CHAPITRE IX

LE CADAVRE LIVRE SON SECRET

Nous ne dormîmes pas précisément comme des petits saint Jean. Ce satané macchab inconnu me trottait dans la tête, kif-kif, si Ton en croit la chanson, la roulotte dans celle du gitan, et, à propos de gitan, le Salvador hantait les rêves de Bélita. C’est ce qu’on doit appeler la division du travail. A un moment, elle sortit de son sommeil agité avec un grand cri :

img2.png Pardon ! pardon ! sanglota-t-elle. Ne le tue pas, Salvador. Je t’en supplie, ne le tue pas...

Son corps s’abattit sur le mien. Ses mains agrippèrent mes épaules. Je la serrai contre moi en murmurant des paroles rassurantes. Peu à peu, elle s’apaisa, mais des gémissements brefs continuèrent à fuser d’entre ses lèvres. Oui, tout ça c’était beaucoup pour une môme de vingt-deux piges. Même de l’aventurière race des romanos. C’était beaucoup aussi pour moi. De tous les jus de chique auxquels j’avais eu affaire, celui-ci se rangeait incontestablement dans une catégorie à part. Epais, dangereux et tout. Mais, bon Dieu de bois ! j’en viendrais à bout. Quelque chose me disait que ce vieux bonhomme, surpris, pour son malheur, par Salvador en train de farfouiller chez Lenantais, allait me filer un involontaire coup de main. Les aiguilles phosphorescentes de la pendulette de chevet marquaient cinq heures et quelques. Lorsqu’elles furent sur six, je me dis que, gamberger pour gamberger, et aussi inutilement, je ferais mieux de me lever, me baigner et boire un coup. Toutes ces opérations aggraveraient ma gueule de bois ou la feraient disparaître, mais l’expérience méritait d’être tentée. Cependant, son cauchemar semblait avoir libéré l’inconscient de Bélita de ses soucis. Je percevais sa respiration, douce et régulière. J’eus peur de troubler son repos, hésitai à sortir du plumard... et je finis par me rendormir, moi aussi. En fin de compte, nous nous éveillâmes à dix heures.

***

Par les interstices du rideau tiré devant la fenêtre, le soleil jaune de novembre glissait dans la chambre un pâle rayon. De quoi aujourd’hui serait-il fait ? Ne te pose donc pas la question, Nestor, et va-t’en préparer du jus. Je m’obéis et en apportai peu après une tasse à Bélita. Assise dans le désordre charmant d’un de mes pyjamas qui lui allait plus ou moins, le masque dur, elle paraissait réfléchir.

img2.png Je crois, dit-elle, enfin, après être revenue sur terre, avoir avalé le café, et en ébauchant un frêle sourire, je crois que je finirai par t’être utile. Je voudrais tant t’aider à retrouver le salaud qui a tué ce pauvre Benoit, je voudrais tant, mon chéri, et j’ai tellement peur de ne pas savoir, d’être comme une imbécile...

img2.png Mais non, mon amour.

Elle m’étreignit la main :

img2.png Mon amour ! répéta-t-elle, rêveusement et avec un petit accent douloureux.

Elle se secoua et poursuivit :

img2.png Il y a peut-être des choses que je sais, ou des choses que j’ai sues, et que j’ai oubliées et qui me reviendront peut-être, mais trop tard pour que tu puisses en profiter... Regarde ! l’histoire de ce toubib, par exemple... ça ne nous a servi à rien... mais ça aurait dû me revenir plus tôt...

Je me mis à rire :

img2.png A rien ? Ça nous a permis de découvrir un macchabée.

Elle frissonna :

img2.png Justement.

img2.png Tu crois que c’est une mauvaise chose, hein ? Eh bien, détrompe-toi. C’est peut-être ce qui pouvait nous arriver de mieux. Crois-en ma vieille expérience en la matière.

img2.png N’empêche, s’entêta-t-elle, que ça aurait dû me revenir plus tôt...

img2.png Ne regrette rien, va. Si ce détail t’était revenu plus tôt, nous serions allés passage des Hautes-Formes plus tôt, et c’est peut-être moi, et non l’autre zigue, que Salvador aurait rencontré. Et je ne serais peut-être pas là, à t’écouter te traiter d’imbécile.

img2.png Salvador ! murmura-t-elle.

Ses yeux marron, pailletés d’or, se remplirent de crainte.

img2.png A propos de Salvador, dis-je, il ne faut plus avoir des cauchemars comme celui de cette nuit. Et il ne faut plus demander pardon. Qu’est-ce que tu as à te faire pardonner ?

img2.png Beaucoup de choses, fit-elle, en baissant la tête.

Je lui passai la main sur la nuque, sous le flot de ses cheveux, et la lui caressai :

img2.png Il ne me tuera pas, chérie. Ne t’en fais pas pour moi, rayon Salvador. Je ne dirai pas que le meurtre du vieux type inconnu l’a purgé de ses sentiments homicides en ce qui me concerne, mais je crois que, pour le moment, tout danger est écarté et qu’il va se tenir peinard. Il a montré assez de sang-froid pour dévaliser sa victime, mais ça n’est pas allé plus loin. Il n’a pas tenté de faire disparaître le corps. Il doit bien se douter qu’on finira par le découvrir. Mon avis est qu’une fois son beau coup fait, il s’est débiné du secteur, lui, la Dolorès et toute la clique. Où est-ce qu’ils crèchent, d’habitude ?

img2.png De l’autre côté du pont National, sur Ivry.

img2.png J’irai voir un peu par là.

img2.png Non, s’écria-t-elle. Non, il ne faut pas. Je t’en supplie. Il ne faut pas.

img2.png Bon. Je n’irai pas...

Je l’embrassai :

img2.png ... D’ailleurs, j’irais pour rien. Je suis certain qu’ils ont décampé. Un meurtre, c’est un meurtre, même pour un gitan. Et surtout pour un gitan qui passe pour savoir s’arrêter sur le chemin d’une connerie. Ça n’a pas été le cas, en l’occurrence. Raison de plus pour ne pas vouloir aggraver une situation déjà passablement mocharde. Et maintenant, assez parlé de ce couillon. Tu as de ces petits déjeuners, toi, alors ! Tu avais commencé une espèce de discours...

img2.png Oui, je te disais que certaines choses me reviennent comme ça, à retardement. Je pensais tout à l’heure à la me Watt, là où Benoit a été attaqué....

img2.png Du moins, c’est ce qu’il t’a dit. Quand je l’ai connu, il était pas mal secret, mais j’ai l’impression ; qu’en vieillissant il l’était devenu encore davantage.

img2.png Admettons qu’il ait dit vrai, et que ce soit rue Watt, ou près de la rue Watt, qu’il ait reçu ces mauvais coups...

img2.png Admettons. Tu veux qu’on retourne rôder par là- bas ? J’ai comme une idée qu’on en a tiré le maximum, hier.

img2.png Non, je ne veux pas qu’on y retourne. Mais nous sommes passés devant l’Armée du Salut et... Ça m’est revenu tout à l’heure... Ces derniers temps, Benoit a eu affaire à eux.

img2.png Aux soldats de l’Armée du Salut ?

img2.png Oui, Tu as vu qu’ils ont là un atelier...

img2.png Je sais. Ils y font réparer de vieux meubles, par des chômeurs ou des clochards qui tentent de remonter le courant...

img2.png Eh bien, récemment, Benoit leur en a vendu, des meubles. Des vieux trucs qui l’encombraient...

img2.png Oui, dis-je, en souriant. Et il n’a pas été content du prix offert, et il a engueulé les Salutistes, pour cette raison et aussi parce qu’ils croient en Dieu et que lui était athée, et les autres lui ont balancé deux coups de lingue. J’ai déjà envisagé l’hypothèse. Ça ne tient pas debout... et, de plus, ça ne colle pas avec sa lettre.

Elle me regarda tristement :

img2.png Oui, moque-toi de moi. Tu dois me trouver idiote, hein ?

img2.png Mais non, chérie. Tu sais, les renseignements, les indices, ils n’apparaissent pas comme ça, du premier coup. Il faut tâtonner, pour les trouver. Eh bien, tu tâtonnes, c’est tout.

Quelques instants plus tard, je descendis acheter les journaux. Aucun ne signalait la découverte, par une ronde d’agents cyclistes, d’un cadavre au pont de Tolbiac.

img2.png On a téléphoné, dit Bélita, à mon retour. J’ai répondu. Peut...

img2.png Qui était-ce ?

img2.png Ta secrétaire, elle a dit.

img2.png Très bien.

J’attrapai l’appareil et appelai Hélène :

img2.png Tiens, bonjour, patron, fit-elle. Dites donc, j’ai essayé de vous avoir, il y a cinq minutes. J’ai dû tomber sur un faux numéro.

img2.png Ah ! Pourquoi ?

img2.png C’est une femme qui m’a répondu. Une très jeune femme, à en juger par sa voix. Pas une voix très jolie, mais jeune.

img2.png C’est une gamine qui ne savait pas où coucher.

img2.png Et vous lui avez offert l’hospitalité. C’est chic à vous de vous montrer si charitable. Une gamine. Vous avez bien fait de ne pas la laisser dans la rue. Avec tous ces satyres en circulation... Je m’explique pourquoi on ne vous voit plus au bureau, maintenant.

img2.png C’est la raison que vous pourrez fournir à Florimond Faroux, s’il s’inquiète de moi. Ce bon commissaire s’est-il manifesté ?

img2.png Non.

img2.png Tant mieux.

img2.png Mais j’ai quelque chose de la part du nommé Forest. Il vient de téléphoner.

img2.png Enfin ! Et alors ?

img2.png Ce n’est pas un type très bavard. Il n’a prononcé qu’un nom. Docteur Emile Coudérat. Je suppose que ça doit vous suffire ?

img2.png Je l’espère. Emile Coudérat ?...

Je notai :

img2.png ... Très bien. Merci, Hélène. Et au revoir.

img2.png Au revoir, mon cher abbé Pierre.

Je raccrochai, me tournai vers Bélita :

img2.png Coudérat. Ce nom te dit quelque chose ? Quelque chose d’approchant figurait sur l’en-tête de l’ordonnance ?

La gitane allongea une moue dubitative :

img2.png Je ne sais pas. Je ne me souviens vraiment pas.

img2.png Ça ne fait rien. C’est, en tout cas, le toubib que notre copain a demandé à voir, lorsqu’il a été admis à la Salpêtrière, la nuit où tu l’y as transporté.

img2.png Je repris le téléphone et composai le numéro de l’hosto. Port-Royal 85-19.

img2.png Allô. La Salpêtrière ? Le docteur Emile Coudérat, s’il vous plaît.

img2.png Ne quittez pas, répondit une voix sèche.

Ce fut une voix grasse qui prit le relais :

img2.png Allô. Le docteur Coudérat n’appartient plus à l’établissement, monsieur.

img2.png Merci.

Je feuilletai l’annuaire. Coudenc, Couder, Coudérat. E. Coudérat, doct. méd., boul. Arago. ARA 33-33. Tout ce qu’il y avait de plus indiqué pour un toubib. Je formai ARA 33-33 sur le cadran.

img2.png Docteur Coudérat, s’il vous plaît.

img2.png Le docteur n’est pas là, monsieur. C’est pour un rendez-vous ?

img2.png Plus ou moins.

img2.png Plus ou moins ?

img2.png Disons que c’est pour un rendez-vous.

img2.png Pas avant quinze heures cet après-midi, alors.

img2.png Ça ira. Inscrivez-moi. Monsieur Burma, Nestor Burma. Mais je pourrais peut-être appeler le docteur avant ?

img2.png A l’heure du déjeuner, oui, monsieur.

img2.png Savez-vous s’il a exercé à la Salpêtrière ?

img2.png Ah ! je ne sais pas, monsieur.

img2.png Ça ne fait rien. Merci quand même, madame.

***

A midi, j’achetai un nouveau stock de journaux. Les feuilles vespérales avaient sorti leurs premières éditions. Je parcourus Le Crépuscule, France-Soir et Paris-Presse, depuis le titre jusqu’à la signature du gérant, sans rien trouver concernant mon mystérieux macchabée. C’était bien la peine que je me sois décarcassé pour le sortir de l’ombre.

Vers une heure, je rappelai ARA 33-33.

img2.png Allô. Le docteur Coudérat, s’il vous plaît.

img2.png Lui-même à l’appareil.

img2.png Ah ! Enchanté, docteur. Ici, Nestor Burma. Je dois vous voir cet après-midi. Je suis sur votre liste de rendez-vous. Nestor Burma, quinze heures.

img2.png Oui, possible. Cette heure ne vous convient pas ?

img2.png Je n’ai rien contre. Mais comme je ne voudrais pas me déranger pour rien, j’aimerais savoir si vous avez appartenu au personnel de la Salpêtrière, à un moment ou un autre.

img2.png Certainement. Mais je ne vois pas en quoi le fait... Ah ! oui. De quoi souffrez-vous exactement, monsieur ?

img2.png De rien.

img2.png De... de rien ?

img2.png D’absolument rien. Je me porte comme le Pont Neuf. Du moins, pour l’instant.

img2.png Et vous... Ah ! je vois !... (Il se mit à rire.) ... Comment allez-vous, monsieur Francis Blanche ?

img2.png Je ne suis pas Francis Blanche, dis-je, riant à mon tour de sa méprise fort... naturelle (Soyez naturels, comme dit le fantaisiste.), et je n’essaie aucunement de vous faire avaler un poisson d’avril téléphono-radiophonique. Ce que je vais ajouter maintenant ne vous détrompera pas, bien au contraire, mais il faut que vous sachiez qui je suis. Je suis détective privé.

img2.png Détective privé ? Bien sûr !

Il continuait à croire à une blague. “ De mieux en mieux ”, devait-il penser.

img2.png Nestor Burma, précisai-je. Je figure sur votre liste de rendez-vous en qualité de malade imaginaire, et dans l’annuaire à la rubrique “ enquêtes-filatures ”. Il vous est facile de vérifier. Ce que j’ai à vous demander est d’ordre professionnel. De ma profession, à moi. Je veux bien patienter jusqu’à trois heures, mais si vous pouviez me recevoir avant, ça serait aussi bien. Notre entretien n’exigera pas beaucoup de temps.

img2.png Ah !... (Son ton n’était plus le même.) ...Je commence mes consultations à quatorze heures. Voulez-vous un peu avant ?

img2.png Je serai chez vous à moins dix. Merci, docteur.

Je raccrochai, A partir de maintenant, je devais pouvoir marcher sur du solide. Je le souhaitais, du moins.

img2.png Il est inutile que tu m’accompagnes, dis-je à Bélita, un peu plus tard. Tu vas rester ici. II y fait chaud et tu as tout ce qu’il faut pour fumer, lire ou écouter de la musique.

Elle accepta docilement de me laisser partir seul et je la quittai. Au premier crieur de journaux qui vint se fourrer dans mes guibolles, j’achetai la toute dernière du Crépu. Est-ce qu’ils allaient enfin se décider à parler de mon macchabée, oui ou...

Merde !

JUSQU’A SA MORT, LE PONT DE TOLBIAC AURA ETE FATAL A L’INSPECTEUR NORBERT BALLIN, clamait, à la une, un titre gras.

Je lus :

Cette nuit, vers trois heures trente, des agents cyclistes du XIIIe arrondissement, qui effectuaient une ronde, ont découvert, à Ventrée du pont de Tolbiac, à la hauteur des rues Ulysse-Trélat et du Chevaleret, le cadavre d’un homme qui avait été poignardé et totalement dévalisé. Cette nouvelle victime des rôdeurs nocturnes, contre lesquels il serait temps qu’on pût des mesures rigoureuses, a été rapidement identifiée. Il s’agit de M. Norbert Ballin, inspecteur de police en retraite, âgé de cinquante-cinq ans. On peut dire de M. Norbert Ballin qu’il aura été, sinon toute sa vie, en tout cas à deux périodes de sa vie, victime du pont de Tolbiac. En effet, c’est en 1936 que l’inspecteur Ballin fut chargé d’élucider le mystère de la disparition d’un employé de la Compagnie frigorifique du quai de la Gare. Cet employé, M. Daniel, était porteur d’une importante somme d’argent, appartenant à la Compagnie, et on n’a jamais su exactement s’il avait pris la fuite ou s’il avait été victime de gangsters. On perd sa trace, un soir de décembre 1936, au pont de Tolbiac. L’inspecteur Norbert Ballin, en dépit de tout le mal qu’il se donna, ne parvint pas à recueillir le moindre indice, favorisant l’une ou l’autre des thèses en présence. Les indicateurs qu’il entretenait dans le “ milieu ” ne lui furent d’aucun secours. De dépit, ou par manœuvre, il en “ brûla ” certains, escomptant peut-être un “ remous ” qui ne vint pas. L’inspecteur s’acharna. Pour lui, cette affaire ne fut jamais close. Dès que des gangsters étaient compromis dans une affaire quelconque et amenés au Quai des Orfèvres, il les interrogeait, essayant de les faire trébucher en leur posant les questions-pièges concernant ce qu’on a appelé, peut-être à tort, “ l’énigme du pont de Tolbiac ”, mais ce fut toujours en vain. Ces échecs répétés avaient ébranlé la santé de l’inspecteur, tant au physique qu’au moral. Déporté par les Allemands, il ne devait jamais, par la suite, retrouver totalement son équilibre et il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite à son retour de Buchenwald. Certains de ses amis et confrères affirment qu’il cherchait encore à percer le “ mystère du pont de Manque ponctuation Tolbiac ”, et qu’il était fréquent de le voir se promener dans les parages de lame du Chevaleret ou sur les quais. Cette douce et inoffensive manie lui aura été fatale. C’est en revenant, à l’instar de ses anciens “ clients ”, sur le lieu de “ son crime ”, de “ son affaire ”, de “ son mystère ”, qu’il est tombé sous les coups des rôdeurs.

***

Boulevard Arago, à égale distance des sinistres murailles de la Santé d’une part, et de celles de l’hôpital Broca de l’autre, s’élevait le coquet petit hôtel particulier, un peu biscornu d’architecture, où demeurait et exerçait le docteur Emile Coudérat. Je faillis me heurter, à l’entrée, à une rombière style bourgeoise 1900 qu’une limousine venait de déposer et qui faisait apparemment partie de la clientèle stable de l’esculape. Une bonniche à tablier blanc nous introduisit ensemble dans un salon d’attente, mais ce fut moi qu’une minute plus tard elle vint chercher pour me conduire auprès de son singe, dans son bureau du premier étage, une vaste pièce lambrissée donnant sur un jardin qu’un rayon de soleil s’efforçait d’égayer. Mais la saison ne s’y prêtait pas. Le toubib était un personnage svelte, élégant, entre deux âges et en excellente santé, un peu chauvisant sur le dessus du couvercle, le nez chaussé de lunettes sans monture visible à l’œil nu. C’était celui qui le regardait qui avait l’impression d’être miro.

img2.png C’est la première fois de ma vie que j’ai affaire à un détective privé, dit-il, après que nous eûmes échangé nos microbes palmaires... (Assez nombreux sont les témoins qui vous sortent cette formule au premier contact, l’air ravi et amusé. Le cinéma, sans doute. Plus tard, parfois, ils déchantent.) ... Asseyez-vous, je vous en prie... (il me désigna un fauteuil dans lequel je m’installai.) ... En quoi puis-je vous être utile ?

img2.png C’est au sujet d’un certain Lenantais, dis-je. Albert Lenantais ou Abel Benoit, je ne sais sous quel nom vous l’avez connu. En tout cas, lui vous connaissait. II a été attaqué par des escarpes{15}, il y a quelques jours. Il a reçu deux coups d’un instrument tranchant et piquant qui se sont avérés mortels à longue échéance. Secouru, il a demandé à être transporté à la Salpêtrière, de préférence à tout autre hôpital, parce qu’il espérait que vous étiez encore. Il a prononcé votre nom.

Le docteur Coudérat fronça les sourcils :

img2.png Quel nom dites-vous ? Le Nantais ?

img2.png Lenantais, en un seul mot. Ou Abel Benoit, en deux. C’était un très brave type, mais il possédait deux états civils. Son comportement social de jadis pouvait donner lieu à certaines critiques, ça dépend à quel point de vue on se place... D’ailleurs, la presse en a parlé.

img2.png Je lis rarement les faits divers.

img2.png De son état, il était chiffonnier, et il demeurait passage des Hautes-Formes. Vous avez dû aller le soigner chez lui, il y a deux ans environ. Comme il me semble que votre clientèle se recrute dans une classe plus élevée, je pensais que vous connaissiez Lenantais personnellement.

img2.png Et c’est ce que vous êtes venu me demander ?

img2.png Oui.

Il ôta ses binocles et les fourbit.

img2.png Voyons, fit-il, en se les remettant sur le pif. Oui, oui, je vois qui vous voulez dire. Un bonhomme sympathique, un peu original, beaucoup même.

img2.png C’est cela. Tatoué.

img2.png Tatoué, oui...

Il observa un court silence et reprit :

img2.png ... Je ne le connaissais pas personnellement. C’est un de mes clients et amis qui s’intéressait à cet homme et m’avait envoyé auprès de lui.

img2.png Le nom de ce client ?

Il graillonna :

img2.png Hum... c’est un peu délicat. Je ne suis pas un bureau de renseignements et j’ignore ce que vous voulez à mon ami.

img2.png Le mettre en garde.

img2.png En garde ! Contre quoi ?

img2.png A mon tour de me montrer réticent, docteur. Je suis tenu à un minimum de discrétion. Mais je peux vous dire qu’un danger menace votre ami... s’il était en même temps l’ami de Lenantais. Un danger mortel. Evidemment, en votre qualité de toubib, un mort de plus ou de moins...

La plaisanterie classique ne le fit pas rigoler. Il ne se fâcha pas non plus. Il dit :

img2.png Ecoutez, monsieur Nestor Burma, cela n’entre pas dans le cadre du secret professionnel, mais c’est une question de correction. J’aimerais pouvoir informer mon ami de votre visite.

Je me levai et désignant le téléphone :

img2.png Le temps presse, dis-je. Informez-le tout de suite, s’il a le téléphone. Je peux me retirer dans une pièce voisine.

Il se mit debout à son tour :

img2.png Je n’osais pas vous le demander.

img2.png Je suis très compréhensif, souris-je. Et, à de rares moments, parfaitement élevé.

Je m’en fus dans un couloir fumer une pipe en admirant une copie de La leçon d’anatomie. Peu après, la porte du bureau du toubib se rouvrit :

img2.png S’il vous plaît, monsieur Burma.

Je rentrai dans le burlingue. Le docteur Coudérat semblait soulagé. La corvée était terminée pour lui.

img2.png M. Charles Baurénot ne voit aucun inconvénient à vous recevoir, dit-il. Au contraire. Il vous attend. Si vous vouliez noter son adresse...

***

Je descendis le boulevard Arago jusqu’au carrefour des Gobelins. Au kiosque à journaux, je me procurai une collection de canards du soir. Il n’entre pas tout à fait dans les habitudes des flics de confier leurs pensées intimes à la presse, mais il subsiste parfois quelque chose des courants d’air, dans les papiers des journalistes, pour qui sait lire entre les lignes. J’aurais aimé savoir si la police avait une opinion originale, en ce qui concernait la mort violente de l’ex-inspecteur Norbert Ballin, et laquelle. Il n’y avait rien dans France-Soir, rien dans Paris-Presse et rien dans L’Information. Rien d’autre que ce que j’avais déjà lu dans Le Crépuscule. On tartinait joyeusement – avec une ironie sous- jacente –, sur les malheurs de l’ancien flic, mais on s’en tenait au crime de rôdeurs. Evidemment, il était peu probable qu’il vînt à l’idée de la police qu’un gitan, un peu pressé de lancer la lame et chatouilleux sur l’honneur de sa race, ait mis le retraité en l’air, le prenant pour un autre. Je ne croyais pas non plus qu’elle s’imagine que le pauvre bougre, ayant enfin, vingt ans après, comme dans Alexandre Dumas, découvert quelque chose, relativement à son “ mystère du pont de Tolbiac ”, l’ait payé de sa vie. Quoiqu’on ne sache jamais... De nos jours, les plus hauts fonctionnaires du Quai des Orfèvres sont membres du jury littéraire couronnant des romans policiers. Ça peut déteindre sur la base. Joint à la suspicion professionnelle, le goût pour les récits d’aventures risque d’engendrer une tendance à la fabulation. Encore que fabulation ne soit pas le mot exact. Car il était tout de même bizarre que ce Norbert Ballin soit venu fouiner chez Lenantais, après, semblait- il, lecture de l’article que j’avais inspiré à Marc Covet. Il était cinglé, soit, mais tout de même...

Ainsi ruminant, je revins sur mes pas, tournai à gauche dans la rue Berbier-du-Mets, et la suivis jusqu’à la Manufacture des Gobelins. A travers les grilles des fenêtres, on apercevait le sommet des métiers à tisser. L’Entreprise Baurénot était en face. Ce Baurénot faisait le commerce des bois, et le son strident d’une scie électrique, débitant des planches, troublait le calme provincial de cette rue sinueuse, aux trottoirs étroits. J’essayai de pousser une porte piétonne, ménagée dans le portail d’entrée, mais elle était fermée. J’appuyai sur le bouton d’une sonnette et un déclic m’apprit que j’avais le champ libre. Un gardien, surgissant d’un petit pavillon, vint à ma rencontre, les yeux fixés sur sa montre de poignet. Ensuite, il porta son regard sur les journaux que je serrais sous mon bras. (Ma pipe et ma blague déforment suffisamment mes poches. Ça va comme ça.) Il croyait peut-être que j’allais les lui proposer, que je faisais du porte à porte.

img2.png M. Baurénot, dis-je, pour couper court. Il m’attend.

Le gardien bigla sa toquante derechef :

img2.png Vous arrivez juste, dit-il. A une minute près, je ne sais pas si je vous aurais ouvert...

La scie électrique cessa brusquement de mordre dans du bois qui ne lui avait rien fait. Un étrange climat sembla s’installer dans l’usine. Les piles de troncs d’arbres coupés en tranches dans le sens de la longueur parurent solitaires et abandonnées.

img2.png Et pourquoi donc ? demandai-je. C’est la conséquence d’un vœu ?

Il pencha la tête :

img2.png Vous n’entendez pas la scie, m’sieu ?

img2.png C’est-à-dire que je ne l’entends plus.

img2.png C’est ce que je voulais dire. C’est l’heure H. On débraie...

Il se gratta vigoureusement le crâne :

img2.png ... Et je ne sais pas jusqu’à quel point je suis dans le coup ; si je dois laisser entrer ou sortir les gens.

img2.png Demandez au Comité de Grève.

img2.png Oui, je crois que c’est ce que je vais faire. En attendant, puisque vous êtes là et que vous devez voir M. Baurénot... C’est ce bâtiment, là. Je gravis les quelques marches qui me séparaient d’un bureau marqué “ Direction ” en grosses lettres. La dactylo à qui je m’adressai me pria de monter à l’étage. Là-haut, je trouvai une autre dactylo qui tapait comme une forcenée sur sa machine, elle, pour bien faire entendre qu’elle ne suivait pas le mouvement de grève. J’eus toutes les peines du monde à lui faire délaisser son clavier. Je lui colloquai ma carte, elle alla la remettre à qui de droit et revint, m’invitant à la suivre. J’entrai dans une pièce confortable où un poêle à bois répandait une douce chaleur. Un type de cinquante piges environ, bien vêtu, gras, large d’épaules, regardait dans la cour de l’usine par une fenêtre agrémentée de rideaux de mousseline. Son visage exprimait la contrariété, pour ne pas dire plus. En bas, les ouvriers se réunissaient et leur brouhaha montait jusqu’à nous. M. Charles Baurénot s’arracha à ce spectacle déprimant, pivota sur ses luxueuses godasses et me toisa. Semblable au cerbère, il bigla le pacson de journaux que j’avais sous le bras, puis, aussi joyeusement que le permettaient les circonstances, il vint à moi, la bouche ouverte et les bras tendus :

img2.png Nestor Burma ! s’exclama-t-il. Sacrée vieille branche ! Et comment vas-tu, depuis le temps ?