I

Le banquet des omnivores

PETOMANE, onaniste et cannibale, Diogène a convié à son banquet les commensaux les plus emblématiques : Rousseau le paranoïaque herbivore, le chantre du goût plébéien, Kant l’hypocondriaque austère, soucieux de réconcilier l’éthylisme et l’éthique, Nietzsche le germanophobe qui instaure la cuisine piémontaise comme purification de l’alimentation prussienne, Fourier le nébuleux, désireux d’être le Clausewitz de la polémologie nutritive, Sartre, le penseur du visqueux, accommodant les langoustes à la mescaline, ou Marinetti, le gastrosophe expérimental, entremetteur des saveurs les plus inattendues [1].

Du nihilisme alimentaire cynique à la révolution culinaire futuriste se tracent des trajets multiples, ondoyants et divers : ils relient des hommes préoccupés – osons le néologisme – de Diétét (h) ique entendue comme sapience gustative. Sur la table des invités du banquet : un poulpe cru et de la chair humaine, des laitages et des pruneaux sucrés étrangement métamorphosés en choucroute, un chapelet de saucisses et un plat de porexcité, un saucisson cuit dans du café aromatisé d’eau de Cologne, des petits pâtés, des vol-au-vent et des crustacés éventrés. De l’eau pour les abstèmes et du vin pour les jouisseurs. Le médoc de Kant et son élection pour le cabillaud, l’eau de source et les claires fontaines, le lait caillé et les fruits frais de Rousseau.

Les absents sont préoccupés, ailleurs, par leurs commandes ou leurs aliments fétiches : Descartes est trop silencieux, lui qui, bretteur et libertin, jouisseur et malandrin, ne détestait pas, en sa période parisienne, les tavernes où l’on servait au tonneau les crus des coteaux de Poissy – boisson ordinaire de la cour – ou le moins subtil breuvage extrait des collines de Montmartre [2]. On ne sait de lui que ce que le trop austère Baillet a bien voulu dire. Il semble que biographies plus vraies de l’auteur du Discours de la méthode seraient biographies plus remplies de femmes, de vins et de duels. Silencieux, aussi, Spinoza dont la vie ressemble à l’œuvre – comme c’est si souvent le cas –, architecture régulière, machine sans surprise, l’apollinisme en forme : « Il a vécu, raconte Colerus, un jour entier d’une soupe au lait accommodée avec du beurre (…) et d’un pot de bière (…) ; un autre jour, il n’a mangé que du gruau apprêté avec des raisins et du beurre [3]. » Quelques heures avant de mourir, le sage hollandais a mangé du bouillon d’un vieux coq préparé par les gens du logis. Le goût de Baruch semble bien sévère : de la sobriété de l’Ethique, de la rigueur des démonstrations, on ne peut inférer l’alimentation d’un Gargantua nouveau.

Entre deux plats paraît Hegel et son vin de Bordeaux. Il tient à la main la lettre qu’il va poster aux frères Ramann et qui dit : « J’ai l’honneur de solliciter encore de votre bienveillance la livraison d’un quartaut de vin – cette fois du Médoc ; vous devez avoir reçu l’argent pour le tonnelet : mais je vous prie de m’en envoyer un qui soit bien conditionné, le précédent était pourri à sa partie supérieure, de sorte qu’une partie du vin s’était écoulée [4]. » Dommage que de cette belle mécanique artificielle qu’est l’œuvre de Hegel il faille déplorer l’absence de l’essentiel – les larmes, le rire, le vin, les femmes, la nourriture, le plaisir. Rêvons d’une phénoménologie de l’aliment…

À quelques pas derrière lui chemine le pingre Victor Cousin. Il confia avoir compris la Critique de la raison pure de Kant le jour où, dans un restaurant allemand, on porta sur la table un monumental plat chargé de légumes et de décors surmontés d’une mince et ridicule tranche de viande – l’essentiel réduit à peu de chose. Célibataire endurci, radin sans double, pique-assiette invétéré, ce caporal de l’ordre philosophique français n’a de sympathique que sa folie du chocolat pour lequel il se serait damné. Cela explique la nécessité des économies qu’il fit un jour qu’il avait invité Barni, le traducteur de Kant, à déjeuner. Après avoir commandé et mangé un repas plantureux, Cousin prétexta une commission urgente, s’en fut et abandonna l’addition au traducteur esseulé…

Y a-t-il surprise à lire sous la plume du puritain Proudhon, militariste et misogyne de surcroît, une condamnation en règle de la gastrosophie fouriériste transformée en vulgaire « philosophie de la gueule » ? Doit-on se surprendre à découvrir un Freud sourd, mélophobe dirions-nous, rétif à la musique, ayant instauré chez lui un rituel alimentaire répétitif lui permettant de retrouver chaque jour sur sa table un pot-au-feu dont seules les sauces changeaient [5] ? La résistance à la gastronomie n’est pas sans renseigner sur le genre, l’œuvre et l’homme. Le refus de l’aliment et de la jouissance qu’il procure est parent de l’ascétisme, quelle qu’en soit la forme. Il est aussi cousin du renoncement et générateur des gestions apparemment rationnelles des variétés d’anorexie que sont les logiques diététiques médicales, végétariennes ou végétaliennes.

D’autres pèchent par défaut de conformisme nutritif : ainsi du divin marquis de Sade qui, asservissant l’aliment à la sexualité, porte au pinacle le blanc de poulet dont il fait la théorie : il procure les selles les plus succulentes aux coprophages les plus affamés [6]. Ou d’Anne-Marie Schumann dont l’histoire a conservé le nom simplement parce qu’elle affectionnait tout particulièrement les araignées et qu’elle mettait toute sa coquetterie à les préférer frites [7]. Lointaine parente en cela des commensaux de Claude Lévi-Strauss qui le fêtaient par un cadeau royal consistant en un bol de larves bien blanches et vivantes, craquantes et gigotantes sous la dent, mais finalement dégageant des saveurs subtiles et des parfums délicats [8]. Quelques gnostiques furent aussi soucieux de nourritures rares. Pour ce faire, il faut dire quelques mots des spermatophages et de leurs frères en table les fœtophages. Epiphane, l’évêque de Pavie – Ve siècle après Jésus-Christ –, raconte que, pour gérer les grossesses non désirées, les gnostiques récupéraient les fœtus avec les doigts, les « pilaient dans une sorte de mortier, y mélangeaient du miel, du poivre et différents condiments ainsi que des huiles parfumées [9] ». Le repas se faisait ensuite en commun et la nourriture était consommée avec les doigts. Lointains parents, eux aussi, des Indiens Guayaki visités par l’ethnologue Pierre Clastres qui a décrit le plaisir pris par eux à sucer les pinceaux imbibés de la graisse humaine qui suinte des brasiers où grillent les corps morts [10].

Ni agueusiques, ni originaux, il faut dire quelques mots de ceux qui auraient pu – rêvons un peu – modifier le rituel du 25 décembre et faire de telle sorte qu’on ne fête plus la naissance du messie de Bethléem, mais qu’on fête plutôt la fête : le soir de Noël 1709, à Saint-Malo, naît le philosophe Julien Offroy de La Mettrie. D’abord médecin, auteur d’un traité sur les maladies vénériennes, il est l’auteur d’un admirable Art de jouir dans lequel il enseigne l’eudémonisme le plus radical. À table, distingués et sensuels, voluptueux et délicats, les philosophes au goût de La Mettrie sacrifient au pur plaisir. Pendant le repas, « le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, semblable au cygne de La Fontaine, est bientôt sans désirs. Le voluptueux goûte de tous les mets : mais il en prend peu, il se ménage, il veut profiter de tout (…). Les autres sablent le champagne ; il le boit, le boit à longs traits, comme toutes les voluptés [11] ». Conséquent et gourmet, on retrouve le philosophe à la table de milord Tyrconnel où un pâté est servi. Dans L’Homme-Machine, le penseur avait mis en garde contre les viandes trop peu cuites [12]. À la table du noble, il ne remarque pas l’état avancé du pâté auquel il goûte. La mort est au rendez-vous.

Autre soir de Noël gastrosophique : celui de l’année 1838 au cours de laquelle s’éteint Grimod de La Reynière, Alexandre Balthasar Laurent, l’un des premiers chroniqueurs gourmands, l’un des pères fondateurs de l’écriture gastronomique. Son grand-père – charcutier – avait succombé à l’ingestion d’un pâté de foie gras qui l’avait suffoqué en 1754. Le petit-fils sera digne d’un pareil trépas et brillera par une évidente singularité. Né avec des mains monstrueuses – mi-pattes, mi-pinces –, il cachait ses membres palmés sous des gants blancs qui dissimulaient en même temps un appareillage métallique compliqué lui permettant la préhension.

Sacrificateur à l’humour le plus noir, il posait parfois ses « mains » sur un fourneau brûlant et invitait les spectateurs présents à en faire de même… Il est aussi l’instigateur des déjeuners philosophiques, bihebdomadaires et « semi-nutritifs », pastiches grinçants des rites maçonniques, où il fallait boire dix-sept tasses de café en présence de seize convives, soit dix-sept personnes au total. Le repas était théâtralisé, la nourriture fantasmée. Toujours dans la veine cynique, Grimod éprouvera gastronomiquement la fidélité de ses amis en envoyant des papillons qui annonçaient sa mort à ses relations. Il les invitait à un repas à sa mémoire. Défaits d’un excentrique dont ils se croyaient délivrés pour toujours, les opportunistes à l’amitié tiède s’abstenaient de venir. Les autres se déplaçaient. Pendant le repas funèbre, Grimod apparaissait et démentait la nouvelle en chair et en os. Puis, s’attablant, il poursuivait les agapes avec ses fidèles. La seule véritable indélicatesse qu’il commit fut de rédiger un opuscule intitulé Avantages de la bonne chère sur les femmes. Tout eudémoniste digne de ce nom sait qu’il ne saurait y avoir concurrence entre les deux registres, mais complémentarité.

Tant de raisons devraient inviter à sacrer le 25 décembre fête de la fête, prétexte à festins. La rareté des commémorations serait compensée par l’instauration d’autres occasions. Ainsi prendraient corps les moments emblématiques de la philosophie : les melons qui peuplent les rêves de Descartes [13], la pomme qui enseigna la théorie de l’Attraction à Charles Fourier ou l’omelette qui fut la perte de Condorcet [14]

La diététique est une modalité sérieuse du paganisme, sinon de l’athéisme et de l’immanence. Toute transcendance est congédiée au profit d’une volonté de soi comme gnomon du réel. Plus de risques d’aliénation avec un quelconque recours à l’en dehors ou l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’indépendamment du mot et des séries multiples d’interprétations qu’il a impliquées, ce soit à Ludwig Feuerbach que l’on doive le célèbre : « L’homme est ce qu’il mange. » Dans ses Manifestes philosophiques il écrit : « Obéis aux sens ! Là où commencent les sens cessent la religion et la philosophie [15]. » Et là commence la vie, pourrait-on ajouter. Ailleurs, il affirme que « le corps est le fondement de la raison, le lieu de la nécessité logique », ou que « le monde des sens est le fondement, la condition de la raison ou de l’intelligence [16] ». Il n’est pas sans rapport que Feuerbach soit le premier théoricien de l’athéisme, le premier généalogiste de l’aliénation. Sous sa plume apparaissent pour la première fois les lignes définitives sur le religieux, la religion et ses formes multiples. Le sacré est disséqué, analysé et réduit – comme une sauce. C’est aussi lui qui développe une nouvelle positivité sensualiste plus ou moins héritée d’une certaine tradition matérialiste française, puis sensualiste anglaise. Une modernité se forme dont Nietzsche héritera bientôt et avec lui notre siècle. L’aliment, la nourriture deviennent principes matérialistes d’un art de vivre sans Dieu – et sans dieux.

Une science de la bouche entendue comme voie d’accès à une esthétique de soi n’a pas véritablement vu le jour depuis les injonctions nietzschéennes à s’occuper des choses prochaines, à faire l’histoire des fragments du quotidien. S’il faut se soucier de l’approche de Noëlle Chatelet [17], de celles de Jean-Paul Aron [18] ou de Jean-François Revel [19], il faut aussi compter les silences de la pensée contemporaine sur l’essentiel. Une exception toutefois : le dernier Michel Foucault qui assumera une maladie en même temps qu’un tournant épistémologique dans son œuvre. Avec la fin de son Histoire de la sexualité se trouvent magnifiées les logiques essentielles : l’amour, les plaisirs, la sexualité, le corps. Après les passages par les machines sociales à exclure les différences et à produire de la normalité, Foucault s’engage dans les arcanes les plus secrets, mais les plus stimulants. Enfin émergeait un authentique souci nietzschéen des soucis essentiels.

Dans L’Usage des plaisirs, la diététique est décrite comme ce que nous pourrions appeler un art sans musée. Elle est lue comme une façon de « styliser une liberté [20] », une logique du corps en même temps qu’une apologie de la maîtrise. Le choix d’un aliment devient vraiment ce qu’il est : un choix existentiel par lequel on accède à la constitution de soi. Une généalogie de la diététique isole le souci médical comme principe fondateur : la santé est l’objectif du diététicien. Il faut lire à ce sujet les textes du corpus hippocratique et poursuivre avec Galien. L’évolution de ce souci marque une autonomie progressive du mobile. Le régime alimentaire devient « une catégorie fondamentale à travers laquelle on peut penser la conduite humaine ; elle caractérise la manière dont on mène son existence, et elle permet de fixer à la conduite un ensemble de règles : un mode de problématisation du comportement, qui se fait en fonction d’une nature qu’il faut préserver et à laquelle il convient de se conformer. Le régime est tout un art de vivre [21] ». Manière dont on mène son existence, soit, mais aussi manière de rêver son corps, de fantasmer l’avenir, d’associer l’aliment et le réel dans la futurition. Il n’y a pas de diététique innocente. Elle renseigne sur la volonté d’être et de devenir, sur les catégories archétypales d’une vie, d’une pensée, d’un système et d’une œuvre. D’où l’intérêt de parcourir ce chemin dans l’histoire de la philosophie parmi les doctrines et les livres pour accéder d’une manière plus oblique et inhabituelle aux idées. L’aliment comme fil d’Ariane pour ne pas se morfondre ni se perdre dans un labyrinthe.

L’art de manger, c’est l’art in fine. Foucault écrivait : « La pratique du régime comme art de vivre est (…) toute une manière de se constituer comme un sujet qui a, de son corps, le souci juste, nécessaire et suffisant [22]. » Éthique et esthétique confondues, la diététique devient science de la subjectivité. Elle montre qu’il peut y avoir une science du particulier comme rampe d’accès à l’universel. La nourriture comme argument perforateur du réel. Elle est enfin un biais pour la construction de soi comme une œuvre cohérente. La singularité qu’elle autorise, l’élaboration de soi qu’elle permet ont serti le devenir proverbial d’un aphorisme de Brillat-Savarin. Dans la Physiologie du goût, ce charmant beau-frère de Charles Fourier écrit : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es [23]. »

Mais laissons là la théorie, car du banquet où nous avions risqué un regard viennent de s’enfuir Schopenhauer et Rabelais. Le premier vient de griffonner sur le carnet qu’il tient régulièrement les commentaires gastronomiques que lui ont inspirés ces agapes [24]. Le second tient dans la main quelques recettes dont celle qui dit toutes les vertus aphrodisiaques du vin dans lequel on a étouffé un surmulet, puis celle du beurre de Montpellier qu’il a notée sur son diplôme de médecin…