CHAPITRE VII

L’INCONNU

Un taxi nous transporta à mon domicile personnel. Toutes ces agitations des dernières heures exigeaient un bain réparateur, suivi d’un changement de frusques. De chez moi, je téléphonai à Hélène, ma secrétaire, à la fois pour la rassurer sur mon absence qui se prolongerait peut-être, et lui demander s’il n’y avait rien à signaler, rayon Florimond Faroux, par exemple. L’autre belle enfant me répondit que le calme régnait. J’appelai ensuite un toubib de mes amis, puis un second. C’étaient des gars bien gentils, qui avaient exercé à Broca, à Bichat, voire à Cochin, mais ils n’avaient pratiquement jamais fichu les pieds à la Salpêtrière. En tout cas, ils n’y connaissaient personne. Je me rabattis sur un troisième personnage, un rebouteux du syndicalisme. Ce dernier me fournit le tuyau désiré. Je n’avais qu’à me présenter de sa part à un nommé Forest. Le nommé Forest, infirmier à la Salpêtrière, était débrouillard, sûr et discret. D’ailleurs, ce que j’avais à lui I demander n’était pas sorcier. Ceci réglé, j’abandonnai ! ma canadienne, et partis au boulot. Bélita tint à m’accompagner dans mes démarches. Je ne dis pas non.

Parmi les gens que je me proposais d’interviewer ce jour-là figuraient des types qu’elle connaissait plus ou moins, et sa présence faciliterait les rapports.

***

Je commençai par la Salpêtrière. Naviguant seul, une bonne excuse toute prête à être servie aux flics, s’il en rôdait encore dans les parages (mais il n’y en avait pas), je demandai à voir le nommé Forest. C’était un homme jeune, avec, sur la figure, cette expression grave des gars qui essaient d’assimiler le matérialisme historique.

C’était louable et autant être franc avec lui :

img2.png Mon nom est Nestor Burma, dis-je. Je suis flic ; privé. Je viens de la part de Raoul. J’ai besoin d’un rancart. C’est à propos de ce Benoit, le chiffonnier qui est mort ici, hier.

img2.png Ah ! oui, l’anarchiste ? fit-il, en souriant.

Je coupai court, car d’ici que nous entreprenions une discussion sur les avantages comparés de l’anarchisme et du marxisme, il n’y avait pas des kilomètres.

img2.png Oui, l’anar. Je crois qu’il connaissait un toubib dans l’établissement. Il a peut-être demandé après lui, au moment de son admission. C’est ce que je voudrais savoir. Et le nom du toubib, par la même occasion. Faisable ?

img2.png Certainement. Mais pas tout de suite. Dans la journée...

img2.png Voici le numéro d’appel de mon bureau. Ma secrétaire n’en bouge pas. Téléphonez de toute façon, que je sache à quoi m’en tenir.

En même temps que ma carte, je lui colloquai un peu de pèze, des fois qu’il soit en retard dans le paiement de ses cotisations syndicales, mais ça m’aurait étonné. Très dignement, il le refusa.

***

Je rejoignis Bélita. Elle m’attendait sur le quai d’Austerlitz. Accoudée au parapet, elle suivait les manœuvres d’un cargo quittant le port. Nous allâmes rue de l’Interne Loeb, — de mauvais plaisants prononcent “ interné ” —, non loin de la Poterne des Peupliers. C’était là que demeurait un collègue ès-chiffons- ferraille-à-vendre de Lenantais, en bordure de l’ancien chemin de fer de ceinture dont la voie ferrée encore utilisable sert de garage à certains wagons de la gare aux Marchandises de Rungis. L’entrepôt-domicile habituel, une baraque en planches goudronnées, était bâti au sommet du remblai, dans un terrain vague qui faisait une impasse de cette partie de la rue de l’Interne Loeb, après sa section par la rue du Docteur Tuffier. Une clôture en planches franchie, les aboiements d’un chien à l’attache, tirant sur sa chaîne vous accueillaient. On parvenait à la bicoque en sinuant entre des piles plus ou moins considérables de camelote défraîchie. Une quantité de vieux papiers, emportés par le vent, gisaient sur la voie ferrée. Certains poussaient une pointe agressive vers le boulevard Kellermann qu’on apercevait au-delà d’un grillage. Le maître de ces lieux, un type âgé qui examinait vos vêtements d’un œil évaluateur, me fut présenté par Bélita sous le nom de père Anselme. Le père Anselme et Benoit-Lenantais étaient en relations d’affaires. Je lui servis un boniment pour justifier ma démarche et l’intérêt que je portais à son confrère décédé. Je ne sais pas s’il crut mes mensonges.

img2.png C’était un bon fieu, fit-il, parlant de Lenantais. Travailleur et tout. Qu’est-ce que j’ai lu, dans le journal ? Qu’il avait fait de la fausse monnaie ? J’en reviens pas. C’est pour ça qu’on l’a tué, pour sûr.

img2.png Parce qu’ancien faux-monnayeur ?

img2.png Non. Parce qu’il était travailleur.

img2.png Ah ! C’est une coutume de l’arrondissement ? Les fainéants y font la loi et détruisent les travailleurs ?

img2.png C’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire c’est que je sais bien à qui c’est la faute, si on lui est tombé dessus à coups de couteau.

img2.png Qui donc ?

img2.png Joanovici.

Mes espoirs s’évanouirent.

img2.png Joanovici ?

img2.png Mais oui, parbleu ! Il a fait un tort immense à la corporation, Joanovici. Pour tout le monde, Joanovici est chiffonnier et milliardaire. Alors, un tas de gens s’imaginent que tous les chiffonniers sont milliardaires. Ou millionnaires. Enfin, pleins de fric. Et comme Benoit ne renâclait pas au boulot, on l’a cru encore plus riche qu’un autre et c’est pour ça qu’on l’a attaqué. C’est pas le dernier. Tenez, il y a un mois, la Marie... connaissez pas la Marie, m’sieur ?... Ça fait rien... Et toi ?... (Il se tourna vers Bélita.) ... tu la connaissais, la Marie, hein ?

img2.png Non, fit la gitane.

img2.png Ah ? je croyais. Enfin, ça fait rien. Tout le monde connaissait la Marie, alors, je croyais... Bon. Eh bien, il y a un mois, la Marie... pffuittt... (D’un geste rapide et éloquent, il se passa la main sur la gorge.) ... lessivée ! Et tout ça, parce qu’on croyait qu’elle roulait sur le jonc. Et, en plus, on l’a violée. Violée ! Vous vous rendez compte ?... (Son regard se fit rêveur.)... Je tiens pas à ce qu’il m’arrive le même truc, moi ! C’est pourquoi j’ai un clebs.

Il aurait fallu être bigrement vicelard pour tenter de violer le bonhomme, mais on ne sait jamais. De nos jours... Nous prîmes congé du vieux radoteur. Si tous les copains de Lenantais étaient de cet acabit, je pourrais faire inscrire mon enquête dans la course de côte de Montmartre, qui est une course de lenteur, comme chacun sait.

***

Hélas ! ils étaient tous du même acabit et en moins sympathiques. Du même acabit ! Aussi bien celui que nous contactâmes avant le déjeuner, que les deux que nous nous octroyâmes en guise de pousse-café, vers les trois-quatre heures, et alors qu’un brouillard, qui promettait d’être aussi moche que celui de la veille, s’abattait insidieusement sur Paris. Abel Benoit ? Ah oui ! Benoit, bien sûr ! On se voyait certes ! Mais il n’était pas très causant. Il ne s’occupait pas des autres. Alors, nous, nous ne nous occupions pas trop de lui. Alors, comme ça, il s’appelait Lenantais, et il avait fabriqué des faux billets de banque ? (Cette remarque prouvait au moins que mes interlocuteurs avaient lu le papier de Marc Covet dans Le Crépu, papier repris, d’ailleurs, je l’avais constaté entre-temps, par France-Soir et Paris Presse). Et il était “ anarchisse ” ? On aurait dû s’en gourer. Il vous tenait de ces propos, des fois, quand par hasard il l’ouvrait. Tenez, m’sieu, en période d’élections, par exemple. Pas un mauvais gail, au contraire, mais vraiment de drôles d’idées. (En aparté.) C’est comme cette gonzesse. Qu’est-ce qu’il avait à s’occuper de cette romano ? C’est faucheur et compagnie, cette race. A moins que... (gros rire gras) ...

Un “ anarchisse ”, évidemment, ça respecte rien... (Celui qui pariait ainsi était très respectueux. Il ponctuait ses propos de fréquentes accolades au goulot d’un litron de pichtegorne{14} et manifestait déjà une soûlographie de bas étage. Il fut le seul à me dire presque du mal de Lenantais. Forcément, un gara qui ne buvait pas. Et qui s’embarrassait d’une gitane. Et qui ne couchait peut- être même pas avec. Parce que, ça se présentait comme ça : ou il couchait avec, et c’était honteux, vu la différence d’âge, de race et tout ; ou il ne la touchait pas, et c’était un imbécile.) Je quittai ces loups en peau de lapin avec soulagement. La sale odeur qui émanait d’eux n’était pas seulement physique.

***

A ce stade de notre décevante tournée, nous nous trouvions rue des Cinq-Diamants. Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’Asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie française. Quant à la rue des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance... Ce n’était fichtre pas sous ce signe qu’était placé le micmac Lenantais.

De la cabine téléphonique d’un bistrot de la rue des Cinq-Diamants, j’appelai Hélène. Un nommé Forest, infirmier de son état, s’était-il manifesté ? Non.

— Allons voir rue Watt, là où il a prétendu avoir été attaqué, dis-je, à Bélita. Ça ne m’apprendra certainement rien, mais j’ajouterai cette déception aux autres pour qu’il n’y ait pas de regrets et que la journée soit complète.

Nous allâmes rue Watt.

Hautement pittoresque et basse de plafond, elle se prête admirablement aux agressions de toutes natures, et plus particulièrement nocturnes. Sur la moitié de sa longueur, à partir de la rue Chevaleret, elle est couverte par les nombreuses voies ferrées de la ligne d’Orléans, auxquelles s’ajoutent celles de la gare aux marchandises. C’est sinistre, surtout entre chien et loup, un jour de novembre. On y éprouve une désagréable sensation d’étouffement, d’écrasement. De loin en loin, dans la perspective des maigres piliers de fonte soutenant la voie, la lueur courte d’un bec de gaz fait briller les rigoles des infiltrations suspectes qui sillonnent les parois de cet étroit couloir humide. Nous nous engageâmes sur le trottoir surélevé, bordé d’un garde-fou, qui domine la chaussée de plus d’un mètre. Au-dessus de nos têtes, un train passa dans un barouf d’enfer, faisant tout trembler sur son passage.

Je ne trouvai rien rue Watt. Comme plus ou moins prévu. Dans un instant d’euphorie, j’avais caressé l’espoir que l’aspect d’une maison, d’un détail, je ne sais quoi, déclencherait le mécanisme de mon ciboulot, mais c’était par trop croire au Père Noël. Au sortir du tunnel, et depuis la rue de la Croix-Jarry jusqu’au quai de la Gare, la rue Watt redevenait normale, avec des maisons de part et d’autre et le ciel au-dessus, mais les façades sans caractéristiques notables restèrent muettes. Nous revînmes sur nos pas, bénéficiant du passage sonore d’un interminable convoi de marchandises.

Nous regagnâmes l’intérieur de l’arrondissement par l’abrupte rue Cantagrel, passant devant une clinique d’accouchement curieusement baptisée Jeanne-d’Arc. Il y en a, vraiment, qu’aucune contradiction n’effraie. Un peu plus loin, après les ateliers d’assistance par le travail de l’Armée du Salut, la Cité-Refuge dressait ses hauts bâtiments percés de larges baies, au pied desquels les locaux administratifs de l’organisation charitable, peints de couleurs claires et précédés d’une sorte de dais soutenu par des poteaux inclinés, ressemblaient à un décor de cinéma. A l’entrée, deux Salutistes, un homme et une femme, se saluèrent d’un vibrant : “ Alléluia. ” L’Armée du Salut ! Je ne voyais pas Lenantais fréquenter l’Armée du Salut, sauf à apporter la contradiction aux disciples de William et Evangeline Booth. Mais ceux-ci ne l’auraient tout de même pas puni de son outrecuidance à coups de couteau... A Dieu Watt. Je laissai tomber.

***

II était plus que l’heure de casser la croûte. Nous allâmes à la Brasserie Rozès. Avant de m’attabler, j’appelai Hélène à son domicile :

img2.png Forest ?

img2.png Rien d’un nommé Forest, patron. Rien de personne.

Je composai aussi sec le numéro de la Salpêtrière :

img2.png L’infirmier Forest, s’il vous plaît. C’est pour un malade.

img2.png Oh ! cela fait plusieurs heures qu’il a quitté son service, monsieur. Il ne le reprendra que demain matin, maintenant... Comment ? Dites donc, vous pourriez être poli !

Le dîner fut silencieux. Cette journée perdue me restait sur l’estomac.

img2.png Je t’offre le ciné, Bélita, dis-je, en ramassant la monnaie de l’addition. J’ai vu qu’on passait un film policier, au Palace-Italie. Ça me donnera peut-être des idées.

Lorsque nous sortîmes du cinéma, je n’avais pas plus d’idées qu’en y entrant. Je grommelai :

img2.png Tu comprends, Bélita, tous ces cornichons de chiftirs que nous avons contactés aujourd’hui, c’est de la rigolade. Le seul type qui puisse peut-être – je dis peut- être – me tuyauter vraiment sur Lenantais et m’aider à y voir clair dans son cas, quelque chose me dit que c’est ce toubib de la Salpêtrière, en qui il avait suffisamment confiance pour accepter d’être soigné par lui. Ça n’ira peut-être pas loin, mais des seuls éléments en ma possession, et je n’en possède pas des tas, c’est celui-là qui me parait le plus intéressait. Je comptais sur cet infirmier pour obtenir le nom du docteur... en admettant que Lenantais l’ait seulement prononcé, mais j’ai l’impression que cet infirmier est moins mariole que...

La gitane étouffa une sourde exclamation :

img2.png Madré de Dios ! Le toubib !

img2.png Eh bien, quoi, le toubib ?

img2.png Celui qui est venu le soigner, un jour. Oh ! il y a longtemps. Deux ans, à peu près. Ça me revient, à présent. C’est peut-être le même...

img2.png Certainement. Des toubibs, il devait en connaître moins que des chiffonniers.

Elle secoua la tête avec découragement :

img2.png Mais ça ne m’apprend pas son nom. Alors, ça ou rien...

img2.png Mais s’il a rédigé une ordonnance, c’est sur du papier à son nom. A son nom, adresse, téléphone et tout le saint-frusquin. A-t-il fait une ordonnance ?

img2.png Oh ! oui. C’est même moi qui suis allée acheter les médicaments, chez le pharmacien.

Je lui saisis le bras :

img2.png On retourne passage des Hautes-Formes, querida. S’il a conservé cette ordonnance, je la retrouverai. S’il le faut, je feuilletterai tous les bouquins de la bibliothèque. Une ordonnance, les flics n’y auront pas attaché d’importance...

Nous entrâmes dans le passage par le côté de la rue Baudricourt. L’endroit était aussi désertique et morne que la veille. Le brouillard qui avait repris possession du quartier, sans être aussi dense que celui de la nuit précédente, n’incitait pas à la promenade et le coinsto était plongé dans le sommeil. Tout en avançant, je surveillais les encoignures, des fois que Dolorès ou Salvador, bravant le froid, y montent une faction malveillante, prêts à nous sauter sur le paletot. Un coup de Jarnac était toujours possible, de la part de ces mirontons. Toutefois, mes craintes n’étaient pas fondées et nous parvînmes sans anicroche dans la courette de l’habitation de Bélita. Je soulevai le loquet de la petite porte latérale et j’eus droit au même scénario que la veille. Le battant refusa de s’ouvrir complètement. Le ballot de chiffons, que j’avais remis sur une pile, avait dû dégringoler et formait à nouveau obstacle. A moins qu’il ne se soit pas trouvé mal tout seul... qu’il ait été bousculé par quelqu’un... quelqu’un venu fouiller... quelqu’un qui était peut-être encore à l’intérieur, surpris dans sa besogne investigatrice... L’entrepôt était obscur, mais ça ne voulait rien dire. Dépourvu de fenêtre, il ne laissait filtrer aucune lumière à l’extérieur, et le visiteur nocturne, si visiteur il y avait, pouvait fort bien avoir éteint en entendant toucher la porte.

img2.png Je vais passer le premier, chuchotai-je, à l’oreille de la gitane. Où se tient le commutateur ?

Elle m’indiqua son emplacement. Je mis le pétard au poing et me glissai par l’entrebâillement. Je trébuchai sur le tas de chiffons et atteignis le commutateur sans autre avaro. Je l’actionnai. La calbombe plafonnière répandit sa lumière blafarde sur le désordre inchangé. J’examinai les lieux. Il n’y avait personne. Personne de vivant, tout au moins.