Nous sortîmes. A peine hors du bâtiment, je bourrai ma pipe et rallumai. N’en déplaise à l’autre andouille, qui avait peut-être cassé sa pipe, maintenant, après avoir cassé celle des autres – et leurs pieds, par la même occasion, — la fumée qui m’emplit les poumons me procura un certain bien-être.
Florimond Faroux était venu dans une bagnole de la Boîte, pilotée par un flic en civil qui attendait le retour de son chef en bombardant, lui aussi, et regardant – sans craindre un irrespectueux rapprochement –, passer les trains sur la ligne aérienne du métro. La voiture était rangée parmi d’autres, devant l’entrée en encorbellement de l’établissement hospitalier. En dépit du mal qu’elle paraissait se donner pour ne pas attirer l’attention, sa fonction sociale était aussi visible que le nez de travers au milieu de la figure d’Abel Benoit-Lenantais.
Cependant que nous nous dirigions vers elle, je lançai un furtif regard circulaire, depuis la limite du Square Marie-Curie jusqu’au terre-plein où s’élève la statue du docteur Philippe Pinel, le bienfaiteur des aliénés, ainsi nommé parce qu’il inaugura des méthodes humaines dans le traitement des malheureux déments. Avant lui, on essayait surtout de les guérir à coups de bâtons. “ Je vous attendrai ”, avait promis la Gitane. Possible, mais aucune jupe rouge n’était en vue dans le périmètre. Toutes ces vérifications, discussions, etc., tout ce micmac auquel je venais de participer avait pris du temps, et un crépuscule précoce, hâté encore par un insidieux brouillard, prenait possession de cette partie de la ville. Toutefois, il faisait encore suffisamment clair pour que je ne confonde pas la gracieuse silhouette de la jeune fille avec une cabane de cantonniers, par exemple. Bélita ne m’avait pas attendu... n’avait jamais eu l’intention de m’attendre... ou, plus probablement, l’arrivée motorisée de Florimond Faroux l’avait effarouchée. Elle appartenait à une race qui décèle le flic à un kilomètre.
Le chauffeur s’installa au volant, l’inspecteur Fabre à ses côtés, et le commissaire et moi nous assîmes sur la banquette arrière.
Où est-ce qu’on va le boire
et discuter, ce coup ? demanda Faroux. Vous qui avez une
grande pratique des bistrots, Burma...
Vous tenez ça d’un rapport
de police, sans doute ? dis-je. Vous savez ce qu’on doit en
penser, des rapports de police, n’est-ce pas ? Bon. Eh bien,
puisque j’en suis aux retours sur le passé, allons chez Rozès,
place d’Italoche. J’ai conservé un excellent souvenir des
croissants qu’on y consomme.
D’accord. Place d’Italie,
Jules, ordonna le commissaire au chauffeur. Nestor Burma a la
dent.
L’auto démarra, passa entre les piliers de fonte qui soutiennent les voies du métro aérien et enfila le boulevard de l’Hôpital.
Je n’ai pas faim, dis-je.
Je pense aux croissants, parce qu’il m’est arrivé souvent, à
l’époque, d’en manger trois ou quatre avec mon café-crème, au
comptoir de cette brasserie, et de n’en annoncer qu’un au moment de
payer.
Pourquoi me racontez-vous
ça ? fit Faroux, avec sympathie. Vous estimez ne pas avoir une
suffisante mauvaise réputation ?
La mauvaise réputation, ça
rapporte, de nos jours. La mienne est encore trop bonne. Je vous
raconte ça parce que je retombe en enfance, parce que je trouve
marrant de retourner en compagnie de flics sur le lieu de mes
espiègleries malhonnêtes.
C’est si loin, tout ça, dit
Faroux.
Oui, ça se chante. Il y a
prescription.
Ne débloquez donc pas. Il
semble que la mort de Lenantais vous ait foutu un coup, hein ?
Votre filouterie de croissants, je m’en tamponne. Mais vous savez
bien que la prescription, c’est un attrape-nigauds, et que, pour
des faits graves, elle ne joue pratiquement pas. Nos dossiers ne
sont jamais absolument fermés, ce qui fait qu’un assassin, par
exemple, qui s’imagine à l’abri, se trouve tout couillon, le cas
échéant, de se voir rappeler certaines désagréables choses, de
nombreuses années après son crime. Et savez-vous pourquoi de telles
choses arrivent ? Parce qu’un flic devient coriace, quand il
reste sur sa faim. D’une affaire qu’il ne verrouille pas, il fait
une affaire personnelle. D’autant qu’on ne lui ménage pas les
sarcasmes, dans le public, et qu’un échec, même un seul, ça la fout
mal. Il y en a qui s’en moquent, mais pas tous. Alors, il rumine,
il rumine, sans cesse à l’affût du plus mince indice qui le
vengera.
Parce que, à ce stade,
c’est une question de vengeance, de satisfaction personnelle.
Ce vieux Ballin, par
exemple, dit l’inspecteur Fabre, qui suivait les propos de Faroux
mieux que moi.
Je ne demandai pas qui était Ballin. Comme il ne s’agissait vraisemblablement pas de l’ancienne actrice de cinéma prénommée Mireille, je m’en foutais. Mais Faroux poursuivit :
Ballin, oui. Tiens, c’est
justement une affaire qu’on croit s’être déroulée dans le coin...
même ça, on n’en est pas sûr... qui l’a rendu cinoque. Un employé
qui transportait une grosse somme et qui a disparu comme par
enchantement, plus ou moins dans les environs du pont de Tolbiac,
en 36. Il a sué sang et eau là-dessus, Ballin, et pour des
haricots. Ça a ébranlé sa santé et ça ne l’a pas rendu plus fameux
pour élucider les affaires qui se sont présentées ensuite. Il
cherchait toujours la clef de l’énigme. Ça le crétinisait. La
guerre est arrivée qu’il cherchait encore. En 41, les Allemands
l’ont envoyé dans un camp de concentration. Il en est revenu, mais
complètement lessivé. Tordu à zéro. Il est à la retraite,
maintenant, depuis longtemps, mais des copains de la Botte
prétendent qu’il cherche encore.
Si vous voulez mon avis,
patron, dit Fabre, je trouve que c’est pousser la conscience
professionnelle un peu loin. Il est dingo, c’est sa seule excuse.
On est pas des dieux, nous autres. Ça arrive qu’on sèche. Tenez, ne
changeons pas d’arrondissement et faisons un nouveau plongeon dans
le passé. L’affaire Barbala, vous vous en souvenez ? Suzanne
Barbala, une môme de onze ans. On a découvert ses restes, coupés en
morceaux, sous la scène du cinéma Madelon, avenue d’Italie, en
1922. On n’a jamais su qui avait commis le crime. Enfin... tout ça,
c’est parler pour ne rien dire... ou, plutôt, c’est parler pour
parler.
Oui, ça meuble, dis-je.
C’est chic à vous d’alimenter la conversation.
Le commissaire haussa les épaules :
C’est parce que je vois que
la mort de Lenantais vous a foutu un coup, c’est tout. J’essaie de
vous laisser récupérer.
Ce n’est pas tellement sa
mort. C’est de le retrouver après un laps de temps si long.
C’est la même chose.
Oui, tout ça, c’est deuil
et compagnie. Sale coin, nom de Dieu ! Je n’y viendrai donc
jamais un jour où il y aura du soleil ?
Nous arrivions place d’Italie.
Un brouillard sournois, à l’image de quelques ombres que l’on surprenait à s’engager furtivement dans le boulevard de la Gare, s’effilochait aux branches dégarnies des arbres du square central et des terre-pleins en bordure. Les cafés qui entourent la place avaient allumé leurs lumières et une rampe de néon courait en clignotant au-dessus de la terrasse vitrée de la brasserie Rozès. Avant de se lancer dans la descente du boulevard Auguste-Blanqui, les autos prenaient le sens giratoire, avec ce feulement particulier que produisent les pneus lorsqu’ils roulent sur le pavé mouillé.
Jules, le poulet-chauffeur, rangea la voiture de l’administration au début de la rue Bobillot, et nous nous acheminâmes tous ensemble vers l’accueillant bistrot.
Peut-être afin de surveiller les amateurs de croissants à bon compte – après ce qu’il m’avait entendu dire, ce n’était pas impossible –, Jules alla nous attendre au comptoir, assiégé par une assez nombreuse clientèle.
Faroux, Fabre et moi, nous installâmes dans l’angle de la salle le plus éloigné de l’entrée. A part deux amoureux, qui ne nous firent pas l’aumône d’un regard, l’endroit était désert.
Du comptoir, nous parvenaient les bruits habituels : brouhaha des conversations, verrerie heurtée et barouf d’un billard électrique malmené par un gars qui ne jouait pas pour perdre et dont l’éventualité du tilt ne ralentissait pas la fougue. Un juke-box fut mis en marche et la voix de Georges Brassens, chantant Gare au gorille, domina le tumulte. Peut-être était-ce le chauffeur de la police qui s’octroyait une certaine forme de vacances. De toute façon, Brassens constituant le fond sonore d’un entretien à propos d’un vieil anar, ça ne manquait pas de sel.
Ce n’est pas très régulier,
commença Faroux, après que le loufiat, commande prise, nous eut
apporté un apéro pour moi, un grog fumant pour le commissaire et un
quart Vichy pour l’inspecteur sur qui devaient déteindre toutes ces
histoires de buveurs de flotte — ce n’est pas très régulier de
discuter d’une affaire au bistrot, mais je suis persuadé que
l’affaire en question n’est pas appelée à sortir des limites d’une
de ces vulgaires agressions comme il s’en commet tant. Alors, je
peux me permettre une entorse au règlement... d’autant que vous
m’avez paru avoir besoin d’un remontant, Burma...
J’ébauchai un geste mou.
... Bon ! Alors,
voilà...
Il entreprit de rouler une cigarette :
... On ne va pas
s’appesantir sur les idées de Lenantais. Il a été ce qu’il a voulu,
anarchiste, faux monnayeur, malchanceux et tout, mais depuis pas
mal d’années il se tenait peinard...
Le commissaire alluma sa cigarette, mêla sa fumée à celle de ma pipe.
... Il ne militait plus, ne
fréquentait aucun groupe politique ou philosophique. Il s’était
organisé une petite existence indépendante. Que croyez-vous qu’il
faisait, Burma ?
Je ne sais pas, dis-je.
C’était un bouif{8}
de première, fabrication et tout. Il s’était établi à son
compte ?
Non. Peut-être n’a-t-il
jamais eu les moyens de louer une boutique convenable... je dis
convenable, parce qu’une boutique, il en avait une...
Plutôt une remise, rectifia
Fabre.
Faroux approuva :
Oui, c’est plutôt une
remise... un entrepôt... un local qu’il aurait pu aménager en
boutique, seulement... (Une moue hérissa ses bacchantes) ...
Passage des Hautes-Formes... Remarquez que je ne veux pas mécaniser
le passage des Hautes-Formes...
Un si joli nom, dis-je.
Oui, un nom convenant
peut-être au boulot d’un cordonnier...
Ça conviendrait pas mal non
plus à un chapelier. Ça se tient où ?
Entre la rue Nationale,
presque à l’angle de la rue de Tolbiac, et la rue Baudricourt. Ce
n’est pas un secteur plus mochard qu’un autre, mais le passage des
Hautes-Formes lui-même est assez déshérité... d’autant que les
plaques indicatrices sont mensongèrement marquées : impasse,
ce qui n’engage pas...
...à s’y engager.
Oui. Bref, je vois
difficilement une boutique quelle qu’elle soit prospérer dans ce
couloir à ciel ouvert, et peut-être notre Lenantais n’a-t-il jamais
voulu tenter l’expérience. Les clients, ça devient des sortes de
patrons, et aussi tyranniques, à la longue. Quant à s’embaucher
chez les autres...
Pas question !
Bien entendu. Nous avons
appris que, de temps en temps et par-ci par-là, il confectionnait
bien une paire de godasses, mais il tirait surtout ses ressources,
devinez, de quoi, Burma ! De la chiffe. Il était chiftir, mon
vieux. ; Chiftir et bouif, un mélange savant des deux professions
lui assurait des revenus suffisants pour le peu de besoins qu’il
avait, et une liberté totale. I1 ramassait des vieilleries, en
achetait, les revendait, enfin il se débrouillait pas trop mal. Il
était son maître. Il avait plus ou moins résolu le problème,
quoi ! Vous avez vu ses frusques, à l’hosto ?
Non, répondis-je.
Ce n’était pas nécessaire,
en effet. Mais si vous les aviez vues, vous auriez constaté
que, sans être luxueuses, ce sont de bonnes frusques. Pas ces
vêtements de cloches que portent en général les chiffortons.
Chiffonnier ! Il me vint une idée, mais je la gardai égoïstement pour moi. L’individualisme anarchiste, toujours ! Toutefois, cette pensée, Faroux parut la deviner. Il y fit écho dans l’instant qui suivit :
On est en train d’examiner
s’il n’était pas un peu receleur sur les bords, dit-il, mais je ne
crois pas. La plupart des fourgues, petits et grands, sont
catalogués. Lenantais, ou, plus exactement, le chiftir connu sous
le nom d’Abel Benoit, n’a jamais été soupçonné de se livrer à ce
trafic. Bon. Alors, voilà comment il vivait, libre et indépendant,
comme dit la chanson, sinon dans l’abondance, mais assez
confortablement, compte tenu de ses besoins réduits à leur plus
simple expression. Rebon. Tout ça pour vous donner des nouvelles de
votre ancien copain. J’en arrive maintenant à sa fâcheuse
mésaventure finale...
Le commissaire jeta son mégot et sécha son grog :
... II y a trois jours,
dans la nuit et la rue, il est attaqué par des gars – des norafs,
dit-il –, qui le lardent de deux coups de couteau et lui fauchent
son portefeuille. Tant bien que mal, il se traîne jusque chez lui
et demande aide à sa voisine, une espèce de gitane...
Sa voisine ou autre chose,
observa l’inspecteur Fabre, en agitant les doigts comme s’il
profanait une culotte de nylon.
De toute façon, elle est sa
voisine. Elle vit dans une baraque collée à celle de Lenantais.
Mais je crois qu’il était trop vieux pour coucher avec, quoique
avec ces mecs dépourvus de préjugés, on ne sache jamais...
Soixante, ce n’est pas si
vieux, protestai-je, songeant à mon propre avenir et au passé
récent de Sacha Guitry,
Je ne parle pas de ses
possibilités, sourit Faroux. Je parle de la différence d’âge entre
eux deux. Elle a vingt-deux piges. Ça fait, en chiffres ronds,
quarante d’écart.
Oui, bien sûr. Alors, cette
fille ? impuissante à le soigner – il avait été sérieusement
atteint, la preuve en est qu’il a succombé...
Je croyais que ces gitanes
possédaient des secrets médicinaux, des baumes, un tas de formules
et de recettes !
Peut-être, mais pas
celle-là, semble-t-il. C’est une gitane moderne qui a rompu avec sa
tribu et, sans doute, avec tout le saint-frusquin correspondant,
baumes, recettes et secrets compris. Elle a hissé Lenantais dans sa
bagnole, sa bagnole à lui, une vieille guimbarde qui lui servait
pour son commerce, et elle l’a emmené à la Salpêtrière. Evidemment,
nos collègues de la circonscription ont été alertés...
Un moment, interrompis-je.
A propos de circonscription, comment se fait-il qu’elle l’ait
conduit à la Salpêtrière ? ll n’existe pas d’hosto plus près
de ce passage des Hautes-Formes ?
II y a l’hôpital
Lannelongue. Mais elle s’est rendue à la Salpêtrière.
Pourquoi ?
Elle n’a pas fourni de
raison. Je suppose, certains hôpitaux étant plus connus que
d’autres, que c’est la Salpêtrière qui lui est venue immédiatement
à l’esprit. Donc, les collègues se sont intéressés au cas, ont
fouiné chez le bonhomme... A priori, il leur a paru mystérieux,
vous comprenez ?
Non, mais ça ne fait rien.
Continuez.
Dans ce quartier, mon
vieux, où ça grouille d’Arabes, sans qu’on puisse distinguer
lesquels sont pour nous, lesquels contre, on s’occupe plus
activement qu’ailleurs des banales agressions nocturnes, surtout
commises pour des norafs.
Ah ! oui ! parce
que ça s’agite dans la colonie coloniale ! Fellaghas et
compagnie, quoi ?
Exactement. Un jour, c’est
un sidi buveur de pinard qui se fait casser la gueule par un autre
sidi respectueux du Coran...
On revient à votre foyer
végétalien, ricana l’inspecteur Fabre.
Ne parlez donc pas. Vous
serez obligé de vous taper un second Vichy, lui lançai-je.
Il la boucla.
Faroux reprit :
Le lendemain, c’est un
hôtelier ou un gargotier musulman qui est rançonné par les
“ percepteurs ” du F.L.N. Entre-temps, ces mêmes
“ percepteurs ” — ou d’opportunistes mariolles qui savent
nager en eaux troubles – se procurent du fric par d’autres moyens.
Une petite agression de-ci de-là, avec soulèvement du portefeuille
de l’agressé.
L’inspecteur ne dit pas que nous rejoignions, à présent, l’ancien dada illégaliste de certains anars, mais il ne devait pas en penser moins.
Bref, fit le commissaire,
tout ce qui touche aux norafs est drôlement surveillé. Lenantais,
qu’on prenait encore pour Abel Benoit – une de ses poches contenait
une pièce d’identité à ce nom –, Lenantais, donc, quoique bien
faible, et en faisant toutes sortes de chichis, avait reconnu avoir
été attaqué et dévalisé par des krouias. D’autre part, les
collègues avaient tiqué sur son tatouage subversif. Ils ont plutôt
pensé à un règlement de comptes politiques. Ils sont allés
farfouiller dans sa masure. Ils ont découvert, parmi son
bric-à-brac professionnel, tout un matériel de propagande
révolutionnaire, mais périmé. Des collections de journaux
anarchistes qui ne paraissent plus depuis longtemps, des brochures,
des affiches, des bouquins, etc., les plus jeunes datant de 37 et
38, et ayant trait à la guerre d’Espagne, laquelle semble avoir
sonné le glas de son militantisme...
Florimond Faroux avait également des lectures.
... Enfin, suprême
découverte, un dossier, soigneusement rangé, où il était question
de moi.
De vous ?
Par la bande. C’étaient,
groupées dans une chemise de carton, des coupures de presse
concernant celles de vos enquêtes qui ont été portées à la
connaissance du public par Marc Covet, dans Le
Crépuscule, et, bien entendu, mon nom figurait dans plusieurs
de ces articles. Le commissaire du quartier, qui ne laisse rien au
hasard, m’a prévenu, en me communiquant le paquet de coupures et
les empreintes du gars – il les avait fait relever immédiatement,
d’autorité ! Vous pensez ! Un anarchiste. Ça
l’intéressait –, me demandant quelle importance il fallait attacher
à la chose, et si nous n’avions rien sur Abel Benoit. Nous savions
que, en 1920, sous son véritable patronyme de Lenantais, il avait
été compromis dans une combine de faux monnayage, et condamné, et
qu’il avait été longtemps fiché aux Renseignements généraux comme
militant anarchiste ardent et dangereux. Je vous l’ai dit, et je le
répète : par principe, je ne néglige aucune affaire, si mince
soit-elle, dans laquelle apparaît votre nom. Ces affaires sont trop
souvent riches en prolongements inattendus. II est possible que,
pour une fois, je me sois gouré, quoique... il y a cette lettre,
dont nous reparlerons. Je me suis demandé dans quel but ce
révolutionnaire, apparemment assagi, réunissait sur vous une telle
documentation, et puis, n’ignorant rien de vos antécédents, j’ai
envisagé qu’il s’agissait d’une de vos relations douteuses de
jeunesse s’intéressant peut-être dans un but ténébreux, à la marche
de votre carrière...
Dangereux ! Ardent ! Assagi ! Douteuses ! Ténébreux ! il emploie parfois un de ces vocabulaires Florimond !
... Je n’ai pas jugé utile
de vous mettre au courant tout de suite. Après tout, tout le monde
a le droit de collectionner des coupures de presse, cette
collection ne signifiait peut-être rien, le type n’était pas
obligatoirement une de vos vieilles connaissances, et si vous
n’aviez rien à voir là-dedans, je n’allais pas délibérément
réveiller le chat qui dort. C’est assez souvent que je vous ai dans
les guibolles, sans que j’aille de mon propre mouvement vous
inciter à venir me casser les pieds. Je me proposais d’interroger
ce type moi-même, et de voir la suite à donner, mais il est
brusquement allé plus mal, après que son piteux état du début se
soit amélioré. Et nous avons été informés ce matin qu’il avait
calenché. J’ai envoyé Fabre à l’hosto et... nous voilà ici.
Le commissaire reprit son souffle. Ce n’était pas du luxe. Nous restâmes tous trois un instant silencieux.
Que pensez-vous de tout
cela, Burma ? demanda enfin Faroux.
Rien, dis-je. J’ai connu
Lenantais, jadis, soit ! Mais II y a si longtemps que je l’ai perdu
de vue, que c’est comme un inconnu pour moi. Mais... hum... nous ne
sommes pas en train de nous casser exagérément le ciboulot sur un
fait divers simple comme bonjour ?
Simple, ça l’était, Ça
l’est peut-être encore. Je le souhaite. Mais il y a cette lettre...
cette lettre, qu’en dépit de son état, il s’est démerdé pour vous
faire parvenir. Cette lettre risque de tout fiche en l’air. C’est
emmerdant qu’il vous ait fait appeler, Burma ! qu’il ait attendu
d’être sur un lit d’hôpital, avec des boutonnières, pour reprendre
le contact. Il vous met dans le bain. Je ne sais pas quel bain,
mais...
Je haussai les épaules :
Dans quel bain vouliez-vous
qu’il me mette ? Vous vous faites un monde d’une taupinière. C’est
de la déformation professionnelle. L’inspecteur...
Je braquai les cornes de ma pipe sur le sous-fifre de Florimond :
... l’inspecteur a une
théorie, je crois.
Les bacchantes supérieures prirent le relais de ma bouffarde.
Oui, dit le flic en second.
Norafs ou pas..., — et pourquoi pas des Norafs ? Il l’a reconnu
après s’être fait tellement prier, paraît-il, que ce doit être
vrai. Norafs ou pas, donc, Lenantais connaissait ses agresseurs, et
comme il a mis pas mal d’eau dans son vin, mais qu’il lui restait
quand même quelque chose de ses idées anarchistes, il a voulu se
venger, mais en dehors de toute intervention policière, et il s’est
dit que son ancien copain Nestor Burma ferait l’affaire.
Possible, opina Faroux,
après un temps de réflexion. Il fronça les sourcils :
... Ce type aurait écrit au
président de la République ou au préfet de Police, je m’en
balancerais, mais Nestor Burma...
Mon nom vous fait toujours
cet effet, dis-je. Vous devriez lutter contre ce travers.
Oui, vous avez raison. Il
me trouble l’entendement et me fait parfois déconner.
En tout cas, moi, je ne
peux pas vous être utile. Tout ce que je sais, je le tiens de
vous.
Eh bien, restons-en
là...
Il consulta sa montre de poignet :
... Barrons-nous, Fabre, Il
y a assez longtemps que je suis absent de la Boîte. S’ils ont
besoin de moi, là- bas, ils vont se demander où je suis passé. Je
ne tiens pas à compromettre ma carrière à cause de Nestor
Burma.
Barrons-nous, dit Fabre, en
écho.
Il ajouta, d’un air gourmand :
... On a peut-être
découvert, entre-temps, une femme coupée en morceaux.
Je ricanai :
Si c’est le cas, examinez
si sa main ne contient pas une bafouille à mon nom. Ça nous
fournirait l’occasion de re-bavarder gentiment.
A propos de lettre, dit
Faroux, faites-moi parvenir celle de Lenantais, un de ces
quatre.
D’accord.
Le commissaire appela le loufiat, régla les consommations, et nous sortîmes de la brasserie après avoir, au passage, récupéré Jules le chauffeur. J’accompagnai la tierce jusqu’à leur bagnole, rue Bobillot.
Je rentre directement au
36, dit Faroux. Je peux vous déposer quelque part en route, mais
pas à votre bureau.
Je vais prendre un taxi ou
le métro, dis-je.
Bon. Au revoir.
Au revoir.
Jules embraya et les trois flics se tirèrent. Je revins pensivement sur mes pas. Je rentrai chez Rozès, me procurai un jeton de téléphone à la caisse et m’en fus appeler la rédaction du journal Le Crépuscule. Après que mes oreilles furent passées par la voix d’une blonde et celle d’un gars qui mastiquait du chewing-gum ou inaugurait un dentier, l’organe de Marc Covet, le journaliste-éponge, vint les torturer.
Un petit service, dis-je.
Regardez ce que le gars chargé des chiens écrasés, dans le
XIIIe arrondissement, a pu glaner, ces
jours-ci. Dans le tas des nouvelles en trois lignes, il doit s’en
trouver une concernant un chiffonnier, nommé Abel Benoit, de son
vrai nom Lenantais, qui a été attaqué, dévalisé, poignardé par des
sidis. Sortez l’information du lot, tartinez dessus un papier de
trente lignes et veillez à ce que ça ne saute pas, au marbre.
C’est le début de quelque
chose ? demanda Marc Covet, alléché.
C’en est la fin. Le chiftir
en question vient de calencher des suites de ses blessures. Je
l’avais connu, il y a une éternité.
Et vous voulez lui faire,
un peu de publicité posthume ?
Oh ! c’est un gars qui
n’aurait pas aimé qu’on parle de lui dans les canards. C’était un
modeste.
Et c’est ainsi que vous
exécutez ses volontés ?
Peut-être.
Je raccrochai. La cabine téléphonique était située à côté des “ où c’est ”. Je me barricadai dans les “ où c’est ”, relus une dernière fois la lettre de Lenantais, la déchirai, et en expédiai les morceaux, par la chasse d’eau, en croisière organisée dans le grand collecteur. Si Florimond Faroux voulait en prendre connaissance, il lui faudrait se déguiser en scaphandrier, maintenant. Je revins au comptoir, me tapai un godet supplémentaire et quittai le café. J’achetai un plan du quartier dans une mercerie voisine, le consultai et entrepris de descendre l’avenue d’Italie.
Maintenant, la nuit était presque totale. Une légère brume nimbait le paysage. Des gouttelettes froides tombaient des extrémités des branches et des auvents où elles s’étaient accumulées dans l’attente d’une victime. Les passants se hâtaient, le nez baissé sur la poitrine, comme honteux. De loin en loin, concurrençant les candélabres, un bistrot projetait sur toute la largeur du trottoir une zone lumineuse, chaude d’une odeur d’al- cool et de musique mécanique.
La pipe au bec, les mains au fond des poches de ma canadienne douillette, j’éprouvais une étrange sensation de volupté – teintée d’un arrière-goût suspect –, à fouler de mes pieds, confortablement chaussés de pompes antiflotte à épaisses semelles, cet asphalte sur lequel j’avais tant traîné la savate. Certes, j’étais bien encore fauché, de temps en temps et plus souvent qu’à mon tour, mais ça ne se comparait pas. J’avais fait du chemin, depuis. Je ne devais pas être le seul. Tout le monde avait dû en faire. Que ce soit dans un sens ou dans un autre. Oui, dans un sens ou un autre ! Qu’est-ce qu’il lui avait pris, à Lenantais, de m’obliger à me replonger dans le souvenir des jours lointains ? Quelque chose me disait qu’il n’aurait pas dû.
Parvenu à la rue de Tolbiac, je pris l’autobus 62, direction cours de Vincennes, et descendis à l’arrêt suivant. La rue Nationale dégringolait en pente assez rapide vers le boulevard de la Gare, et le passage des Hautes-Formes s’ouvrait à gauche, presque à l’angle, ainsi que l’avait dit Faroux.
Le pavage spécial, cahotique et en dos d’âne, comme sous l’ancien régime, était conçu pour venir rapidement à bout des grolles les mieux conditionnées et de l’équilibre le plus stable. Le long des caniveaux, des eaux sûrement savonneuses stagnaient. L’effet de mare sous la lune qu’à la faveur d’une lumière falote elles ambitionnaient de produire avortait misérablement. Un chat de gouttière, dérangé par mon pas hésitant, — hésitant parce que je craignais de me casser la gueule (voir plus haut) —, sortit du coin d’ombre où il méditait, traversa la ruelle d’un trait, et disparut derrière l’unique pan de mur d’une maison en ruine. Passage des Hautes-Formes ! Chapeau ! De droite et de gauche, ce n’étaient que pavillons d’une modestie confinant à l’humilité, pavillons à un étage, rarement deux, parfois bâtis directement sur la rue, le plus souvent au fond d’un jardin ou, plus exactement, d’une cour. Quelque part, un appareil de radio braillait et un moutard jaloux essayait de brailler plus fort encore. A part ça, et le bruit de la circulation rue de Tolbiac, pas un chat, sauf celui que j’avais fait fuir. J’avisai deux portails de bois, voisins l’un de l’autre, qui défendaient l’accès de remises jumelles. Le premier de ces portails s’agrémentait de ferrures rébarbatives et d’une inscription tracée au goudron : Laguet, chiffons. Lenantais s’appelait déjà Benoît. Il ne pouvait être également Laguet. Du moins, je le souhaitais. Je passai à l’autre portail. C’était le bon. Benoit, chiffons, matériaux divers. Les flics n’avaient pas jugé utile d’apposer les scellés sur l’entrepôt-domicile de Lenantais. Je secouai le portail. Fermé. La serrure n’avait rien de terrible, à vue de nez, mais je n’allais pas m’amuser à la crocheter. La rue était déserte, d’accord. Toutefois, je possède une grande pratique des rues désertes. Il suffit qu’on veuille y accomplir un acte sortant de la norme pour qu’un tas de badauds surgissent par enchantement. Cette perspective ne m’enchantait pas. D’ailleurs, la baraque de Lenantais, il serait toujours temps de la visiter, en admettant que ce soit nécessaire. J’étais plutôt venu passage des Hautes-Formes dans l’espoir de retrouver la jeune gitane dont le logis, paraît-il, jouxtait celui de mon ancien copain. J’avançai de quelques pas sur les pavés inégaux. Derrière un muretin croulant, surmonté d’une grille rouillée, une étroite cour s’étendait, au fond de laquelle se devinait un petit bâtiment à un étage. Perçant la légère brume en suspension dans l’atmosphère, une lumière clignotait à une fenêtre de l’étage. Je poussai une porte de fer qui tourna sur ses gonds sans trop grincer. Je traversai la cour et parvins au pied de la bâtisse. Je m’introduisis sans difficulté dans la maison. Une odeur de fleurs fanées, sinon pourries, un remugle mortuaire de chrysanthèmes en décomposition, assaillit mes narines. Je levai les yeux au plafond. On n’accédait pas à l’étage par un escalier, mais par une échelle. Dressée dans un angle du rez-de-chaussée, son extrémité supérieure disparaissait dans l’ouverture, d’une trappe par laquelle un flot de lumière se répandait jusqu’à moi. Sous l’échelle, s’entassaient des cageots et un de ces grands paniers d’osier utilisés par les fleuristes à la sauvette.
Je n’eus pas besoin de tendre l’oreille pour constater qu’il y avait du monde, là-haut. J’entendis quelqu’un, qui paraissait foutrement en colère, se répandre en imprécations et en injures ordurières. Sans bruit, je m’approchai de l’échelle. Un pas lourd résonna au- dessus de ma tête, sur le plancher qui gémit. Le personnage furibard s’était tu. Un claquement sec, comme celui d’un coup de flingue, retentit, suivi d’une sourde plainte étouffée.
Je m’immobilisai. Les injures reprirent. Et puis, un second claquement bref, semblable au premier, vint les appuyer. Bon. Si on pouvait dire. Ce n’était pas un coup de pétard. Mais je sentis mes mâchoires se crisper de dégoût. Le revolver eût été plus propre et plus humain. J’entrepris d’escalader l’échelle, rapidement mais en silence. Mes yeux parvinrent bientôt au niveau de la trappe.
Un postère{9} comme je n’en ai jamais rencontré, un fiass monumental, énorme, l’équivalent de quatre citrouilles phénomènes, me bouchait positivement l’horizon. Pour une gravosse{10}, c’était une gravosse. En voilà une qui devait s’en foutre, de la ligne.
Campée sur ses guibolles écartées, des espèces de piliers informes enveloppés dans des bas de coton dépareillés, les poings aux hanches, elle haletait comme une locomotive et, entre deux halètements, crachait son venin d’une voix dégueulasse. Elle tenait dans sa main droite le manche court d’un redoutable fouet.
La pièce était petite, pauvre mais proprette. Bélita Moralès, les traits crispés par la souffrance, les yeux fulgurants de haine impuissante, se blottissait dans un angle, à même le parquet, ses jambes ramenées sous la rouge corolle de la jupe de feutrine. Elle ne portait plus son trench-coat et son pull-over, déchiré, laissait apparaître une émouvante poitrine. Ses deux magnifiques seins, zébrés d’une traînée sanglante, n’abdiquaient pas. Ils pointaient toujours aussi orgueilleusement, semblant défier leur bourreau.