CHAPITRE III

1927. – LES ANARCHISTES DU FOYER VÉGÉTALIEN

La baie vitrée, par laquelle prenait jour le dortoir, conférait à celui-ci un vague aspect d’atelier d’artiste. Cette impression, le costume de certains des familiers du lieu la confirmait : vestes ou pantalons de velours, chapeaux à larges bords et cravates lavallières. Des anars aux faibles moyens ou des “ réfractaires économiques ” vivant d’expédients plus ou moins légaux.

La partie supérieure des vitres de la baie était transparente. Par contre, un badigeon d’un blanc livide recouvrait la partie inférieure, la rendant opaque jusqu’à mi- hauteur. La pudeur et surtout les règlements de police interdisaient que les hommes qui vivaient là donnent leur nudité, totale ou partielle, en spectacle aux paisibles et vertueux citoyens qui demeuraient en face, de l’autre côté de la rue de Tolbiac, dans une maison bourgeoise d’architecture fin de siècle.

Toutefois, quelqu’un souffrant vraisemblablement de claustrophobie aiguë, avait, à l’aide d’une lame de couteau, patiemment gratté la peinture laiteuse sur une surface suffisante pour qu’on puisse voir, comme à travers un brouillard, ce qui se passait dans la rue.

Ce n’était pas que le paysage qu’ainsi l’on découvrait fût des plus attrayants. L’adolescent qui écrasait son visage contre la vitre ne comprenait pas qu’on se soit donné tant de mal, qu’on ait bravé la colère des dirigeants du Foyer – des théosophes puritains –, qu’on ait risqué une mise à la porte de ce refuge où, moyennant quinze francs par semaine, on pouvait dormir tout son saoul – pour découvrir un paysage aussi maussade.

Les maigres acacias qui émergeaient d’une plaque de fonte ajourée courbaient leurs branches décharnées sous des rafales chargées de neige, et le trottoir, défoncé par endroits, se couvrait sur toute sa longueur visible d’une mince couche de boue glissante.

C’était un triste paysage déprimant, mais l’adolescent le contemplait quand même avec une sorte d’avidité.

Un homme en chemise s’approcha de lui, mit sa tête surmontée de cheveux noirs frisés presque contre la sienne, regarda à son tour dans la rue et grogna :

— Mal tiempo.

Puis, il jura et retourna se coucher. Cela faisait trois jours pleins que l’Espagnol ne quittait pas son lit, crucifié dessus par le cafard.

Du coin de l’œil, l’adolescent consulta un réveille- matin qui pendait au-dessus d’un amas de couvertures bouleversées, à l’extrémité d’une ficelle. Trois heures de l’après-midi, mardi 15 décembre 1927. Dans dix jours, c’était Noël. Le cœur de l’adolescent se gonfla un peu.

Assis sur un escabeau, près du poêle garni de bonnes bûches, Albert Lenantais, une brochure à la main, fixait la baie vitrée de ses yeux bleus. Il se leva et vint vers l’adolescent :

img2.png Qu’est-ce qu’il disait, le Castillan ?

img2.png Mal tiempo. Mauvais temps.

img2.png Oui, mauvais temps... (Lenantais approcha son nez de travers de la vitre)... Il doit faire meilleur dans le Sud, hein ?

Il souriait. Un sourire réconfortant, découvrant des dents étonnamment saines et blanches.

img2.png Oui, dit l’adolescent.

img2.png Tu n’en as pas marre, de Paname ?

img2.png Je crois que je n’en aurai jamais marre. Jusqu’ici, je n’y ai pas été très heureux, mais... comment dire ?

img2.png Je sais ce que tu ressens... (Lenantais caressa rêveusement son nez mal planté)... C’est une drôle de ville... (Il chantonna)... Paris, Paris, ô ville infâme et merveilleuse... Il y en a tout de même qui en ont marre.

img2.png Quand j’en aurai marre, je retournerai chez mes vieux.

img2.png Bien sûr. A ton âge, tu as encore cette ressource. Tu as mis de côté le pognon du voyage ?

img2.png Je brûlerai le dur.

Lenantais haussa les épaules :

img2.png Chacun est libre.

Il s’en fut se rasseoir sur son escabeau. Peu après, l’adolescent gagna son propre lit et s’y allongea. D’où il était, les mains croisées sous la nuque, il avait le réveille- matin dans son champ de vision. A quatre heures, il serait temps de partir au travail. Saleté de neige ! S’il lui prenait fantaisie de tomber aussi drue que la veille, ça ne serait pas drôle de vendre les journaux sous la bourrasque glaciale, mais il fallait bien manger. Il ne fallait pas se laisser abattre comme l’Espagnol. Non, il ne fallait pas. “ Albert Lenantais a eu l’air de me désapprouver, pensa l’adolescent, lorsque j’ai parlé de voyager sans billet. ” Et pourtant... si ce qu’on racontait était vrai, le Bouif avait purgé une peine de deux ans de prison pour complicité de faux-monnayage. L’adolescent se surprit à se poser des questions au sujet de Lenantais, dit Le Bouif, dit Liabeuf. Ce qu’il se reprocha l’instant d’après. On ne pose pas de questions, chez les anarchistes. L’adolescent cessa de considérer les aiguilles du réveil, se déplaça sur sa couche et embrassa toute l’enfilade de lits médiocres. Au fond de la pièce, trois hommes mêlaient presque leurs opulentes chevelures pour discuter âprement un point délicat socialo-biologique. Plus près, étendu sur son lit, rêveur, calme et solitaire, un jeune homme fumait béatement une pipe à long tuyau. On l’appelait le Poète, mais personne n’avait lu ses vers. Sous ses couvertures, l’Espagnol s’agitait. Son voisin dormait en ronflant sous la protection d’une affiche annonçant pour le soir même, à la Maison des Syndicats, boulevard Auguste-Blanqui, la séance du “ Club des Insurgés ”. Sujet traité : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Orateur : André Colomer. Le ronfleur avait passé la nuit à coller ces affiches dans l’arrondissement, par dix degrés au-dessous de zéro, avec pour tout viatique un verre de lait dans le ventre. Son attirail d’afficheur clandestin, qui déchire un coin de ; l’affiche pour abuser la police, lui faire croire qu’à cet emplacement disparu, vraisemblablement arraché par de malfaisants gamins, étaient apposés les timbres obligatoires, son attirail, un seau à confiture d’où émergeait le manche d’un pinceau, reposait à la tête de son lit, auprès d’une musette vide et d’une caisse débordant de journaux. La porte du fond s’ouvrit, livrant passage en même temps qu’à l’odeur des légumes qu’une équipe de jeunes gens aux yeux brillants et aux faciès ascétiques épluchaient dans la cuisine, en bas, à un individu d’environ vingt ans, la main droite enveloppée dans un volumineux pansement. Le nouveau venu dit : “ Salut ”, d’un ton rogue, et se laissa tomber sur son lit, non loin de celui de l’adolescent. Il entreprit de se débarrasser de son pansement et fit jouer ses doigts ankylosés par l’immobilité. Aucune trace de blessure, de plaie quelconque, ne se distinguait sur sa main.

Il va falloir que je maquille ça, grommela l’homme, strictement pour son usage personnel. (Il avait les yeux d’une couleur désagréable, glauque, comme recouverts d’une taie vénéneuse. Une petite moustache brune ornait sa lèvre supérieure et ses cheveux pommadés empestaient.) Ils m’emmerdent, à l’Assurance, avec leur contre- visite.

Il sortit un calepin de sa poche et se mit à le compulser. L’adolescent regarda le réveil, bâilla, se leva, tira de sous son matelas un paquet de journaux et compta ses invendus, les rangeant par titre, Paris-Soir d’un côté, Intransigeant de l’autre. L’homme au pansement, qui suivait ce travail avec, aux lèvres, un sourire aussi faux que son accident, ricana méchamment :

img2.png Ça ne s’améliore pas, hein ? Tu diffuses toujours la presse bourgeoise ?

img2.png C’est la troisième fois que tu me poses la question, dit l’adolescent, en se redressant. La première fois, j’ai cru que tu plaisantais, et j’ai rigolé, La deuxième, je t’ai répondu qu’il me fallait bouffer. Maintenant, je te dis merde.

img2.png Et moi, je te dis mange, puisque tu as si faim ! Malheur ! ça se dit anarchiste, et ça vend des journaux bourgeois. Anarchiste à la bombe glacée, oui !

img2.png Oh ! ça va, Lacorre, intervint Lenantais, de sa place et sans bouger, sans même lever les yeux de sur la brochure qu’il lisait. Ça va. Que veux-tu qu’il fasse ! Tu te crois plus anarchiste, peut-être ?

Sa voix était froide, coupante comme une lame. Lenantais n’aimait pas Lacorre. Il devinait instinctivement, sous les outrances verbales, un manque de chaleur intérieure et de sincérité.

img2.png Parfaitement, répondit l’autre.

Lenantais abandonna sa brochure :

img2.png Je me demande si tu sais seulement ce que c’est. Oh ! c’est très joli, de s’amener un jour, et de dire ; “ Je suis un copain. ”. C’est très joli, simple et facile. Chez nous, n’importe qui entre et sort comme il veut. On ne va tout de même pas enquêter sur celui qui se présente.

img2.png Manquerait plus que ça !

img2.png N’empêche qu’un anarchiste, je crois que c’est autre chose, c’est tout.

img2.png Explique-le-moi donc !

img2.png Je n’ai pas de temps à perdre.

img2.png En tout cas, dit Lacorre, un anarchiste qui a le sens de sa dignité n’adopte pas une attitude aussi passive et résignée, comme ce jeunot. Il ne s’abaisse pas à vendre cette camelote bourgeoise. Il se défend, il se débrouille, il fauche...

img2.png Nous y voilà !

img2.png Parfaitement !

img2.png C’est de la foutaise ! Chacun est libre de mener sa barque à sa guise, du moment qu’il n’offense en rien la liberté du copain. Lui, il vend des canards. Toi, tu piques des macadams{7}. Chacun est libre.

img2.png Si les illégalistes...

Lenantais se leva :

img2.png J’aimerais qu’on me foute la paix avec l’illégalisme et la reprise individuelle, articula-t-il. (Son nez de guingois frémissait.) C’est un sujet interdit aux jean-foutre qui piquent des macadams et suent de frousse à l’annonce d’une contre-visite au siège de l’Assurance. Tant que tu n ‘as pas attaqué un garçon de recettes, tu n’as qu’à fermer ton sucrier. Parler ! Parler ! J’en ai trop connu, de ces théoriciens beaux parleurs qui restaient chez eux bien peinards, tandis que de pauvres couillons passaient à l’action et se faisaient paumer.

img2.png Soudy, Callemin, Garnier..., commença Lacorre.

img2.png Ils ont payé, l’interrompit Lenantais. Ils ont payé doublement. Ils ont payé et je les respecte. Mais toi, si tu les avais compris un peu, si tu mesurais à combien de coudées ils s’élèvent au-dessus d’un minable macadamiste de ton genre, tu ne leur ferais pas l’injure de tes hommages.

Lacorre s’empourpra :

img2.png Pour parler comme ça, tu as peut-être attaqué un garçon de banque, toi aussi ?

img2.png J’ai payé aussi, moi. Je me suis tapé deux ans de cabane pour fausse monnaie, tous les copains sérieux te le diront. Je n’en tire aucune fierté, mais j’estime que c’est autre chose que des accidents de travail bidons.

img2.png Je n’en resterai pas là, gronda Lacorre. Un jour, je prendrai le mors aux dents, et on verra de quoi je suis capable. J’en dégringolerai un aussi, moi, de garçon de recettes.

img2.png Oh ! Je t’en crois capable, persifla Lenantais. Un truc intelligent comme ça, ça m’étonnerait que tu le loupes, Et quand tu auras descendu un de ces cornichons qui trimbalent des fortunes pour un morceau de pain, tu iras te laver les pieds ou tu monteras à la Veuve, sans même avoir eu le temps de t’acheter un chapeau avec le produit de ton vol. Moi, j’estime que ça ne vaut pas le coup. Je tiens à la vie, moi. Et épanouir harmonieusement mon individualité entre quatre planches ou au bagne, ça ne me sourit pas. L’idéal, vois-tu... (lise mit à rire.)... j’y songe sérieusement – ce serait d’attaquer un garçon de recettes sans effusion de sang et sans que cela se sache, même, et vivre de cette fortune mal acquise – en admettant qu’il existe des fortunes qui ne soient pas mal acquises –, dans la totale impunité. Evidemment, j’avoue qu’un projet de ce genre, c’est durillon à réaliser.

Lacorre haussa les épaules avec pitié :

img2.png Plutôt, oui. C’est ça, qui est de la foutaise. Et de la triple. Tiens, vous me flanquez tous la colique.

Il se leva et se dirigea vers la sortie. Furieux, il claqua la porte derrière lui. Son contradicteur rit doucement et comme la nuit commençait à plaquer partout ses ombres, alla manœuvrer un commutateur. Quelques ampoules anémiques, fixées au plafond de la vaste pièce, répandirent une lumière jaunâtre. Lenantais retourna s’asseoir auprès du poêle. Les hommes aux longs cheveux débattaient toujours à voix basse, trop absorbés par leur propre discussion pour s’être intéressés à celle qui avait opposé – une fois de plus – Lenantais à Lacorre. Le Poète tirait silencieusement sur sa pipe. L’adolescent se livrait à des calculs. L’Espagnol et l’afficheur dormaient.

C’était peut-être ce même jour. C’était peut-être un autre. Un homme maigre, chevelu et barbu, les pieds nus dans des sandales de cuir, martelant le parquet d’une canne noueuse, pénétra dans le dortoir et demanda :

img2.png Le camarade Dubois n’est pas là ?

img2.png Non, répondit quelqu’un.

img2.png L’homme renifla :

img2.png Ça pue, ici, dit-il. Ça pue le...

Il s’interrompit, ayant avisé le Poète qui fumait. Il se précipita, lui arracha la pipe de la bouche et la lança avec violence contre un mur où elle se brisa. Des protestations s’élevèrent, et Lenantais prit la parole :

img2.png Camarade Garone, tu viens d’accomplir là un acte autoritaire, indigne d’un anarchiste. Est-ce que, par hasard, tu voudrais un jour nous obliger à suivre ton exemple, je veux dire, nous faire mettre à quatre pattes pour manger les végétaux, puisque, d’après tes théories, les consommer autrement est contraire à la Nature ? Tu es libre d’agir comme il te plaît, de dénoncer la nocivité du tabac — ; moi-même, je suis abstinent, je ne fume pas –, mais tu dois convaincre les copains encore esclaves de ces passions, de ces besoins, par des arguments, non par des actes autoritaires. Il importe...

L’incident donna lieu à une discussion animée qui se prolongea.

L’adolescent prit son métro à la place d’Italie. Il alla là- bas, rue du Croissant, dans le quartier des journaux, acheter quelques dizaines d’exemplaires des quotidiens du soir qu’il revint vendre dans le XIIIe arrondissement, rayonnant autour du Foyer végétalien. A huit heures, il compta sa maigre recette, fit un paquet des invendus, le glissa sous son lit et prit la direction, sur ses jambes fatiguées, de la Maison des Syndicats du boulevard Auguste-Blanqui où le Club des Insurgés débattait contradictoirement la grave question : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Il y retrouva Albert Lenantais, accompagné de deux autres camarades d’idées avec lesquels il avait plus particulièrement sympathisé depuis qu’il fréquentait les anarchistes parisiens. L’un, âgé de vingt ans, était insoumis. Il risquait à chaque instant d’être arrêté et remis aux autorités militaires, c ‘est pourquoi on ne le connaissait que sous le nom, le prénom discret de Jean. L’autre, un peu plus vieux, s’appelait Camille Bernis. Ils étaient polis, effacés, ne s’occupaient pas des affaires des autres... et les autres ne s’occupaient pas des leurs. Ils avaient un masque décidé, volontaire, et une lueur de fanatisme brillait parfois dans leurs yeux. Bernis et Jean ne demeuraient pas au Foyer végétalien, mais après la séance au Club des Insurgés ils y suivirent Lenantais et l’adolescent, et jusqu’à une heure avancée de la nuit, assis sur un lit, au son lugubre du vent de décembre qui battait les vitres de la baie, et à la lumière d’une petite lampe à pétrole dont la flamme peureuse ne pouvait en rien troubler le repos des camarades endormis, tous quatre discutèrent des avantages et des inconvénients de l’illégalisme. Albert Lenantais, toujours nuancé, donnant très souvent l’impression de n’avoir aucune idée précise sur la question... à moins qu’il ne nourrit un grandiose projet, un utopique et grandiose projet – le projet, peut-être, dont il avait exposé les grandes lignes au nommé Lacorre.

***

La voix bourrue du commissaire Florimond Faroux me parvint comme à travers une double épaisseur de ouate :

img2.png On y va, Burma. Vous en faites, une tête. A quoi pensez-vous ?

Je me secouai :

img2.png A ma jeunesse. Je n’aurais pas cru que ce fût si loin.