Nous ne dormîmes pas précisément comme des petits saint Jean. Ce satané macchab inconnu me trottait dans la tête, kif-kif, si Ton en croit la chanson, la roulotte dans celle du gitan, et, à propos de gitan, le Salvador hantait les rêves de Bélita. C’est ce qu’on doit appeler la division du travail. A un moment, elle sortit de son sommeil agité avec un grand cri :
Pardon ! pardon !
sanglota-t-elle. Ne le tue pas, Salvador. Je t’en supplie, ne le
tue pas...
Son corps s’abattit sur le mien. Ses mains agrippèrent mes épaules. Je la serrai contre moi en murmurant des paroles rassurantes. Peu à peu, elle s’apaisa, mais des gémissements brefs continuèrent à fuser d’entre ses lèvres. Oui, tout ça c’était beaucoup pour une môme de vingt-deux piges. Même de l’aventurière race des romanos. C’était beaucoup aussi pour moi. De tous les jus de chique auxquels j’avais eu affaire, celui-ci se rangeait incontestablement dans une catégorie à part. Epais, dangereux et tout. Mais, bon Dieu de bois ! j’en viendrais à bout. Quelque chose me disait que ce vieux bonhomme, surpris, pour son malheur, par Salvador en train de farfouiller chez Lenantais, allait me filer un involontaire coup de main. Les aiguilles phosphorescentes de la pendulette de chevet marquaient cinq heures et quelques. Lorsqu’elles furent sur six, je me dis que, gamberger pour gamberger, et aussi inutilement, je ferais mieux de me lever, me baigner et boire un coup. Toutes ces opérations aggraveraient ma gueule de bois ou la feraient disparaître, mais l’expérience méritait d’être tentée. Cependant, son cauchemar semblait avoir libéré l’inconscient de Bélita de ses soucis. Je percevais sa respiration, douce et régulière. J’eus peur de troubler son repos, hésitai à sortir du plumard... et je finis par me rendormir, moi aussi. En fin de compte, nous nous éveillâmes à dix heures.
***
Par les interstices du rideau tiré devant la fenêtre, le soleil jaune de novembre glissait dans la chambre un pâle rayon. De quoi aujourd’hui serait-il fait ? Ne te pose donc pas la question, Nestor, et va-t’en préparer du jus. Je m’obéis et en apportai peu après une tasse à Bélita. Assise dans le désordre charmant d’un de mes pyjamas qui lui allait plus ou moins, le masque dur, elle paraissait réfléchir.
Je crois, dit-elle, enfin,
après être revenue sur terre, avoir avalé le café, et en ébauchant
un frêle sourire, je crois que je finirai par t’être utile. Je
voudrais tant t’aider à retrouver le salaud qui a tué ce pauvre
Benoit, je voudrais tant, mon chéri, et j’ai tellement peur de ne
pas savoir, d’être comme une imbécile...
Mais non, mon amour.
Elle m’étreignit la main :
Mon amour ! répéta-t-elle,
rêveusement et avec un petit accent douloureux.
Elle se secoua et poursuivit :
Il y a peut-être des choses
que je sais, ou des choses que j’ai sues, et que j’ai oubliées et
qui me reviendront peut-être, mais trop tard pour que tu puisses en
profiter... Regarde ! l’histoire de ce toubib, par exemple... ça ne
nous a servi à rien... mais ça aurait dû me revenir plus tôt...
Je me mis à rire :
A rien ? Ça nous a permis
de découvrir un macchabée.
Elle frissonna :
Justement.
Tu crois que c’est une
mauvaise chose, hein ? Eh bien, détrompe-toi. C’est peut-être ce
qui pouvait nous arriver de mieux. Crois-en ma vieille expérience
en la matière.
N’empêche, s’entêta-t-elle,
que ça aurait dû me revenir plus tôt...
Ne regrette rien, va. Si ce
détail t’était revenu plus tôt, nous serions allés passage des
Hautes-Formes plus tôt, et c’est peut-être moi, et non l’autre
zigue, que Salvador aurait rencontré. Et je ne serais peut-être pas
là, à t’écouter te traiter d’imbécile.
Salvador !
murmura-t-elle.
Ses yeux marron, pailletés d’or, se remplirent de crainte.
A propos de Salvador,
dis-je, il ne faut plus avoir des cauchemars comme celui de cette
nuit. Et il ne faut plus demander pardon. Qu’est-ce que tu as à te
faire pardonner ?
Beaucoup de choses,
fit-elle, en baissant la tête.
Je lui passai la main sur la nuque, sous le flot de ses cheveux, et la lui caressai :
Il ne me tuera pas, chérie.
Ne t’en fais pas pour moi, rayon Salvador. Je ne dirai pas que le
meurtre du vieux type inconnu l’a purgé de ses sentiments homicides
en ce qui me concerne, mais je crois que, pour le moment, tout
danger est écarté et qu’il va se tenir peinard. Il a montré assez
de sang-froid pour dévaliser sa victime, mais ça n’est pas allé
plus loin. Il n’a pas tenté de faire disparaître le corps. Il doit
bien se douter qu’on finira par le découvrir. Mon avis est qu’une
fois son beau coup fait, il s’est débiné du secteur, lui, la
Dolorès et toute la clique. Où est-ce qu’ils crèchent, d’habitude
?
De l’autre côté du pont
National, sur Ivry.
J’irai voir un peu par
là.
Non, s’écria-t-elle. Non,
il ne faut pas. Je t’en supplie. Il ne faut pas.
Bon. Je n’irai pas...
Je l’embrassai :
... D’ailleurs, j’irais
pour rien. Je suis certain qu’ils ont décampé. Un meurtre, c’est un
meurtre, même pour un gitan. Et surtout pour un gitan qui passe
pour savoir s’arrêter sur le chemin d’une connerie. Ça n’a pas été
le cas, en l’occurrence. Raison de plus pour ne pas vouloir
aggraver une situation déjà passablement mocharde. Et maintenant,
assez parlé de ce couillon. Tu as de ces petits déjeuners, toi,
alors ! Tu avais commencé une espèce de discours...
Oui, je te disais que
certaines choses me reviennent comme ça, à retardement. Je pensais
tout à l’heure à la me Watt, là où Benoit a été attaqué....
Du moins, c’est ce qu’il
t’a dit. Quand je l’ai connu, il était pas mal secret, mais j’ai
l’impression ; qu’en vieillissant il l’était devenu encore
davantage.
Admettons qu’il ait dit
vrai, et que ce soit rue Watt, ou près de la rue Watt, qu’il ait
reçu ces mauvais coups...
Admettons. Tu veux qu’on
retourne rôder par là- bas ? J’ai comme une idée qu’on en a tiré le
maximum, hier.
Non, je ne veux pas qu’on y
retourne. Mais nous sommes passés devant l’Armée du Salut et... Ça
m’est revenu tout à l’heure... Ces derniers temps, Benoit a eu
affaire à eux.
Aux soldats de l’Armée du
Salut ?
Oui, Tu as vu qu’ils ont là
un atelier...
Je sais. Ils y font réparer
de vieux meubles, par des chômeurs ou des clochards qui tentent de
remonter le courant...
Eh bien, récemment, Benoit
leur en a vendu, des meubles. Des vieux trucs qui
l’encombraient...
Oui, dis-je, en souriant.
Et il n’a pas été content du prix offert, et il a engueulé les
Salutistes, pour cette raison et aussi parce qu’ils croient en Dieu
et que lui était athée, et les autres lui ont balancé deux coups de
lingue. J’ai déjà envisagé l’hypothèse. Ça ne tient pas debout...
et, de plus, ça ne colle pas avec sa lettre.
Elle me regarda tristement :
Oui, moque-toi de moi. Tu
dois me trouver idiote, hein ?
Mais non, chérie. Tu sais,
les renseignements, les indices, ils n’apparaissent pas comme ça,
du premier coup. Il faut tâtonner, pour les trouver. Eh bien, tu
tâtonnes, c’est tout.
Quelques instants plus tard, je descendis acheter les journaux. Aucun ne signalait la découverte, par une ronde d’agents cyclistes, d’un cadavre au pont de Tolbiac.
On a téléphoné, dit Bélita,
à mon retour. J’ai répondu. Peut...
Qui était-ce ?
Ta secrétaire, elle a
dit.
Très bien.
J’attrapai l’appareil et appelai Hélène :
Tiens, bonjour, patron,
fit-elle. Dites donc, j’ai essayé de vous avoir, il y a cinq
minutes. J’ai dû tomber sur un faux numéro.
Ah ! Pourquoi ?
C’est une femme qui m’a
répondu. Une très jeune femme, à en juger par sa voix. Pas une voix
très jolie, mais jeune.
C’est une gamine qui ne
savait pas où coucher.
Et vous lui avez offert
l’hospitalité. C’est chic à vous de vous montrer si charitable. Une
gamine. Vous avez bien fait de ne pas la laisser dans la rue. Avec
tous ces satyres en circulation... Je m’explique pourquoi on ne
vous voit plus au bureau, maintenant.
C’est la raison que vous
pourrez fournir à Florimond Faroux, s’il s’inquiète de moi. Ce bon
commissaire s’est-il manifesté ?
Non.
Tant mieux.
Mais j’ai quelque chose de
la part du nommé Forest. Il vient de téléphoner.
Enfin ! Et alors ?
Ce n’est pas un type très
bavard. Il n’a prononcé qu’un nom. Docteur Emile Coudérat. Je
suppose que ça doit vous suffire ?
Je l’espère. Emile Coudérat
?...
Je notai :
... Très bien. Merci,
Hélène. Et au revoir.
Au revoir, mon cher abbé
Pierre.
Je raccrochai, me tournai vers Bélita :
Coudérat. Ce nom te dit
quelque chose ? Quelque chose d’approchant figurait sur l’en-tête
de l’ordonnance ?
La gitane allongea une moue dubitative :
Je ne sais pas. Je ne me
souviens vraiment pas.
Ça ne fait rien. C’est, en
tout cas, le toubib que notre copain a demandé à voir, lorsqu’il a
été admis à la Salpêtrière, la nuit où tu l’y as transporté.
Je repris le téléphone et
composai le numéro de l’hosto. Port-Royal 85-19.
Allô. La Salpêtrière ? Le
docteur Emile Coudérat, s’il vous plaît.
Ne quittez pas, répondit
une voix sèche.
Ce fut une voix grasse qui prit le relais :
Allô. Le docteur Coudérat
n’appartient plus à l’établissement, monsieur.
Merci.
Je feuilletai l’annuaire. Coudenc, Couder, Coudérat. E. Coudérat, doct. méd., boul. Arago. ARA 33-33. Tout ce qu’il y avait de plus indiqué pour un toubib. Je formai ARA 33-33 sur le cadran.
Docteur Coudérat, s’il vous
plaît.
Le docteur n’est pas là,
monsieur. C’est pour un rendez-vous ?
Plus ou moins.
Plus ou moins ?
Disons que c’est pour un
rendez-vous.
Pas avant quinze heures cet
après-midi, alors.
Ça ira. Inscrivez-moi.
Monsieur Burma, Nestor Burma. Mais je pourrais peut-être appeler le
docteur avant ?
A l’heure du déjeuner, oui,
monsieur.
Savez-vous s’il a exercé à
la Salpêtrière ?
Ah ! je ne sais pas,
monsieur.
Ça ne fait rien. Merci
quand même, madame.
***
A midi, j’achetai un nouveau stock de journaux. Les feuilles vespérales avaient sorti leurs premières éditions. Je parcourus Le Crépuscule, France-Soir et Paris-Presse, depuis le titre jusqu’à la signature du gérant, sans rien trouver concernant mon mystérieux macchabée. C’était bien la peine que je me sois décarcassé pour le sortir de l’ombre.
Vers une heure, je rappelai ARA 33-33.
Allô. Le docteur Coudérat,
s’il vous plaît.
Lui-même à l’appareil.
Ah ! Enchanté, docteur.
Ici, Nestor Burma. Je dois vous voir cet après-midi. Je suis sur
votre liste de rendez-vous. Nestor Burma, quinze heures.
Oui, possible. Cette heure
ne vous convient pas ?
Je n’ai rien contre. Mais
comme je ne voudrais pas me déranger pour rien, j’aimerais savoir
si vous avez appartenu au personnel de la Salpêtrière, à un moment
ou un autre.
Certainement. Mais je ne
vois pas en quoi le fait... Ah ! oui. De quoi souffrez-vous
exactement, monsieur ?
De rien.
De... de rien ?
D’absolument rien. Je me
porte comme le Pont Neuf. Du moins, pour l’instant.
Et vous... Ah ! je
vois !... (Il se mit à rire.) ... Comment allez-vous, monsieur
Francis Blanche ?
Je ne suis pas Francis
Blanche, dis-je, riant à mon tour de sa méprise fort... naturelle
(Soyez naturels, comme dit le fantaisiste.), et je n’essaie
aucunement de vous faire avaler un poisson d’avril
téléphono-radiophonique. Ce que je vais ajouter maintenant ne vous
détrompera pas, bien au contraire, mais il faut que vous sachiez
qui je suis. Je suis détective privé.
Détective privé ? Bien sûr
!
Il continuait à croire à une blague. “ De mieux en mieux ”, devait-il penser.
Nestor Burma, précisai-je.
Je figure sur votre liste de rendez-vous en qualité de malade
imaginaire, et dans l’annuaire à la rubrique
“ enquêtes-filatures ”. Il vous est facile de vérifier.
Ce que j’ai à vous demander est d’ordre professionnel. De ma
profession, à moi. Je veux bien patienter jusqu’à trois heures,
mais si vous pouviez me recevoir avant, ça serait aussi bien. Notre
entretien n’exigera pas beaucoup de temps.
Ah !... (Son ton n’était
plus le même.) ...Je commence mes consultations à quatorze heures.
Voulez-vous un peu avant ?
Je serai chez vous à moins
dix. Merci, docteur.
Je raccrochai, A partir de maintenant, je devais pouvoir marcher sur du solide. Je le souhaitais, du moins.
Il est inutile que tu
m’accompagnes, dis-je à Bélita, un peu plus tard. Tu vas rester
ici. II y fait chaud et tu as tout ce qu’il faut pour fumer, lire
ou écouter de la musique.
Elle accepta docilement de me laisser partir seul et je la quittai. Au premier crieur de journaux qui vint se fourrer dans mes guibolles, j’achetai la toute dernière du Crépu. Est-ce qu’ils allaient enfin se décider à parler de mon macchabée, oui ou...
Merde !
JUSQU’A SA MORT, LE PONT DE TOLBIAC AURA ETE FATAL A L’INSPECTEUR NORBERT BALLIN, clamait, à la une, un titre gras.
Je lus :
Cette nuit, vers trois heures trente, des agents cyclistes du XIIIe arrondissement, qui effectuaient une ronde, ont découvert, à Ventrée du pont de Tolbiac, à la hauteur des rues Ulysse-Trélat et du Chevaleret, le cadavre d’un homme qui avait été poignardé et totalement dévalisé. Cette nouvelle victime des rôdeurs nocturnes, contre lesquels il serait temps qu’on pût des mesures rigoureuses, a été rapidement identifiée. Il s’agit de M. Norbert Ballin, inspecteur de police en retraite, âgé de cinquante-cinq ans. On peut dire de M. Norbert Ballin qu’il aura été, sinon toute sa vie, en tout cas à deux périodes de sa vie, victime du pont de Tolbiac. En effet, c’est en 1936 que l’inspecteur Ballin fut chargé d’élucider le mystère de la disparition d’un employé de la Compagnie frigorifique du quai de la Gare. Cet employé, M. Daniel, était porteur d’une importante somme d’argent, appartenant à la Compagnie, et on n’a jamais su exactement s’il avait pris la fuite ou s’il avait été victime de gangsters. On perd sa trace, un soir de décembre 1936, au pont de Tolbiac. L’inspecteur Norbert Ballin, en dépit de tout le mal qu’il se donna, ne parvint pas à recueillir le moindre indice, favorisant l’une ou l’autre des thèses en présence. Les indicateurs qu’il entretenait dans le “ milieu ” ne lui furent d’aucun secours. De dépit, ou par manœuvre, il en “ brûla ” certains, escomptant peut-être un “ remous ” qui ne vint pas. L’inspecteur s’acharna. Pour lui, cette affaire ne fut jamais close. Dès que des gangsters étaient compromis dans une affaire quelconque et amenés au Quai des Orfèvres, il les interrogeait, essayant de les faire trébucher en leur posant les questions-pièges concernant ce qu’on a appelé, peut-être à tort, “ l’énigme du pont de Tolbiac ”, mais ce fut toujours en vain. Ces échecs répétés avaient ébranlé la santé de l’inspecteur, tant au physique qu’au moral. Déporté par les Allemands, il ne devait jamais, par la suite, retrouver totalement son équilibre et il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite à son retour de Buchenwald. Certains de ses amis et confrères affirment qu’il cherchait encore à percer le “ mystère du pont de Manque ponctuation Tolbiac ”, et qu’il était fréquent de le voir se promener dans les parages de lame du Chevaleret ou sur les quais. Cette douce et inoffensive manie lui aura été fatale. C’est en revenant, à l’instar de ses anciens “ clients ”, sur le lieu de “ son crime ”, de “ son affaire ”, de “ son mystère ”, qu’il est tombé sous les coups des rôdeurs.
***
Boulevard Arago, à égale distance des sinistres murailles de la Santé d’une part, et de celles de l’hôpital Broca de l’autre, s’élevait le coquet petit hôtel particulier, un peu biscornu d’architecture, où demeurait et exerçait le docteur Emile Coudérat. Je faillis me heurter, à l’entrée, à une rombière style bourgeoise 1900 qu’une limousine venait de déposer et qui faisait apparemment partie de la clientèle stable de l’esculape. Une bonniche à tablier blanc nous introduisit ensemble dans un salon d’attente, mais ce fut moi qu’une minute plus tard elle vint chercher pour me conduire auprès de son singe, dans son bureau du premier étage, une vaste pièce lambrissée donnant sur un jardin qu’un rayon de soleil s’efforçait d’égayer. Mais la saison ne s’y prêtait pas. Le toubib était un personnage svelte, élégant, entre deux âges et en excellente santé, un peu chauvisant sur le dessus du couvercle, le nez chaussé de lunettes sans monture visible à l’œil nu. C’était celui qui le regardait qui avait l’impression d’être miro.
C’est la première fois de
ma vie que j’ai affaire à un détective privé, dit-il, après que
nous eûmes échangé nos microbes palmaires... (Assez nombreux sont
les témoins qui vous sortent cette formule au premier contact,
l’air ravi et amusé. Le cinéma, sans doute. Plus tard, parfois, ils
déchantent.) ... Asseyez-vous, je vous en prie... (il me désigna un
fauteuil dans lequel je m’installai.) ... En quoi puis-je vous être
utile ?
C’est au sujet d’un certain
Lenantais, dis-je. Albert Lenantais ou Abel Benoit, je ne sais sous
quel nom vous l’avez connu. En tout cas, lui vous connaissait. II a
été attaqué par des escarpes{15}, il y a quelques jours.
Il a reçu deux coups d’un instrument tranchant et piquant qui se
sont avérés mortels à longue échéance. Secouru, il a demandé à être
transporté à la Salpêtrière, de préférence à tout autre hôpital,
parce qu’il espérait que vous étiez encore. Il a prononcé votre
nom.
Le docteur Coudérat fronça les sourcils :
Quel nom dites-vous ? Le
Nantais ?
Lenantais, en un seul mot.
Ou Abel Benoit, en deux. C’était un très brave type, mais il
possédait deux états civils. Son comportement social de jadis
pouvait donner lieu à certaines critiques, ça dépend à quel point
de vue on se place... D’ailleurs, la presse en a parlé.
Je lis rarement les faits
divers.
De son état, il était
chiffonnier, et il demeurait passage des Hautes-Formes. Vous avez
dû aller le soigner chez lui, il y a deux ans environ. Comme il me
semble que votre clientèle se recrute dans une classe plus élevée,
je pensais que vous connaissiez Lenantais personnellement.
Et c’est ce que vous êtes
venu me demander ?
Oui.
Il ôta ses binocles et les fourbit.
Voyons, fit-il, en se les
remettant sur le pif. Oui, oui, je vois qui vous voulez dire. Un
bonhomme sympathique, un peu original, beaucoup même.
C’est cela. Tatoué.
Tatoué, oui...
Il observa un court silence et reprit :
... Je ne le connaissais
pas personnellement. C’est un de mes clients et amis qui
s’intéressait à cet homme et m’avait envoyé auprès de lui.
Le nom de ce client ?
Il graillonna :
Hum... c’est un peu
délicat. Je ne suis pas un bureau de renseignements et j’ignore ce
que vous voulez à mon ami.
Le mettre en garde.
En garde ! Contre quoi
?
A mon tour de me montrer
réticent, docteur. Je suis tenu à un minimum de discrétion. Mais je
peux vous dire qu’un danger menace votre ami... s’il était en même
temps l’ami de Lenantais. Un danger mortel. Evidemment, en votre
qualité de toubib, un mort de plus ou de moins...
La plaisanterie classique ne le fit pas rigoler. Il ne se fâcha pas non plus. Il dit :
Ecoutez, monsieur Nestor
Burma, cela n’entre pas dans le cadre du secret professionnel, mais
c’est une question de correction. J’aimerais pouvoir informer mon
ami de votre visite.
Je me levai et désignant le téléphone :
Le temps presse, dis-je.
Informez-le tout de suite, s’il a le téléphone. Je peux me retirer
dans une pièce voisine.
Il se mit debout à son tour :
Je n’osais pas vous le
demander.
Je suis très compréhensif,
souris-je. Et, à de rares moments, parfaitement élevé.
Je m’en fus dans un couloir fumer une pipe en admirant une copie de La leçon d’anatomie. Peu après, la porte du bureau du toubib se rouvrit :
S’il vous plaît, monsieur
Burma.
Je rentrai dans le burlingue. Le docteur Coudérat semblait soulagé. La corvée était terminée pour lui.
M. Charles Baurénot ne voit
aucun inconvénient à vous recevoir, dit-il. Au contraire. Il vous
attend. Si vous vouliez noter son adresse...
***
Je descendis le boulevard Arago jusqu’au carrefour des Gobelins. Au kiosque à journaux, je me procurai une collection de canards du soir. Il n’entre pas tout à fait dans les habitudes des flics de confier leurs pensées intimes à la presse, mais il subsiste parfois quelque chose des courants d’air, dans les papiers des journalistes, pour qui sait lire entre les lignes. J’aurais aimé savoir si la police avait une opinion originale, en ce qui concernait la mort violente de l’ex-inspecteur Norbert Ballin, et laquelle. Il n’y avait rien dans France-Soir, rien dans Paris-Presse et rien dans L’Information. Rien d’autre que ce que j’avais déjà lu dans Le Crépuscule. On tartinait joyeusement – avec une ironie sous- jacente –, sur les malheurs de l’ancien flic, mais on s’en tenait au crime de rôdeurs. Evidemment, il était peu probable qu’il vînt à l’idée de la police qu’un gitan, un peu pressé de lancer la lame et chatouilleux sur l’honneur de sa race, ait mis le retraité en l’air, le prenant pour un autre. Je ne croyais pas non plus qu’elle s’imagine que le pauvre bougre, ayant enfin, vingt ans après, comme dans Alexandre Dumas, découvert quelque chose, relativement à son “ mystère du pont de Tolbiac ”, l’ait payé de sa vie. Quoiqu’on ne sache jamais... De nos jours, les plus hauts fonctionnaires du Quai des Orfèvres sont membres du jury littéraire couronnant des romans policiers. Ça peut déteindre sur la base. Joint à la suspicion professionnelle, le goût pour les récits d’aventures risque d’engendrer une tendance à la fabulation. Encore que fabulation ne soit pas le mot exact. Car il était tout de même bizarre que ce Norbert Ballin soit venu fouiner chez Lenantais, après, semblait- il, lecture de l’article que j’avais inspiré à Marc Covet. Il était cinglé, soit, mais tout de même...
Ainsi ruminant, je revins sur mes pas, tournai à gauche dans la rue Berbier-du-Mets, et la suivis jusqu’à la Manufacture des Gobelins. A travers les grilles des fenêtres, on apercevait le sommet des métiers à tisser. L’Entreprise Baurénot était en face. Ce Baurénot faisait le commerce des bois, et le son strident d’une scie électrique, débitant des planches, troublait le calme provincial de cette rue sinueuse, aux trottoirs étroits. J’essayai de pousser une porte piétonne, ménagée dans le portail d’entrée, mais elle était fermée. J’appuyai sur le bouton d’une sonnette et un déclic m’apprit que j’avais le champ libre. Un gardien, surgissant d’un petit pavillon, vint à ma rencontre, les yeux fixés sur sa montre de poignet. Ensuite, il porta son regard sur les journaux que je serrais sous mon bras. (Ma pipe et ma blague déforment suffisamment mes poches. Ça va comme ça.) Il croyait peut-être que j’allais les lui proposer, que je faisais du porte à porte.
M. Baurénot, dis-je, pour
couper court. Il m’attend.
Le gardien bigla sa toquante derechef :
Vous arrivez juste, dit-il.
A une minute près, je ne sais pas si je vous aurais ouvert...
La scie électrique cessa brusquement de mordre dans du bois qui ne lui avait rien fait. Un étrange climat sembla s’installer dans l’usine. Les piles de troncs d’arbres coupés en tranches dans le sens de la longueur parurent solitaires et abandonnées.
Et pourquoi donc ?
demandai-je. C’est la conséquence d’un vœu ?
Il pencha la tête :
Vous n’entendez pas la
scie, m’sieu ?
C’est-à-dire que je ne
l’entends plus.
C’est ce que je voulais
dire. C’est l’heure H. On débraie...
Il se gratta vigoureusement le crâne :
... Et je ne sais pas
jusqu’à quel point je suis dans le coup ; si je dois laisser entrer
ou sortir les gens.
Demandez au Comité de
Grève.
Oui, je crois que c’est ce
que je vais faire. En attendant, puisque vous êtes là et que vous
devez voir M. Baurénot... C’est ce bâtiment, là. Je gravis les
quelques marches qui me séparaient d’un bureau marqué
“ Direction ” en grosses lettres. La dactylo à qui je
m’adressai me pria de monter à l’étage. Là-haut, je trouvai une
autre dactylo qui tapait comme une forcenée sur sa machine, elle,
pour bien faire entendre qu’elle ne suivait pas le mouvement de
grève. J’eus toutes les peines du monde à lui faire délaisser son
clavier. Je lui colloquai ma carte, elle alla la remettre à qui de
droit et revint, m’invitant à la suivre. J’entrai dans une pièce
confortable où un poêle à bois répandait une douce chaleur. Un type
de cinquante piges environ, bien vêtu, gras, large d’épaules,
regardait dans la cour de l’usine par une fenêtre agrémentée de
rideaux de mousseline. Son visage exprimait la contrariété, pour ne
pas dire plus. En bas, les ouvriers se réunissaient et leur
brouhaha montait jusqu’à nous. M. Charles Baurénot s’arracha à ce
spectacle déprimant, pivota sur ses luxueuses godasses et me toisa.
Semblable au cerbère, il bigla le pacson de journaux que j’avais
sous le bras, puis, aussi joyeusement que le permettaient les
circonstances, il vint à moi, la bouche ouverte et les bras tendus
:
Nestor Burma !
s’exclama-t-il. Sacrée vieille branche ! Et comment vas-tu,
depuis le temps ?