CHAPITRE V

PASSAGE DES HAUTES FORMES

Je franchis d’un bond les derniers barreaux de l’échelle et surgis dans la pièce :

img2.png Et alors ? grondai-je. On joue les bourreaux d’enfants, à c’tte heure ?

Avec une agilité surprenante, l’ignoble pouffiasse se retourna, stupéfaite. L’air qu’elle déplaça n’était pas signé Carven. Il n’y avait pas à dire ! L’endroit de ce paquet de linge sale valait l’envers. Au-dessus d’une paire de nichons ballottant et d’un format inusité, même chez les starlettes italiennes, contenus comme ils pouvaient dans un corsage malpropre, une sale gueule était plantée, sans cou, comme attachée directement sur les épaules massives recouvertes d’une veste de fourrure mitée. Une gueule basanée, ridée, édentée, percée d’un œil féroce et chassieux. Un seul. Le droit. Bagarre ou vérole, l’autre était fermé. Définitivement fermé. Pour parachever le tableautin, les mèches désordonnées de ses cheveux noirs, gras et luisants, lui composaient une tronche de Gorgone.

img2.png Qu’est-ce que c’est ? articula-t-elle, avec un barouf de casserole dans l’arrière-gorge.

img2.png Ce n’est que moi, dis-je. L’emmerdeur breveté qui arrive toujours au bon moment... (Je fis un petit signe amical à la jeune gitane.)... B’soir, Bélita.

img2.png Bélita ! glapit la femme au fouet, d’un ton moqueur. (Apparemment, cette familiarité lui déplaisait.)... Bélita (Elle se tourna vers elle et éructa.)... C’est celui qui couche avec toi, hé, poutain ? Il faut bien que tu couches avec quelqu’un. Réponds, poutain d’Isabelita. Chienne de poute.

La jeune fille ébaucha un geste las.

img2.png Poutain ! répéta la sorcière, en me fusillant de son unique châsse chassieux.

Sauf erreur, cela s’adressait à moi, ce coup-ci. Je soupirai. Son vocabulaire manquait d’étendue. Cela menaçait de devenir monotone.

img2.png Je ne couche avec personne, dis-je.

img2.png Enfant de poutain ! fit-elle, des fois que je n’aie pas compris.

Bon. Fils de poutain, poutain soi-même. Très bien. Rien de grave. Une simple généalogie.

img2.png Ferme ce qui te sert de gueule..., commençai-je.

Si elle voulait que je me mette à son diapason, rien de plus facile. A la disposition de usted, Nestor Burma ! Elle ne serait peut-être pas la plus fortiche, à ce jeu-là. J’allais te vous lui soulever son titre de Miss Mal-Embouchée, en trois grossièretés choisies et autant de sous-entendus particulièrement crassingues. Et... Je n’eus pas le temps de fignoler. Son bras se dressa vivement et ce fut tout juste si je vis arriver la lanière du fouet. Cette saloperie visait mon visage, mais j’eus un prompt et salutaire réflexe. Je sautai en l’air, comme si on m’avait enfoncé une épingle dans les fesses. La lanière du fouet s’entoura en sifflant autour de mon torse, mais le rembourrage de la canadienne amortit beaucoup le choc. Néanmoins, ça n’avait rien d’une caresse. II me fit chanceler et je sentis mon estomac se contracter. Je réagis aussi sec. Je me cramponnai des deux mains à la lanière et, en touchant le sol, tirai à moi, arrachant le manche des doigts de la mégère. Cette manœuvre nous fit perdre l’équilibre à tous les deux. Je partis à la renverse et la pouffiasse que j’avais attirée à moi me tomba dessus de tout le poids de ses cent kilos de bidoche faisandée. Bon Dieu ! c’était un don. Il était écrit dans le Grand Livre qu’à chaque fois, je dégotterais un truc inédit, dans le genre coup bas et prises secrètes. Je prenais le chemin de crever étouffé par ses monstrueux nichons, ça ne faisait pas un pli. Je sentais mon tarin s’enfoncer dangereusement dans leur chair molle et parfumée à la gadoue. Je commençais à me prendre pour le capitaine Morhange, victime de la perfidie d’Antinéa, une femme qui – dans le film de Jacques Feyder – encore un souvenir de jeunesse –, vous bouzillait un bonhomme d’un coup sec de nichon, faisant office de vulgaire sac de sable. Ça devait arriver. II y avait un Benoit, au début de tout ça. Il ne se prénommait pas Pierre, mais ça ne faisait rien. Oh ! mais je n’étais pas le capitaine Morhange, moi ! Ou si je devais subir son sort, Antinéa pour Antinéa, que ce soit la vraie, qui m’esquiche. Ou Brigitte Bardot. Question de dignité. Mais pas cette éléphantesque femelle qui me clouait au sol. Je gigotai comme un pendu afin de m’en débarrasser. Tu parles ! Pour comble de bonheur, j’étais tombé sur le manche du fouet et je le sentais qui me meurtrissait les reins. A un moment, je me crus sauvé. Je pus respirer. Ce fut pour recevoir un mignon ramponneau sur la bobèche. La garce ! il lui avait fallu prendre son élan, et elle commença à me taper dessus en me traitant de tous les noms, moi et mes parents, d’honnêtes citoyens pondérés, pourtant. Son vocabulaire n’était pas si limité que ça. Dans certaines occasions, il atteignait au grandiose. En même temps, elle me soufflait dans les narines, et je ne sais pas où elle allait chercher ça, mais on devait lui faire des prix, dans un champ d’épandage. J’essayai de riposter. Minable. J’étais handicapé dans mes mouvements. Je trimbalais bien un pétard, et je me serais fait un plaisir de lui en balancer un coup de crosse sur le cigare, seulement, ce revolver, bien au chaud dans ma poche de derrière, me faisait plus de mal que de bien, pour le moment, et il était inaccessible. Soudain, il me vint une idée. Je ruai toujours, j’essayai, de ma main gauche, de pincer ou de déchirer tout ce qui me tombait sous les doigts, et je me débrouillai pour plonger ma main droite dans la poche de ma canadienne. A défaut de pétard, ça ferai le blot. Ce fut alors que Bélita intervint. Elle sauta sur mon adversaire, par-derrière, lui attrapa les cheveux et tira, lui faisant lâcher prise. La grosse femme poussa un cri de douleur, qui fut suivi d’un second encore plus réussi, l’instant d’après. Car je n’avais pas eu le temps de freiner mon geste. Mon bras était déjà en route vers l’objectif, lorsque Bélita s’était manifestée. Ma main, pleine de poussière de tabac puisée au fond de ma poche, où il y en a toujours un stock, s’ouvrait devant l’œil valide de la malfaisante virago, projetant sur le globe sensible son nuage irritant. Et je frottai un peu, pour faire bonne mesure. Elle bascula, s’enfouissant le visage dans ses mains sales, et m’emprisonnant les guibolles sous ses fesses mastardes. Je me dégageai, me redressai en vitesse, ramassai le fouet, et en assurant solidement le manche dans ma pogne, lui en assenai un coquet coup sur le cassis. Si elle avait les seins mous, sa tête était dure. Il me fallut m’y reprendre à trois fois, pour qu’elle demande grâce. J’étais déchaîné. Je crois que je l’aurais tuée, si elle n’avait pas demandé grâce. Elle le fit en termes élégants, selon son habitude, commençant par un juron, terminant sur une injure, entrelardant le tout de quelques mots en un barbare dialecte, d’autres exquises gentillesses, certainement.

img2.png Ramasse tes nichons et fous-moi le camp, dis-je, également Régence et talon rouge. Et que je ne te retrouve plus sur mon chemin. Si je voulais, je pourrais te faire embarquer par les flics, pour ta séance de flagellation... (Je m’en serais bien gardé.)... Mais nous avons peut-être un point commun, nous deux. Je n’aime pas les flics... (Je n’aurais surtout pas aimé qu’ils me posent des questions.)... Alors, fous le camp !

Elle grommela des phrases indistinctes, gémissant sous la douleur cuisante de son œil, qu’elle frottait, ce qui n’arrangeait rien. Elle tâtonna, à la recherche de son fouet. Je le tenais toujours à la main. Je le fis claquer. Elle sursauta, comme si je l’en avais cinglée.

img2.png Je le conserve en souvenir, dis-je. Fous le camp ! Elle prit le chemin de la trappe, au jugé, d’un pas lourd et incertain. Je ne fis rien pour l’aider. Si elle se cassait la margoulette en descendant l’échelle, ce serait aussi bien. Mais elle parvint en bas sans encombre. Elle nous gratifia de quelques injures supplémentaires, assez sensationnelles, et disparut dans la nuit.

Je descendis à mon tour m’assurer qu’elle avait réellement mis les voiles. Puis, je refermai la porte qu’elle avait laissée ouverte, y assujettissant une barre de sûreté pour prévenir tout retour offensif possible. Je ne regrettais pas ce que j’avais fait, mais je n’étais pas tellement enthousiasmé d’avoir eu à le faire. Cette maritorne devait constituer le plus beau fleuron d’une de ces cliques de caraques{11} vindicatifs et d’ici que je les aie sur les endoss il n’y avait peut-être pas des kilomètres. Je sortis mon feu et en vérifiai le fonctionnement. Je le plaçai dans une poche plus accessible que la précédente et, sur ces pensées folâtres, revins dans la pièce du haut.

Primitivement un grenier, c’était, aujourd’hui, un endroit fort habitable. La jeune fille qui vivait là l’avait très gentiment arrangé. Le parquet, lavé à l’eau de Javel, était parfaitement propre. L’ameublement sommaire se composait d’un buffet de bois blanc et d’un lit bas, peut-être rembourré de noyaux de pêches, mais recouvert sans bavure d’une cretonne à carreaux. Dans un coin, une penderie rudimentaire. Dans un autre, des ustensiles de cuisine voisinaient avec un broc et une cuvette en plastique. Pas d’assiette sale, pas un verre, douteux. Sur le buffet, à côté d’un vase contenant des fleurs qui commençaient à baisser le nez, deux mégots se battaient en duel au fond d’un cendrier réclame. Un miroir d’Uniprix pendait au mur. Un petit poêle répandait une douce chaleur et l’ensemble était éclairé par une grosse ampoule électrique fixée à une applique en col de cygne. Rien de sordide. Pauvre, mais propret.

img2.png Et voilà, dis-je à Bélita.

Elle s’était assise sur le lit. Elle n’avait pas rectifié sa toilette. Sa poitrine meurtrie s’offrait toujours aux regards, avec une impudeur naïve. Bélita Moralès soupira, secoua sa chevelure du volontaire mouvement de tête qui semblait lui être familier, les doubles anneaux de ses oreilles tintinnabulèrent, leva les yeux vers moi et dit, de sa voix voluptueuse :

img2.png Je vous remercie... Mais il ne fallait pas...

img2.png Je ne regrette rien, dis-je. Sauf, peut-être, le coup du tabac. On ne doit jamais s’abaisser à se montrer envers un salaud aussi salaud que lui. On doit pouvoir le vaincre par des moyens loyaux. Abel Benoit vous l’a sans doute appris, hein ?

img2.png Oui.

img2.png Nous parlerons de lui plus tard. Dites donc, vous ne m’avez pas attendu, tantôt !

img2.png J’ai vu arriver des flics.

img2.png C’est ce que j’ai pensé. Bon. Pour le moment, il faut soigner ça.

Je désignai ses seins et m’approchai pour les examiner. Les zébrures étaient impressionnantes, mais moins graves que je n’aurais supposé. Ça n’enlevait rien, toutefois, à la sauvagerie du traitement. Un frisson soudain parcourut la gitane.

img2.png Je vais m’occuper de ça, dit-elle.

img2.png Je crois que des compresses suffiront, dis-je.

img2.png Oui.

Je lui tournai brusquement le dos et m’en fus à la fenêtre, jetai un coup d’œil à l’extérieur. Le brouillard s’était épaissi. Il enveloppait le triste passage dans son coton perfide. Je sortis ma pipe et entrepris de la garnir. Mes doigts tremblotaient, je me sentais mal à l’aise. C’était peut-être ces fleurs, qui pourrissaient en bas, et dont l’odeur écœurante grimpait jusqu’ici. Derrière moi, Bélita s’affairait. Je l’entendis ouvrir le buffet, manier une casserole. J’allumai ma bouffarde :

img2.png Qu’est-ce que c’est que ces fleurs ? demandai-je.

img2.png Celles que je vends.

img2.png Dans cet état ? Vous aurez du mal.

img2.png J’ai tout laissé tomber, depuis qu’il est arrivé quelque chose à Benoit.

img2.png Et vous les conservez pour en faire des confitures ?

img2.png Oh ! on pourra les jeter, maintenant.

img2.png Je crois, qu’on pourra les jeter.

Je dégringolai l’échelle, attrapai le panier, les cageots, et balançai tout le bataclan dans la cour, avec une sorte de rage.

img2.png Et voilà ! dis-je, une nouvelle fois, en revenant auprès de Bélita.

Elle avait passé un corsage à manches courtes, discrètement décolleté.

img2.png Ça va mieux, ajoutai-je. Et vous ?

img2.png Ça va. Vous êtes gentil.

Je m’assis sur le lit et je lui tendis la main gauche, la paume en l’air :

img2.png Vérifiez si c’est exact.

Elle eut un mouvement de recul :

img2.png Je ne sais pas faire ce truc-là, dit-elle.

img2.png Moi, je sais :

Je lui pris la main :

img2.png ... Celui que vous appelez votre père adoptif, Abel Benoit, a vécu assez longtemps auprès de vous pour vous débarrasser d’un tas de préjugés, et notamment de préjugés de race. Il vous a sortie de la tribu. Il a fait de vous un être libre... dans la mesure où la liberté existe. C’est très louable, mais, en même temps, il a détruit le pittoresque. Il vous a désappris à lire l’avenir.

Elle sourit :

img2.png Il y a du vrai, là-dedans.

img2.png Tout n’est peut-être pas perdu. Allons, un petit effort. Faites appel à l’atavisme. Essayez de retrouver les secrets de votre race.

Très sérieuse, elle s’assit à mes côtés, me prit la main et se pencha pour l’étudier. Ses cheveux me frôlaient le nez.

img2.png Alors ?

Elle me repoussa :

img2.png Rien. Je ne sais pas lire dans les lignes... (Un feu- follet de crainte gambadait dans ses yeux marron.)... Je ne sais pas....

Elle se leva :

img2.png ... J’ai confiance.

Elle disparut par la trappe. Lorsqu’elle revint, elle tenait à la main un portefeuille vétusté qu’elle déposa sur le lit. Je l’interrogeai du regard.

img2.png C’est son portefeuille, dit-elle. Il a raconté qu’il avait été attaqué par des Arabes, mais ce n’est pas vrai. II m’a dit de cacher ça, pour faire croire qu’on l’avait dévalisé, mais on ne l’avait pas dévalisé.

img2.png Je me doutais depuis longtemps d’un turbin de ce genre, dis-je.

Je saisis le portefeuille, l’ouvris et l’inventoriai. A part trente mille balles en billets de cinq, il ne contenait rien qui puisse m’aiguiller sur une piste quelconque.

img2.png Excusez-moi, mais... Intact ? demandai-je.

Elle protesta d’un ton sec et peiné :

img2.png Pour qui me prenez-vous ?

img2.png Ça va. Ne vous fâchez pas. Je suis gentil et vous avez confiance, mais il faut bien que je pose des questions. Je fais un drôle de métier, vous savez ? Bon... (Je tapotai le portefeuille.)... Je le garde. Il était peut- être bien planqué, mais sur moi, il sera encore mieux à l’abri des investigations policières... (Je lui tendis le fric.)... J’estime que ça vous appartient.

img2.png Je n’en veux pas, dit-elle.

img2.png Ne faites pas l’idiote, Benoit n’en a plus besoin et je ne veux pas le considérer comme un client ordinaire. Vous prenez cette oseille ou non ? Bon. Je m’en institue le dépositaire. Mais ce fric est à vous. .Quand vous en aurez besoin... (J’empochai le portefeuille.)... Et maintenant... j’ai peur que nous ne soyons obligés de bavarder longtemps. Si nous allions bouffer, d’abord ? Cette séance de catch m’a donné faim. On va aller au restau. Je vous invite.

img2.png Il y a de quoi manger, ici, dit-elle. Si...

img2.png J’accepte. Après tout, il fait bon, dans votre casbah.

Il n’y avait que des légumes et pas de vin. L’enseigne ment de Lenantais portait ses fruits. Ses fruits et légumes. Personnellement, je me serais bien tapé un steak épais et un kil{12} de rouge, mais pour une fois je n’en mourrais pas. Bélita sortit une table pliante de derrière le buffet, une de ces tables de jardin ou de bistrot champêtre, l’installa, alla chercher deux escabeaux au rez-de-chaussée, et se mit en devoir de préparer la dînette. Assis sur le lit, la pipe au bec, je la regardais aller et venir, s’activer, dans le froissement doux de sa jupe de feutrine. Bon Dieu ! dans quoi m’étais-je encore embarqué ?

img2.png J’ai tous les vices, dis-je, histoire de me secouer. Je fume. J’espère que ça ne vous dérange pas.

Je me sentais minable et ridicule.

img2.png Je fume aussi, répondit-elle. De temps en temps.

img2.png Et Benoit ?

img2.png Il ne fumait pas. Il disait que je ne devrais pas fumer, mais il me laissait libre.

img2.png Quand je l’ai connu, vous n’étiez pas encore née. C’était un chic type.

img2.png II l’était resté... C’est prêt, ajouta-t-elle.

  Ce fut moins mauvais que je n’aurais cru. Tout en mangeant, elle me parla de Lenantais.

***

Elle n’avait jamais connu mon Don Quichotte de copain que sous son faux nom d’Abel Benoit. Quatre ans auparavant, il l’avait rencontrée, aux hasards des pérégrinations nécessitées par son commerce de chiftir, dans un terrain vague d’Ivry, au-delà du pont National, où elle vivait avec ses parents, des parents éloignés, car elle était orpheline. Pour des raisons obscures, elle était le souffre-douleur de la grosse pétasse dont j’avais fait récemment connaissance. Lenantais s’était interposé. C’était un costaud, un courageux, sur qui les ans ne semblaient pas avoir prise. Il avait tenu tête aux gitans et conseillé à la gamine de les abandonner. Elle ne l’avait pas fait tout de suite, mais un jour, n’y tenant plus, elle avait rejoint le vieil anar dans son entrepôt. Il avait entrepris son éducation, lui apprenant à lire et écrire, la débarrassant de ses préjugés de race. La masure à côté de la sienne étant à louer, il y avait installé Bélita, après aménagement. C’est lui qui en avait fait une marchande de fleurs au panier. Et elle avait vécu heureuse jusqu’à ce que... il y avait trois jours...

img2.png Un moment, dis-je. Ceux que vous aviez laissé tomber n’ont jamais essayé de vous reprendre et de se venger ?

img2.png Non.

img2.png Ils se moquent des traditions eux aussi, alors ?

img2.png Ils s’en accommodent, je crois.

img2.png Que voulez-vous dire ?

Son joli visage se ferma :

img2.png Rien.

img2.png Heureusement que vous avez confiance !

Elle hésita une seconde :

img2.png Eh bien... euh... deux ou trois fois, j’ai surpris Benoit en conversation avec Dolorès... Dolorès, c’est celle qui était là, tout à l’heure... ou Salvador, un jeune homme de chez nous. Lui, c’est un brutal qui n’hésiterait pas à jouer du couteau, mais ce n’est pas un imbécile et il sait éviter les bêtises. Enfin... je le crois. Eh bien, d’après ce que m’a dit Dolorès avant votre arrivée, Benoit avait passé un marché avec eux, et elle ne mentait certainement pas.

img2.png Un marché ?

Des larmes emplirent ses yeux :

img2.png Il m’avait achetée. Il les payait pour qu’ils me fichent la paix. II travaillait comme un nègre pour les payer. Je leur rapportais plus que si j’étais restée avec eux.

img2.png Je perds chaque jour un peu de mes illusions, soupirai-je. Je m’imaginais ces citoyens plus coriaces. Alors, eux aussi, avec un peu de pèze, on en fait ce qu’on veut ? Enfin, il faut de tout pour faire un monde. Et, après tout, c’est-y pas mieux de s’arranger comme ça ?

img2.png Il n’y a qu’une chose qu’ils ne lui auraient certainement pas pardonnée, dit-elle.

— Laquelle ?

img2.png S’il avait couché avec moi.

img2.png Et...

img2.png II ne m’a jamais touchée. Ils en étaient persuadés, sans ça, il y aurait eu du vilain. Ils savaient qu’il n’y avait entre nous que de la camaraderie. Certaines choses, nous les sentons instinctivement, nous autres.

img2.png Nous autres ?

img2.png Par certains côtés, je leur appartiens encore.

img2.png C’est bien ce que doit penser la Dolorès, dis-je. Elle a appris, d’une façon ou d’une autre, que désormais le vieux ne pourrait plus verser la rente et elle venait essayer de vous récupérer, hein ?

img2.png Oui.

Et le fouet aux pognes ! Cette Dolorès, tout de même ! C’était Lenantais qui avait lu Nietzsche, et c’était elle qui allait à la femme, munie de l’instrument préconisé en ce cas-là par le philosophe.

Je regardai Bélita en silence. Je ne voyais pas son avenir en rose. Inutile d’être extralucide pour parvenir à cette conclusion. Je l’avais soustraite une fois aux entreprises de la harpie, mais je ne serais pas toujours là pour la protéger.

img2.png Revenons à mon copain, dis-je. Donc, il y a trois jours, dans la nuit...

Elle me fit le récit qu’elle avait déjà fait aux flics, et que m’avait rapporté Faroux, mais en y ajoutant des détails inédits. Lenantais avait été durement touché et elle avait cru qu’il allait mourir dans ses bras. Elle avait essayé de le soigner, mais s’était rapidement rendu compte que ses efforts ne serviraient à rien. Alors, elle avait parlé de le conduire à l’hôpital. II s’était regimbé. Non, non, il ne fallait pas. Elle avait insisté et il s’était finalement laissé convaincre. Il voyait que son refus faisait tellement de peine à la fille...

img2.png ... Alors, à la Salpêtrière, il a dit. Tu me déposes là-bas ” sans plus d’explications. Ma vie privée ne regarde que moi. Je suis un peu amoché, mais je m’en tirerai. Il disait ça pour me rassurer. Si les flics s’occupent de moi, je les posséderai.

img2.png C’est lui qui a désigné l’hosto ?

img2.png Oui.

img2.png Il a dit pourquoi ?

img2.png J’ai cru comprendre qu’il y connaissait un toubib.

img2.png Le nom de ce toubib ?

Il n’avait prononcé aucun nom, occupé à recommander à Bélita de prendre son portefeuille et de le cacher, et de répondre, si jamais on lui posait des questions, comme il répondrait lui-même : que des Arabes l’avaient attaqué et dépouillé. Les flics n’avaient pas besoin d’en savoir davantage. Là-dessus, il s’était évanoui. Elle se demandait comment il avait tenu le coup jusque-là. Alors, elle avait sorti sa camionnette et l’avait transporté à la Salpêtrière...

img2.png ... Je me fichais des conséquences. Je veux parler des flics et de ce qu’ils penseraient. Ce que je voulais, c’est qu’on le soigne, qu’on le sauve. Je savais qu’il ne pouvait pas avoir mal agi. J’ai eu le temps, en quatre ans, d’apprécier sa droiture, sa loyauté et sa générosité...

Par-dessus la table, elle m’étreignit la main entre les siennes, en un élan de tout son cœur. Sa poitrine palpitait, ses yeux marron brillaient d’une étrange flamme.

img2.png ... Il m’a appris... Il a tenté de m’apprendre... que la vengeance est un sentiment qu’on doit rejeter. Mais c’est sans doute trop exiger. Je suis d’une race qui ne pardonne pas. C’est peut-être un préjugé qui me revient, mais celui-là, je ne veux pas le laisser repartir. Il a été trop chic avec moi, Benoit, pour que je ne fasse rien pour le venger... Le salaud qui l’a tué, je veux qu’il paie de son sang, versé goutte à goutte, ajouta-t-elle, magnifique de véhémence et plus belle que jamais. Vous le vengerez, n’est-ce pas, monsieur ? Vous le vengerez ? Je vous aiderai.

img2.png Comment ?

img2.png Je ne sais pas. Mais tout ce que vous me direz de faire, je le ferai.

img2.png Calmez-vous, fillette, dis-je. Le seul moyen de le venger, conformément à ses volontés, c’est d’empêcher de nuire le type dont il me parle dans cette lettre et qui ne peut être que son assassin. Seulement, je n’accomplis pas de miracles, moi ! Je veux bien en filer un rayon, mais il me faudrait au moins un début de piste. Voyons... il est exclu que le coupable soit un membre de votre tribu, ce mec appelé Salvador ou un autre, n’est-ce pas ? A moins d’admettre que Lenantais était complètement siphonné lorsqu’il m’a écrit cette lettre, le texte de celle-ci ne correspond à rien de semblable. Est-ce qu’il donnait l’impression de déménager, quand il vous l’a remise ?

img2.png Pas du tout. Il se croyait d’ailleurs hors de danger, mais, disait-il, il fallait faire vite.

img2.png Il ne vous a pas fourni de détails ?

img2.png Non.

img2.png Revenons un peu en arrière. Vous conduisez le copain à l’hosto. Comment ça s’est passé, là-bas ?

Elle leur avait dit plus ou moins la vérité, ne cachant ni le nom ni l’adresse du blessé. On ne l’avait pas retenue. Elle était rentrée passage des Hautes-Formes. Le lendemain, les policiers, alertés par l’administration de l’hôpital, étaient venus perquisitionner et avaient interrogé Bélita, sans se montrer trop agressifs ni exagérément soupçonneux. On l’avait même autorisée à visiter le blessé.

img2.png ... C’est alors qu’il m’a remis cette lettre, dit-elle, il l’avait préparée en cachette. Comme il n’avait pas d’enveloppe...

img2.png Oui, vous vous en êtes procuré une à l’extérieur et c’est vous qui avez écrit dessus mon nom et mon adresse.

img2.png Oui. il m’avait dit de rechercher votre adresse dans l’annuaire.

img2.png Il n’a rien dit d’autre ? Essayez de vous rappeler. C’est peut-être très important. Il suffit d’un rien parfois, pour que je démarre en flèche.

J’en étais à peu près aussi certain que de gagner au prochain tirage de la Loterie Nationale pour laquelle je n’avais pas de billet. Bélita fronça les sourcils, regroupa ses souvenirs :

img2.png Eh bien, il disait qu’il allait mieux, qu’il ne tarderait pas à sortir, mais que le temps passait et qu’il fallait faire vite. De plus, il avait l’impression que les flics avaient découvert en lui un vieil anar et qu’ils allaient le surveiller par principe. Il m’a parlé de vous, me disant de ne pas m’effrayer de votre profession, que vous étiez un chic type.

img2.png C’est tout ?

img2.png Oui.

img2.png Ça ou rien, c’est du kif.

img2.png Je suis une idiote, ajouta-t-elle. (La tristesse qu’exprimait son joli visage s’accentua.) Une idiote. Pour ne pas dire plus. Pour la première fois, j’ai douté des paroles de Benoit...

Elle s’était méfiée de son jugement, de moi, de mon métier. Elle avait hésité à envoyer la lettre. Elle s’y était décidée hier soir. Il était trop tard. Lenantais était allé brusquement plus mal et il était mort ce matin. C’est ce qu’elle avait appris à l’hôpital, quand elle s’y était présentée. Alors, elle avait pensé que si j’étais vraiment un copain du copain, je le vengerais. D’après le tableau des distributions affiché à la poste, elle savait à quelle heure, à peu près, je recevrais la lettre. Elle avait rôdé autour de mon bureau, dans l’espoir de me rencontrer.

Elle s’était débrouillée pour savoir à quoi je ressemblais...

img2.png ... Je vous ai vu sortir. Je vous ai suivi. Si vous vous étiez rendu chez les flics, les vrais flics, je laissais tomber. Mais si vous répondiez à l’appel de Benoit comme à celui d’un copain...

Je souris :

img2.png Et l’épreuve a été concluante ?

Elle sourit à son tour. Un sourire doux, confiant.

img2.png Oui…

img2.png Malheureusement, soupirai-je, cela ne nous avance guère. Si seulement il avait mentionné un nom quelconque, sur son mot !

img2.png Il l’a écrit en vitesse et il ne se croyait pas si près de sa fin.

img2.png Oui, bien sûr. Dites donc, ce ne serait pas à l’hosto qu’on l’aurait achevé, des fois ?

Elle n’avait pas de réponse à cette question.

img2.png Hum...

Nous avions terminé notre frugal repas. Cependant qu’elle préparait du café je sortis ma pipe et la bourrai. Le problème était le suivant : un inconnu malintentionné frappe Lenantais ; cet inconnu projette de s’attaquer à d’autres types. Des copains à Lenantais et à moi, si je comprends bien. C’est tout ce que je comprends, d’ailleurs. Je n’ai pas revu Lenantais depuis 1928 ou 29. Les copains en question, je dois les avoir perdus de vue à la même époque. S’il faut que je dresse la liste de tous les gars que j’ai plus ou moins approchés il y a une trentaine d’années, et que je parte à leur recherche, ma vie n’y suffira pas. Le plus confortable serait d’admettre que Lenantais radotait et que rien de tout cela ne signifie quelque chose. Malheureusement ou heureusement, je ne sais pas – il y en a, des choses que je ne sais pas –, je crois que ce n’est pas sans signification.

img2.png Il faut que je fouille chez lui, dis-je. Les flics l’ont déjà fait, mais ils pensaient aux fellaghas. Mon objectif est différent. Tel indice sans valeur à leurs yeux peut m’ouvrir des horizons...

Je me levai et m’approchai de la fenêtre. Si les horizons que j’espérais découvrir étaient aussi bouchés que celui que j’apercevais de mon observatoire, ça n’irait pas très loin. Le passage des Hautes-Formes n’existait plus. Le brouillard l’avait bouffé.

img2.png ... On n’y voit pas à deux mètres. Je peux tenter de forcer la serrure du portail sans attirer l’attention. A moins que vous ne possédiez une clef...

img2.png Je n’ai pas de clef, dit Bélita, en me rejoignant. (Son parfum bon marché et son odeur de jeune animal caressaient mes narines.) Les flics me les ont demandées. Je les leur ai remises. Mais on peut entrer chez lui autrement que par le portail de la rue. Dans la cour, en bas, il y a une petite porte...

img2.png Allons-y !

img2.png Je rendossai ma canadienne, la gitane s’enveloppa dans son trench-coat, et nous descendîmes. Le brouillard qui envahissait la cour se plaqua sur nos épaules comme un linge mouillé. La fumée de ma pipe et la buée de nos respirations se mêlaient à la brume fuligineuse.

L’ex-faux-monnayeur ne redoutait pas les voleurs, il fallait lui rendre cette justice. La porte en question n’était fermée qu’au loquet. Toutefois, elle ne s’ouvrit pas immédiatement en grand sous ma poussée. Derrière le battant, quelque chose de mou formait obstacle.

***

Un frisson me parcourut. Je jurai intérieurement. Est-ce que, par hasard, montant la garde au seuil de l’entrepôt... Oh ! et puis... Un mort m’avait plongé dans le cirage. Un second macchabée m’aiderait peut-être à y voir clair. Je pesai davantage sur la porte. Elle résista.

img2.png Vous n’avez-pas une lampe électrique, Bélita ?

img2.png Si. Là-haut.

img2.png Allez la chercher.

Resté seul, je passai la main par l’entrebâillement, et tâtai comme un amas de chiffons froids. Et ce n’était pas autre chose, je m’en aperçus lorsque je braquai dessus le faisceau lumineux de la torche que ma petite copine avait ramenée de chez elle. Je ne sais plus si je fus déçu ou non. J’augmentai le plus possible l’écartement entre le battant et le chambranle, et, enjambant le pacson dégringolé d’une pile, nous nous introduisîmes dans l’entrepôt. Bélita, familiarisée avec les lieux, alla manœuvrer un commutateur dont elle connaissait l’emplacement. Une lumière pâle, tombant du plafond, éclaira la plus belle pagaille que j’eusse jamais vue. Une vague de découragement me submergea. Je ne trouverais rien là-dedans, en admettant qu’il y eût quoi que ce fût à y trouver. Mais à quoi m’attendais-je donc ? Un chiffonnier, c’est un chiffonnier. Et si un anarchiste n’a pas la même conception de l’ordre que le commun des mortels, un chiftir non plus, sur un autre plan. A part un espace laissé libre non loin du portail, pour y garer la camionnette de Lenantais, une Ford préhistorique à la peinture écaillée, ce n’était partout que ballots de vieux papelards, tas de frusques défraîchies, ferrailles diverses et meubles au rebut, plus ou moins entiers. Et entassés, empilés, inextricablement. Le désordre originel et professionnel avait encore dû être aggravé par les flics. Il n’entre pas dans leurs habitudes de ranger les objets qu’ils déplacent. J’étais navré de décevoir la gitane, que je sentais me regarder, dans l’attente d’un miracle ou assimilé, mais je ne pouvais faire plus que contempler ce fouillis.

img2.png Il logeait là-haut ? demandai-je, en désignant un escalier en colimaçon conduisant à l’étage.

img2.png Oui.

Je gravis les marches branlantes, suivi de Bélita. Là- haut, aussi, la pagaille régnait. Mais, vraisemblablement, du seul fait de la police en action. Une bibliothèque couvrait toute la surface d’un mur et des livres avaient été précipités à bas de leurs rayons. Il y avait là L’initiation individualiste anarchiste, d’E. Armand, Jules le Bienheureux, de Georges Vidal, D’une morale sans obligations ni sanctions, de Goyau, etc. Plus des brochures, des journaux, des périodiques, les uns reliés, les autres en vrac. Et même quelques numéros rarissimes du Père Peinard, d’Emile Pouget, et de La Feuille, de Zo d’Axa. Tout cela était très joli, ça aurait comblé d’aise un collectionneur, mais ça ne m’apprenait rien. J’ouvris le tiroir d’une table. Il contenait des papiers sans importance. Une partie de la pièce était aménagée en atelier de cordonnerie. Je m’approchai de l’établi comme s’il allait me livrer le secret du bouif. Outils, morceaux de cuir, godasses en train.

Et après ? Je haussai les épaules :

img2.png Tirons-nous, dis-je. Nous nous gelons pour des haricots.

Nous retournâmes chez Bélita. Je m’ébrouai :

img2.png Il y a de quoi attraper la crève, dans ce hangar. Je boirais bien quelque chose de chaud. Et vous ?

img2.png Je peux refaire du jus.

img2.png Bonne idée.

Elle versa de l’eau dans une casserole.

img2.png J’ai oublié de vous demander, fis-je. Où est-ce qu’il a été attaqué ? Il vous l’a dit ?

img2.png Il a parlé de la rue Watt.

img2.png La rue Watt ?

img2.png Celle qui passe sous le chemin de fer, celle qui va de la rue Cantagrel au quai de la Gare.

Watt ? C’était un nom prometteur, question lumière, mais ça ne dépasserait certainement pas le stade des promesses.

***

Les heures qui suivirent, je les employai à questionner la gitane. Je me fis raconter en détail l’existence de Lenantais, ses habitudes, ses manies, s’il en avait ; je me fis donner les noms des individus que son commerce l’appelait à fréquenter. Nous en devenions tous deux aphones et du diable si je savais à quoi cela nous mènerait. J’étais fatigué et ç’aurait été si simple d’envoyer tout balader. Mais Lenantais avait été un bon copain. Même mort, je ne pouvais pas le laisser tomber.

Je lui parlai à mon tour de Lenantais, à Bélita. Du Lenantais que j’avais connu. Je lui en parlai longuement. Et pas seulement de Lenantais. Insensiblement, mes propos dévièrent, et je lui parlai aussi de moi, ou plutôt d’un môme nommé Nestor Burma, et qui avait furieusement traîné la savate dans le coin, à une époque où elle n’était pas encore née, un type dont, la veille, je ne me souvenais presque plus, un type que ça me faisait tout drôle de retrouver.

img2.png C’est un sale quartier, un foutu coin, dis-je. Il ressemble aux autres, comme ça, et il a bien changé depuis mon temps, on dirait que ça s’est amélioré, mais c’est son climat. Pas partout, mais dans certaines rues, certains endroits, on y respire un sale air. Fous-en le camp, Bélita. Va bazarder tes fleurs où tu voudras, mais fous le camp de ce coin. Il te broiera, comme il en a broyé d’autres. Ça pue trop ta misère, la merde et le malheur...

Nous nous faisions face. J’étais assis sur un escabeau et elle, elle se pelotonnait sur le plumard. Je la vis tressaillir.

img2.png …Tiens, voilà que je te tutoie, rigolais-je. Tu ne m’en veux pas ? Chez les anars, on tutoie facilement...

img2.png Ça me fait plaisir.

img2.png Eh bien, tant mieux. Si tu veux, tu peux me tutoyer aussi, tu sais ?