AVANT-PROPOS

PETITES REMARQUES NOSTALGIQUES

Vingt-deux ans après avoir écrit Brouillard au pont de Tolbiac, et à l’occasion de la présente édition, j’ai remis mes pas dans ceux de Nestor Burma et de Bélita Moralès, la gitane qui, peu de temps après qu’elle fut sortie de mon imagination, donna lieu à un curieux et poétique phénomène de multiplication de son image. Ce fut au printemps de 1957. Je rôdais encore, j’ignore pourquoi, avenue d’Italie. Venant de la barrière, une douzaine de gypsies, — un véritable commando –, remontait l’avenue, se jetant littéralement sur les passants, s’emparant de leur main pour y lire la bonne “ ferte ”, se faisant rabrouer et repartant en riant, vives et légères, vers d’autres clients éventuels. Elles étaient habillées, sinon de neuf, en tout cas de propre, ayant mis, en ce début de saison, les vêtements qu’elles n’abandonneraient pas de douze mois. Certaines portaient des jupes évasées et alourdies par les pastilles de plomb cousues dans l’ourlet, extraites de la garde-robe d’une ancêtre, d’autres des jupes plus “ modernes ”, de la même feutrine rouge qui ceignait les hanches de Bélita. Et toutes lui ressemblaient. Elles passèrent près de moi sans m’accorder la moindre attention et disparurent vers le boulevard de ta Gare. Je n’avais jamais rencontré de gitanes de ce genre, si caractéristiquement littéraires. Je n’en ai plus rencontré depuis. Peut-être ai-je été victime d’un mirage !

Victime d’un mirage, c’est peut-être ce que se dira aussi le lecteur 1978 de ce livre, en le refermant, et, notamment, le lecteur demeurant dans le XIIIe. Il se demandera si, vraiment, ce roman se déroule dans un arrondissement où aucun des lieux cités, aucun des décors, ne correspondent à ce qu’il a aujourd’hui sous les yeux.

Déjà, en 1956, époque où j’écrivis Brouillard..., quelques changements étaient survenus et, par exemple, le Foyer Végétalien (que l’on peut situer sur l’emplacement actuel du 182 de la rue de Tolbiac, tout de suite après le café-tabac qui existe toujours), le Foyer Végétalien avait disparu, remplacé – j’en avais goûté l’humour – par un marchand de meubles, de meubles neufs, façon Lévitan mâtinée Barbès, avec salle d’exposition au premier étage, c’est-à-dire que les grinçants plumards métalliques aux matelas défoncés du dortoir des anarchistes avaient cédé la place à de robustes et confortables vrais lits. Aujourd’hui, nouvelle transformation, le magasin de meubles a rejoint le Foyer au paradis des mémoires rétros et c’est une maison de plusieurs étages,’ sans rien d’excessif, qui s’élève sur ces souvenirs.

Mais il n’y a pas que ce Foyer à s’être carapaté, comme on ne va pas tarder à dire à l’Académie. En ces jours d’épais brouillard de début novembre 1978, où s’ouvrait le passage des Hautes-Formes, se dressait une palissade derrière laquelle, mugissant comme un ogre, un bulldozer éventrait rageusement le soi. La remise d’Abel Benoit le chiftir{1} a été rasée. Je ne sais plus où elle était exactement. Je perds pied.

Il n’y a plus grand-chose à voir à la Poterne des Peupliers. J’y suis passé rapidement. J’ai cru apercevoir, quand même, un vieux wagon, isolé et solitaire... La rue Watt est toujours la même, protégée par le chemin de fer qui l’enjambe. Mais attention il y a des cerveaux tellement tordus qu’ils trouveront peut-être un jour un biais pour en venir à bout. D’ailleurs, elle fait saie, cette rue.

A l’angle que forment les rues du Chevaleret et Cantagrel, la clinique d’accouchement qui m’avait tant amusé, à cause de la patronne qu’elle s’était choisie (“ Clinique d’accouchement Jeanne-d’ Arc ”), est encore debout, mais d’inquiétants types casqués de jaune rôdent autour, vraisemblablement animés de louches intentions. On a commencé à desceller les grilles.

Un peu plus haut dans la rue Cantagrel, l’immeuble de l’Armée du Salut est toujours là, plus gai qu’autrefois, me semble-t-il, pimpant comme pas un, brillant de toutes ses couleurs. Tapotant mes dents du tuyau de ma pipe à tête de taureau, je me pose des questions. Et lorsque je me souviens que c’est sur des plans établis par Le Corbusier qu’on a construit ce truc, un coin du voile se soulève.

C’est ici que tout a commencé. C’est ici que Le Corbusier a déposé sa première cellule cancéreuse, cellule que les épigones du pseudo-génie de La Chaux- de-Fonds plus tard, se sont employés à faire proliférer, croître et embellir comme une reine. Le mal a gagné les avenues d’Italie et de Choisy, le boulevard Masséna, le quartier de la Gare, etc., et d’autres arrondissements, certes, mais le XIIIe paraît avoir été le plus frappé. Des pustules géantes, de verre et de béton, se sont érigées, et l’une d’elles s’appelle insolemment “ Galaxie ”, pour bien nous signifier que nous entrons dans un autre monde.

Traité, un jour, à la télévision, d’ “ homme du Moyen Age ” par un imbécile d’architecte qui construisait des “ villes nouvelles ”, mais habitait, lui, un hôtel particulier à Passy, je ne voudrais pas qu’on me prenne pour l’avocat inconditionnel, sous couleur d’amour du pittoresque, des taudis, de la malpropreté et du sordide. Tout n’embaumait pas, dans ce XIIIe (j’ai payé pour le savoir), et il ne faisait pas tellement bon loger Cité Jeanne-d’ Arc ou Passage des Hautes-Formes, et il demandait à être nettoyé, mais pas dans l’acception que l’on donnait à ce verbe au temps des tranchées de 14- 18. On pouvait “ rénover ” à l’échelle humaine, comme dit l’autre. Au lieu de quoi, on a eu ce gigantisme délirant et oppressif. “ On a détruit le 13e ” s’est plaint plus d’une fois Jean-Pierre Melville. Le célèbre cinéaste n’était pourtant pas un homme du Moyen Age.

Ces tours, où vivent des individus uniquement attentifs à leur télévision, une bonne retraite et la sécurité de l’emploi, on pourrait peut-être sonder leurs fondations. Y trouverait-on encore la trace de ceux qui ont constitué la matière vivante du quartier : ouvriers et artisans, petites gens paisibles, modestes marginaux à la gomme et petites putains à fleur dans les cheveux, un tas de types pas très futés, sans doute, mais humains. Ils doivent être là ces fantômes ! Je suis trop vieux et trop revenu de tout pour croire qu’ils remonteront un jour de l’abîme et soulèveront la dalle de béton. Ils n’ont plus leur place dans l’Univers technocratique. Et moi, je ne retournerai pas dans le XIIIe. Parce que c’est tout Paris qui est atteint, je m’y sens encore plus malheureux que lorsque j’y trainais la savate.

Léo MALET Novembre 1978.