CHAPITRE II

LE MORT

Je lui rendis sa poignée de main, puis sa main, et ricanai :

img2.png Heureusement que je ne suis pas flic. Sans cela, je vous signalerais à vos supérieurs. Qu’est-ce que c’est que ce vocabulaire ? Vous adhérez à une cellule communiste ?

Il me retourna mon ricanement :

img2.png C’est à vous qu’il faut demander ça.

img2.png Je ne suis pas communiste.

img2.png Vous avez été anarchiste. Vous l’êtes peut-être encore. Pour moi, c’est pareil.

img2.png Voilà bien longtemps que je n’ai pas lancé de bombe, soupirai-je.

img2.png Sacré anarcho ! rigola l’inspecteur.

Il paraissait s’amuser franchement.

img2.png Oh ! la barbe ! m’sieur Mac Carthy, dis-je. Vous avez entendu parler de Georges Clemenceau ?

img2.png Le Tigre ?

img2.png Oui, le Tigre. Ou si vous préférez, le Premier Flic de France, ainsi qu’il s’était baptisé lui-même. Pour que vous me fichiez la paix, je vais vous répéter ce qu’il a dit un jour, le Tigre, dit ou écrit, je cite de mémoire : “ L’homme qui n’a pas été anarchiste à seize ans est un imbécile. ”

img2.png Vraiment ? Le Tigre a dit ça ?

img2.png Oui, mon vieux. Vous l’ignoriez ?

img2.png Non, non...

Il soupira :

img2.png ... Le Tigre !...

Et machinalement, il jeta un regard en direction du Jardin des plantes.

Puis, revenant à moi :

img2.png ... Votre citation me semble incomplète. Est-ce qu’il n’aurait pas ajouté : “ ... mais c’en est un autre – d’imbécile –, s’il l’est encore – anarchiste – à quarante ”, ou quelque chose comme ça ?

img2.png C’est juste. Il a ajouté quelque chose comme ça.

img2.png Et alors ?

Je souris :

img2.png II y a à prendre et à laisser, parmi les propos de Clemenceau. J’en laisse pas mal.

Il sourit à son tour :

img2.png Vous n’êtes pourtant pas un imbécile !

Je haussai les épaules :

img2.png Je me le demande. Vous vous conduisez avec moi comme si vous vouliez me prouver le contraire.

L’infirmière toussota pour se rappeler à notre bon souvenir.

img2.png Hum..., graillonna l’inspecteur.

C’était un véritable écho sur pattes, ce mec-là. Je ricanais, il ricanait ; je souriais, il souriait ; je soupirais, il soupirait ; la bonne femme toussaillait, il suivait le mouvement. Peut-être que si j’entreprenais de grimper à un arbre...

img2.png ... Hum... Je vous remercie, madame. Vous pouvez disposer.

Elle nous salua d’un bref mouvement de tête et se débina.

img2.png Et voilà ! bougonna le flic, en la regardant s’éloigner. Par votre faute, elle va nous prendre pour de fameux cinglés.

img2.png Il y va de la vôtre aussi, rétorquai-je. Avouez que nous formons une belle paire.

img2.png Bah ! qu’est-ce que ça peut foutre ? Elle a l’habitude. Jadis, il n’y avait que ça, dans cet établissement. Des tocbombes. Si nous comparaissons devant les Assises, elle pourra témoigner de notre déséquilibre mental. C’est toujours un avantage. Et maintenant que nous avons suffisamment fait les clowns, si nous devenions sérieux ? De quoi s’agit-il ?

img2.png Ah ! ah l Après Clemenceau, Foch, hein ?

img2.png Félicitations. Vous avez des lectures. Vous ne devez pas louper un seul des Potins de la Commère, vous !

img2.png Ça va, trancha-t-il. Ne recommençons pas à déconner. Vous veniez voir Abel Benoit ?

img2.png Oui. Et si j’ai bien compris, vous vous attendiez presque à ce que je fasse cette démarche, hein ?

img2.png Plus ou moins. Venez.

Il me prit le bras et m’entraîna vers un petit bâtiment de briques.

img2.png Qui se met à table le premier ? demandai-je. A en juger par votre attitude rigolarde, il s’agit peut-être d’un truc assez compliqué, mais pas trop grave. Sauf pour le type qui est mort, bien entendu.

img2.png Ce n’est ni grave ni compliqué, répondit l’inspecteur Fabre. Du moins, jusqu’à présent. Ne le répétez pas, hein ? Tel que vous me voyez, je suis en train de gaspiller allègrement le pognon des contribuables en fariboles. Je m’amuse. Une fois n’est pas coutume. Les vérifications auxquelles je procède, n’importe quel flic en tenue du commissariat du quartier les mènerait à bien, seulement... Bon Dieu ! je ne sais pas ce que goupillent les assassins, ces temps-ci, mais vous parlez d’une bande de fainéants ! S’ils continuent, nous allons tous tomber chômeurs, au 36. Alors, nous passons le temps comme nous pouvons. Histoire de justifier notre traitement, nous nous accrochons à n’importe quoi, à l’agression la plus banale. Car il s’agit d’une agression. Une banale agression. La victime est restée sur le carreau, évidemment, mais ce n’est qu’une banale agression. Et que vous connaissiez la victime ne doit pas apporter de complications. Mais que vous connaissiez la victime, justement, ça nous a amusés, le commissaire Faroux et moi.

img2.png Et ça vous a incité à examiner cette agression de plus près. Et à établir autour de ce macchabée une sorte de souricière, hein ?

img2.png Ça, mon vieux, c’est la routine. Croyez-le ou non, j’étais là par hasard. Mais je suis quand même bien content que nous nous soyons rencontrés. On a si peu d’occasions de rire.

img2.png II y a plus marrant encore, dis-je. Je ne connais pas cet Abel Benoit.

img2.png Pourquoi demandiez-vous après lui, alors ?

img2.png Parce qu’il m’a écrit de venir le voir. Mais je ne le connais pas.

img2.png Lui vous connaissait.

img2.png Possible.

img2.png C’est certain. Sans cela, il ne vous aurait pas écrit. Par ailleurs, il suivait de très près votre activité professionnelle.

img2.png Ah ?

img2.png Nous avons découvert chez lui une liasse de coupures de presse vous concernant et de vieux journaux relatant diverses de vos enquêtes.

img2.png Ah ?

img2.png Oui.

img2.png Ça ne signifie rien. Je détiens une riche documentation sur Marilyn Monroe. De dos, de face, de profil, en plongée, et cependant...

img2.png Il vous a écrit, coupa-t-il.

img2.png Qui vous dit que je n’ai pas écrit à Marilyn ? Bon. Eh bien, c’est que nous nous sommes connus. Je ne veux pas contredire un macchabée. Mais quand et où ? Hum... à moins que... Vu ! C’est un anar, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui fréquentait les milieux libertaires lorsque je les fréquentais moi-même, au temps de ma jeunesse folle, comme dit l’autre ?

img2.png Cela même. Vous comprenez vite, quand vous voulez. Vous avez cette lettre ?

img2.png Je l’ai laissée au bureau, mentis-je.

img2.png Qu’y avait-il dedans ?

img2.png Trois fois rien, dis-je, en mentant un peu moins. En gros, il m’appelait cher camarade, disait que quoique je sois un flic, il aimerait bien me voir, et me donnait son adresse ici. Je veux dire à l’hosto, pas à l’amphithéâtre.

img2.png J’avais compris... Hum... L’âge devait le faire radoter. L’âge et ses blessures.

img2.png C’est un vieux ?

img2.png Ce n’était plus un jeune homme. Soixante et un ans. On commence tout de même à devenir fragile, à cet âge. L’agression dont il a été victime l’a fait transiger avec ses principes, il a voulu se venger de ses agresseurs – qu’il devait connaître –, et au lieu de nous les désigner, à nous, les vrais flics, il comptait vous charger de les punir. C’est comme ça que je vois l’affaire, moi. Et vous ?

Je haussai les épaules :

img2.png Moi, je ne sais pas. Je débarque.

img2.png Bien. Vous voulez toujours le voir ?

img2.png Ma foi ! Tant que j’y suis ! Ça n’offre peut-être plus beaucoup d’intérêt, à présent, mais quand même... J’ai horreur des noms sans visage. Autant en avoir le cœur net, ne pas m’être dérangé pour rien et vous faire plaisir. Abel Benoit...

Je grimaçai et secouai la tête :

img2.png ... ça continue à ne rien me dire.

img2.png Abel Benoit n’était pas son unique état civil.

Sur cette remarque qui ne m’apprenait rien, car j’avais envisagé pareille possibilité depuis belle lurette, nous pénétrâmes à l’intérieur de l’amphithéâtre. Le préposé à la garde de ce lugubre endroit, un mec en blouse grise qui fumait en cachette de la direction, planqua son mégot dès qu’il nous aperçut et adopta un air détaché dénotant une grande habitude de ce genre d’exercice.

img2.png Une visite pour le 18, claironna le flic, jovial.

Ce Benoit changeait de numéro comme de chemise. Enfin ! on lui foutrait bientôt la paix... à moins qu’on ne lui numérote les abattis, avatar dont il prenait le chemin.

Sans un mot, le gardien nous fit signe de le suivre dans une pièce de dimension moyenne, en contrebas, où des lampes pendaient du plafond au bout de tubes nickelés. Puis, sans se hâter, il alla ouvrir une armoire frigorifique d’où il tira une table à roulettes sur laquelle reposait une forme rigide recouverte d’un drap. Une des roulettes grinçait en tournant sur le ciment. Je réfléchis que jusqu’à présent j’avais surtout constaté ce défaut bruyant aux roues des voitures d’enfants. Eh bien, voiture d’enfant à un bout, brancard mortuaire à l’autre, la boucle était bouclée. L’employé taciturne, qui ne m’avait vraisemblablement pas attendu pour ruminer d’analogues spéculations hautement philosophiques, amena la table sous une lampe, fit la lumière, nous regarda, s’assurant que nous étions fin prêts pour le cinéma, et d’un geste précis, professionnel et réglé comme du papier à danse macabre, rabattit le haut du drap et découvrit la bobine du macchabée. De crainte qu’il n’en découvrit plus qu’il ne fallait, l’inspecteur lui arrêta la main en posant vivement la sienne dessus.

img2.png Je connais mon boulot, m’sieur, protesta l’autre.

img2.png Moi aussi, je connais le mien, répliqua Fabre.

Je connaissais le mien pas mal non plus. Ce n’était certainement pas pour ménager ma sensibilité que le flic ne voulait pas que je voie plus que le visage du cadavre. Il y avait quelque chose, sur la poitrine du gars, que pour le moment, il ne tenait pas à me montrer. Un tatouage, sans doute, susceptible de me mettre trop rapidement sur la voie. Ces flics sont d’un compliqué, parfois !

Le mort était un bonhomme d’une soixantaine d’années, comme annoncé à l’extérieur, chauve, avec une moustache blanche modèle Maréchal Pétain sous le nez busqué un tantinet de traviole. Ses traits aujourd’hui cireux et durcis, sévères, avaient dû, en dépit de ce tarin fâcheusement orienté, être assez beaux. Surtout vingt ou trente piges auparavant.

img2.png Eh bien, Nestor Burma ? s’enquit l’inspecteur. J’allongeai une moue dubitative :

img2.png Hum... Quand je l’ai connu – en admettant que je l’aie connu –, il avait sans doute moins de poils sur la lèvre et davantage sur le caillou. Vous savez combien les anars affectionnaient les tignasses absaloniennes, n’est- ce pas ? Peut-être aussi qu’il rigolait.

img2.png Oui. Ça a dû lui arriver, comme à tout un chacun. Mais, pour le moment, en effet, il semble furibard.

img2.png Il n’aime peut-être pas le froid, suggérai-je.

img2.png Nous restâmes un instant silencieux.

img2.png Je repris :

img2.png Je crois qu’on peut remballer. Je n’ai jamais vu ce type. A moins que...

img2.png A moins que quoi ?

img2.png Je ne sais pas... C’est ce blair...

img2.png Ce nez, pas précisément chiffonné, me chiffonnait.

img2.png C’est ce blair, répétai-je, songeur.

J’attendis que l’inspecteur fit allusion à celui de Cléopâtre. Rien ne vint. En somme, il n’avait pas tellement de lectures que ça.

img2.png Hum...

Je me penchai sur le cadavre, puis, fléchissant les guibolles, amenai mes yeux au niveau de son profil et l’examinai. Je me redressai, contournai la table, et étudiai son autre profil de la même façon. Après quoi, les sourcils froncés, je revins à mon point de départ, ! auprès de Fabre qui demanda :

img2.png Vous essayez de lui faire peur ?

img2.png Oui, mais ça ne rend pas... Vous avez remarqué ? Ce type a deux profils.

Il s’exclama :

img2.png Ça alors, c’est une découverte extraordinaire ! Allons, ne vous payez pas ma fiole, Nestor Burma. Bien sûr, qu’il a deux profils. C’tte blague ! Le gauche et le droit. Comme tout le monde.

img2.png Non, pas comme tout le monde. C’est à cause de ce blair. Sa physionomie s’en trouve modifiée, selon qu’on le regarde d’un côté ou de l’autre. C’est bien pratique pour échapper aux flics qui vous poursuivent.

img2.png Ça va. Cessons de rigoler. Vous avez connu quelqu’un offrant cette particularité ?

img2.png Je crois... C’est... c’est très confus... En tout cas, Abel Benoit, ça ne me dit toujours rien. Mais il possédait d’autres noms, m’avez-vous laissé entendre ? Un pour chaque profil, peut-être ? Si vous me les disiez, ça m’aiderait sûrement.

img2.png Lenantais, dit le flic.

img2.png Le Nantais ? C’est un type de Nantes ?

img2.png Il est né à Nantes, mais contrairement à ce qu’on pourrait supposer, Lenantais n’était pas un sobriquet. C’était son vrai nom. Lenantais, en un seul mot. Albert Lenantais. C’est marrant, mais c’est comme ça.

Je sursautai :

img2.png Bon Dieu ! Lenantais ? Albert Lenantais ? Mais je ne connais que lui !

img2.png On ne le dirait pas.

img2.png Faudrait savoir ce que vous voulez, inspecteur. Quand je vous disais que je ne le connaissais pas, vous souteniez le contraire, et maintenant que je l’identifie pour une vieille connaissance...

img2.png Oh ! et puis, la barbe ! A quoi bon discuter ? Je n’avais aucune envie de discuter. Ce n’était plus un mort comme n’importe quel mort, maintenant, le mort que j’avais sous les yeux. Une brusque émotion me submergeait, contre laquelle je me défendais mal.

img2.png Une vieille connaissance. Une vieille, oui, c’est le mot, enchaînai-je, comme pour moi-même, et d’une voix assourdie. Ça fait une pièce de vingt-cinq ou trente ans que je l’ai perdu de vue. Pas étonnant que je ne l’aie pas remis d’emblée. Il a changé, depuis. I1 a perdu ses tifs et laissé pousser sa moustache, une belle moustache blanche...

img2.png Il n’y a que son tarin qui est resté le même, fit l’inspecteur. Il devait trouver que ça faisait bien. N’importe quel chirurgien esthétique lui aurait remis ça d’aplomb en deux coups de cuillère à pot.

img2.png Il ne se prenait sans doute ni pour Martine Carol ni pour Juliette Gréco. C’était un original.

img2.png Oui. Fournissez-moi des tuyaux sur lui. Au point où nous en sommes... Il est mort. Les bavardages ne peuvent plus lui porter préjudice.

img2.png Que voulez-vous que je vous dise ? C’était un brave zigue, un bon copain. Il était cordonnier et, à cause de son métier, qu’il exerçait par intermittences, d’ailleurs, on l’appelait Le Bouif. Toujours à cause de son métier, on l’appelait aussi Liabeuf, bien qu’il n’eût jamais tué personne, pas plus un de vos collègues qu’un autre citoyen{6}.

img2.png C’est en effet, les surnoms qu’on lui donnait et qui figurent au sommier. Alors, pas d’erreur ?

Avant de répondre, j’examinai une nouvelle fois, et très longuement, le visage sévère, durci par la camarde. Je fis abstraction de la moustache, l’affublai par l’esprit de cheveux blonds indisciplinés, des tifs d’anarchiste. Ça et le nez, ça collait.

img2.png Aucune, dis-je.

img2.png Merci.

Je haussai les épaules :

img2.png Qu’est-ce que je vous ai appris de plus ? Les empreintes digitales ne vous avaient pas suffisamment renseigné ? Comme chinois, pardon ! vous vous posez un peu là, vous. Et là ?...

Je désignai la poitrine du cadavre, cachée par le drap :

img2.png ... il n’y a pas un tatouage, là ? Ça m’aurait tout de suite mis sur la pisté, mais c’eût été trop simple, sans doute ?

img2.png Vous fâchez pas, dit le flic.

img2.png Parlez d’une comédie ! Vous vouliez m’éprouver ?

img2.png Ce n’était pas bien méchant.

img2.png Vous me faites mal au ventre, avec vos airs mystérieux. Oui, je crois que vous gaspillez vraiment le pognon des contribuables...

Il négligea l’observation :

img2.png Revenons au tatouage, dit-il. Vous rappelez-vous ce qu’il représente ?

img2.png Tatouages au pluriel, avec un s. Une pièce de monnaie sur le bras et “ Ni Dieu ni Maître ” sur le buffet.

img2.png Exact, dit le flic.

Il sourit pour ajouter :

img2.png ... une pièce de monnaie.

Il saisit le drap sous le menton du mort et le rabattit jusqu’à la ceinture. L’inscription subversive, décorant ses pectoraux, apparut, d’un bleu délavé. Le D de Dieu n’était plus visible. Une vilaine blessure par arme blanche l’avait effacé plus sûrement que n’aurait su le faire un détatoueur professionnel. Une autre profonde estafilade soulignait le mot : maître. Sur le gras du bras droit, une pièce de monnaie à l’effigie de la Semeuse, était dessinée.

img2.png Ni Dieu ni Maître, soupira l’inspecteur. Pas très original, pour un anar.

img2.png C’était surtout con, dis-je. Quoique plus jeune que lui, et de beaucoup – j’étais un môme, à cette époque –, je me souviens de le lui avoir reproché.

img2.png Vous n’aimiez pas cette formule ? Je croyais que...

img2.png Je n’aimais pas, et je continue à ne pas aimer, les tatouages. Ce n’est pas pour rien qu’en argot on appelle ça des “ bouzillages ”, hein ? Il faut être idiot, pour se faire tatouer.

img2.png Oh ! des rois le sont bien !

img2.png L’un n’empêche pas l’autre. Et puis, les rois, ils ont leur pain cuit. Ils peuvent se passer toutes les fantaisies. Tandis que... Voyons, inspecteur, ce n’était pas un petit saint, du moins pas le genre de saints habituellement vénérés...

Je remontai le drap jusqu’à la calvitie presque obscène du cadavre. Le gardien en blouse grise paracheva mon œuvre, d’un geste précis et méticuleux, quasi maternel.

img2.png ... Sans professer absolument des opinions illégalistes, Lenantais n’était pas contre, poursuivis-je. Il avait, avant que je le connaisse, été compromis dans une entreprise de fabrication de fausse monnaie. C’est pourquoi j’ai fait allusion, tout à l’heure, à ses empreintes. De toute façon, il était allé en taule. Exact, comme vous dites ?

img2.png Exact. Il a tiré deux ans pour ça.

img2.png Bon. Quand je l’ai connu, il se tenait peinard, et, je vous le répète, sans se déclarer franchement illégaliste – il ne voulait pas faire de prosélytisme, le sujet était trop grave –, on sentait que, tôt ou tard, l’illégalisme le séduirait une nouvelle fois. Alors, j’estimais qu’un type qui est appelé à entrer en bagarre ouverte avec la société, ne doit pas s’exposer à attirer l’attention inutilement. Les moyens d’identification des récidivistes sont déjà assez nombreux comme ça. Inutile d’en fournir de supplémentaires aux flics.

Le gardien ouvrit des yeux ronds. L’inspecteur ricana :

img2.png Eh ben, vrai ! Quoique jeune, vous étiez de bon conseil.

Je lui fis écho. Chacun son tour :

img2.png J’ai conservé cette qualité.

img2.png Bon. Et alors, où avez-vous connu ce hors-la-loi ?

img2.png Pas très loin d’ici. Ça aussi, c’est marrant, hein ? En trente ans, il n’a pas fait beaucoup de chemin. Je l’ai connu au Foyer végétalien de la rue de Tolbiac.

img2.png Rien,

img2.png Quoi rien ?

img2.png Végéta-rien.

img2.png Non, mon vieux. Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Végétalien. Les végétariens, s’ils ne mangent pas de viande, se permettent des œufs et des laitages. Les végétaliens, eux, ne bouffent, ne bouffaient – je parle de ceux que j’ai connus, j’ignore s’il en existe encore – exclusivement que des végétaux, avec juste un peu d’huile pour les assaisonner. Et encore, ceux-là n’étaient pas des purs. Il y en avait un qui prétendait que la seule manière rationnelle de consommer l’herbe était de la brouter, à quatre pattes dans un champ.

img2.png Sans blague ! Quel monde !

img2.png Oui, un drôle de monde. J’ai passé ma vie à m’entourer de phénomènes. J’en ai une belle collection, dans mes souvenirs.

Il pointa son index vers le corps rigide :

img2.png Et Lenantais ? Nous savons qu’il ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas de viande. C’était aussi un cinglé de ce genre ?

img2.png Non. C’est-à-dire qu’à vos yeux, c’était peut-être un cinglé, mais d’une autre catégorie. Tenez, une anecdote. A un moment, il était presque clochard. On peut même dire qu’il l’était entièrement. Il devait vivre de bric et de broc...

img2.png En marchant à l’étal ?

img2.png Peut-être pas. Ou, alors, il ne visitait que des boutiques minables, car il ne bouffait pas tous les jours. Or, à cette époque, il était trésorier d’une petite organisation. On l’avait bombardé à ce poste avant qu’il devienne de la cloche...

img2.png Compris. Il a croqué la grenouille ?

img2.png Non, justement. Il y avait cent cinquante ou deux cents francs en caisse. C’était en 1928, par là. Ça représentait une somme. Les copains en avaient fait leur deuil, n’osaient pas en parler, songeant comme vous qu’il avait dû taper dedans. Eh bien, non ! Il restait des jours sans manger auprès de ce modeste magot, mais il n’y touchait pas. C’était le fric des copains, de l’organisation. Voilà le genre d’homme que c’était, quand je l’ai connu, Albert Lenantais.

img2.png En somme, un malfaiteur honnête ! ironisa l’inspecteur.

img2.png Tous les hommes sont comme ça, quelles que soient leurs opinions politiques, philosophiques ou religieuses. Ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Vous devriez savoir cela mieux que quiconque, vous, un flic.

img2.png Moi, j’appelle ça un cinglé.

img2.png Parce qu’il sut parfois se montrer d’une honnêteté excessive ?

img2.png Un cinglé, répéta-t-il. Et vous avez raison. Vous n’avez connu et ne connaissez que des cinglés.

img2.png Ça, mon vieux, ce n’est guère gentil pour votre chef, mon ami le commissaire Florimond Faroux.

img2.png Est-ce que, par hasard, on casserait du sucre sur mon dos ? articula une voix narquoise.

Je me retournai. Le chef de la Section centrale criminelle, que nous n’avions pas entendu venir, était devant moi, la main cordialement tendue. Je la lui serrai et sifflotai :

img2.png Une banale agression, n’est-ce pas ? Vous vous dérangez en personne pour une banale agression, maintenant ? A moins que, vous aussi, vous ne dilapidiez en fariboles le fric des malheureux contribuables.

img2.png II y a de ça, il y a de ça, sourit-il. I1 y a aussi que lorsque la victime d’une agression est quelqu’un de voire connaissance, on examine la chose de plus près. Quand Fabre a appris par l’infirmière de la salle 10 qu’un type suçant une pipe à tête de taureau, dont il semblait avoir du mal à se séparer, demandait à voir le nommé Abel Benoit, il m’a téléphoné. Pas besoin de nom. Les types qui fument sans arrêt une pipe à tête de taureau ne sont pas des masses. Et puis, nous savions que ce gars...

Il désigna la forme raidie allongée sous le suaire :

img2.png ... s’intéressait à Nestor Burma. J’ai ordonné à Fabre de vous joindre et je suis venu à mon tour voir le résultat de l’entrevue.

Il se tourna vers son subordonné, l’interrogeant silencieusement du menton pointé.

img2.png Je ne crois pas que, cette fois, nous ayons des ennuis avec lui, patron, répondit l’autre. Il n’a pas identifié le type tout de suite, ce qui s’explique aisément...

img2.png La dernière fois que je l’ai vu, ça devait être en 1928, dis-je.

img2.png ... mais quand ça lui est revenu, poursuivit l’inspecteur, il n’a fait aucune difficulté pour me dire tout ce qu’il savait sur lui. Et je l’ai bien étudié et surveillé, pendant tout ce temps. Je ne crois pas qu’il joue la comédie.

img2.png Je ne le crois pas non plus, dit Faroux. (C’était bien gentil de sa part.) Mais j’aime tirer au clair toutes les affaires, même les plus petites, dans lesquelles apparaît le nom de ce satané flic privé, même s’il n’y est mêlé qu’incidemment. Au fait...

Il dirigea vers moi l’éclat de ses yeux gris :

img2.png ... vous dites que vos derniers contacts avec Lenantais remontent à 1928 ?

img2.png Oui. 28 ou 29.

img2.png Et depuis ?

img2.png Depuis, rien.

img2.png Pourquoi veniez-vous le voir ? Vous aviez appris son aventure par les journaux ?

img2.png Les journaux l’ont mentionnée ?

img2.png Je ne sais pas, mais c’est possible. Dans les nouvelles en trois lignes, colonne réservée aux agressions commises par les sidis. Ce n’est pas ce qui manque...

img2.png Je n’ai rien vu dans les canards.

img2.png Lenantais lui a écrit, glissa l’inspecteur.

img2.png Ah ?

img2.png Je parlai de la lettre. Faroux demanda à la voir. Je lui servis le même boniment qu’à son auxiliaire.

img2.png Ce n’est pas tout ça, poursuivis-je. Si vous m’expliquiez un peu de quoi il s’agit véritablement ? Ce n’est pas que je veuille vous aider dans votre boulot, mais enfin... Tout ce que je sais c’est que cet homme, que je n’ai pas vu depuis une trentaine d’années, a reçu des coups de lame... vraisemblablement administrés par des norafs, si j’ai bien compris vos propos...

Faroux acquiesça.

img2.png ... qu’il voulait me voir, j’ignore pourquoi et qu’il détenait à son domicile des coupures de presse ou des journaux rendant compte de mes enquêtes. Vous ne pourriez pas m’en apprendre plus ?

img2.png Très volontiers, fit l’homme de la Tour Pointue. Ça, mon vieux Nestor Burma, ce n’est pas une affaire qui vous permettra de vous faire de la publicité en vous payant notre bonne tirelire de flics chichement casqués, alors, je peux me montrer bon prince... Quoique, avec vous, on ne sache jamais. Cette histoire de lettre est capable de tout changer. On verra. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucun inconvénient à vous déballer le peu que nous savons. Peut-être aurez-vous une idée ou des suggestions à nous soumettre...il fronça ses épais sourcils : ... Remarquez que je ne le souhaite pas, car le diable seul sait où cela nous entraînerait alors, mais je ne dois rien négliger.

img2.png Je vous écoute.

Le commissaire promena alentour un regard circulaire :

img2.png Changeons de crémerie, proposa-t-il. Vous n’en avez pas marre, de cet amphithéâtre ? Je déteste le genre vampire, moi. Nous n’avons plus rien à foutre ici, n’est-ce pas, Fabre ?

img2.png Plus rien, patron.

img2.png Barrons-nous dans un endroit plus gai, alors !

img2.png Vous croyez que votre burlingue du 36 l’est, plus gai ? demandai-je, en ricanant. !

img2.png Qui vous parle de la Boîte ? On va aller dans un bistrot.

img2.png J’aime autant ça. C’est moins officiel. Et j’ai, justement, besoin d’un apéro pour me remettre de mes émotions.

Faroux se mit à rire. Il eut un geste large en direction du cadavre d’Albert Lenantais que le gardien en blouse grise, la séance terminée, ramenait au frigo, aux sons criards de la roulette assoiffée, elle aussi, mais d’huile.

img2.png Curieuse façon d’honorer la mémoire de votre copain buveur de flotte, Burma.

Je haussai les épaules :

img2.png Oh ! il était tolérant, dis-je.