

Les mariages diététiques de Marinetti se veulent révolutionnaires : ils actualisent – nous verrons dans quelle mesure il ne s’agit que de réactualisation – des couplages inattendus. Ainsi de l’association de bananes et d’anchois, de sucré et de salé. La formule de l’Eveillestomac propose ainsi de « disposer une sardine sur une tranche d’ananas dont on recouvrira le centre d’une couche de thon surmonté d’une noix [177] ». De même du mélange des viandes et des poissons. Fillia décrit ainsi des « Truites immortelles : faire frire à l’huile d’olive des truites farcies de noix hachées, que l’on enveloppera ensuite dans de très fines tranches de foie de veau [178] ». Enfin, la cuisine futuriste ne recule pas devant la confusion des ordres : hors-d’œuvre et dessert en une « Glace simultanée » constituée de crème glacée et de petits morceaux d’oignons crus.

Ultimes provocations des modernistes : la transgression, le goût du subjectivisme pur. Ainsi du « Veau ivre » dont voici la formule : « Remplir un morceau de veau cru avec des pommes épluchées, des noix, des oignons, des têtes d’œillet. Cuire au four et servir froid dans un bain d’asti spumante ou de passito de lipari [179]. » De même sont mélangés des palourdes, de l’ail, des oignons, du riz et de la crème à la vanille afin de construire un plat nommé « Golfe de Trieste ». Plus susceptible de troubler l’ordre religieux et de choquer les cuisines du Vatican, l’aéropeintre Prampolini ose les « Grandes eaux » en un mélange de grappa, de gin, de kummel, d’anis, sur lequel « flottera un bloc de pâte d’anchois pharmaceutiquement clos dans une hostie [180] ». Le Professeur Sirocofran invitera à des réalisations plus périlleuses avec ses « Parfums prisonniers » qui nécessitent une dextérité certaine : « Introduire une goutte de parfum dans de très fines vessies colorées, que l’on gonflera et que l’on fera légèrement chauffer de manière à vaporiser le parfum et à rendre l’enveloppe turgide. Servir avec le café, dans des soucoupes chaudes, en prenant soin que les parfums soient variés. On approche de la vessie la cigarette allumée et on aspire le parfum qui en sort [181]. » À essayer…

La nouveauté linguistique n’est pas seulement manifeste pour dire le plat dans son ensemble, elle l’est également pour caractériser les opérations qui y mènent ou les modalités nouvellement créées par les futuristes dans les associations. La poétique du baptême des plats est une tradition culinaire. Moins habituelle est l’invention verbale pour dire l’alchimie qui conduit au plat. Le préfixe « co » issu du latin permet quelques mots nouveaux : cobruit, columière, comusique, coparfum ou cotactile. Tous signifient l’affinité d’une sensation et d’un mets. Le cobruit se rencontre lors du mariage riz au jus d’orange/moteur de mobylette, d’où le nom du plat : « Vrombissements au décollage ». La columière est présente dans l’association porexcité/éclair rouge, la comusique dans celle du plasticoviande et du ballet musical, tandis que le coparfum caractérise l’association pomme de terre/rose et le cotactile la réunion de la purée de banane et du velours ou de la chair féminine.

De même, d’autres mots sont constitués avec le préfixe « dis » afin de signifier la complémentarité entre une sensation et un mets : disbruit pour la « Mer d’Italie » alliée avec le grésillement de l’huile, ou le pétillement d’un liquide gazeux avec le chuintement de l’écume marine ; dislumière pour le couple glace au chocolat/lumière orangée ; dismusique pour les dattes aux anchois et la Neuvième Symphonie de Beethoven ; disparfum pour la viande crue et le jasmin et distactile pour le mariage de « Équateur + Pôle Nord »/éponge.

Le vocabulaire est aussi adapté aux plats nouveaux : une décision n’a plus rien à voir avec un sens préalable. Si elle continue à se prendre, c’est par voie buccale puisqu’elle caractérise « les polyboissons chaudes-toniques qui servent à prendre, après une brève mais profonde méditation, une décision importante [182] ». Le « Guerrenlit » qualifiera une polyboisson fécondatrice, la « Paix-en-lit » une polyboisson somnifère et le « Viteau-lit » une polyboisson hivernale réchauffante – polyboisson valant pour cocktail.

Enfin, les réalisations culinaires sont nommées de manière évocatrice : la poétique des menus est suggestive. Un « Bombardement d’Adrianopolis » met en scène œufs, olives, câpres, anchois, beurre, riz, lait, savamment associés puis frits après formation en boule et passage dans la chapelure. Le goût des futuristes pour l’aviation est manifeste dans nombre de formules : « Vrombissements au décollage » déjà rencontré – risotto de veau à l’orange avec marsala –, « Fuselage de veau » – tranches de veau accrochées à un fuselage composé de marrons, oignons cuits recouverts de cacao –, « Aéroport piquant » – salade russe, mayonnaise, légumes verts, petits pains fourrés à l’orange, fruits, anchois, sardines, le tout disposé en un champ de verdure sous la forme découpée de silhouettes d’aéroplanes – et autres « Aéroplane libyen », « Réticulés du ciel », « Atterrissage digestif » : « Avec de la purée de marrons bouillis dans de l’eau sucrée et des bâtons de vanille, former montagnes et plaines. Au-dessus, composer avec de la glace couleur d’azur des strates d’atmosphère sillonnées d’aéroplanes en pâte brisée inclinés vers le bas [183]. » Parfois l’on songe aux intitulés humoristiques des pièces musicales d’Erik Satie dans telle ou telle formule de « Veau intuitif », de « Lait à la lueur verte » ou de « Mamelles italiennes au soleil », « Skieur comestible », « Soupe zoologique » ou « Œufs divorcés »…

Les repas concrets sont de véritables happenings où la drôlerie voisine avec l’expérimentation forcenée. Dans un repas officiel qu’il voudrait archétypal, Marinetti propose qu’un boute-en-train amuse les convives avec des blagues obscènes qui se devront pourtant d’éviter la vulgarité. Il ne donne pas les moyens de distinguer les deux logiques. On apporte ensuite sur la table « les anthropophages s’inscrivent à Genève », qui est un plat composé de diverses viandes crues découpées à la fantaisie de chacun et assaisonnées dans des coupes contenant des condiments, des épices ou du vin. Puis est servie « La Société des Nations », une sorte de crème anglaise au milieu de laquelle nagent des petits saucissons noirs et des bâtonnets de chocolat. Pendant la dégustation, un « négrillon d’une douzaine d’années, placé sous la table, chatouillera les jambes et pincera les fesses des dames [184] ». Le repas se terminera avec un « Solide traité », sorte de gâteau au nougat multicolore rempli de minuscules bombes qui, en explosant, dégageront un parfum de bataille dans la pièce. Après tout cela, un cuisinier se confondra en excuses pendant une demi-heure et demandera qu’on lui pardonne d’avoir fait s’écrouler dans l’office un monumental dessert. Arrivera à la place du fameux édifice détruit un ivrogne qui demandera à boire : « On lui proposera, écrit Marinetti, un choix des meilleurs vins italiens, en quantité et en qualité, mais à une condition : qu’il parle, pendant deux heures, des solutions possibles au problème du désarmement, de la révision des traités et de la crise financière [185]. » Gageons que cette parodie alimentaire grinçante de la démocratie ne déplaira pas au Mussolini séduit par la modernité extrémiste des futuristes.

Marinetti donnera de nombreuses formules de cet acabit, à mi-chemin de la dérision, de l’humour et du sérieux d’une volonté de transmuer les valeurs. Ainsi des repas économiques, d’amour ou de noces, des repas de célibataires, d’extrémistes rassasiés au parfum après deux jours de jeûne et autres rituels aéropoétiques, tactiles, géographiques ou sacrés.

En fait Marinetti pèche par excès de zèle dans sa volonté de situer la diététique par-delà la tradition alimentaire. Il subtilise, du moins le croit-il, une modernité échevelée à un passéisme fixiste. Or nombre de ses transgressions ne sont que des réactualisations de pratiques antiques ou médiévales : en fait de révolution culinaire, il milite pour une réaction alimentaire.

Des traités de cuisine de la seconde moitié du Grand Siècle témoignent de la pratique des associations sucré/salé. Ainsi des poissons mariés avec dattes et fruits confits, des potages à la framboise. Qu’on songe au désormais célèbre canard à l’orange, au poulet à l’ananas. De même Massialot consigne dans ses recettes de 1691 des mélanges de viandes et de poissons : un canard aux huîtres en fait foi. En 1739, Marin combine des truffes, des huîtres et du blond de veau. Enfin, un regard historique enseigne que le mélange des ordres est pratiqué partout dans le monde depuis toujours : au Mexique, un plat de fête traditionnel est fait de dinde et de chocolat. En Espagne on mélange langoustes et poulets dans un ragoût de parfums, d’aromates et de chocolat – oignon, girofle, céleri, poivre, piments, tomates, cacahuètes, ail, sel et cacao.

Aujourd’hui, chacun pratique le gibier associé aux fruits et aux confitures de baies rouges – chevreuil aux pommes et à la gelée de groseille. En Normandie, sur les côtes de la Manche, la marmite dieppoise est un vaste pot-au-feu de poule et de poissons de la mer proche – terre et eau confondues.

La transgression futuriste qui convie les œillets dans les préparations de veau trouve son écho dans les recettes végétariennes où l’on invite à préparer des salades de pâquerettes aux œufs durs, de même que l’on cuisine les fleurs d’aubergine, de capucine, de rose, d’acacia, de violette et de lavande.

Ce qui se propose un jour comme délire et nouveauté, volonté de révolution copernicienne, est presque toujours réactualisation d’un passé culinaire quelconque. La nouvelle cuisine française des années 70-80 s’est bien souvent faite chez les collectionneurs de traités de cuisine qui, cachant leurs sources, reprenaient des préparations médiévales plus étonnantes que l’on voudrait bien croire. Le filet de saint-pierre aux groseilles ou les soupes de fraises en sont des exemples.

Si aucune diététique n’est innocente, aucune n’est profondément révolutionnaire ; tout s’est déjà depuis toujours préparé, ingéré, mangé : la bouche est le lieu de l’Histoire et l’Histoire n’est que perpétuel recommencement. La diététique comme révélateur de l’Eternel Retour.