CHAPITRE XI

CIMETIÈRE

Deslandes se tassa sur sa chaise. Baurénot ne dit rien. Il se versa ce qui restait de Champagne dans le fond de la bouteille. Le bord du verre, heurté, produisit sa musique cristalline. Dans l’atelier proche, de l’autre côté de la cour, la scie électrique des Etablissements Baurénot, commerce de bois, fabriquait des bénéfices. Je ne reposai pas ma question. J’attendis. Baurénot émît un rire faux, un rire qui arrachait les dents plus efficacement que le bruit de la scie.

img2.png Alors, là, tu nous en sors de belles, Nestor Burma. Nous n’avons jamais mis personne en l’air. Pas plus au pont de Tolbiac qu’ailleurs. Qu’est-ce que c’est que cette affaire du pont de Tolbiac ?

img2.png J’en sais certainement moins long que vous là-dessus, soupirai-je, mais je veux bien vous dire en gros de quoi il s’agit.

img2.png Ne te gêne pas. Mais, je te le répète, nous n’avons mis personne en l’air.

img2.png C’était-une formule, un cliché, une phrase toute faite. J’en ai toujours un petit stock à ma disposition. Ça meuble la conversation. Sincèrement, je ne crois pas que vous ayez buté ce Daniel, l’employé des Frigos. Lenantais devait participer à l’entreprise et je connais ses principes. Pas d’effusion de sang. Avec votre aide, il a enfin mis sur pied la combine dont il rêvait. Peut-être que l’employé était de mèche avec vous... Tiens ! ça me donne une idée.

img2.png Tu nous en feras profiter, hein ?ironisa Baurénot, Des idées comme...

img2.png Des idées de con ! cracha Deslandes, malpoli.

img2.png Je vous ferai profiter de toutes mes idées. Donc, en 1936, en hiver...

Et je leur servis ce que m’avait appris la lecture récente des journaux.

img2.png Très intéressant, commenta Baurénot. Et tu nous soupçonnes d’avoir fait le coup ?

img2.png Pourquoi pas ?

img2.png Pourquoi pas, en effet ? Surtout qu’il existe une présomption massue contre nous. Nous demeurons et exerçons nos activités dans le même arrondissement que le pont de Tolbiac. Tes toujours aussi mariolle, dans tes enquêtes ? Mais, mon vieux, c’est peut-être Pierrot le Fou qui se faisait la main.

img2.png Il était bien jeune à l’époque.

img2.png C’était une image. Tu n’en as pas le monopole. Pierrot le Fou était bien jeune, mais les gangsters existaient déjà.

img2.png L’affaire du pont de Tolbiac n’est pas signée gangsters, pégriots, hommes du milieu et compagnie. L’inspecteur Norbert Ballin, qui avait séché dessus en suant sang et eau... ça aussi, c’est une image, et assez hardie... l’inspecteur en retraite Norbert Ballin a été poignardé l’autre nuit...

img2.png Et c’est encore nous ” les coupables ?

img2.png Pourquoi pas ?

Ils secouèrent simultanément la tête, Baurénot et Deslandes, et énergique ment.

img2.png Non, mon vieux, dit le premier. Tu te goures. Tu te goures salement.

Je le savais bien, que je me gourais – ou, plus exactement, que je faisais semblant –, mais je voulais éprouver la différence de qualité des protestations du marchand de bois. Il y en avait une. II niait le meurtre de l’ancien flic sur le ton de la plus authentique sincérité. Et pour cause. Mais pour les autres trucs, ça sentait le factice.

img2.png Admettons, dis-je. Revenons à Ballin. J’ai relevé une petite phrase, dans l’article que les journaux consacrent à sa mort...

Deslandes m’interrompit :

img2.png Oh ! les journaux..., ricana-t-il, méprisant.

img2.png Ne me prends pas pour plus imbécile que je ne suis, éclatai-je. Les journaux ! Peut-être que tu ne t’y intéresses pas aussi, aux journaux, hein ? Qu’est-ce que c’est que cette collection que tu trimbales dans la poche de ton veston et qui fait grimacer ton pardingue alors ? Tu ne crois pas que c’est parce qu’ils reparlent de cette vieille affaire du pont de Tolbiac, à l’occasion du meurtre de ce flic ? Et n’est-ce pas parce qu’ils te foutent la trouille que tu t’es amené ici, en trombe, pour prendre conseil de Baurénot ou te concerter avec lui, ici, chez Baurénot, un gars qui, paraît-il, ne voit plus personne ? Il ne voit peut-être plus personne, mais il voit Deslandes et il voyait Lenantais. Et lui aussi, pas mal de canard traînent sur son burlingue, et il a drôlement gaffé ceux que je tenais sous mon bras, à mon arrivée. (Le concierge aussi ; finalement, ça ne signifiait peut-être pas besef.) Il a peut-être fait insérer une petite annonce ou un placard publicitaire, mais c’est quand même marrant que nous nous intéressions tellement, tous les trois, à ce que publient les journaux, un jour comme aujourd’hui.

img2.png Ça va, dit Baurénot, avec sang-froid. Des journaux, je connais un type qui en achète quinze par jour. Tout ça, c’est s’emballer pour rien. Qu’est-ce que c’est que cette phrase que tu as relevée ? Tu vois, on est chic. On te laisse débloquer. On pousse même à la roue.

img2.png Cette phrase est la suivante... (Je partis à sa recherche, dans l’article du Crépuscule.) ... Les indicateurs qu’il... l’inspecteur Norbert Ballin......entretenait dans le milieu ne lui furent d’aucun secours... Je trouve ça significatif. Tous les actes antisociaux que commettent des gangsters ayant des attaches dans le milieu sont rapidement sanctionnés. Seuls, les isolés ou des types qui n’appartiennent pas au milieu, peuvent espérer passer au travers. C’est une question de chance, et les anarchistes illégalistes, qui entrent dans cette catégorie, ont, au départ, plus de chances que d’autres. Ils savent, après un coup fructueux, attendre le temps nécessaire ; ils ne font pas la noce, et n’ont d’accointances qu’avec le strict minimum de complices, ce qui limite les possibilités de trahison. En outre, ils sont d’une autre trempe. J’ai tout de suite pensé que l’affaire du pont de Tolbiac – absence d’indices, carence des indicateurs... plus un autre petit tuyau qui m’est personnel – était le fait d’un ou plusieurs bandits à idées...

img2.png Bandits à idées ! s’exclama Baurénot, sur le ton protestataire.

img2.png C’est le mot. Tu aurais peur des mots, maintenant ? Je ne l’emploie d’ailleurs pas dans un sens péjoratif. Bandit à idées ! Tu as prononcé le mot plusieurs fois, quand tu professais des opinions illégalistes.

img2.png Professer !... On en discutait. Tout le monde en discutait.

img2.png Quoi qu’il en soit, je vois le topo comme ça, moi. Interrompez-moi, si je me trompe.

img2.png Foutre non, qu’on ne va pas t’interrompre. Comme, dans ce que tu vas dire, il n’y a pas un mot qui ne soit pas une erreur, nous userions toute notre salive.

img2.png Eh bien, voilà... Lenantais et vous deux, circonvenez l’employé des Frigos et, à vous quatre, vous partagez le contenu de la sacoche qu’il trimbale. Je ne peux pas entrer dans les détails, évidemment. Je regrette...

img2.png Et nous, donc !

img2.png ... mais je n’assistais pas au truc. Daniel, l’employé, fout le camp à l’étranger. En tout cas, on ne le voit plus. Et vous trois, vous menez votre barque selon vos tempéraments respectifs. Mais voilà que le Daniel réapparaît... C’est l’idée qui m’est venue tout à l’heure et dont je vais vous faire profiter... il ignore vos noms... vous en avez changé... il veut, pour une raison ou une autre, agir contre vous... Il rencontre Lenantais et lui fait son affaire. Lenantais essaie de vous avertir du danger. Il fait appel à moi... Parce que Lenantais était un peu moins cloche que vous. Il avait suivi attentivement ma carrière. Il savait que j’étais régulier – sans préjugés, aussi –, et que je continuerais à l’être, régulier, envers ceux qui le seraient aussi. Mais je crois qu’il s’est gouré, en ce qui vous concerne. Bon Dieu ! je ne viens pas en ennemi. Je m’en fous, de ce que vous avez pu faire. Mais il y a une tâche que je me suis imposée. Lenantais a fait appel à moi. Lenantais a été assassiné. Je démasquerai son assassin, même si vous ne m’aidez pas.

img2.png On ne peut pas t’aider, dit Baurénot. Tu nous parierais hébreu qu’on ne te comprendrait pas davantage. Tu t’es trompé de cheval, Burma. On n’est pas dans cette course. Quant à l’histoire que tu viens de nous raconter... (Il sourit.) ... y crois-tu seulement un peu toi-même ?

img2.png Pas trop, reconnus-je, mais ça peut servir de base de discussion.

img2.png La discussion, j’estime qu’elle est terminée. Réfléchis un peu. Nous sommes entre copains. Si nous avions fait tout ce que tu nous imputes, je ne m’emmerderais pas à tourner autour du pot. II y a prescription, d’abord. Et de qui pourrais-je avoir peur ? De qui pourrions-nous avoir peur ?

img2.png Il y a prescription, d’accord, dis-je en souriant. Et du moment qu’il n’y a pas mort d’homme... Mais même sans mort d’homme, un scandale la foutrait mal, dévoilant la base de votre fortune actuelle. Et les petites existences confortables que vous vous êtes édifiées risqueraient d’être fortement ébranlées. Et si...

img2.png Si, si, si, chantonna Baurénot. En fait de scie, je ne connais que celle que tu entends, et le type qui la manœuvre gagne depuis tout à l’heure seize balles de plus par jour. Tu devrais te tirer, maintenant. Tu parles d’une journée ! Je m’en souviendrai.

Il se leva. Il me foutait ni plus ni moins à la porte. Je me levai aussi. Je n’en tirerais rien de plus. Je voulus avoir le dernier mot :

img2.png Oui, je crois que tu t’en souviendras. Toi et Deslandes... (Je désignai ce dernier d’un geste négligent.) ... Je me demande ce qu’il venait fiche ici avec cette rapidité. Ah ! oui ! c’est vrai. Il venait te mettre au courant de ses embarras gastriques. Qu’est-ce qui ne passait pas, déjà ? Ah ! oui ! des huîtres ! Ou peut-être du poulet. Du poulet truffé. Lardé. Au revoir, les gars. Après tout, vous n’êtes pas obligés d’avoir confiance. Lenantais l’avait, lui, mais c’était un idéaliste. J’ai l’impression que vous ne l’êtes plus depuis longtemps. Salut. Et souhaitez qu’aucune auto ne me renverse, qu’aucune brique ne me tombe sur le cigare, du haut d’un échafaudage. Je serais foutu de m’imaginer que vous y êtes pour quelque chose.

Un très joli discours !

***

Du bistrot de l’avenue des Gobelins, où j’entrai quelques minutes plus tard boire un coup pour ôter de ma bouche le goût du Champagne offert par ces judas, j’appelai mon appartement au téléphone. Ça sonna, au bout du fil, mais personne ne décrocha. Je m’étais peut-être gouré, en formant le numéro. Je le composai une nouvelle fois, veillant à n’effectuer aucune fausse manœuvre. Moqueuse, la sonnerie stridula, comme dans une affreuse solitude. Elle retentît quinze fois. Je les comptai. Bon Dieu ! Lenantais, le pont de Tolbiac, ces anars rangés des voitures à bras, coupables ou non, ne me parlez plus de tout ça. Je m’en fous. Personne ne répond. Personne ne décroche. Je quittai le bistrot en vitesse et hélai un taxi, un rare, un unique, un original, qui n’allait pas à Levallois. Un bon signe, peut-être. Tu parles !

img2.png Bélita ! appelai-je, dès que j’eus poussé la porte de chez moi.

Personne ne répondit. Je passai dans le bureau, dans la chambre, je regardai dans la cuisine, je revins dans la chambre. Toutes ces pièces étaient vides. Je retournais dans la cuisine, me servir un reconstituant carabiné. J’emplis le verre jusqu’au bord, et puis, je le laissai là, comme un con, sans y toucher, ayant oublié à quoi ça pouvait servir. Je revins auprès du lit. II y avait un papier, sur le lit. Sur le lit ! Un papier qui portait ces mots, tracés de cette écriture assez élégante que j’avais remarquée sur l’enveloppe contenant le message de Lenantais : “ II vaut mieux que je parte. S. a montré de quoi il était capable. Il te tuera, si nous restons ensemble. Je ne veux pas qu ‘il te tue.  Tu ne veux pas qu’il me tue, mon amour ? Et toi, qu’est-ce que... Je ricanai, songeant à Deslandes et à ses imaginaires huîtres. Je n’avais pas non plus mangé d’huîtres, mais je sentais une boule |se former dans mon estomac, et dans ma gorge, partout. Je m’en fus dans la cuisine, et cette fois, fis un sort au verre. Et un peu plus tard, en passant devant une glace, je vis un type à l’air mauvais, très mauvais. Une vraiment sale gueule. 

***

C’était un sale quartier. Il collait à mes semelles comme la glu aux pattes de l’oiseau. Il était écrit que je l’arpenterais toujours en quête de quelque chose, d’un morceau de pain, d’un abri, d’un peu d’amour. Je le sillonnais à la recherche de Bélita. Elle n’était pas nécessairement revenue dans le coin. II y avait même de fortes chances pour qu’elle soit allée ailleurs, mais moi j’étais là. Et peut-être pas tellement à sa recherche. |Peut-être simplement pour régler un vieux compte avec ce quartier. Ma vue me jouait des tours. D’aussi loin que j’apercevais une silhouette féminine, je lui voyais une jupe rouge. Toutes les robes, tous les manteaux, toutes les jupes étaient rouges. Ce doit être ça qu’on appelle voir rouge. J’allai passage des Hautes-Formes, et il n’y avait rien. J’allai sur l’ancienne zone, du côté d’Ivry, là où elle m’avait dit que sa tribu campait, et il n’y avait rien.

Salvador, Dolorès et compagnie avaient mis les bouts, ainsi que je l’avais pronostiqué. Eh bien, c’était toujours une satisfaction. Je quittai cette zone, muni d’un tuyau fourni par un gamin. Des romanos, il en avait vu dans une vieille baraque de l’impasse du Gaz. Je m’en fus impasse du Gaz, et il n’y avait rien. Je revins sur la zone, des fois que j’aie mal vu la première fois, mais j’avais bien vu. Il n’y avait rien. Je commençais à ressentir sur mes nerfs les effets bénéfiques de ma fatigue. Allons ! encore quelques kilomètres dans les guibolles et je pourrais dormir. Je remontai sur le pont National par le large escalier de pierre qui va du quai d’Ivry au boulevard Masséna. Je traversai devant les bâtiments de la Compagnie de l’Air comprimé et descendis le boulevard jusqu’à la station du chemin de fer de ceinture. Il n’y avait pas de brouillard, aujourd’hui. Il faisait même gai, si j’ose dire. Le crépuscule approchait, mais les derniers rayons du soleil jaune luttaient encore victorieusement. Par l’escalier qui passe sous la gare de ceinture, j’atteignis la rue du Loiret. Et je me retrouvai au carrefour Cantagrel-Watt-Chevaleret. L’Armée du Salut me rappela plus intensément Bélita. Et je la revis comme je l’avais vue le matin même, dans le désordre charmant d’un de mes pyjamas.

“ Récemment, Benoit a eu affaire à l’Armée du Salut. Il leur a vendu des meubles...

img2.png Oui, Et il n’a pas été content, il a engueulé les Salutistes et ceux-ci l’ont lardé de coups de couteau.

img2.png Oui, moque-toi de moi. Tu dois me trouver idiote, hein ?

img2.png Mais non, chérie... 

Chérie ! Ce fut comme si je pensais que là où elle était maintenant, elle l’apprendrait par une sorte de télépathie, et que ça lui ferait plaisir que je prenne ses propos en considération. Une espèce d’offrande sentimentale. J’entrai à l’Armée du Salut. 

La vaste pièce était coupée en deux parties inégales, dans le sens de la longueur, par un comptoir à mi-hauteur. Une Salutiste aux cheveux gris, les pattes d’épaules de son uniforme cloutées de trois étoiles dorées, écouta sans ciller mon petit boniment. Finalement, elle m’invita à m’adresser à l’atelier même, un peu plus bas dans la rue Cantagrel. Je savais où c’était, n’est-ce pas ? Oui, je savais, merci. A l’atelier, j’eus la ;-chance de tomber sur un jeune homme qui paraissait au Manque ponctuation courant de tout. Oui, le brocanteur du passage des Hautes-Formes, un vieux qui avait eu des malheurs, f récemment, il ne connaissait pas que lui, mais presque.

Oui, il avait apporté des meubles. Il portait un très vilain tatouage sur la poitrine. Il l’avait exhibé par bravade. Ce brocanteur n’avait pourtant pas l’air d’un mauvais homme. Brusquement, je n’écoutai plus le jeune homme. Toutes sortes de pensées s’emparèrent de mon ciboulot. Je réfléchis à l’Armée du Salut, en général, et à sa fonction en particulier, et aux nombreuses initiatives prises par cette organisation dans le domaine de la charité. Et je les vis, aussi nettement que m’était apparue l’image de Bélita, tout à l’heure, Bélita qui m’avait peut-être fourni sans le savoir un tuyau de première bourre. Il faut dire, qu’entre-temps, j’avais appris des choses, j’en avais flairé d’autres. Oui, je les vis, comme si j’avais sous les yeux la photo publiée par les journaux. Je les vis, dans leur costume de toile défraîchie, le visage brûlé par le soleil des tropiques, sous le large chapeau de paille. Quinze forçats, disait la légende, ayant accompli leur peine ou graciés, sont arrivés hier à Marseille. Ils ont été pris en charge par l’Armée du Salut qui procédera à leur réadaptation. De semblables informations, il en était paru souvent dans la presse, à intervalles plus ou moins rapprochés.

img2.png Ecoutez, dis-je à mon bavard à figure d’ange. Excusez-moi de vous interrompre, mais je m’en voudrais d’abuser de votre confiance. Vous m’êtes sympathique et j’ai honte de mentir, surtout dans les locaux d’une telle organisation. Exactement, je suis écrivain. Je prépare un livre... rien du livre à scandale, un livre humain... sur les bagnards qui ont remonté la pente. J’ai pris le prétexte de ce brocanteur, parce que je crois qu’il a eu maille à partir avec la justice, lui aussi. Bref...

Je ne fus pas précisément bref et lui non plus, quand il me donna la réplique. Mais il ne parla pas pour ne rien dire. Oui, certains membres du personnel subalterne avaient connu des heures difficiles – délicat euphémisme. Et j’avais de la chance car ils avaient récemment “ touché ” ici un de ces réadaptés venant d’un centre de province. Il se ferait certainement un plaisir d’enrichir ma documentation, en vue de l’élaboration de mon livre. Yves Lacorre était très serviable. Je sursautai. Une vraie terreur, ce Lacorre. Il faisait sursauter tout le monde. Jean Deslandes avait sursauté aussi, quand j’avais prononcé le nom de ce salaud, mais pas pour les mêmes raisons que moi.

img2.png Pourrais-je le voir ? demandai-je.

Renseignements pris, il n’était pas là pour l’instant. Si je pouvais revenir ce soir... Et comment, que je reviendrais !

***

Bélita, Bélita chérie ! Tu vois bien que tu m’étais utile dans la recherche de l’assassin de Lenantais. Je le tenais, celui-là, maintenant. Car pour moi ça ne faisait aucun doute. Je voyais l’affaire comme si j’y avais assisté.

Lenantais rencontre Lacorre à l’Armée du Salut en venant bazarder ses meubles de rebut. C’est rue Watt, ou près de la rue Watt, à une portée de chique de l’Année du Salut, que Lenantais en prend un coup. Plusieurs, même. Celui qui tient le couteau, c’est Lacorre. Pourquoi Lacorre ne fauche-t-il pas, pendant qu’il a si bien démarré, le portefeuille de Lenantais ; pourquoi, également, ne l’achève-t-il pas ? Peut-être parce qu’il a été dérangé dans sa besogne. Ce sont des choses qui arrivent. Pourquoi cette bagarre ? Simplement parce que les deux hommes, qui ne débordaient pas d’estime l’un pour l’autre, jadis, éprouvaient toujours les mêmes sentiments ? Non. Il doit y avoir autre chose. Car Lenantais, de l’hôpital, ne pouvant toucher Baurénot par l’intermédiaire du docteur Coudérat, m’avertit qu’un “ salaud mijote des saloperies contre des copains à qui je veux sauver la mise ”. Ces copains, menacés par Lacorre, je les connais : Baurénot et Deslandes. Ou, alors, c’est que je ne sais plus additionner deux et deux. Conclusion ? Lacorre voulait arracher à Lenantais des tuyaux concernant Baurénot et Deslandes. Lenantais n’a pas marché et en est mort, l’autre, furieux, le lardant de coups de lame. Lacorre a dû participer au micmac 36 du pont de Tolbiac, et comme peu après il s’est fait alpaguer pour sa conne histoire de jalousie, et que les autres en ont peut-être profité pour ne pas être réguliers, il les recherche pour régler ses comptes. Ce n’est pas sa faute s’il les règle si tard. Il était un peu loin, jusqu’à ces derniers temps. Deslandes avait drôlement sursauté, à l’énoncé du nom de Lacorre. C’est que ça lui avait été comme une révélation. Je venais de parler d’un inconnu malintentionné qui avait meurtri Lenantais, Deslandes avait tout de suite songé à Lacorre, Lacorre revenu, et Baurénot n’avait pu faire moins que me raconter l’histoire du jaloux, pour justifier le trouble manifesté par son copain. Oui, tout cela collait. Plus ou moins. Les quelques bavures qui subsistaient de-ci de-là, je comptais sur Lacorre lui-même pour les ébarber. J’étais disposé à lui faire cracher tout le morceau, ce soir. Je me sentais prêt à renier pas mal de mes principes en son honneur. En somme, qu’avais-je à reprocher à Baurénot et Deslandes, sous ce rapport ? Nous étions tous les mêmes. De toutes ces constatations, cette dernière n’était pas la moins déprimante.

***

De la cabine téléphonique d’un bistrot, j’appelai Le Crépuscule et, par voie de conséquence, Marc Covet.

img2.png Salut, dis-je. Merci tout d’abord pour le petit entrefilet que je vous avais demandé de passer.

img2.png Il n’y a pas de quoi, protesta le journaliste-éponge. Ça a rendu ?

img2.png Ça n’était pas destiné à rendre quoi que ce soit. Dites donc, il est trop tard pour aller à la Bibliothèque nationale. J’ai un coup d’œil à jeter sur les journaux de 36-37. Est-ce que vous pouvez me sortir cette période des archives ?

img2.png Vous tombez bien. Nous avons justement tiré de sa poussière la collection de ces années-là, pour tartiner sur cette vieille affaire du pont de Tolbiac. Est-ce que par hasard vous vous intéresseriez aussi à ça ?

img2.png Non. J’ai simplement lu un papier sur la mort de l’ex-inspecteur Norbert Ballin. Il y a du nouveau ?

img2.png Aucun nouveau. Mais nous exploitons jusqu’au bout. Ça nous fait des papiers pittoresques et mystérieux. Le public raffole des mystères... Hum... c’est quand même marrant... le fait divers que vous m’avez demandé de monter en épingle... le meurtre de ce flic... Vous êtes sûr qu’il n’y a aucun rapport ?

img2.png Ne vous cassez donc pas la tête. Le seul rapport, c’est que tout ça se passe dans le même arrondissement. C’est une question d’unité de lieu. Comme au théâtre.

Au Crépu, je pris connaissance des journaux de la période Front Popu. Je dégottai péniblement un écho de la condamnation d’Yves Lacorre à douze ans de travaux forcés par une Cour d’Assises provinciale. Ce fut tout. Pour ne pas m’être dérangé pour rien, je lus les articles relatifs à la mystérieuse disparition, au pont de Tolbiac, ou ailleurs – l’expression “ le mystère du pont de Tolbiac ”, c’était plus ou moins une invention de journaliste : ça faisait riche, comme titre –, de M. Daniel, employé de confiance et trimbaleur de fonds de la Société des Frigos. Ça ne m’apprit que des à-côtés. M. Daniel était divorcé et vivait seul. En janvier 1937 et plus tard encore, sa femme avait, disait-on, reçu des lettres très brèves de son ex-mari, mais ça semblait sujet à caution. Ces lettres provenaient d’Espagne.

Espérant me tirer les vers du nez, Marc Covet m’invita à dîner. J’acceptai, mais ne fus pas très bavard. Je songeais à Bélita. Tout ce que je faisais, maintenant, c’était pour elle. J’essayais de me fabriquer une monnaie d’échange... Bavard ou pas, le temps passa rapidement et je m’aperçus brusquement qu’il me fallait prendre le chemin de la rue Cantagrel si je ne voulais pas louper mon bonhomme. Je le pris à bord d’un taxi.

Il était bientôt dix heures. Cette nuit-là, le brouillard s’était donné congé, mais un vent violent, des plus traîtres et froids, le remplaçait que c’en était un bonheur.

A l’Armée du Salut, mon bavard à figure d’ange me dit :

img2.png Lacorre n’est toujours pas là. Ou plutôt il est revenu et reparti. II a vraiment de la visite aujourd’hui. Vous êtes sûr de ne pas avoir de concurrent littéraire, monsieur ? Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? Enfin, je suppose que ça peut se passer ainsi si l’on a affaire à de peu scrupuleux personnages. On parle d’un sujet, on...

img2.png De la visite ? l’interrompis-je.

img2.png Oui, un monsieur qui est venu tout à l’heure. Ils sont partis ensemble.

img2.png Il n’a pas indiqué l’heure possible de son retour ?

img2.png Oh ! il ne va pas tarder. Nous nous devons de donner l’exemple de la discipline, sans cela, les gens qui logent ici, n’est-ce pas, monsieur, seraient en droit de...

Je ne l’écoutais plus. J’étais dehors, sur le trottoir de la rue Cantagrel, glaciale, déserte et balayée par le vent. Je descendis jusqu’à la rue Watt. Alors, Nestor ? Toujours trop tard. Trop tard à la soupe ou l’enfant du malheur. C’est le quartier qui veut ça. C’était égal ! Ils avaient fait vite. Mais non, voyons. Ce n’était pas possible. Je dramatisais. Il était sorti – et que ce soit en compagnie d’un monsieur, d’un type, d’une typesse, de la capitaine ou de celle qui tient la grosse caisse dans l’orchestre salutiste –, il allait rentrer au bercail. Et la discipline, alors ? Je n’avais qu’à attendre en me baladant un peu. Il faisait si bon, dans les rues. Ce vent qui vous cinglait aurait fait les délices d’un masochiste breveté. Ce volet qui claquait quelque part contre un mur, c’était si doux à entendre. Et cette motrice qui couinait, sur la voie, au-dessus de la rue Watt et sous le pont de Tolbiac, ne dirait-oh pas une sirène ? Sur le boulevard Masséna, dont on apercevait les candélabres électriques, de l’autre côté de l’ancien chemin de fer de ceinture, dominant le trou d’ombre de la rue du Loiret, des autos passaient à vive allure. Le vent soufflait en rafales, gémissant dans les branches squelettiques des arbres plantés dans le jardinet précédant la clinique d’accouchement. Ça ne devait pas être agréable d’accoucher au son de cette lugubre musique. Je ne me voyais pas en train d’accoucher au son de cette lugubre musique. Mais, nom de Dieu ! je ne me voyais pas en train d’accoucher du tout. Pour qui je me prenais ? Pour Grace Kelly ? Une rafale plus brutale que les précédentes fit surgir de la rue du Chevaleret un bataillon de papiers abandonnés et une espèce de roue sombre que la bordure du trottoir arrêta dans sa course. Je marchai vers l’objet et le ramassai. C’était une casquette de salutiste. “ Alléluia ”, comme ils disent. Le corps ne devait pas être loin. 

***

La casquette à la main, comme si je mendigotais – il y avait un peu de ça – je remontai la rue du Chevaleret jusqu’aux marches qui permettent d’accéder à la rue de Tolbiac, à l’entrée du pont, à l’endroit approximatif où, la nuit dernière, M. Macchabée Norbert Ballin nous avait brûlé la politesse. Pas de corps. Ni sur un trottoir, ni sur l’autre. La chance m’abandonnait, quoi, ou c’était le coin qui voulait ça. J’y perdais toujours un cadavre .Et voilà ! Lacorre s’était fait faire aux pattes comme un sansonnet et inutile de demander par qui. Ils avaient fait vite. Il ne leur avait pas fallu cent sept ans pour effectuer le rapprochement Lacorre-bagne-Armée du Salut. Et ils s’étaient débrouillés pour le joindre et l’enlever. Peut-être l’occire. Mais alors... Je regardai la masse des Entrepôts Frigorifiques, de l’autre côté des voies. M. Daniel. Pauvre M. Daniel. On l’avait pris pour un employé indélicat, alors qu’il y avait de fortes chances pour qu’il soit mort depuis vingt ans. Mais Lenantais ; dans tout ça ? La mise en l’air, ce n’était pas son genre.

Il était résolument contre. Et il n’aurait pas fait appel à moi pour protéger les deux autres contre les entreprises de Lacorre, s’il avait su qu’il y eût eu meurtre au départ. Il fallait croire qu’il ne savait pas. Que les autres, ne pouvant, pour une raison ou une autre, lui cacher leur projet, l’avaient lanterné. Et Baurénot se sentait un peu coupable envers lui. Et c’est pourquoi il essayait de l’aider. L’homme est comme ça. Ni tout à fait bon, ni tout à fait mauvais. Et plutôt que de dire à Lacorre où il pourrait trouver ses anciens complices, Lenantais s’était laissé poignarder. Ils étaient tous responsables de la mort du chiffonnier demeuré propre. Au revoir, Lacorre. Tu vas rejoindre Lenantais, M. Daniel et l’inspecteur Norbert Ballin. Je t’aurais quand même cru plus fortiche, plus mariolle, plus tortueux, moins confiant. Alors, on te dit de venir et tu viens ? Tu ne prends aucune précaution. Tu... Je revins à l’Armée du Salut. C’était une faible chance, mais on pouvait toujours voir. Mon zigue à figure angélique bigla tout de suite la casquette que je tenais à la main :

img2.png Pas un mot, dis-je. (C’était beaucoup exiger, mais j’obtins satisfaction.) C’est certainement le couvre-chef de Lacorre, hein ? Je crois qu’il lui est arrivé un pépin. Ce n’est pas uniquement le vent qui lui a enlevé ça de sa tête. Ecoutez-moi, mon ami. Vous aimez le scandale dans cette maison ? Non, n’est-ce pas ? Je suis au regret de vous dire qu’il y en a un qui couve, au-dessus. Mais je peux arranger ça. J’aimerais jeter un coup d’œil sur les affaires de Lacorre.

img2.png Il faudrait que j’en réfère...

img2.png Non. Pas de scandale et pas de bruit. Je vais être franc...

Moi, quand je suis franc, personne ne me résiste. Figure d’Ange m’introduisit dans l’endroit où Lacorre rangeait ses affaires. J’y trouvais ce que je cherchais – sans espoir excessif –, parmi des paperasses où on aurait immédiatement fouillé en cas de disparition ou absence prolongée. L’enveloppe portait ces mots : “ Pour le commissaire du quartier.  Je l’ouvris et j’eus droit à ce bel échantillon de charabia :

Commissaire, Je m’appelle Yves Lacorre, je suis né à... (Etaient mentionnés le lieu et la date de naissance, l’état civil des parents et le signalement du signataire.)

...En décembre 1936, avec la complicité de deux complices, les nommés Camille Bernis et Jean l’Insoumis, que j’avais connus chez les anarchistes, Camille Bernis et Jean dit l’Insoumis...

(Suivaient les signalements des deux hommes.)

... j’ai attiré dans un guet-apens l’employé chargé de la caisse de la Compagnie Frigo, M. Daniel. L’affaire a fait grand bruit à l’époque. J’en ai eu des échos en prison. M. Daniel n’est pas bien loin de son ancien lieu de travail. Il est chez lui. Il vivait seul dans un petit pavillon d’Ivry, rue Brunesseau. Il y est encore, enterré dans la cave. Nous avions pensé qu’on le chercherait partout, mais pas chez lui. C. Bernis et Jean m’ont laissé tomber, mais j’aurai leur peau. Ou ils auront la mienne. S’ils ont la mienne, vous lirez cette lettre et agirez conformément à la loi. Vous la lirez aussi si je meurs comme tout le monde, de la grippe ou autre. Une fois le coup fait, mais avant le partage du butin, j’avais confiance en mes complices, je suis allé à Morlaix, où j’avais envoyé ma ; compagne. J’avais aussi confiance en ma femme. Elle n’était au courant de rien, mais quand elle a été au courant, elle a voulu me quitter, parce que c’était dangereux. Ne voulant pas qu’elle me dénonce, je l’ai tuée. Et j’ai dit que c’était par jalousie. Parce que je n’ai pas pu échapper aux flics. Ce coup était moins bien combiné que le coup des Frigos de Tolbiac. Je n’ai pas eu de veine. On m’a salé. On m’a foutu douze ans de bagne. C’est là que C. Bernis et Jean m’ont laissé tomber. J’ai fait ma peine. Et un peu de doublage. Je suis rentré. Je me suis tenu peinard. J’étais en province. Il n’y a pas longtemps que j’ai réussi à venir à Paris. J’ai cherché les Bernis et Jean, mais ils avaient disparu. Je suis allé voir le petit pavillon de M. Daniel. Il est toujours là. Il n’est pas occupé. Il tombe en ruine. J’ai appris, mais je ne pouvais me montrer trop curieux, qu’il a été acheté, mais je n’ai pas pu savoir par qui. Il a dû être acheté par un de mes complices avec ma part de braise. Si jamais je peux remonter jusqu’à l’acheteur, je verrai. Deux anarchistes étaient au courant de notre combine. Un nommé Rochat et un nommé Lenantais, faux-monnayeur. Rochat est mort. Lenantais est toujours vivant, je le crois. C’était un imbécile qui s’imaginait qu’on pouvait faire des omelettes sans casser des œufs, Avant notre coup, comme nous avions besoin de quelques-uns de ses conseils, nous lui avons fait croire que c’était un truc sans effusion de sang, parce qu’il était contre. Mais de toute façon il n’a pas voulu participer au coup, parce qu’il estimait que l’illégalisme était précaire et que nous nous ferions faire un jour ou l’autre. Je me demande qu’est-ce qu’il a dû penser ensuite, puisque la police n’a jamais pu mettre la main sur les auteurs du vol-assassinat et qu’elle n’a même jamais su comment ça s’était passé. Ce Lenantais était un cordonnier...

(Lacorre fournissait le signalement de Lenantais, avec emplacement des tatouages, etc.)

... ancien faux-monnayeur. Voilà, commissaire. Quand vous lirez cette lettre, si je suis mort à l’hôpital ou ailleurs, d’une grippe ou autre, vous pourrez toujours rechercher ou pas rechercher Bernis et Jean. Mais si vous lisez cette lettre parce qu’on m’a balancé à la Seine ou autre mort violente, c’est Bernis et Jean qui seront les coupables.

Yves LACORRE.

La signature était suivie de l’apposition des empreintes digitales du sire. D’une autre encre et plus récemment on avait ajouté un post-scriptum :

Ne vous inquiétez plus pour Lenantais. Je l’ai retrouvé par hasard. Il vend des meubles démolis. Il est chiffonnier. Il se fait appeler Benoit. Je lui ai demandé des tuyaux sur les Bernis et Jean. Nous nous sommes disputés et je l’ai poignardé. C’est un service que j’ai rendu à la société car ce Lenantais était un pur, c’est-à-dire bien plus dangereux pour la Société que certains autres.

Je pliai ce poulet destiné aux poulets et le glissai dans son enveloppe. Je fis un mouvement supplémentaire pour empocher le tout, mais Figure d’Ange, qui avait lu par-dessus mon épaule, posa sa main sur mon bras :

img2.png Ceci concerne la police, monsieur, dit-il.

img2.png Et le scandale concerne la maison.

Il leva les yeux au ciel :

img2.png Advienne que pourra...

img2.png Comme vous voudrez. Mais attendez au moins un jour ou deux, avant de rendre ce testament public...,

img2.png J’en référerai à...

Je lui colloquai l’enveloppe pour barrer la route au discours que je sentais venir. Il la prit, la rangea parmi le bazar de Lacorre, et me raccompagna jusqu’à la rue. Dans le coin, tout dormait. Et à une portée de chique, de l’autre côté du boulevard Masséna, dans son petit pavillon d’Ivry, M. Daniel roupillait aussi, et depuis vingt piges. Je ne sais comment je fis mon compte, peut-être était-ce le vent qui soufflait maintenant encore plus fortement que tout à l’heure et qui m’emporta, mais je fus bientôt accoudé au parapet du pont National, essayant de percer l’obscurité et de distinguer dans le noir les contours du fameux pavillon. Le vent sifflait à mes oreilles m’apportant le sourd grondement des machines en activité à la Compagnie de l’Air comprimé qui fonctionne en permanence. Une horloge lointaine piqua quelques coups. Je m’arrachai à ma contemplation, bourrai une pipe et descendis l’allumer, non sans mal, à mi-côte de l’escalier qui conduit au quai d’Ivry. La rue Brunesseau était la première à droite. Je le savais pour avoir remarqué sa plaque, dans l’après-midi, lorsque je rôdais à la recherche de Bélita et de ses romanos. C’était une rue bâtie sur un seul côté, l’autre étant constitué par un vaste terrain vague et un terrain de sports partiellement aménagé. Le côté bâti comportait pas mal d’ateliers et d’usines d’inégale importance. Je la parcourus dans les deux sens, avant d’arrêter mon choix sur quelque chose qui, au fond d’un jardin abandonné, pouvait passer pour un pavillon à l’extrême limite de la résistance. Si le vent continuait comme ça, il le ferait s’écrouler. Une chaîne pendait le long du pilier de maçonnerie de l’entrée. Je la tirai. Une cloche retentit et le vent emporta au diable quelques-uns de ses sons aigrelets. Dans le voisinage, un chien, réveillé, se mit à aboyer. Je sonnai une nouvelle fois. Si quelqu’un répondait... Personne ne répondit. Le chien n’aboyait plus. Maintenant, il hurlait à la mort. Le mur d’enceinte n’était pas très haut. Je l’escaladai et sautai à l’intérieur du jardin, si on pouvait appeler ça de ce nom. Je m’approchai du pavillon. Il était d’un aspect à décourager le squatter le plus coriace. Un plan incliné conduisait à la cave. Je le suivis et me heurtai à une porte. J’étais seul, ici, presque chez moi. J’entrepris d’asticoter la serrure. Avec le vent qui sifflait dans les branches tourmentées et sans feuilles de l’unique arbre de ce jardin, le clebs qui hurlait et l’odeur de remugle qui sourdait de la cave, je me faisais un peu l’effet de Nosfératu. La serrure céda. Je fis un pas en avant. A l’abri du vent, je craquai une allumette. Très bien. Je ne savais pas encore s’il y avait vraiment un macchabée sous la terre battue de la cave, mais il y en avait un dessus. Un mignon cadavre à sale bobèche et en uniforme de salutiste. Lessivé à coup de pétard. Lacorre, autant que je pouvais me souvenir de sa gueule de raie.