Allons, Archambaud, descendons. Nous ferons quelques pas tandis qu'on va changer les chevaux... L'air est frais, mais point méchant. qu'apercevons-nous d'ici? Le savez-vous Brunet? Saint-Amand-en-Puisaye... C'est ainsi, Archambaud, que le roi Jean dut apercevoir Rouen, le matin du 5 avril.

T

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1443

IV LE BANqUET

Vous ne connaissez pas Rouen, Archambaud, ni donc le ch‚teau du Bouvreuil.

Oh! c'est un gros ch‚teau à six ou sept tours disposées en rond, avec une grande cour centrale. Il fut b‚ti voici cent et cinquante ans, par le roi Philippe Auguste, pour surveiller la ville et son port, et commander le cours extrême de la rivière de Seine. C'est une place importante que Rouen, une des ouvertures du royaume du côté de l'Angleterre, donc une fermeture aussi. La mer remonte jusqu'à son pont de pierre qui relie les deux parties du duché de Normandie.

Le donjon n'est pas au milieu du ch‚teau ; c'est une des tours, un peu plus haute et épaisse que les autres. Nous avons des ch‚teaux pareils en Périgord, mais ils ont ordinairement plus de fantaisie dans l'aspect.

La fleur de la chevalerie de Normandie y était assemblée, vêtue avec autant de richesse qu'il était possible. Soixante sires étaient venus, chacun avec au moins un écuyer. Les sonneurs venaient de corner l'eau quand un écuyer de messire Godefroy d'Harcourt, tout suant d'un long galop, vint avertir le comte Jean que son oncle le mandait en h‚te et le priait de quitter Rouen sur-le-champ. Le message était fort impérieux, comme si messire Godefroy avait eu vent de quelque chose.

Jean d'Harcourt se mit en devoir d'obtempérer, se coulant hors de la compagnie; et il était déjà au bas de l'escalier du donjon qu'il encombrait presque tout de sa personne, tant il était gras, une vraie futaille, quand il tomba sur Robert de Lorris qui lui barra le passage de l'air'le plus affable. " Messire comte, messire, vous vous en partez?

Mais Monseigneur le Dauphin n'attend plus que vous pour dîner!

Votre place est à sa gauche. " N'osant faire affront au Dauphin, le gros d'Harcourt se résigna à différer son départ. Il partirait après le repas.

Et il remonta l'escalier, sans trop de regret. Car la table du Dauphin avait grande réputation; on savait qu'il s'y servait merveilles; et Jean d'Harcourt n'avait pas acquis tout le lard dont il était bardé à sucer seulement des brins d'herbes.

Et de fait, quel festin ! Ce n'était pas en vain que Nicolas Braque avait aidé le Dauphin à l'apprêter. Ceux qui y furent, et qui en réchappèrent, n'en ont rien oublié. Six tables, réparties dans la grande salle ronde. Aux murs, des tapisseries de verdure, si vives de couleur qu'on aurait cru dîner au milieu de la forêt. Auprès des fenêtres, des buissons de cierges, pour renforcer le jour qui venait par les ébrasements, comme le soleil à

travers les arbres. Derrière chaque convive, un écuyer tranchant, soit, pour les grands seigneurs, le leur propre, et pour les autres quelqu'un de la maison du Dauphin. On usait de couteaux à manche d'ébène, dorés et émaillés aux armes de France, tout spécialement réservés pour le temps de carême. C'est la coutume de la cour de ne sortir les couteaux à manche d'ivoire qu'à partir des fêtes de P‚ques.

Car on respectait le carême. P‚tés de poisson, rago˚ts de poisson, carpes, brochets, tanches, brèmes, saumons et bars, plats d'oufs, volailles, gibiers de plume ; on avait vidé les viviers et les basses-cours, écume les rivières. Les pages de cuisine, formant une chaîne continue dans l'escalier, montaient les plats d'argent et de vermeil o˘ rôtisseurs, queux et sauciers avaient disposé, dressé, nappé les mets préparés sous les cheminées de la tour des cuisines. Six échansons versaient les vins de Beaune, de Meursault, d'Arbois et de Touraine... Ah! vous aussi, cela vous met en appétit, Archambaud ! J'espère qu'on nous fera bonne chère, tout à

l'heure, à Saint-Sauveur...

Le Dauphin, au milieu de la table d'honneur, avait Charles de Navarre à sa droite et Jean d'Harcourt à sa gauche. Il était vêtu d'un drap bleu marbré

de Bruxelles et coiffé d'un chaperon de même étoffe, orné de broderies de perles disposées en forme de feuillage. Je ne vous ai jamais encore décrit Monseigneur le Dauphin... Le corps étiré, les épaules larges et maigres, il a le visage allongé, un grand nez un peu bossue en son milieu, un regard dont on ne sait s'il est attentif ou songeur, la lèvre supérieure mince, l'autre plus charnue, le menton effacé.

On dit qu'il ressemble assez, pour autant qu'on ait moyen de savoir, à son ancêtre Saint Louis, qui était comme lui très long et un peu vo˚té. Cette tournure-là, à côté d'hommes très sanguins et redressés, apparaît de temps à autre dans la famille de France.

Les huissiers de cuisine venaient d'un pas empesé présenter les plats l'un après l'autre ; et lui, le Dauphin, désignait la table vers laquelle ils devaient être portés, faisant ainsi honneur à chacun de ses hôtes, au comte d'…tampes, au sire de la Ferté, au maire de Rouen, accompagnant d'un sourire, avec beaucoup de dignité courtoise, le geste qu'il faisait de la main, la main gauche toujours. Car, je vous l'ai dit, je crois, 1444

LES ROIS MAUDITS

sa main droite est enflée, rouge‚tre et le fait souffrir ; il s'en sert le moins possible. A peine peut-il jouer à la paume, une demi-heure, et tout de suite sa main gonfle. Ah! c'est une grande faiblesse pour un prince...

Ni chasse ni guerre. Son père ne se cache pas pour l'en mépriser. Comme il devait envier, le pauvre Dauphin, tous ces seigneurs qu'il traitait, les sires de Clercs, de Graville, du Bec Thomas, de Maine-mares, de Braquemont, de Sainte-Beuve ou d'Houdetot, ces chevaliers solides, s˚rs d'eux, tapageurs, fiers de leurs exploits aux armes. Il devait même envier le gros d'Harcourt, que son quintal de graisse n'empêchait pas de maîtriser un cheval ni d'être un redoutable tournoyeur, et surtout le sire de Biville, un fameux homme qu'on entoure beaucoup dès qu'il paraît en société et à qui l'on fait raconter son exploit... C'est celui-là même... vous voyez, son nom vous est parvenu... oui, d'un seul coup d'épée, un Turc fendu en deux, sous les yeux du roi de Chypre. A chaque récit qu'il recommence, l'entaille augmente d'un pouce. Un jour il aura aussi fendu le cheval...

Mais je reviens au Dauphin Charles. Il sait, ce garçon, à quoi sa naissance et son rang l'obligent; il sait pourquoi Dieu l'a fait naître, la place que la Providence lui a assignée, au plus haut de l'échelle des hommes, et que, sauf à mourir avant son père, il sera roi. Il sait qu'il aura le royaume à

gouverner souverainement; il sait qu'il sera la France. Et si dans le secret de soi il s'afflige que Dieu ne lui ait pas dispensé, en même temps que la charge, la robustesse qui l'aiderait à la bien porter, il sait qu'il doit pallier les insuffisances de son corps par une bonne gr‚ce, une attention à autrui, un contrôle de son visage et de ses propos, un air tout ensemble de bienveillance et de certitude qui jamais ne laissent oublier qui il est, et se composer de la sorte une manière de majesté. Cela n'est point chose aisée, quand on a dix-huit ans et que la barbe vous pousse à

peine !

Il faut dire qu'il y a été entraîné de bonne heure. Il avait onze ans quand son grand-père le roi Philippe VI parvint enfin à racheter le Dauphiné à

Humbert II de Vienne. Cela effaçait quelque peu la défaite de Crécy et la perte de Calais. Je vous ai dit après quelles négociations... Ah! je croyais... Vous voulez donc en savoir le menu?

Le Dauphin Humbert était aussi gonflé d'orgueil que perclus de dettes. Il désirait vendre, mais continuer à gouverner quelque partie de ce qu'il cédait, et que ses …tats après lui restassent indépendants. Il avait d'abord voulu traiter avec le comte de Provence, roi de Sicile; mais il monta le prix trop haut. Il se retourna alors vers la France, et c'est là

que je fus appelé à m'occuper des tractations. Dans un premier accord, il céda sa couronne mais seulement pour après sa mort... il avait perdu son unique fils... partie au comptant, cent vingt mille florins s'il vous plaît, et partie en pension viagère. Avec cela, il e˚t pu vivre à l'aise.

Mais au lieu d'éteindre ses dettes, il dissipa tout ce qu'il avait reçu en qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1445

allant chercher la gloire à combattre les Turcs. Harcelé par ses créanciers, il lui fallut alors vendre ce qui lui restait, c'est-à-dire ses droits viagers. Ce qu'il finit par accepter, pour deux cent mille florins de plus et vingt-quatre mille livres de rente, mais non sans continuer de faire le superbe. Heureusement pour nous, il n'avait plus d'amis.

C'est moi, je le dis modestement, qui trouvai l'accommodement par lequel on put satisfaire à l'honneur d'Humbert et de ses sujets. Le titre de Dauphin de Viennois ne serait pas porté par le roi de France, mais par l'aîné des petits-fils du roi Philippe VI et ensuite par son aîné fils. Ainsi les Dauphinois, jusque-là indépendants, gardaient l'illusion de conserver un prince qui ne régnait que sur eux. C'est la raison pour laquelle le jeune Charles de France, ayant reçu l'investiture à Lyon, eut à accomplir, au long de l'hiver de 1349 et du printemps de 1350, la visite de ses nouveaux

…tats. Cortèges, réceptions, fêtes. Il n'avait, je vous le répète, que onze ans. Mais avec cette facilité qu'ont les enfants d'entrer dans leur personnage, il prit l'habitude d'être accueilli dans les villes par des vivats, d'avancer entre des fronts courbés, de s'asseoir sur un trône tandis qu'on se h‚tait de lui glisser sous les pieds assez de carreaux de soie pour qu'ils ne pendissent pas dans le vide, de recevoir en ses mains l'hommage des seigneurs, d'écouter gravement les doléances des villes. Il avait surpris par sa dignité, son affabilité, le bon sens de ses questions.

Les gens s'attendrissaient de son sérieux; les larmes venaient aux yeux des vieux chevaliers et de leurs vieilles épouses lorsque cet enfant les assurait de son amour et de son amitié, les louait de leurs mérites et leur disait compter sur leur fidélité. De tout prince, la moindre parole est objet de gloses infinies par lesquelles celui qui l'a reçue se donne importance. Mais d'un si jeune garçon, d'une miniature de prince, quels récits émus ne provoquait pas la plus simple phrase! "A cet ‚ge, on ne peut point feindre." Mais si, il feignait, et même il se plaisait à feindre comme tous les gamins. Feindre l'intérêt pour chacun qu'il voyait, même si on lui offrait un regard louche et une bouche édentée, feindre le contentement devant le présent qu'on lui remettait même s'il en avait déjà

reçu quatre semblables, feindre l'autorité lorsqu'un conseil de ville venait se plaindre pour une affaire de péage ou quelque litige communal...

"Vous serez rétabli dans votre droit, si l'on vous a fait tort. Je veux que l'on conduise enquête avec diligence. " II avait vite compris combien prescrire une enquête d'un ton décidé produit grand effet sans engager à

rien.

Il ne savait pas encore qu'il serait d'une santé si faible, bien qu'il f˚t tombé malade pendant plusieurs semaines, à Grenoble. Ce fut durant ce voyage qu'il apprit la mort de sa mère, puis de sa grand-mère, et bientôt après le remariage de son grand-père et celui de son père, coup sur coup, avant qu'on lui annonç‚t qu'il allait lui-même bientôt épouser Madame Jeanne de Bourbon, sa cousine, qui avait le même ‚ge 1446 LES ROIS MAUDITS

que lui. Ce qui s'était fait, à Tain l'Hermitage, au début d'avril, dans une grande pompe et toute une affluence d'…glise et de noblesse... Il n'y a que six ans.

C'est miracle qu'il n'ait pas eu la tête tournée, ou perturbée, par toutes ces pompes. Il avait seulement révélé le penchant commun à tous les princes de sa famille pour la dépense et le luxe. Des mains percées. Avoir tout de suite tout ce qui leur plaît. Je veux ceci, je veux cela. Acheter, posséder les choses les plus belles, les plus rares, les plus curieuses, et surtout les plus co˚teuses, les animaux des ménageries, les orfèvreries somptueuses, les livres enluminés, dépenser, vivre dans des chambres tendues de soie et de drap d'or de Chypre, faire coudre sur leur vêtement des fortunes en pierreries, rutiler, c'est, pour le Dauphin comme pour tous les gens de son lignage, le signe du pouvoir et la preuve, à leurs propres yeux, de la majesté. Une naÔveté qui leur vient de leur aÔeul, le premier Charles, le frère de Philippe le Bel, l'empereur titulaire de Constantinople, ce gros bourdon qui tant s'agita et agita l'Europe, et même un moment songea à l'empire d'Allemagne. Un dispendieux, si jamais il en fut... Tous ont cela dans le sang. quand on se commande des souliers, dans la famille, c'est par vingt-quatre, quarante ou cinquante-cinq paires à la fois, pour le roi, pour le Dauphin, pour Monseigneur d'Orléans. Il est vrai que leurs sottes poulaines ne tiennent pas à la boue ; les longues pointes se déforment, les broderies se ternissent, et l'on abîme en trois jours ce qui a pris un mois de labeur aux meilleurs artisans qui sont dans la boutique de Guillaume Loisel, à Paris. Je le sais parce que c'est de là que je fais venir mes mules rouges; mais moi il me suffit de huit paires à

l'année. Et regardez; ne suis-je pas toujours proprement chaussé?

Comme la cour donne le ton, seigneurs et bourgeois se ruinent en passementerie, en fourrures, en joyaux, en dépenses de vanité. On rivalise d'ostentation. Pensez que pour orner le chaperon que portait Monseigneur le Dauphin, ce jour de Rouen que je vous conte, on avait usé un marc de grosses perles et un marc de menues, commandées chez Belhommet Thurel pour trois cents ou trois cent vingt écus ! Allez vous étonner que les coffres soient vides quand chacun dépense plus qu'il

ne lui reste d'argent?

Ah! voilà ma litière qui revient. On a changé d'attelage. Eh bien, remontons...

Il en est un, en tout cas, à qui ces difficultés de finances profitent, et qui fait bien ses affaires sur la pénurie de la caisse royale; c'est messire Nicolas Braque, le premier maître de l'hôtel, qui est aussi le trésorier et le gouverneur des monnaies. Il a monté une petite compagnie de banque, je devrais dire une compagnie de frime, qui rachète parfois aux deux tiers, parfois à la moitié, parfois même au tiers prix, les dettes du roi et de sa parenté. La machinerie est simple. Un qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1447

fournisseur de la cour est saisi à la gorge parce que depuis deux ans ou plus on ne lui a rien versé et qu'il ne sait plus comment payer ses compagnons ou acheter ses marchandises. Il s'en vient trouver messire Braque et lui agite ses mémoires sous le nez. Il a grand air, messire Braque; il est bel homme, toujours sévèrement vêtu, et il ne prononce jamais plus de mots qu'il n'en faut. Il n'a pas son pareil pour rabattre aux gens leur caquet. Tel qui arrivait tempêtant... "cette fois, il va m'entendre; c'est que j'en ai gros à lui dire, et je ne lui m‚cherai pas mes mots..." se retrouve en un tournemain balbutiant et suppliant. Messire Braque laisse tomber sur lui, comme une douche de gouttière, quelques paroles froides et roides: "Vos prix sont forcés, comme toujours sur les travaux qu'on fait pour le roi... la clientèle de la cour vous attire maintes pratiques sur lesquelles vous gagnez gros... si le roi est en difficulté de payer, c'est que tout l'argent de son Trésor passe à subvenir aux frais de la guerre... prenez-vous-en aux bourgeois, comme maître Marcel, qui rechignent à consentir les aides... puisque vous peinez tant à

fournir le roi, eh bien, on vous retirera les commandes... " Et quand le doléant est bien assagi, bien marri, bien grelottant, alors Braque lui dit : " Si vraiment vous êtes dans la gêne, je veux essayer de vous venir en aide. Je puis peser sur une compagnie de change o˘ je compte des amis pour qu'elle reprenne vos créances. Je tenterai, je dis bien, je tenterai, qu'elles vous soient rachetées pour les quatre sixièmes ; et vous donnerez quittance du tout. La Compagnie se fera rembourser quand Dieu voudra regarnir le Trésor... si jamais II le veut. Mais n'en allez point parler, sinon chacun dans le royaume m'en viendrait demander autant. C'est grande faveur que je vous fais. "

Après quoi, dès qu'il y a trois sous dans la cassette, Braque prend l'occasion de glisser au roi: "Sire, je ne voulais point, pour votre honneur et votre renom, laisser traîner cette dette criarde, d'autant que le créancier était fort monté et menaçait d'un esclandre. J'ai, pour l'amour de vous, éteint cette dette avec mes propres deniers. " Et par priorité de faveur, il se fait rembourser du tout. Comme c'est lui, d'autre part, qui ordonne la dépense du palais, il se fait arroser de beaux cadeaux pour chaque commande passée. Il gagne aux deux bouts, cet honnête homme.

Ce jour du banquet, il s'affairait moins à négocier le paiement des aides refusées par les …tats de Normandie qu'à traiter avec le maire de Rouen, maître Mustel, du rachat des créances des marchands rouen-nais. Car des mémoires qui dataient du dernier voyage du roi, et même d'avant, restaient impayés. quant au Dauphin, depuis qu'il était lieutenant du roi en Normandie, avant même d'être duc en titre, il commandait, il commandait, mais sans jamais solder aucun de ses comptes. Et messire Braque se livrait à son trafic habituel, en assurant le maire que c'était par amitié pour lui et pour l'estime dans laquelle

1448 L£S ROIS MAUDITS

il tenait les bonnes gens de Rouen qu'il allait leur rafler le tiers de leurs profits. Davantage même, car il les paierait en francs à la chaise, c'est-à-dire dans une monnaie amincie, et par qui? Par lui, qui décidait des altérations... Reconnaissons que lorsque les …tats se plaignent des grands officiers royaux, ils y ont quelques motifs. quand je pense que messire Enguerrand de Marigny fut naguère pendu parce qu'on lui reprochait, dix ans après, d'avoir une fois rogné la monnaie! Mais c'était un saint auprès des argentiers d'aujourd'hui !

qui y avait-il encore, à Rouen, qui mérite d'être nommé, hors les serviteurs habituels, et Mitton le Fol, nain du Dauphin, qui gambadait entre les tables, portant lui aussi chaperon emperlé... des perles pour un nain, je vous le demande, est-ce bonne manière de dépenser les écus qu'on n'a pas? Le Dauphin le fait vêtir d'un drap rayé qu'on lui tisse tout exprès, à Gand... Je désapprouve cet emploi qu'on fait des nains. On les oblige à bouffonner, on les pousse du pied, on en fait risée. Ce sont créatures de Dieu, après tout, même si l'on peut dire que Dieu ne les a pas trop réussies. Raison de plus pour témoigner un peu de charité. Mais les familles, à ce qu'il paraît, tiennent pour une bénédiction la venue d'un nain. " Ah ! il est petit. Puisse-t-il ne pas grandir. On pourra le vendre à un duc, ou peut-être au roi... "

Non, je crois vous avoir cité tous les convives d'importance, avec Friquet de Fricamps, Graville, Mainemares, oui, je les ai nommés... et puis, bien s˚r, le plus important de tous, le roi de Navarre.

Le Dauphin lui réservait toute son attention. Il n'avait guère d'efforts à

faire, d'ailleurs, du côté du gros d'Harcourt. Celui-là ne causait qu'avec les plats, et il était bien vain de lui adresser parole pendant qu'il engloutissait des montagnes.

Mais les deux Charles, Normandie et Navarre, les deux beaux-frères, parlaient beaucoup. Ou plutôt Navarre parlait. Ils ne s'étaient guère revus depuis leur équipée manquée d'Allemagne ; et c'était tout à fait dans la manière du Navarrais que de chercher, par flatterie, protestations de bonne amitié, souvenirs joyeux et récits plaisants à reprendre empire sur son jeune parent.

Tandis que son écuyer, Colin Doublel, déposait les mets devant lui, Navarre, rieur, charmant, plein d'entrain et de désinvolte... "c'est la fête de nos retrouvailles ; grand merci, Charles, de me permettre de te montrer l'attachement que j'ai pour toi; je m'ennuie, depuis ton éloignement... " lui rappelait leurs fines parties de l'hiver précédent ei les aimables bourgeoises qu'ils jouaient aux dés. à qui la blonde, à qui la brune? "... la Cassinel est grosse à présent et nul ne doute que c'est de toi... ", et de là passait aux affectueux reproches... " ah ! qu'es-tu allé

conter tous nos projets à ton père!... Tu en as retiré le duché de Normandie, c'est bien joué, je le reconnais. Mais avec moi, c'est tout qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1449

le royaume que tu pourrais avoir à cette heure... " pour lui glisser enfin, reprenant son antienne : " Avoue que tu ferais un meilleur roi que lui ! "

Et de s'enquérir, sans avoir l'air d'y toucher, de la prochaine rencontre entre le Dauphin et le roi Jean, si la date en était arrêtée, si elle aurait lieu en Normandie... "J'ai ouÔ dire qu'il était à chasser du côté de Gisors. "

Or il trouvait un Dauphin plus réservé, plus secret que par le passé.

Affable certes, mais sur ses gardes, et ne répondant que par sourires ou inclinaisons de tête à tant d'empressement.

Soudain, il se produisit un grand fracas de vaisselle qui domina les voix des dîneurs. Mitton le Fol, qui s'employait à singer les huissiers de cuisine en présentant un merle, tout seul, sur le plus grand plat d'argent qu'il avait pu trouver, Mitton venait de laisser tomber le plat. Et il ouvrait la bouche toute grande, en désignant la porte.

Les bons chevaliers normands, déjà fortement abreuvés, s'amusaient du tour qu'ils jugeaient fort drôle. Mais leurs rires se coincèrent aussitôt dans leur gorge.

Car de la porte surgissait le maréchal d'Audrehem, tout armé, tenant son épée droite, la pointe en l'air, et qui leur criait de sa voix de bataille : "que nul d'entre vous ne bouge pour chose qu'il voit, s'il ne veut mourir de cette épée".

Ah! mais, ma litière est arrêtée... Eh oui, nous voici arrivés; je ne m'en avisais point. Je vous dirai la suite après souper.

L'ARRESTATION

Grand merci, messire abbé, je suis votre obligé... Non, de rien, je vous l'assure, je n'ai plus besoin de rien... seulement que l'on me remette quelques b˚ches au feu... Mon neveu va me faire compagnie; j'ai à

m'entretenir avec lui. C'est cela, messire abbé, la bonne nuit. Merci des prières que vous allez dire pour le Très Saint-Père et pour mon humble personne... oui, et toute votre pieuse communauté... L'honneur est pour moi. Oui, je vous bénis; le bon Dieu vous ait en Sa sainte garde... . .

Ououh ! Si je le lui avais permis, il nous aurait tenus jusqu a la minuit, cet abbé-là! Il a d˚ naître le jour de la Saint-Bavard...

Voyons, o˘ en étions-nous? Je ne veux point vous laisser languir. Ah oui...

le maréchal, l'épée haute...

Et derrière le maréchal surgirent une douzaine d archers qui rabattirent brutalement échansons et valets contre les murs; et puis Lalemant et Perrinet le Buffle, et sur leurs talons le roi Jean II lui-même tout armé, heaume en tête, et dont les yeux jetaient du feu par la ventaille levée. Il était suivi de près par Chaillouel et Crespi, deux autres sergents de sa garde étroite.

"Je suis piégé", dit Charles de Navarre.

La porte continuait de dégorger l'escorte royale dans laquelle il reconnaissait quelques-uns de ses pires ennemis, les frères d'Artois, Tancarville...

Le roi marcha droit vers la table d'honneur. Les seigneurs normands esquissèrent un vague mouvement pour lui faire révérence. D'un geste des deux mains, il leur imposa de rester assis.

Il saisit son gendre par le col fourré de son surcot, le secoua, le souleva, tout en lui criant du fond de son heaume: " Mauvais traître! Tu n'es pas digne de t'asseoir à côté de mon fils. Par l'‚me de mon père, je ne penserai jamais à boire ni à manger tant que tu vivras ! "

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1451

L'écuyer de Charles de Navarre, Colin Doub'el, voyant son maître ainsi malmené, eut une folle impulsion et brandit un couteau à trancher pour en frapper le roi. Mais son geste fut prévenu par Perrinet le Buffle qui lui retourna le bras.

Le roi, pour sa part, l‚cha Navarre et, perdant contenance un instant, regarda avec surprise ce simple écuyer qui avait osé lever la main sur lui.

" Prenez-moi ce garçon et son maître aussi ", commanda-t-il. , La suite du roi s'était portée en avant d'un seul élan, les frères d'Artois au premier rang, qui encadrèrent Navarre comme un noisetier pincé entre deux chênes. Les hommes d'armes avaient complètement investi la salle ; les tapisseries étaient comme hérissées de piques. Les huissiers de cuisine semblaient vouloir rentrer dans les murs. Le Dauphin s'était levé et disait: "Sire mon père, Sire mon père..."

Charles de Navarre tentait de s'expliquer, de se défendre. " Monseigneur, je ne puis comprendre ! qui vous a si mal informé contre moi? que Dieu m'aide, mais jamais, faites-m'en gr‚ce, je n'ai pensé trahison, ni contre vous ni contre Monseigneur votre fils ! S'il est homme au monde qui m'en veuille accuser, qu'il le fasse, devant vos pairs, et je jure que je me purgerai de ses dires et le confondrai. "

Même en si périlleuse situation, il avait la voix claire, et la parole qui coulait aisément de la bouche. Il était vraiment très petit, très fluet, au milieu de tous ces gens de guerre ; mais il gardait son assurance dans le caquet.

"Je suis roi, Monseigneur, d'un moindre royaume que le vôtre, certes, mais je mérite d'être traité en roi. - Tu es comte d'…vreux, tu es mon vassal, et tu es félon ! - Je suis votre bon cousin, je suis l'époux de Madame votre fille, et je n'ai jamais forfait. Il est vrai que j'ai fait tuer Monseigneur d'Espagne. Mais il était mon adversaire et m'avait offensé.

J'en ai fait pénitence. Nous nous sommes donné la paix et vous avez accordé

des lettres de rémission à tous... - En prison, traître. Tu as assez joué

de menterie. Allez ! qu'on l'enferme, qu'on les enferme tous les deux ! "

cria le roi en montrant Navarre et son écuyer. " Et celui-là aussi", ajouta-t-il en désignant de son gantelet Friquet de Fricamps qu'il venait de reconnaître et qu'il savait avoir monté l'attentat de la Truie-qui-file.

Alors que sergents et archers entraînaient les trois hommes vers une chambre voisine, le Dauphin se jeta aux genoux du roi. Si effrayé qu'il p˚t être de la grande fureur o˘ il voyait son père, il était demeuré assez lucide pour en apercevoir les conséquences, au moins pour lui-même.

" Ah ! Sire mon père, pour Dieu merci, vous me déshonorez ! que va-t-on dire de moi? J'avais prié le roi de Navarre et ses barons à dîner, et vous les traitez ainsi. On dira de moi que je les ai trahis. Je vous supplie par Dieu de vous calmer et de changer d'avis. - Calmez-vous 1452

LES ROIS MAUDITS

vous-même, Charles ! Vous ne savez pas ce que je sais. Ils sont mauvais traîtres, et leurs méfaits se découvriront bientôt. Non, vous ne savez pas tout ce que je sais. "

Là-dessus notre Jean II, se saisissant de la masse d'armes d'un sergent, alla en frapper le comte d'Harcourt d'un coup formidable dont tout autre, moins gras que lui, aurait eu l'épaule cassée. "Debout, traître! Passez vous aussi en prison. Vous serez bien malin si vous m'échappez. "

Et comme le gros d'Harcourt, tout éberlué, ne se levait pas assez vite, il l'empoigna par sa cotte blanche qu'il déchira, faisant craquer tout son vêtement jusqu'à la chemise.

Poussé par les archers, Jean d'Harcourt, dépoitraillé, passa devant son cadet, Louis, et lui dit quelque chose qu'on ne comprit point, mais qui était méchant, et auquel l'autre répondit d'un geste qui pouvait signifier ce qu'on voulait... je n'ai rien pu faire; je suis chambellan du roi... tu l'as cherché, tant pis pour toi...

"Sire mon père, insistait le duc de Normandie, vous faites mal de traiter ainsi ces vaillants hommes... "

Mais Jean II ne l'entendait plus. Il échangeait des regards avec Nicolas Braque et Robert de Lorris qui lui désignaient silencieusement certains convives. " Et celui-là, en prison!... Et celui-là... " ordonnait-il en bousculant le sire de Graville et en cognant du poing Maubué de Mainemares, deux chevaliers qui avaient, eux aussi, trempé dans l'assassinat de Charles d'Espagne, mais qui avaient reçu, depuis deux ans, leurs lettres de rémission, signées de la main du roi. Comme vous le voyez, c'était de la haine bien recuite.

Mitton le Fol, grimpé sur un banc de pierre, dans l'ébrasement d'une fenêtre, faisait des signes à son maître en lui montrant les plats posés sur une desserte, et puis le roi, et puis agitait ses doigts devant sa bouche... manger...

"Mon père, dit le Dauphin, voulez-vous qu'on vous serve à manger?" L'idée était heureuse; elle évita d'expédier au cachot toute la Normandie.

"Pardieu oui! C'est vrai que j'ai faim. Savez-vous, Charles, que je suis parti d'au-delà la forêt de Lyons, et que je cours depuis l'aube pour ch

‚tier ces méchants? Faites-moi servir."

Et il appela de la main pour qu'on lui délaç‚t son heaume. Il apparut les cheveux collés; la face rougie ; la sueur lui coulait dans la barbe. En s'asseyant à la place de son fils, il avait déjà oublié son serment de ne manger ni boire tant que son gendre serait encore en vie.

Tandis qu'on se h‚tait à lui dresser un couvert, qu'on lui versait du vin, qu'on le faisait patienter avec un p‚té de brochet point trop entamé, qu'on lui présentait un cygne, resté intact et encore tiède, il se fit, entre les prisonniers qu'on emmenait et les valets qui dévalaient de qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

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nouveau vers les cuisines, un flottement dans la salle et les escaliers ; les seigneurs normands en profitèrent pour s'échapper, tel le sire de Clères qui comptait également parmi les meurtriers du bel Espagnol et qui s'en tira de justesse. Le roi ne faisant plus mine d'arrêter personne, les archers les laissaient passer.

L'escorte crevait de faim et de soif, elle aussi. Jean d'Artois, Tancarville, les sergents louchaient vers les plats. Ils attendaient un geste du roi les autorisant à se restaurer. Comme ce geste ne venait pas, le maréchal d'Audrehem arracha la cuisse d'un chapon qui traînait sur une table et se mit à manger, debout. Louis d'Orléans eut une moue d'humeur.

Son frère, vraiment, montrait trop peu de souci de ceux qui le servaient.

Il s'assit au siège que Navarre occupait un moment avant, en disant : " Je me fais devoir de vous tenir compagnie, mon frère. "

Le roi, alors, avec une sorte de mansuétude indifférente, invita ses parents et barons à s'asseoir. Et tous aussitôt s'attablèrent, autour des nappes maculées, pour épuiser les reliefs de la ripaille. On ne se soucia pas de changer les écuelles d'argent. On attrapait ce qui se présentait au passage, le g‚teau de lait avant le canard confit, l'oie grasse avant la soupe de coquillages. On mangeait des restes de friture froide. Les archers se bourraient de tranches de pain ou bien filaient se faire nourrir aux cuisines. Les sergents lampaient les gobelets abandonnés.

Le roi, bottes écartées sous la table, restait enfermé dans une songerie brutale. Sa colère n'était pas apaisée; elle semblait même reflamber avec la mangeaille. Pourtant il aurait d˚ avoir quelques motifs de contentement.

Il était dans son rôle de justicier, le bon roi ! Il venait enfin de remporter une victoire; il avait une belle prouesse à faire consigner par ses clercs pour la prochaine assemblée de l'Ordre de l'…toile. " Comment Monseigneur le roi Jean défit les traîtres qu'il saisit au ch‚teau de Bouvreuil... " II parut s'étonner soudain de ne plus voir les chevaliers normands, et s'en inquiéta. Il se méfiait d'eux. S'ils allaient lui organiser une révolte, soulever la ville, libérer les prisonniers?... Il montrait là toute sa nature, cet habile homme. Dans un premier temps, poussé par une fureur longuement rem‚chée, il se ruait, sans réfléchir à

rien ; puis il négligeait de consolider ses actes ; puis il se faisait des imaginations, toujours à côté de la réalité, mais dont il était difficile de l'ôter. Maintenant, il voyait Rouen en rébellion, comme Arras l'avait été un mois auparavant. Il voulut qu'on fît venir le maire. Plus de maître Mustel. "Mais il était là voici à peine un moment ", disait Nicolas Braque.

On rattrapa le maire dans la cour du ch‚teau. Il comparut, blanc d'une digestion coupée, devant le roi b‚frant. Il s'entendit ordonner de fermer les portes de la ville et de crier par les rues que chacun rest‚t chez soi.

Interdiction à quiconque de circuler, bourgeois ou manant, et pour aucune raison. C'était l'état de

1454 LES ROIS MAUDITS

siège, le couvre-feu en plein jour. Une armée ennemie enlevant la ville n'e˚t pas agi autrement.

Mustel eut le courage de se montrer outragé. Les Rouennais n'avaient rien fait qui justifi‚t de telles mesures... " Si ! Vous refusez de verser les aides, en suivant les exhortements de ces méchants que je suis venu confondre. Mais, par saint Denis, ils ne vous exhorteront plus. " En voyant se retirer le maire, le Dauphin dut penser avec tristesse que tous ses efforts patients poursuivis depuis plusieurs mois pour se concilier les Normands étaient réduits à néant. A présent, il aurait tout le monde contre lui, noblesse et bourgeoisie. qui pourrait croire, en effet, qu'il n'était pas complice de ce guet-apens? En vérité, son père lui donnait un bien méchant rôle.

Et puis le roi demanda qu'on all‚t quérir Guillaume... ah! Guillaume comment... le nom m'échappe, pourtant je l'ai su... enfin, son roi des ribauds. Et chacun comprit qu'il avait résolu de procéder sans plus attendre à l'exécution immédiate des prisonniers.

" Ceux qui ne savent pas garder la chevalerie, il n'y a point de raison qu'on leur garde la vie, disait le roi. - Certes, mon cousin Jean", approuvait Jean d'Artois, ce monument de sottise.

Je vous le demande, Archambaud, était-ce vraiment de la chevalerie que de se mettre en arroi de bataille pour prendre des gens désarmés, et en se servant de son fils comme app‚t? Navarre, sans doute, avait d'assez beaux états de gredinerie; mais le roi Jean, sous ses dehors superbes, a-t-il beaucoup plus d'honneur dans l'‚me?

VI LES APPR TS

Guillaume à la Cauche... Voilà, je l'ai retrouvé! Le nom que je cherchais; le roi des ribauds... Curieux office que le sien qui résulte d'une institution de Philippe Auguste. Il avait organisé pour sa garde étroite un corps de sergents, tous des géants, qu'on appelait les ribaldi régis, les ribauds du roi. Inversion de génitif ou bien jeu de mots, le chef de cette garde est devenu le rex ribaldorwn. Nominalement, il commande aux sergents comme Perrinet le Buffle et les autres ; et c'est lui, chaque soir, à

l'heure du souper, qui fait le tour de l'hôtel royal pour voir si en sont bien sorties toutes gens qui ont entrée à la cour mais ne doivent pas y coucher. Mais surtout, comme je vous l'ai dit, je crois, il a charge de surveiller les mauvais lieux dans toute ville o˘ le roi séjourne. C'est-à-dire que, d'abord, il réglemente et inspecte les bordeaux de Paris, qui ne sont pas en petit nombre, sans parler des follieuses qui travaillent à leur compte dans les rues qui leur sont réservées. De même les maisons o˘ l'on joue les jeux de hasard. Tous ces méchants endroits sont ceux o˘ l'on a le plus de chance de dépister voleurs, tire-laine, faussaires et meurtriers à

gages ; et puis de connaître les vices des gens, parfois très haut placés, qui vous ont des mines tout à fait honorables.

Si bien que le roi des ribauds est devenu le chef d'une sorte de police fort spéciale. Il a ses espies un peu partout. Il tient et entretient toute une vermine de taverne qui le fournit en rapports et indices. Si l'on veut faire suivre un voyageur, en explorer le portemanteau ou savoir à qui il se réunit, on s'adresse à lui. Ce n'est point un homme aimé, mais c'est un homme craint. Je vous en parle pour le jour o˘ vous serez à la cour. Il vaut mieux n'être point mal avec lui.

Il gagne gros, car sa charge est moelleuse. Surveiller les catins, inspecter les bouges, c'est de bon profit. Outre les gages en argent et avantages en nature qu'il touche dans la maison du roi, il perçoit deux 1456 LES ROIS MAUDITS

sous de redevance à la semaine sur tous les logis bordeaux et toutes les femmes bordelières. Voilà un bel impôt, n'est-ce pas, et dont la rentrée fait moins de difficultés que la gabelle. …galement il touche cinq sous des femmes adultères... enfin, de celles qui sont connues. Mais en même temps, c'est lui qui engage les galantes pour l'usage de la cour. On le paye pour avoir les yeux ouverts, mais on le paye souvent aussi pour les fermer. Et puis, c'est lui, quand le roi est en chevauchée, qui exécute ses sentences ou celles du tribunal des maréchaux. Il règle l'ordonnance des supplices; et dans ce cas les dépouilles des condamnés lui reviennent, tout ce qu'ils ont sur le corps au moment de leur arrestation. Comme, ordinairement, ce n'est point le fretin du crime qui provoque la colère royale, mais de puissantes et riches gens, les vêtements et joyaux qu'il récolte sur eux ne sont pas prises négligeables. Le jour de Rouen, c'était l'aubaine. Un roi à

décoller, et cinq seigneurs d'un coup! Jamais roi des ribauds n'avait, oh!

depuis Philippe Auguste, connu fortune pareille. Une occasion sans égale de se faire apprécier du souverain. Aussi ne ménageait-il pas sa peine. Un supplice, c'est un spectacle... Il lui avait fallu trouver, en s'adressant au maire, six charrettes, parce que le roi avait exigé une charrette par condamné, c'était ainsi. Cela ferait le cortège plus long. Elles attendaient dans la cour du ch‚teau, attelées de percherons pattus. Il lui avait fallu trouver un bourreau... parce que le bourreau de la ville n'était pas là, ou bien qu'il n'y en avait pas d'appointé dans le moment.

Le roi des ribauds avait tiré de la prison un méchant drôle appelé

Bétrouve, Pierre Bétrouve... eh bien, ce nom-là, vous voyez, je m'en souviens, allez savoir pourquoi... qui avait quatre homicides sur la conscience, ce qui paraissait une bonne préparation au travail qu'on allait lui confier, en échange d'une lettre de rémission délivrée par le roi. Il l'échappait belle, ce Bétrouve. S'il y avait eu un bourreau en ville...

Il avait fallu aussi trouver un prêtre; mais c'est denrée moins rare, et l'on ne s'était guère mis en peine pour le choisir... le premier capucin venu, dans le couvent le plus voisin.

Durant ces apprêts, le roi Jean tenait petit conseil dans la salle du banquet un peu nettoyée...

Décidément le temps est à la pluie. Il y en a pour la journée. Bah! nous avons de bonnes fourrures, de la braise dans nos échauffettes, des dragées, de l'hypocras pour nous revigorer contre la mouillure; nous avons de quoi tenir jusqu'à Auxerre. Je suis bien aise de revoir Auxerre; cela va raviver mes souvenirs...

Donc le roi tenait conseil, un conseil o˘ il était presque seul à parler.

Son frère d'Orléans se taisait; son fils d'Anjou également. Audrehem était sombre. Le roi lisait bien sur les visages de ses conseillers que même les plus acharnés à perdre le roi de Navarre n'approuvaient pas qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1457

qu'il f˚t décapité ainsi, sans procès et comme à la sauvette. Cela rappelait trop l'exécution de Raoul de Brienne, l'ancien connétable, décidée de la sorte sur un coup de colère, pour des raisons jamais éclairées, et qui avait mal inauguré le règne.

Seul Robert de Lorris, le premier chambellan, semblait seconder le souverain dans son vouloir de vengeance instantanée; mais c'était platitude plutôt que conviction. Il avait connu plusieurs mois de disgr‚ce pour s'être, aux yeux du roi, trop avancé du côté navarrais lors du traité de Mantes. Il fallait à Lorris prouver sa fidélité.

Nicolas Braque, qui a de l'habileté et sait manouvrer le roi, chercha diversion en parlant de Friquet de Fricamps. Il opinait pour qu'on le gard

‚t en vie, provisoirement, afin de lui faire subir une question en bonne et due forme. Nul doute que le gouverneur de Caen, suffisamment traité, n'ait à livrer des secrets bien intéressants. Comment connaître tous les rameaux de la conspiration si l'on ne conservait aucun des prisonniers?

" Oui, c'est sagement pensé, dit le roi. qu'on garde Friquet. "

Alors, Audrehem ouvrit une des fenêtres et cria au roi des ribauds, dans la cour: "Cinq charrettes, il suffira!", confirmant du geste, la main grande ouverte: cinq. Et l'une des charrettes fut renvoyée au maire.

"Si c'est sagesse de garder Fricamps, ce le serait plus encore de garder son maître ", dit alors le Dauphin.

Le premier émoi passé, il avait repris son calme et son air réfléchi. Son honneur était engagé dans l'affaire. Il cherchait par tous moyens à sauver son beau-frère. Jean II avait demandé à Jean d'Artois de répéter, pour la gouverne de tous, ce qu'il savait du complot. Mais " mon cousin Jean "

s'était montré moins assuré, devant le Conseil, que devant le roi seul.

Chuchoter de bouche à oreille une délation vous a un bon air de certitude.

Redite à haute voix, pour dix personnes, elle perd de la force. Après tout, il ne s'agissait que d'on-dit. Un ancien serviteur avait vu... un autre avait entendu...

Même si, dans le secret de l'‚me, le duc de Normandie ne pouvait s'empêcher d'accorder crédit aux accusations portées, les présomptions ne lui semblaient pas assez établies.

" Pour mon mauvais gendre, nous en savons assez, ce me semble, dit le roi.

- Non, mon père, nous ne savons guère, répondit le Dauphin.

" Charles, êtes-vous donc si obtus? dit le roi avec colère. N'avez-vous pas entendu que ce méchant parent sans foi ni aveu, cette bête nuisible, nous voulait saigner bientôt, moi puis vous? Car, vous aussi, il voulait vous occire. Croyez-vous qu'après moi vous eussiez été un grand obstacle aux entreprises de votre bon frère qui voulait naguère vous tirer en Allemagne, contre moi? C'est notre place et notre trône qu'il 1458

LES ROIS MAUDITS

guigne, rien moins. Ou bien êtes-vous toujours si coiffé de lui que refusiez de rien comprendre?"

Alors le Dauphin qui prenait de l'assurance et de la détermination : " J'ai fort bien entendu, mon père ; mais il n'y a preuve ni aveux. - Et quelle preuve voulez-vous, Charles? La parole d'un loyal cousin ne vous suffit-elle pas? Attendez-vous de gésir, navré dans votre sang et percé comme le fut mon pauvre Charles d'Espagne, pour fournir la preuve?"

Le Dauphin s'obstinait. " II y a présomptions très fortes, mon père, je ne le contredis point; mais pour l'heure, rien de plus. Présomption n'est pas crime. - Présomption est crime pour le roi, qui a devoir de se garder, dit Jean II devenu tout rouge. Vous ne parlez pas en roi, mais comme un clerc d'université rencogné derrière ses gros livres. "

Mais le jeune Charles tenait bon. " Si devoir royal est de se garder, ne nous mettons pas à nous décapiter entre rois. Charles d'…vreux a été oint et sacré pour la Navarre. Il est votre beau-fils, félon sans doute, mais votre beau-fils. qui respectera les personnes royales si les rois s'envoient l'un l'autre au bourreau? - II n'avait qu'à ne point commencer", cria le roi.

Alors le maréchal d'Audrehem intervint, pour fournir son avis. "Sire, en l'occasion, c'est vous, aux yeux du monde, qui paraîtriez commencer. "

Un maréchal, Archambaud, de même qu'un connétable, c'est toujours difficile à manier. Vous l'installez dans une autorité et puis, tout à coup, il en use pour vous contredire. Audrehem est un vieil homme de guerre... pas si vieux que cela, au fond; il a moins d'‚ge que moi... mais enfin un homme qui a longtemps obéi en se taisant et vu beaucoup de sottises se commettre sans pouvoir rien dire. Alors, il se

rattrapait.

" Si encore nous avions pris tous les renards dans le même piège !

continua-t-il. Mais Philippe de Navarre est libre, lui, et aussi acharné.

Expédiez l'aîné, et le cadet le remplace, qui soulèvera tout aussi bien son parti, et traitera tout aussi bien avec l'Anglais, d'autant qu'il est meilleur chevalier et plus ardent à la bataille. "

Louis d'Orléans vint alors appuyer le Dauphin et le maréchal, représentant au roi qu'aussi longtemps qu'il tiendrait Navarre en prison, il garderait prise sur ses vassaux.

"Instruisez longuement procès contre lui, faites éclater sa noirceur, faites-le juger par les pairs du royaume ; alors nul ne vous reprochera votre sentence. quand le père de notre cousin Jean commit tous les actes qu'on sait, le roi notre père ne procéda pas autrement que par jugement public et solennel. Et quand notre grand-oncle Philippe le Bel découvrit l'inconduite de ses brus, si rapide qu'ait été sa justice, elle fut établie sur interrogatoires et prononcée en grande audience. "

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1459

Tout cela ne fut point du go˚t du roi Jean qui s'emporta derechef: " Les beaux exemples, et bien profitables, que vous me baillez là, mon frère ! Le grand jugement de Maubuisson a mis le déshonneur et le désordre dans la famille royale. quant à Robert d'Artois, pour l'avoir seulement banni, n'en déplaise à notre cousin Jean, au lieu de le proprement saisir et occire, il nous a ramené la guerre d'Angleterre. "

Monseigneur d'Orléans qui n'aime point trop son aîné et se plaît à lui tenir tête, aurait alors reparti... on m'a assuré que cela fut dit... "

Sire, mon frère, faut-il vous rappeler que Maubuisson ne nous a pas trop desservis? Sans Maubuisson o˘ notre grand-père Valois, que Dieu garde, joua sa part, c'est sans doute notre cousin de Navarre qui serait au trône en cette heure, au lieu de vous. quant à la guerre d'Angleterre, le comte Robert y poussa peut-être, mais il ne lui apporta qu'une lance, la sienne.

Or, la guerre d'Angleterre dure depuis dix-huit ans... "

II paraît que le roi fléchit sous l'estocade. Il se retourna vers le Dauphin qu'il regarda durement en disant: "C'est vrai, dix-huit ans; juste votre ‚ge, Charles", comme s'il lui faisait grief de cette coÔncidence.

Sur quoi Audrehem bougonna : " Nous aurions plus aisé à bouter l'Anglais hors de chez nous si nous n'étions pas toujours à nous battre entre Français. "

Le roi resta muet un moment, l'air fort courroucé. Il faut être bien s˚r de soi pour se maintenir dans une décision quand nul de ceux qui vous servent ne l'approuve. C'est à cela qu'on peut juger le caractère des princes. Mais le roi Jean n'est pas déterminé ; il est buté.

Nicolas Braque, qui a appris dans les conseils l'art de profiter des silences, fournit au roi une porte de retraite en ménageant tout ensemble son orgueil et sa rancune.

" Sire, n'est-ce point expier bien vite que de mourir d'un coup? Voici deux années et plus que Monseigneur de Navarre vous fait souffrir. Et vous lui accorderiez si courte punition? Tenu en geôle, vous pouvez faire en sorte qu'il se sente mourir tous les jours. En outre, je gage que ses partisans ne laisseront pas de monter quelque tentative pour le délivrer. Alors vous pourrez capturer ceux-là qui aujourd'hui ont nargué vos filets. Et vous aurez bon prétexte à abattre votre justice sur une rébellion si patente...

"

Le roi se rallia à ce conseil, disant qu'en effet son traître beau-fils méritait d'expier plus longtemps. "Je diffère son exécution. Puisse-je n'avoir pas à m'en repentir. Mais à présent qu'on h‚te le ch‚timent des autres. C'est assez de paroles et nous n'avons perdu que trop de temps. "

II semblait craindre qu'on ne parvînt à le dessaisir d'une autre tête.

Audrehem, de la fenêtre, héla de nouveau le roi des ribauds et lui montra quatre doigts. Et comme il n'était pas s˚r que l'autre e˚t bien 1460

LES ROIS MAUDITS

is, il lui dépêcha un archer pour lui dire qu'il y avait une charrette compris

de moins.

" qu'on se h‚te ! répétait le roi. Faites délivrer ces traîtres. "

Délivrer... l'étrange mot qui peut surprendre ceux qui ne sont pas familiers de cet étrange prince ! C'est sa formule habituelle, quand il ordonne une exécution. Il ne dit pas: "qu'on me délivre de ces traîtres ", ce qui ferait sens, mais " délivrez ces traîtres "... qu'est-ce que cela signifie pour lui? Délivrez-les au bourreau? Délivrez-les de la vie? Ou bien est-ce simplement un lapsus dans lequel il s'obstine, parce que dans la colère sa tête confuse ne contrôle plus ses paroles?

Je vous conte tout cela, Archambaud, comme si j'y avais été. C'est que j'en ai eu le récit fait, en juillet, à peine trois mois après, quand les mémoires étaient encore fraîches, et par Audrehem, et par Monseigneur d'Orléans, et par Monseigneur le Dauphin lui-même, et aussi par Nicolas Braque, chacun, bien s˚r, se souvenant surtout de ce qu'il avait dit lui-même. De la sorte, j'ai reconstitué, assez justement je crois, et dans le menu, toute cette affaire, et j'en ai écrit au pape, auquel étaient parvenues des versions plus courtes et un peu différentes. Les détails, en ces sortes de choses, ont plus d'intérêt qu'on ne pense, parce que cela renseigne sur le caractère des gens. Lorris et Braque sont tous deux des hommes fort avides d'argent et déshonnêtes dans leur ‚preté à en faire ; mais Lorris est d'assez médiocre nature, alors que Braque est un politique judicieux...

Il pleut toujours... Brunet, o˘ sommes-nous? Fontenoy... Ah oui, je me rappelle; c'était dans mon diocèse. Il s'est livré là une bataille fameuse, qui a eu de grosses conséquences pour la France ; Fontanetur selon le nom ancien. Vers l'an 840 ou 841, Charles et Louis le Germanique y ont défait leur frère Lothaire, à la suite de quoi ils signèrent le traité de Verdun.

Et c'est à partir de là que le royaume de France a été pour toujours séparé

de l'Empire... Avec cette pluie, on ne voit rien. D'ailleurs, il n'y a rien à voir. De temps en temps, les manants, en labourant, trouvent une poignée de glaive, un casque tout rongé, vieux de cinq cents ans... Poursuivons, Brunet, poursuivons.

VII LE CHAMP DU PARDON

Le roi, heaume en tête de nouveau, était seul à cheval avec le maréchal qui, lui, avait coiffé une simple cervellière de mailles. Il n'allait pas courir de si grands dangers qu'il lui fall˚t revêtir un arroi de bataille.

Audrehem n'est pas de ces gens qui font grande ostentation guerrière quand il n'y a pas lieu. S'il plaisait au roi d'arborer son heaume à couronne pour assister à quatre décollations, c'était son affaire.

Tout le reste de la compagnie, du plus grand seigneur au dernier archer, irait à pied jusqu'au lieu du supplice. Le roi en avait décidé ainsi, car il est homme qui perd beaucoup de temps à régler lui-même les parades dans le menu, aimant à faire nouveauté de détail, au lieu de laisser agir selon l'usage de toujours.

Il n'y avait plus que trois charrettes, parce que d'ordres en contrordres mal compris, on en avait renvoyé une de trop.

Tout auprès se tenaient Guillaume... eh bien non, ce n'est pas Guillaume à

la Cauche; j'ai confondu. Guillaume à la Cauche est un valet de la chambre; mais c'est un nom qui y ressemble... la Gauche, le Gauche, la Tanche, la Planche... Je ne sais même pas s'il se prénomme Guillaume ; c'est d'ailleurs de petite importance... Donc se tenaient auprès le roi des ribauds et le bourreau improvisé, blanc comme un navet d'avoir séjourné en cachot, un maigrelet, m'a-t-on dit, et pas du tout tel qu'on aurait attendu un mécréant coupable de quatre meurtres, et puis le capucin qui tripotait, comme ils le font toujours, sa cordelière de chanvre.

Tête nue et les mains liées derrière le dos, les condamnés sortirent du donjon. Le comte d'Harcourt venait le premier, dans son surcot blanc que le roi lui avait déchiré à l'emmanchure, la chemise avec. Il montrait son énorme épaule, rosé comme couenne, et son sein gras. On finissait d'aff˚ter les haches, sur une meule, dans un coin de la cour.

1462 LES ROIS MAUDITS

Personne ne regardait les condamnés, personne n'osait les regarder. Chacun fixait un coin de pavé ou de mur. qui aurait osé, sous l'oeil du roi, un regard d'amitié ou seulement de compassion pour ces quatre-là qui allaient périr? Ceux même qui se trouvaient à l'arrière de l'assistance gardaient le nez baissé, de peur que leurs voisins ne puissent dire qu'on avait vu sur leur figure... Nombreux ils étaient à bl‚mer le roi. Mais de là à le montrer... Beaucoup d'entre eux connaissaient le comte d'Harcourt de longue accointance, avaient chassé avec lui, jouté avec lui, dîné à sa table, qui était copieuse. Pour l'heure, pas un ne semblait se souvenir; les toits du ch‚teau et les nuages d'avril leur étaient choses plus captivantes à

contempler. Si bien que Jean d'Harcourt, tournant de tous côtés ses paupières plissées de graisse, ne trouvait pas un visage auquel accrocher son malheur. Pas même celui de son frère, surtout pas celui de son frère !

Dame ! une fois son gros aîné raccourci, qu'allait décider le roi de ses titres et de ses biens?

On fit monter dans la première charrette celui qui était encore pour un moment le comte d'Harcourt. Ce ne fut pas sans peine. Un quintal et demi, et les mains liées. Il fallut quatre sergents pour le pousser, le hisser.

Il y avait de la paille disposée dans le fond de la charrette, et puis le billot.

quand Jean d'Harcourt fut juché, il se tourna tout dépoitraillé vers le roi comme s'il voulait lui parler, le roi immobile sur sa selle, vêtu de mailles, couronné d'acier et d'or, le roi justicier, qui voulait bien faire apparaître que toute vie au royaume était soumise à son décret, et que le plus riche seigneur d'une province, en un instant, pouvait n'être plus rien si tel était son vouloir. Et d'Harcourt ne prononça mot.

Le sire de Graville fut mis dans la seconde charrette, et dans la troisième on fit grimper ensemble Maubué de Mainemares et Colin Double!, l'écuyer qui avait levé sa dague sur le roi. Celui-ci paraissait dire à chacun d'eux:

"Souviens-toi du meurtre de Monsieur d'Espagne; souviens-toi de l'auberge de la Truie-qui-file. " Car toute l'assistance comprenait que, sinon pour d'Harcourt, en tout cas pour les trois autres, c'était la vengeance qui commandait cette brève et bien torve justice. Punir des gens à qui l'on a donné publiquement rémission... Il faut pouvoir faire état de nouveaux griefs, et bien patents, pour agir de la sorte. Cela e˚t mérité remontrance du pape, et des plus sévères, si le pape n'était pas aussi faible...

Dans le donjon, on avait méchamment poussé le roi de Navarre au plus près d'une fenêtre pour qu'il ne perdît rien du spectacle.

Le Guillaume, qui n'est pas la Gauche, se tourne vers le maréchal d'Audrehem... tout est prêt. Le maréchal se tourne vers le roi... tout est prêt. Le roi fait un geste de la main. Et le cortège se met en route.

En tête, une escouade d'archers, chapeaux de fer et gambisons de cuir, le pas alourdi par leurs gros houseaux. Ensuite, le maréchal, à

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1463

cheval, et visiblement sans plaisir. Des archers encore. Et puis les trois charrettes. Et derrière, le roi des ribauds, le bourreau maigrelet et le capucin crasseux.

Et puis le roi, droit sur son destrier, flanqué des sergents de sa garde étroite, et enfin toute une procession de seigneurs en chaperon ou en chapeau de chasse, manteau fourré ou cotte hardie.

La ville est silencieuse et vide. Les Rouennais ont prudemment obéi à

l'ordre de se tenir dans leurs maisons. Mais leurs têtes s'agglutinent derrière leurs grosses vitres verd‚tres, soufflées comme des culs de bouteilles; leurs regards se coulent par le bord entreb‚illé de leurs fenêtres quadrillées de plomb. Ils ne peuvent pas croire que c'est le comte d'Harcourt qui est dans la charrette, lui qu'ils ont vu souvent passer dans leurs rues, et ce matin encore, en superbe équipage. Pourtant son embonpoint le désigne assez... " C'est lui ; je te disons que c'est lui. "

Pour le roi, dont le heaume passe presque à hauteur du premier étage des maisons, ils n'ont point de doute. Il fut longtemps leur duc... "C'est lui, c'est bien le roi..." Mais ils n'auraient pas été frappés d'une crainte plus grande s'ils avaient aperçu une tête de mort sous la ventaille du casque. Ils étaient mécontents, les Rouennais, terrifiés mais mécontents.

Car le comte d'Harcourt les avait toujours soutenus et ils l'aimaient bien.

Alors ils chuchotaient : " Non, ce n'est pas bonne justice. C'est nous qu'on atteint. "

Les charrettes cahotaient. La paille glissait sous les pieds des condamnés qui avaient peine à garder leur aplomb. On m'a dit que Jean d'Harcourt, pendant tout le trajet, avait la tête renversée en arrière, et que ses cheveux s'écartaient sur sa nuque qui faisait de gros plis. que pouvait penser un homme comme lui en allant au supplice, et en regardant la coulée de ciel entre les pignons des maisons? Je me demande toujours ce que peuvent avoir dans la tête les condamnés à mort, pendant leurs derniers moments... Est-ce qu'il se reprochait de ne pas avoir assez admiré toutes les belles choses que le bon Dieu offre à nos yeux, tous les jours? Ou bien songeait-il à l'absurdité de ce qui nous empêche de profiter de tous Ses bienfaits? La veille, il discutait d'impôts et de gabelle... Ou bien se disait-il qu'il y avait bien de la sottise dans son affaire? Car il était prévenu, son oncle Godefroy l'avait fait prévenir... " Repartez-vous-en aussitôt..." Il avait tôt éventé le piège, Godefroy d'Harcourt... "Ce banquet de carême sent le guet-apens..." Si seulement son messager était parvenu un tout petit moment plus tôt, si Robert de Lorris ne s'était trouvé là, au bas de l'escalier... si... si... Mais la faute n'était pas au sort, elle était à lui-même. Il aurait suffi qu'il fauss‚t compagnie au Dauphin, il aurait suffi qu'il ne cherch‚t pas de mauvaises raisons pour céder à sa gourmandise. "Je partirai après le banquet; ce sera la même chose... "

Les grands malheurs des gens, voyez-vous, Archambaud, leur 1464 LES ROIS MAUDITS

surviennent souvent ainsi pour de petites raisons, pour une erreur de jugement ou de décision dans une circonstance qui leur semblait sans importance, et o˘ ils suivent la pente de leur nature... Un petit choix de rien du tout, et c'est la catastrophe.

Ah ! comme ils voudraient alors avoir le droit de reprendre leurs actes, remonter en arrière, à la bifurcation mal prise. Jean d'Harcourt bouscule Robert de Lorris, lui crie: " Adieu, messire", enfourche son gros cheval, et tout est différent. Il retrouve son oncle, il retrouve son ch‚teau, il retrouve sa femme et ses neuf enfants, et il se flatte, tout le reste de sa vie, d'avoir échappé au mauvais coup du roi... A moins, à moins, si c'était son jour marqué, qu'en s'en repartant il ne se soit rompu la tête en se cognant à une branche de la forêt. Allez donc pénétrer la volonté de Dieu!

Et il ne faut pas oublier tout de même... ce que cette méchante justice finit par effacer... que d'Harcourt complotait vraiment contre la couronne.

Eh bien, ce n'était pas le jour du roi Jean, et Dieu réservait à la France d'autres malheurs dont le roi

serait l'instrument.

Le cortège monta la côte qui mène au gibet, mais s'arrêta à mi-chemin, sur une grand-place bordée de maisons basses o˘ se tient chaque automne la foire aux chevaux et qu'on appelle le champ du Pardon. Oui, c'est là son nom. Les hommes d'armes s'alignèrent à droite et à gauche de la voie qui traversait la place, laissant entre leurs rangs un espace de trois longueurs de lances.

Le roi, toujours à cheval, se tenait bien au milieu de la chaussée, à un jet de caillou du billot que les sergents avaient roulé hors de la première charrette et pour lequel on cherchait un endroit plat.

Le maréchal d'Audrehem mit pied à terre, et la suite royale, o˘ dominaient les têtes des deux frères d'Artois... que pouvaient-ils penser, ceux-là?

C'était l'aîné qui portait la responsabilité première de ces exécutions.

Oh! ils ne pensaient rien... "mon cousin Jean, mon cousin Jean"... La suite se rangea en demi-cercle. On observa Louis d'Harcourt pendant qu'on faisait descendre son frère ; il ne broncha

point.

Les apprêts n'en finissaient pas, de cette justice improvisée au milieu d'un champ de foire. Et il y avait des yeux aux fenêtres tout autour de la place.

Le dauphin-duc, la tête penchant sous son chaperon emperlé, piétinait en compagnie de son jeune oncle d'Orléans, faisait quelques pas, revenait, repartait comme pour chasser un malaise. Et soudain le gros comte d'Harcourt s'adresse à lui, à lui et à Audrehem, criant de toutes ses forces:

" Ah ! sire duc, et vous gentil maréchal, pour Dieu, faites que je parle au roi, et je saurai bien m'excuser, et je lui dirai telles choses dont il tirera profit ainsi que son royaume. "

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1465

Nul qui l'entendit qui ne se souvienne d'avoir eu l'‚me déchirée par l'accent qu'avait sa voix, un cri tout ensemble d'angoisse dernière et de malédiction.

Du même mouvement, le duc et le maréchal viennent au roi, qui l'a pu ouÔr aussi bien qu'eux. Ils sont presque à toucher son cheval. " Sire mon père, pour Dieu, laissez qu'il vous parle ! - Oui, Sire, faites qu'il vous parle, et vous en serez mieux", insiste le maréchal.

Mais ce Jean II est un copiste ! En chevalerie, il copie son grand-père, Charles de Valois, ou le roi Arthur des légendes. Il a appris que Philippe le Bel, quand il avait ordonné une exécution, restait inflexible. Alors il copie, il croit copier le Roi de fer. Mais Philippe le Bel ne se mettait pas un heaume quand ce n'était pas nécessaire. Et il ne condamnait pas à

tort et à travers, en fondant sa justice sur la trouble rumination d'une haine.

" Faites délivrer ces traîtres ", répète Jean II par sa ventaille ouverte.

Ah ! Il doit se sentir grand, il doit se sentir vraiment tout-puissant. Le royaume et les siècles se souviendront de sa rigueur. Il vient surtout de perdre une belle occasion de réfléchir.

"Soit! confessons-nous", dit alors le comte d'Harcourt en se tournant vers le capucin sale. Et le roi de crier: " Non, pas de confession pour les traîtres ! "

Là, il ne copie plus, il invente. Il traître le crime de... mais quel crime au fait? le crime d'être soupçonné, le crime d'avoir prononcé de mauvaises paroles qui ont été répétées... disons le crime de lèse-majesté comme celui des hérétiques ou des relaps. Car Jean II a été oint, n'est-ce pas? Tu es sacerdos in oternum... Alors il se prend pour Dieu en personne, et décide de la place des ‚mes après la mort. De cela aussi, le Saint-Père à mon sens aurait d˚ lui faire dure remontrance.

"Celui-là seulement, l'écuyer...", ajoute-t-il en désignant Colin Doublel.

Allez savoir ce qui se passe dans cette cervelle trouée comme un fromage?

Pourquoi cette discrimination? Pourquoi accorde-t-il la confession à

l'écuyer tranchant qui a levé son couteau contre lui? Aujourd'hui encore les assistants, quand ils parlent entre eux de cette heure terrible, s'interrogent sur cette étrangeté du roi. Voulait-il établir que les degrés dans la faute suivent la hiérarchie féodale, et signifier que l'écuyer qui a forfait est moins coupable que le chevalier? Ou bien était-ce parce que le coutelas brandi vers sa poitrine lui a fait oublier que Doublel était aussi parmi les assassins de Charles d'Espagne, comme Mainemares et Graville, Mainemares, un grand efflanqué qui se démène dans ses liens et promène des yeux furieux, Graville qui ne peut pas faire le signe de croix, mais, bien ostensiblement, murmure des prières... si Dieu veut entendre son repentir, il l'entendra bien sans intercesseur.

1466 LES ROIS MAUDITS

Le capucin, qui commençait à se demander ce qu'il faisait là, se saisit en h‚te de l'‚me qu'on lui laisse et chuchote du latin dans l'oreille de Colin Doublel.

Le roi des ribauds pousse le comte d'Harcourt devant le billot.

" Agenouillez-vous, messire. "

Le gros homme s'affaisse, comme un bouf. Il remue les genoux, sans doute parce qu'il y a des graviers qui le blessent. Le roi des ribauds, passant derrière lui, bande ses yeux par surprise, le privant de regarder les nouds du bois, cette dernière chose du monde qu'il aura eue devant lui.

C'était plutôt aux autres qu'on aurait d˚ mettre un bandeau, pour leur épargner le spectacle qui allait suivre.

Le roi des ribauds... c'est curieux tout de même que je ne retrouve pas son nom ; je l'ai vu à plusieurs reprises auprès du roi ; et je revois très bien sa mine, un haut et fort gaillard qui porte une épaisse barbe noire...

le roi des ribauds prit la tête du condamné à deux mains, comme une chose, pour la disposer ainsi qu'il fallait, et partager les cheveux pour bien dégager la nuque.

Le comte d'Harcourt continuait de remuer les genoux à cause des graviers...

"Allez, taille!" fit le roi des ribauds. Et il vit, et tout le monde vit que le bourreau tremblait. Il n'en finissait pas de soupeser sa grande hache, de déplacer ses mains sur le manche, de chercher la bonne distance avec le billot. Il avait peur. Oh ! il aurait été plus assuré avec un poignard, dans un coin d'ombre. Mais une hache, pour ce malingre, et devant le roi et tous ces seigneurs, et tous ces soldats! Après plusieurs mois de prison, il ne devait pas se sentir les muscles bien solides, même si on lui avait servi une bonne soupe et un gobelet de vin pour lui donner des forces. Et puis on ne lui avait pas mis de cagoule, comme cela se fait d'ordinaire, parce qu'on n'en avait pas sous la main. Ainsi tout le monde saurait désormais qu'il avait été bourreau. Criminel et bourreau. De quoi faire horreur à n'importe qui. A savoir ce qui lui tournait dans la tête, à

celui-là aussi, à ce Bétrouve qui allait gagner sa liberté en accomplissant le même acte que celui qui l'avait conduit en prison. Il voyait la tête qu'il avait à trancher à la place o˘ il aurait d˚ avoir la sienne, un peu plus tard, si le roi n'était pas passé par Rouen. Peut-être y avait-il chez ce gredin plus de charité, plus de sentiment de communion, plus de lien avec son prochain qu'il n'y en

avait chez le roi.

"Taille! " dut répéter le roi des ribauds. Le Bétrouve leva sa hache, non pas droit au-dessus de lui comme un bourreau, mais de côté, comme un b˚cheron qui va abattre un arbre et il laissa la hache retomber de son propre poids. Elle tomba mal.

Il y a des bourreaux qui vous décollent un chef en une fois, d'un seul coup bien frappé. Mais pas celui-là, ah non! Le comte d'Harcourt qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1467

devait être assommé, car il ne bougeait plus les genoux ; mais il n'était pas mort car la hache s'était amortie dans la couche de graisse qui lui tapissait la nuque.

Il fallut recommencer. Encore plus mal. Cette fois, le fer n'entama que le côté du cou. Le sang jaillit par une large plaie béante qui laissait voir l'épaisseur de la graisse jaune.

Le Bétrouve luttait avec sa hache dont le tranchant s'était fiché dans le bois du billot et qu'il ne pouvait plus en ressortir. La sueur lui coulait sur la figure.

Le roi des ribauds se tourna vers le roi avec un air d'excuse, comme s'il voulait dire : " Ce n'est pas ma faute. "

Le Bétrouve s'énerve, n'entend pas ce que les sergents lui disent, refrappe ; et l'on croirait que le fer tombe dans une motte de beurre. Et encore, et encore! Le sang ruisselle du billot, gicle sous le fer, constelle la cotte déchirée du condamné. Des assistants se détournent, le cour soulevé. Le Dauphin montre un visage d'horreur et de colère ; il serre les poings, ce qui lui fait la main droite toute violette. Louis d'Harcourt, blême, se contraint de rester au premier rang devant cette boucherie qu'on fait de son frère. Le maréchal déplace les pieds pour ne pas marcher dans la rigole de sang qui sinue vers lui.

Enfin, à la sixième reprise, la grosse tête du comte d'Harcourt se sépara du tronc, et, entourée de son bandeau noir, roula au bas du billot.

Le roi ne bougeait pas. Par sa fenêtre d'acier, il contemplait, sans donner marque de gêne, d'écourement ni de malaise, cette bouillie sanglante entre les épaules énormes, juste en face de lui, et cette tête isolée, toute souillée, au milieu d'une flaque poisseuse. Si quelque chose parut sur son visage encadré de métal, ce fut un sourire. Un archer s'écroula, dans un bruit de ferraille. Seulement alors, le roi consentit à tourner les yeux.

Cette mauviette ne resterait pas longtemps dans sa garde. Perrinet le Buffle se détendit en soulevant l'archer par le col de son gambison et en le giflant à toute volée. Mais la mauviette, par sa p‚moison, avait rendu service. Chacun se reprit un peu ; il y eut même des ricanements.

Trois hommes, il n'en fallut pas moins, tirèrent en arrière le corps du décapité. "Au sec, au sec", criait le roi des ribauds. Les vêtements lui revenaient de droit, n'oublions pas. Il suffisait qu'ils fussent déchirés; si de surcroît ils étaient trop maculés, il n'en tirerait rien. Déjà, il avait deux condamnés de moins qu'il n'escomptait...

Et pour la suite, il exhortait son bourreau, tout suant et soufflant, lui prodiguait ses conseils comme à un lutteur épuisé : " Tu montes droit au-dessus de toi, et puis tu ne regardes pas ta hache, tu regardes o˘ tu dois frapper, à mi-col. Et han ! " Et de faire mettre de la paille au pied du billot, pour sécher le sol, et de bander les yeux du sire de Graville, 1468 LES ROIS MAUDITS

un bon Normand plutôt replet, de le faire agenouiller, de lui poser le visage dans la bouillie de viande. " Taille ! " Et là, d'un coup...

miracle... Retrouve lui tranche le col ; et la tête tombe en avant tandis que le corps s'écroule de côté, déversant un flot rouge dans la poussière.

Et les gens se sentent comme soulagés. Pour un peu, ils féliciteraient le Bétrouve qui regarde autour de lui, stupéfait, l'air de se demander comment il

a pu réussir.

Vient le tour du grand déhanché, de Maubué de Mainemares qui a un regard de défi pour le roi. " Chacun sait, chacun sait... ", s'écrie-t-il. Mais comme le barbu est devant lui et lui applique le bandeau, sa parole s'étouffe, et nul ne saisit ce qu'il a voulu proférer.

Le maréchal d'Aubrehem se déplace encore parce que le sang avance vers ses bottes... "Taille! " Un coup de hache, à nouveau, un seul, bien assené. Et cela suffit.

Le corps de Mainemares est tiré en arrière, auprès des deux autres. On délie les mains des cadavres pour pouvoir les prendre plus aisément par les quatre membres, les balancer, et hisse ! les jeter dans la première charrette qui les emmène jusqu'au gibet, pour être accrochés au charnier.

On les dépouillera là-haut. Le roi des ribauds fait signe de ramasser aussi les têtes.

Bétrouve cherche son souffle, appuyé sur le manche de la hache. Il a mal aux reins; il n'en peut plus. Et c'est de lui, pour un peu, qu'on aurait pitié. Ah! il les aura gagnées ses lettres de rémission! Si jusqu'à la fin de ses jours il fait de mauvais rêves et pousse des cris dans son sommeil, il ne lui faudra pas s'en étonner.

Colin Doublel, l'écuyer courageux, était nerveux quoique absous. Il eut un mouvement pour se dégager des mains qui le poussaient vers le billot; il voulait y aller seul. Mais le bandeau est fait justement pour éviter cela, les gestes désordonnés des condamnés.

On ne put pas empêcher toutefois que Doublel ne relev‚t la tête au mauvais moment, et que Bétrouve... là, vraiment, ce n'était pas sa faute!... ne lui ouvrît le cr‚ne par le travers. Allons! encore un coup.

Voilà, c'était fait.

Ah ! ils en auraient des choses à raconter, les Rouennais qui étaient aux fenêtres environnantes, des choses qui allaient vite se répéter de bourg en bourg, jusqu'au fond du duché. Et les gens allaient venir de partout contempler cette place qui avait bu tant de sang. On ne croirait pas que quatre corps d'hommes puissent en contenir autant et que cela fasse une si large marque sur le sol.

Le roi Jean regardait son monde avec une étrange satisfaction. L'horreur qu'il inspirait en cet instant, même à ses serviteurs les plus fidèles, n'était pas, semblait-il, pour lui déplaire ; il était assez fier de soi.

Il regardait particulièrement son fils aîné... "Voilà, mon garçon, comment on se conduit, quand on est roi... "

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1469

qui aurait osé lui dire qu'il avait eu tort de céder à sa nature vindicative? Pour lui aussi, ce jour était celui de la bifurcation. Le chemin de gauche ou le chemin de droite. Il avait pris le mauvais, comme le comte d'Harcourt au pied de l'escalier. Après six ans d'un règne malaisé, plein de troubles, de difficultés et de revers, il donnait au royaume, qui n'était que trop prêt à l'y suivre, l'exemple de la haine et de la violence. En moins de six mois, il allait dévaler la route des vrais malheurs, et la France avec lui.

TROISI»ME PARTIE

LE PRINTEMPS PERDU

I

LE CHIEN ET LE RENARDEAU

Ah ! je suis bien aise, bien aise en vérité, d'avoir revu Auxerre. Je ne pensais pas que Dieu m'accorderait cette gr‚ce, ni que je la go˚terais autant. Revoir les places qui logèrent un moment de votre jeunesse remue toujours le cour. Vous connaîtrez ce sentiment, Archambaud, quand les années se seront accumulées sur vous. S'il vous advient d'avoir à traverser Auxerre, lorsque vous aurez l'‚ge que j'ai... que Dieu veuille vous garder jusque-là... vous direz: "Je fus ici avec mon oncle le cardinal, qui y avait été évêque, son deuxième diocèse, avant de recevoir le chapeau... Je l'accompagnais vers Metz, o˘ il allait voir l'Empereur..."

Trois ans j'ai résidé ici, trois ans... oh! n'allez pas croire que j'aie regret de ce temps-là et que j'éprouvais mieux la faveur de vivre quand j'étais évêque d'Auxerre que je ne fais aujourd'hui. J'avais même, pour vous avouer le vrai, l'impatience d'en partir. Je louchais du côté

d'Avignon, tout en sachant bien que j'étais trop jeune; mais enfin je sentais que Dieu avait mis en moi le caractère et les ressources d'esprit qui pouvaient lui faire service à la cour pontificale. Afin de m'instruire à la patience, je poussai plus avant dans la science d'astrologie ; et c'est justement ma perfection en cette science qui décida mon bienfaiteur Jean XXII à m'imposer le chapeau, quand je n'avais que trente ans. Mais cela, je vous l'ai déjà conté... Ah! mon neveu, avec un homme qui a beaucoup vécu, il faut s'habituer à entendre plusieurs fois les mêmes choses. Ce n'est pas que nous ayons la tête plus molle quand nous sommes vieux; mais elle est pleine de souvenirs, qui s'éveillent en toutes sortes de circonstances. La jeunesse emplit le temps à venir d'imaginations ; la vieillesse refait le temps passé avec sa mémoire. Les choses sont égales...

Non, je n'ai pas de regrets. Lorsque je compare ce que j'étais et ce que je suis, je n'ai que des raisons de louer le Seigneur, et un peu de me louer moi-même, en toute modeste honnêteté.

1474 LES ROIS MAUDITS

Simplement, c'est du temps qui a coulé de la main de Dieu et qui n'existera plus quand j'aurai cessé de m'en souvenir. Sauf à la Résurrection, o˘ nous aurons tous nos moments rassemblés. Mais cela dépasse mon entendement. Je crois à la Résurrection, j'enseigne à y croire, mais je n'entreprends pas de m'en faire image, et je dis qu'ils sont bien orgueilleux ceux-là qui mettent en doute la Résurrection... mais si, mais si, plus de gens que vous ne pensez... parce qu'ils sont infirmes à se la figurer. L'homme est pareil à un aveugle qui nierait la lumière parce qu'il ne la voit pas. La lumière est un grand mystère, pour

l'aveugle !

Tiens... je pourrai prêcher là-dessus dimanche, à Sens. Car je devrai prononcer l'homélie. Je suis archidiacre de la cathédrale. C'est la raison pour laquelle je m'oblige à ce détour. Nous aurions eu plus court à piquer sur Troyes, mais il me faut inspecter le chapitre de Sens.

Il n'empêche que j'aurais eu plaisir à prolonger un peu à Auxerre. Ces deux jours ont passé trop vite... Saint-…tienne, Saint-Germain, Saint-Eusèbe, toutes ces belles églises o˘ j'ai célébré messes, mariages et communions...

Vous savez qu'Auxerre, Autissidurum, est une des plus vieilles cités chrétiennes du royaume, qu'elle était siège d'évêché deux cents ans avant Clovis, qui d'ailleurs la ravagea presque autant que l'avait fait Attila, et qu'il s'y tint, avant l'an 600, un concile... Mon plus grand souci, tout le temps que je passai à la tête de ce diocèse, fut d'y apurer les dettes laissées par mon prédécesseur, l'évêque Pierre. Et je ne pouvais rien lui réclamer ; il venait d'être créé cardinal ! Oui, oui, un bon siège, qui fait antichambre à la curie... Mes divers bénéfices et aussi la fortune de notre famille m'aidèrent à boucher les trous. Mes successeurs trouvèrent une situation meilleure. Et celui d'aujourd'hui à présent nous accompagne.

Il est fort bon prélat, ce nouveau Monseigneur d'Auxerre... Mais j'ai renvoyé Monseigneur de Bourges... à Bourges. Il venait encore me tirer par la robe pour que je lui accordasse un troisième notaire. Oh! ce fut tôt fait. Je lui ai dit: "Monseigneur, s'il vous faut tant de tabellions, c'est que vos affaires épiscopales sont bien embrouillées. Je vous engage à

retourner tout à l'heure en faire ménage vous-même. Avec ma bénédiction. "

Et nous nous passerons de son office à Metz. L'évêque d'Auxerre le remplacera avantageusement... J'en ai d'ailleurs averti le Dauphin. Le chevau-cheur que je lui ai dépêché hier devrait être revenu demain, au plus tard après-demain. Nous aurons donc des nouvelles de Paris avant de quitter Sens... Il ne cède pas, le Dauphin; malgré toutes sortes de manouvres et pressions qu'on exerce sur lui, il maintient le roi de Navarre en prison...

Ce que firent nos gens de France, après l'affaire de Rouen? D'abord, le roi resta sur place quelques jours, habitant le donjon du Bouvreuil tandis qu'il envoyait son fils loger dans une autre tour du ch‚teau et qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1475

qu'il faisait garder Navarre dans une troisième. Il estimait avoir diverses affaires à diligenter. En premier lieu, soumettre Fricamps à la question. "

On va fricoter le Friquet. " Cette amusaille, je crois, fut trouvée par Mitton le Fol. Il n'y eut pas à beaucoup chauffer les feux, ni à prendre les grandes tenailles. Aussitôt que Perrinet le Buffle et quatre autres sergents l'eurent entraîné dans une cave et eurent manié quelques outils devant lui, le gouverneur de Caen fit preuve d'un bon vouloir extrême. Il parla, parla, parla, retournant son sac pour en secouer jusqu'à la plus petite miette. Apparemment. Mais comment douter qu'il e˚t tout dit quand il claquait si bien des dents et montrait tant de zèle pour la vérité?

Et qu'avoua-t-il en fait? Les noms des participants au meurtre de Charles d'Espagne? On les savait depuis beau temps, et il n'ajouta aucun coupable à

ceux qui avaient reçu, après le traité de Mantes, des lettres de rémission.

Mais son récit prit une matinée entière. Les tractations secrètes, en Flandre et en Avignon, entre Charles de Navarre et le duc de Lancastre? Il n'était plus guère de cour, en Europe, qui les ignor‚t ; et que lui-même, Fricamps, y e˚t pris part ajoutait peu à leur contenu. L'assistance de guerre que les rois d'Angleterre et de Navarre s'étaient mutuellement promise? Les gens les moins fins avaient pu s'en aviser, l'été précédent, en voyant débarquer presque en même temps Charles le Mauvais en Cotentin et le prince de Galles en Bordelais. Ah! certes, il y avait le traité caché

par lequel Navarre reconnaissait le roi Edouard pour roi de France, et dans lequel ils se faisaient partage du royaume ! Fricamps avoua bien qu'un tel accord avait été préparé, ce qui donnait corps aux accusations avancées par Jean d'Artois. Mais le traité n'avait pas été signé; seulement des préliminaires. Le roi Jean, quand on lui rapporta cette partie de la déposition de Friquet, cria: "Le traître, le traître! N'avais-je pas raison?"

Le Dauphin lui fit observer : " Mon père, ce projet était antérieur au traité de Valognes, que Charles passa avec vous, et qui dit tout le contraire. Celui donc que Charles a trahi, c'est le roi d'Angleterre plutôt que vous-même. "

Et comme le roi Jean hurlait que son gendre trahissait tout le monde : "

Certes, mon père, lui répondit le Dauphin, et je commence à m'en convaincre. Mais vous auriez fausse mine en l'accusant d'avoir trahi précisément à votre profit. "

Sur l'équipée d'Allemagne, que n'avaient point accomplie Navarre et le Dauphin, Friquet de Fricamps ne tarissait point. Les noms des conjurés, le lieu o˘ ils devaient se rejoindre, et qui était allé dire à qui, et devait faire quoi... Mais tout cela le Dauphin l'avait fait connaître à son père.

Un nouveau complot machiné par Monseigneur de Navarre à

1476

LES ROIS MAUDITS

dessein de se saisir du roi de France et de l'occire? Ah non, Friquet n'en avait pas ouÔ le plus petit mot ni décelé le moindre indice. Certes, le comte d'Harcourt... à charger un mort, le suspect ne risque guère ; c'est chose connue en justice... le comte d'Harcourt était fort courroucé ces derniers mois, et avait prononcé des paroles menaçantes ; mais lui seul et pour son propre compte.

Comment n'aller pas croire un homme, je vous le répète, si complaisant avec ses questionneurs, qui parlait par six heures d'affilée, sans laisser aux secrétaires le temps de tailler leurs plumes? Un fameux madré, ce Friquet, tout à fait à l'école de son maître, noyant son monde dans une inondation de paroles et jouant les bavards pour mieux dissimuler ce qu'il lui importait de taire! De toute manière, pour pouvoir faire usage de ses dires dans un procès, il faudrait recommencer son interrogatoire à Paris, devant une commission d'enquête d˚ment constituée, car celle-là ne l'était point.

En somme, on avait jeté un gros filet pour ramener peu de poisson.

Dans les mêmes jours, le roi Jean s'occupait à saisir les places et biens des félons, et il dépêchait son vicomte de Rouen, Thomas Coupeverge, à

mettre la main sur les possessions des d'Harcourt, tandis qu'il envoyait le maréchal d'Audrehem investir …vreux. Mais partout Coupeverge tomba sur des occupants peu amènes, et la saisie resta toute nominale. Il lui aurait fallu pouvoir laisser garnison dans chaque ch‚teau; mais il n'avait pas emmené assez de gens d'armes. En revanche, le gros corps décapité de Jean d'Harcourt ne demeura pas longtemps exposé au gibet de Rouen. La deuxième nuit, il fut dépendu secrètement par de bons Normands qui lui donnèrent sépulture chrétienne en même temps qu'ils s'offraient l'agrément de narguer le

roi.

quant à la ville d'…vreux, il fallut y mettre le siège. Mais elle n'était pas le seul fief des …vreux-Navarre. De Valognes à Meulan, de Longueville à

Conches, de Pontoise à Coutances, il y avait de la menace dans les bourgs, et les haies, au long des routes, frémissaient.

Le roi Jean ne se sentait guère en sécurité à Rouen. Il était venu avec une troupe assez forte pour assaillir un banquet, non pas pour soutenir une révolte. Il évitait de sortir du ch‚teau. Ses plus fidèles serviteurs, dont Jean d'Artois lui-même, lui conseillaient de s'éloigner. Sa présence excitait la colère.

Un roi qui en vient à avoir peur de son peuple est un pauvre sire dont le règne risque fort d'être abrégé.

Jean II décida donc de regagner Paris ; mais il voulut que le Dauphin l'accompagn‚t. "Vous ne vous soutiendrez plus, Charles, s'il y a tumulte dans votre duché." Il craignait surtout que son fils ne se montr‚t trop accommodant avec le parti navarrais.

Le Dauphin se plia, réclamant seulement de voyager par l'eau. " J'ai qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1477

accoutumé, mon père, d'aller de Rouen à Paris par la Seine. Si je faisais autrement, on pourrait croire que je fuis. En outre, nous éloignant lentement, les nouvelles nous joindront plus aisément, et si elles méritaient que je retourne, j'aurais plus de commodité à le faire. "

Et voilà donc le roi embarqué sur le grand lin que le duc de Normandie a commandé tout exprès pour son usage, car, ainsi que je vous l'ai dit, il n'aime guère chevaucher. Un grand bateau à fond plat, tout décoré, orné et doré, qui arbore les bannières de France, de Normandie et de Dauphiné, et qui manouvre à voile et à rames. Le ch‚teau en est aménagé comme une vraie demeure, avec une belle chambre meublée de tapis et de coffres. Le Dauphin aime d'y deviser avec ses conseillers, d'y jouer aux échecs ou aux dames, ou de contempler le pays de France qui a, le long de cette grande rivière, bien de la beauté. Mais le roi, lui, bouillait de s'en aller à ce train calme. quelle sotte idée de suivre toutes les courbes de Seine, qui triplent la longueur du chemin, alors qu'il y a des routes qui coupent droit ! Il ne pouvait se supporter sur cet espace restreint qu'il arpentait en dictant une lettre, une seule, toujours la même qu'il reprenait et remodelait sans cesse. Et, à tout moment, de faire accoster, de patauger dans la vase des débarcadères, d'essuyer ses houseaux dans les p‚querettes, et de se faire amener son cheval, qui suivait avec l'escorte le long des berges, pour aller visiter sans raison un ch‚teau aperçu entre les peupliers. " Et que la lettre soit copiée pour mon retour. " Sa lettre au pape, par laquelle il voulait expliquer les causes et raisons de l'arrestation du roi de Navarre. Y avait-il d'autres affaires au royaume?

On ne l'aurait pas cru. En tout cas aucune qui d˚t requérir ses soins. La mauvaise rentrée des aides, la nécessité d'affaiblir de nouveau la monnaie, la taxe sur les draps qui causait la colère du négoce, la réparation des forteresses menacées par l'Anglais; il balayait ces soucis. N'avait-il pas un chancelier, un gouverneur des monnaies, un maître de l'hôtel royal, des maîtres des requêtes et des présidents au Parlement pour y pourvoir? que Nicolas Braque, qui était reparti pour Paris, Simon de Bucy ou Robert de Lorris s'emploient à leur besogne. Ils s'y employaient, en effet, grossissant leur fortune en jouant sur le cours des pièces, en étouffant le mauvais procès d'un parent, en favorisant un ami, en mécontentant à jamais telle compagnie marchande, telle ville ou tel diocèse qui jamais ne le pardonneraient au roi.

Un souverain qui tantôt prétend veiller à tout, jusqu'aux plus petits règlements de cérémonies, et tantôt ne se soucie plus de rien, f˚t-ce des plus grandes affaires, n'est pas homme qui conduit son peuple vers de hautes destinées.

La nef dauphine était amarrée à Pont-de-FArche, le second jour, quand le roi vit arriver le prévôt des marchands de Paris, maître Etienne Marcel, chevauchant à la tête d'une compagnie de cinquante 1478 LES ROIS MAUDITS

à cent lances sur laquelle flottait la bannière bleu et rouge de la ville.

Ces bourgeois étaient mieux équipés que beaucoup de chevaliers.

Le roi ne descendit pas du bateau et n'invita pas le prévôt à y monter. Ils se parlèrent de pont à rive, aussi surpris l'un que l'autre de se trouver ainsi face à face. Le prévôt ne s'attendait visiblement pas à rencontrer le roi en ce lieu, et le roi se demandait ce que le prévôt pouvait bien faire en Normandie avec un tel équipage. Il y avait s˚rement de l'intrigue navarraise là-dessous. …tait-ce une tentative pour délivrer Charles le Mauvais? La chose semblait bien prompte, une semaine seulement après l'arrestation. Mais enfin, c'était possible. Ou bien le prévôt était-il pièce du complot dénoncé par Jean d'Artois? La machination alors prenait vraisemblance.

"Nous sommes venus vous saluer, Sire", dit tout seulement le prévôt. Le roi, plutôt que de le faire parler un peu, lui répondit tout à trac d'un ton menaçant qu'il avait d˚ se saisir du roi de Navarre contre lequel il avait de forts griefs, et que tout serait exposé en grande lumière dans la lettre qu'il envoyait au pape. Le roi Jean dit encore qu'il entendait trouver sa ville de Paris en bon ordre, bon calme et bon travail quand il y rentrerait... "et à présent, messire prévôt, vous pouvez vous en retourner

".

Longue route pour petite palabre. …tienne Marcel s'en repartit, sa touffe de barbe noire dressée sur le menton. Et le roi, dès qu'il eut vu la bannière de Paris s'éloigner entre les saules, manda son secrétaire pour modifier une fois encore la lettre au pape... Tiens, à propos... Brunet?

Brunet! Brunet, appelle à mon rideau dom Calvo... oui, s'il te plaît...

dictant quelque chose comme "Et encore, Très Saint-Père, j'ai preuve affirmée que Monseigneur le roi de Navarre a tenté de soulever contre moi les marchands de Paris, en s'abouchant avec leur prévôt qui s'en vint sans ordre vers le pays normand, adjoint d'une si grande compagnie d'hommes d'armes qu'on ne la pouvait point compter, afin d'aider les méchants du parti navarrais à parfaire leur félonie par saisissement de ma personne et de celle du Dauphin mon

aîné fils..."

La chevauchée de Marcel allait d'ailleurs se grossir d'heure en heure dans sa tête, et bientôt elle compterait cinq cents lances.

Et puis il décida de s'éloigner aussitôt de cet amarrage et, faisant extraire Navarre et Fricamps du ch‚teau de Pont-de-1'Arche, il commanda aux nautoniers de pousser vers Les Andelys. Car le roi de Navarre suivait à

cheval, d'étape en étape, entouré d'une épaisse escorte de sergents qui le serraient du plus près et avaient ordre de le poignarder s'il cherchait à

fuir ou si venait à se produire quelque tentative pour le délivrer. Il devait toujours rester à vue du bateau. Le soir on l'enfermait dans la tour la plus proche. On l'avait enfermé à Elbeuf, on l'avait enfermé à Pont-de-1'Arche. On allait l'enfermer à

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1479

Ch‚teau-Gaillard... oui, à Ch‚teau-Gaillard, là o˘ sa grand-mère de Bourgogne avait si tôt fini ses jours... oui, à peu près au même ‚ge.

Comment supportait-il tout cela, Monseigneur de Navarre? A vrai dire assez mal. Sans doute, à présent, s'est-il mieux accoutumé à son état de captif, en tout cas depuis qu'il sait le roi de France lui-même prisonnier du roi d'Angleterre et que de ce fait il ne craint plus pour sa vie. Mais dans les premiers temps...

Ah! vous voilà, dom Calvo. Rappelez-moi si dans l'évangile de dimanche prochain il y a le mot lumière ou quelque autre qui en rappelle l'idée...

oui, deuxième dimanche de l'Avent. Ce serait bien surprenant de ne l'y pas trouver... ou dans l'épître... Celle de dimanche dernier évidemment...

Abjiciamus ergo opéra tenebrarum, et induamur arma lucis... Rejetons donc les ouvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière... Mais c'était dimanche dernier. Vous non plus, vous ne l'avez pas en tête. Bon, vous me le direz tout à l'heure; je vous en ai gré...

Un renardeau pris au piège, tournant tout affolé dans sa cage, les yeux ardents, le museau brouillé, le corps amaigri, et couinant, et couinant...

C'est ainsi qu'il était, notre Monseigneur de Navarre. Mais il faut dire qu'on faisait tout pour l'apeurer.

Nicolas Braque avait obtenu sursis à l'exécution en disant qu'il fallait que le roi de Navarre se sentît mourir tous les jours ; ce n'était pas tombé dans oreille sourde.

Non seulement le roi Jean avait commandé qu'il f˚t précisément reclus dans la chambre o˘ était morte Madame Marguerite de Bourgogne, et qu'on le lui fît bien savoir... "c'est la chiennerie de sa gueuse de grand-mère qui a produit cette mauvaise race ; il est le rejeton d'une rejetonne de catin ; il faut qu'il pense qu'il va finir comme elle... " mais encore, durant les quelques jours qu'il le tint là, il lui fit annoncer maintes fois, et même la nuit, que son trépas était imminent.

Charles de Navarre voyait entrer dans son triste séjour le roi des ribauds, ou bien le Buffle ou quelque autre sergent qui lui disait: " Préparez-vous, Monseigneur. Le roi a commandé de monter votre échafaud dans la cour du ch

‚teau. Nous viendrons vous chercher bientôt. " Un moment après, c'était le sergent Lalemant qui paraissait et trouvait Navarre le dos collé au mur, haletant et les yeux affolés. " Le roi a décidé de surseoir; vous ne serez point exécuté avant demain. " Alors Navarre reprenait souffle et allait s'effondrer sur l'escabelle. Une heure ou deux passaient, puis revenait Perrinet le Buffle. " Le roi ne vous fera point décapiter, Monseigneur.

Non... Il veut que vous soyez pendu. Il fait dresser la potence. " Et puis, une fois sonné le salut, c'était le tour du gouverneur du ch‚teau, Gautier de Riveau. " Me venez-vous chercher, messire gouverneur? - Non, Monseigneur, je viens vous porter votre souper. - A-t-on dressé la potence?

- quelle potence?

1480 LES ROIS MAUDITS

Non, Monseigneur, on n'a point apprêté de potence. - Ni d'échafaud? - Non, Monseigneur, je n'ai rien vu de tel. "

A six reprises déjà, Monseigneur de Navarre avait été décollé, autant de fois pendu ou écartelé à quatre chevaux. Le pire fut peut-être de déposer un soir dans sa chambre un grand sac de chanvre, en lui disant qu'on l'y enfermerait durant la nuit pour aller le jeter en Seine. Le matin suivant, le roi des ribauds vint reprendre le sac, le retourna, vit que Monseigneur de Navarre y avait ménagé un trou, et s'en repartit en souriant.

Le roi Jean demandait sans cesse nouvelles du prisonnier. Cela lui faisait prendre patience pendant qu'on ajustait la lettre au pape. Le roi de Navarre mangeait-il? Non, il touchait fort peu aux repas qu'on lui portait, et son couvert redescendait souvent comme il était monté. S˚rement il craignait le poison. " Alors, il maigrit? Bonne chose, bonne chose. Faites que ses mets soient amers et malodorants, pour qu'il pense bien qu'on le veut enherber. " Dormait-il? Mal. Dans le jour, on le trouvait parfois affalé sur la table, la tête dans les bras, et sursautant comme quelqu'un qu'on tire du sommeil. Mais la nuit, on l'entendait marcher sans trêve, tournant dans la chambre ronde... "comme un renardeau, Sire, comme un renardeau". Sans doute redoutait-il qu'on vînt l'étrangler, ainsi qu'on en avait fait de sa grand-mère, dans ce même logis. Certains matins, on devinait qu'il avait pleuré. " Ah bien, ah bien, disait le roi. Est-ce qu'il vous parle? " Oh que certes, il parlait ! Il essayait de nouer discours avec ceux qui pénétraient chez lui. Et il tentait d'entamer chacun par son point faible. Au roi des ribauds, il promettait une montagne d'or s'il l'aidait à s'évader, ou seulement consentait à lui passer des lettres à l'extérieur. Au sergent Perrinet, il proposait de l'emmener avec lui et de le faire son roi des ribauds en Evreux et en Navarre, car il avait remarqué que le Buffle jalousait l'autre. Auprès du gouverneur de la forteresse, qu'il avait jugé soldat loyal, il plaidait l'innocence et l'injustice. "Je ne sais ce qui m'est reproché, car je jure Dieu que je n'ai nourri aucune mauvaise pensée contre le roi, mon cher père, ni rien entrepris pour lui nuire. Il a été abusé sur mon compte par des perfides.

On m'a voulu perdre dans son esprit ; mais je supporte toute peine qu'il lui plaît de me faire, car je sais bien que cela ne vient point vraiment de lui. Il est maintes choses dont je pourrais utilement l'instruire pour sa sauvegarde, maints services que je lui peux rendre et ne lui rendrai pas, s'il me fait périr. Allez vers lui, messire gouverneur, allez lui dire qu'il aurait grand avantage à m'entendre. Et si Dieu veut que je rentre en fortune, soyez assuré que j'aurai soin de la vôtre, car je vois que vous m'êtes compatissant autant que vous avez de souci du vrai bien de votre maître. "

Tout cela, bien s˚r, était rapporté au roi qui aboyait: "Voyez le félon !

Voyez le traître ! " comme si n'était pas la règle de tout prisonnier qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1481

de chercher à apitoyer ses geôliers ou les soudoyer. Peut-être même les sergents insistaient-ils un peu sur les offres du roi de Navarre, afin de se faire assez valoir. Le roi Jean leur jetait une bourse d'or, en reconnaissance de leur loyauté. "Ce soir vous feindrez que j'ai commandé

qu'on réchauffe sa geôle, et vous allumerez de la paille et du bois mouillé, en bouchant la cheminée, pour le bien enfumer. "

Oui, un renardeau piégé, le petit roi de Navarre. Mais le roi de France, lui, était comme un grand chien furieux tournant autour de la cage, un m

‚tin barbu, l'échiné hérissée, grondant, hurlant, montrant les crocs, grattant la poussière sans pouvoir atteindre sa proie à travers les barreaux.

Et cela dura ainsi jusque vers le vingt avril, o˘ parurent aux Andelys deux chevaliers normands, assez dignement escortés et qui arboraient à leur pennon les armes de Navarre et d'Evreux. Ils portaient au roi Jean une lettre de Philippe de Navarre, datée de Conches. Fort raide, la lettre.

Philippe se disait très courroucé des grands torts et injures causés à son seigneur et frère aîné... "que vous avez emmené sans loi, droit ni raison.

Mais sachez que vous n'avez nul besoin de penser à son héritage ni au nôtre, pour le faire mourir par votre cruauté, car jamais vous n'en tiendrez un pied. De ce jour nous vous défions, vous et toute votre puissance, et nous vous livrerons guerre mortelle, aussi grande que nous pourrons ". Si ce ne sont point tout exactement les mots, en tout cas c'est bien le sens. Les choses y étaient marquées avec toute cette dureté ; et l'intention du défi y était. Et ce qui rendait la lettre plus roide encore, c'est qu'elle était adressée " à Jean de Valois, qui s'écrit roi de France... ".

Les deux chevaliers saluèrent et, sans plus longue entrevue, tournèrent leurs chevaux et s'en allèrent comme ils étaient venus.

Bien s˚r, le roi ne répondit pas à la lettre. Elle était irrecevable, de par sa suscription même. Mais la guerre était ouverte, et l'un des plus grands vassaux ne reconnaissait plus le roi Jean comme souverain légitime.

Ce qui signifiait qu'il n'allait pas tarder à reconnaître l'Anglais.

On s'attendait qu'une si grosse offense mît le roi Jean dans une rage furieuse. Il surprit son monde par le rire qu'il eut. Un rire un peu forcé.

Son père aussi avait ri, et de meilleur cour, vingt ans plus tôt, quand Pévêque Burghersh, chancelier d'Angleterre, lui avait porté le défi du jeune Edouard III...

Le roi Jean commanda qu'on expédi‚t la lettre au pape sur-le-champ, oui, comme elle était ; d'avoir été tant de fois remaniée, elle ne faisait pas grand sens et ne prouvait rien du tout. En même temps, il ordonna de sortir son gendre de la forteresse. "Je vais le clore au Louvre. " Et, laissant le Dauphin remonter la Seine sur le grand lin doré, lui-même prit la route au galop pour regagner Paris. O˘ il ne fit

1482 LES ROIS MAUDITS

rien de bien précieux, cependant que le clan Navarre se rendait fort actif.

Ah ! Je ne m'étais pas avisé que vous étiez revenu, dom Calvo... Alors vous avez trouvé... Dans l'évangile... Jésus leur répondit... quoi donc? Allez raconter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Parlez plus fort, dom Calvo. Avec ce bruit de chevauchée... Les aveugles voient, les boiteux marchent... Oui, oui, j'y suis. Saint Matthieu. Coci vident, claudi ambulant, surdi audiunt, mortui resurgunt, et cotera... Les aveugles voient. Ce n'est pas beaucoup, mais cela me suffira. Il s'agit d'y pouvoir accrocher mon homélie. Vous savez comment je travaille.

II

LA NATION D'ANGLETERRE

Je vous disais tout à l'heure, Archambaud, que le parti navarrais se montrait bien actif. Dès le lendemain du banquet de Rouen, des messagers étaient partis en toutes directions. D'abord vers la tante et la sour, Mesdames Jeanne et Blanche ; le ch‚teau des reines veuves se mit à bruisser comme une fabrique de tisserand. Et puis vers le beau-frère, Phobus... Il faudra que je vous parle de lui; c'est un prince bien particulier, mais qui n'est point négligeable. Et comme notre Périgord est après tout moins distant de son Béarn que de Paris, il ne serait pas mauvais qu'un jour...

Nous en recauserons. Et puis Philippe d'Evreux, qui avait pris les choses en main et se substituait bien à son frère, expédia en Navarre l'ordre d'y lever des troupes et de les acheminer par la mer le plus tôt qu'on pourrait, cependant que Godefroy d'Harcourt organisait les gens de leur parti, en Normandie. Et surtout Philippe dépêcha en Angleterre les sires de Morbecque et de Brévand, qui avaient participé aux négociations de naguère, pour requérir de l'aide.

Le roi Edouard leur fit un accueil frais. "J'aime loyauté dans les accords, et que la conduite réponde à ce que la bouche a dit. Sans confiance entre rois qui s'allient, il n'est pas d'entreprise qui se puisse mener à bien.

L'an passé, j'ai ouvert mes portes aux vassaux de Monseigneur de Navarre; j'ai équipé des troupes, aux ordres du duc de Lancastre, qui ont appuyé les siennes. Nous étions très avancés dans la préparation d'un traité à passer entre nous ; nous devions convenir d'une alliance perpétuelle, et nous engager à ne jamais faire paix, trêve ni accord l'un sans l'autre. Et aussitôt Monseigneur de Navarre débarqué en Cotentin, il accepte de traiter avec le roi Jean, lui jure bon amour et lui rend hommage. S'il est en geôle à présent, si son beau-père l'a pris aux rets par coup de traîtrise, la faute n'est pas mienne. Et avant que de lui porter secours, j'aimerais savoir si mes parents d'…vreux ne

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1484 LES ROIS MAUDITS

viennent à moi que dans la détresse, pour se tourner vers d'autres aussitôt que je les en ai tirés. "

Néanmoins, il prit ses dispositions, appela le duc de Lancastre, et fit commencer les apprêts d'une nouvelle expédition, en même temps qu'il adressait des instructions au prince de Galles, à Bordeaux. Et comme il avait appris par les envoyés navarrais que Jean II le mettait en cause dans les accusations portées contre son gendre, il adressa des lettres au Saint-

Père, à l'Empereur et à divers princes chrétiens, o˘ il niait toute connivence avec Charles de Navarre, mais o˘ d'autre part il bl‚mait fort Jean II de son manque de foi et de ses agissements que "pour l'honneur de la chevalerie " il e˚t aimé ne jamais voir chez un roi.

Sa lettre au pape avait demandé moins de temps que celle du roi Jean, et elle était autrement troussée, veuillez m'en croire.

Nous ne nous aimons guère, le roi Edouard et moi; il me juge trop favorable, toujours, aux intérêts de la France et moi je le tiens pour trop peu respectueux de la primauté de l'…glise. Chaque fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes heurtés. Il voudrait avoir un pape anglais, ou préférablement pas de pape du tout. Mais je reconnais qu'il est pour sa nation un prince excellent, habile, prudent quand il le doit, audacieux quand il le peut. L'Angleterre lui doit gros. Et puis, bien qu'il ne compte que quarante-quatre ans, il jouit du respect qui entoure un vieux roi, quand il a été un bon roi. L'‚ge des souverains ne se mesure pas à la date^de leur naissance, mais à la durée de leur règne. A cet égard, le roi Edouard fait figure d'ancien parmi tous les princes d'Occident. Le pape Innocent n'est suprême pontife que depuis quatre ans; l'empereur Charles, élu il y a dix ans, n'est couronné que depuis deux. Jean de Valois a tout juste célébré... en captivité, triste célébration... le sixième anniversaire de son sacre. Edouard III, lui, occupe son trône depuis vingt-neuf ans, bientôt trente.

C'est un homme de belle stature et de grande prestance, assez corpulent. Il a de longs cheveux blonds, une barbe soyeuse et soignée, des yeux bleus un peu gros; un vrai Capétien. Il ressemble fort à Philippe le Bel, son grandpère, dont il a plus d'une qualité. Dommage que le sang de nos rois ait donné un si bon produit en Angleterre et un si piètre en France ! Avec l'‚ge il semble de plus en plus porté au silence, comme son grand-père. que voulez-vous ! Il y a trente ans qu'il voit des hommes s'incliner devant lui. Il sait à leur démarche, à leur regard, à leur ton, ce qu'ils espèrent de lui, ce qu'ils vont en requérir, quelles ambitions les animent et ce qu'ils valent pour l'…tat. Il est bref en ses ordres. Comme il dit: "Moins on prononce de paroles, moins elles sont répétées et moins elles sont faussées. "

II se sait paré, aux yeux de l'Europe, d'une grande renommée. La bataille de l'…cluse, le siège de Calais, la victoire de Crécy... Il est le premier, depuis plus d'un siècle, à avoir battu la France, ou plutôt son qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1485

rival français puisqu'il n'a entrepris cette guerre, dit-il, que pour affirmer ses droits à la couronne de Saint Louis. Mais aussi pour mettre la main sur des provinces prospères.

Il ne se passe guère d'année qu'il ne débarque des troupes sur le continent, tantôt en Boulonnais, tantôt en Bretagne, ou bien qu'il ordonne, comme ces deux derniers étés, une chevauchée à partir de son duché de Guyenne.

Autrefois, il prenait lui-même la tête de ses armées, et il s'y est acquis une belle réputation de guerrier. A présent, il n'accompagne plus ses troupes. Il les fait commander par de bons capitaines qui se sont formés campagne après campagne ; mais je pense qu'il doit surtout ses succès à ce qu'il entretient une armée permanente composée pour le plus gros d'hommes de pied, et qui, toujours disponible, ne lui co˚te pas finalement plus cher que ces osts pesants, que l'on convoque à grands frais, que l'on dissout, qu'il faut rappeler, qui ne s'assemblent jamais à temps, qui sont équipés à

la disparate et dont les parties ne savent point s'endenter pour manouvrer en bataille.

C'est fort beau de dire : " La patrie est en péril. Le roi nous appelle.

Chacun doit y courir!" Avec quoi? Avec des b‚tons? Le temps vient o˘ chaque roi prendra modèle sur celui d'Angleterre, et fera faire la guerre par gens de métier, bien assoldés, qui vont o˘ on leur commande sans muser ni discuter.

Voyez-vous, Archambaud, il n'est point nécessaire à un royaume d'être très étendu ni très nombreux pour devenir puissant. Il faut seulement qu'il ait un peuple capable de fierté et d'effort, et qu'il soit assez longtemps conduit par un chef avisé qui sache lui proposer de grandes ambitions.

D'un pays qui comptait à peine six millions d'‚mes, Galles comprises, avant la grande peste, et quatre millions seulement après le fléau, Edouard III a fait une nation prospère et redoutée qui parle d'égale à égale avec la France et avec l'Empire. Le commerce des laines, le trafic des mers, la possession de l'Irlande, une bonne exploitation de l'abondante Aquitaine, les pouvoirs royaux partout exercés et partout obéis, une armée toujours prête et toujours occupée ; c'est avec cela que l'Angleterre est si forte, et qu'elle est riche.

Le roi lui-même possède des biens immenses ; on dit qu'il ne saurait compter sa fortune, mais moi je sais bien qu'il la compte, sinon il ne l'aurait pas. Il l'a commencée il y a trente ans en trouvant pour héritage un Trésor vide et des dettes dans toute l'Europe. Aujourd'hui, c'est à lui qu'on vient emprunter. Il a reb‚ti Windsor ; il a embelli Westminster...

oui, Westmoutiers, si vous voulez; à force d'aller là-bas, j'ai fini par prononcer à l'anglaise, car, chose curieuse à remarquer, à mesure qu'ils s'emploient à conquérir la France, les Anglais, même à la cour, parlent de plus en plus leur langue saxonne et de moins en moins la r

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LES ROIS MAUDITS

française... En chacune de ses résidences, le roi Edouard entasse des merveilles. Il achète beaucoup aux marchands lombards et aux navigateurs chypriotes, non seulement des épices d'Orient, mais aussi toute sorte d'objets ouvragés qui fournissent des modèles à ses industries.

A propos d'épices, il faudra que je vous entretienne du poivre, mon neveu.

C'est fort bon placement. Le poivre ne s'altère pas ; sa valeur marchande n'a cessé de croître ces dernières années et tout permet de penser qu'elle continuera. J'en ai pour dix mille florins dans un entrepôt de Montpellier; j'ai pris ce poivre en remboursement d'une moitié de la dette d'un marchand de là-bas, qui se nomme Pierre de Rambert, et qui ne pouvait solder ses approvisionneurs à Chypre. Comme je suis chanoine de Nicosie.... sans y être allé, sans y être allé, hélas, car cette île a grande réputation de beauté... j'ai ainsi pu arranger son affaire... Mais revenons à notre Sire Edouard.

Table de roi chez lui n'est pas un vain mot et qui s'y assoit pour la première fois a le souffle retenu par la profusion d'or qui s'y étale. Un cerf d'or, presque aussi gros qu'un vrai, en décore le centre. Hanaps, aiguières, plats, cuillers, couteaux, salières, tout est en or. Les huissiers de cuisine portent à chaque service de quoi battre monnaie pour tout un comté. " Si d'aventure nous sommes dans le besoin, nous pourrons vendre tout cela", dit-il. Mais dans les moments de gêne... quel Trésor n'en connaît pas?... Edouard est toujours assuré de trouver du crédit, parce qu'on le sait posséder ces richesses. Lui-même ne paraît devant ses sujets que superbement atourné, couvert de fourrures précieuses et de vêtements brodés, étincelant de joyaux et chaussé d'éperons d'or.

Dans cet étalage de splendeurs, Dieu n'est pas oublié. La seule chapelle de Westminster est desservie par quatorze vicaires, à quoi s'ajoutent les clercs choristes et tous les servants de sacristie. Pour faire pièce au pape, qu'il dit être sous la main des Français, il multiplie les emplois d'…glise et ne les veut voir conférés qu'à des Anglais, sans partage des bénéfices avec le Saint-Siège, ce sur quoi nous nous sommes toujours heurtés.

Après Dieu servi, la famille. Edouard III a dix enfants vivants. L'aîné, prince de Galles, et duc d'Aquitaine, est ce que vous savez; il a vingt-six ans. Le plus jeune, le comte de Buckingham, vient à peine de quitter le sein de sa nourrice.

A tous ses fils, le roi Edouard constitue des maisons imposantes; à ses filles, il cherche de hauts établissements qui peuvent servir ses desseins.

Je gage qu'il se serait fort ennuyé à vivre, le roi Edouard, s'il n'avait pas été désigné par la Providence pour ce qu'il était le plus apte à

faire : gouverner. Oui, il aurait eu peu d'intérêt à durer, à vieillir, à

regarder la mort venir s'il n'avait pas eu à arbitrer les passions des autres, et à

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

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leur désigner des buts qui les aident à s'oublier. Car les hommes ne trouvent d'honneur et de prix à vivre que s'ils vouent leurs actes et leurs pensées à quelque grande entreprise avec laquelle ils puissent se confondre.

C'est cela qui l'a inspiré quand il a créé à Calais son Ordre de la Jarretière, un Ordre qui prospère, et dont ce pauvre Jean II, avec son …

toile, n'a produit qu'une pompeuse, d'abord, et puis piteuse copie...

Et c'est encore à cette volonté de grandeur que le roi Edouard répond quand il poursuit le projet, non avoué mais visible, d'une Europe anglaise. Non pas qu'il songe à placer l'Occident directement sous sa main, ni qu'il veuille conquérir tous les royaumes et les mettre en servage. Non, il pense plutôt à un libre groupement de rois ou d< gouvernements dans lequel il aurait préséance et commandement, ei avec lequel non seulement il ferait régner la paix à l'intérieur de cette entente, mais encore n'aurait plus rien à redouter du côté de l'Empire, si même il ne l'englobait. Ni plus rien à devoir au Saint-Siège; je le soupçonne de nourrir secrètement cette intention-là... Il a déjà réussi avec les Flandres qu'il a détachées de la France ; il intervient dans les affaires d'Espagne ; il pousse des antennes en Méditerranée. Ah ! s'il avait la France, vous imaginez, que ne ferait-il pas, que ne pourrait-il faire à partir d'elle ! Son idée d'ailleurs n'est pas toute neuve. Le roi Philippe le Bel, son grand-père, avait eu déjà un projet de paix perpétuelle pour unir l'Europe.

Edouard se plaît à parler français avec les Français, anglais avec les Anglais. Il peut s'adresser aux Flamands dans leur langue, ce dont ils sont flattés et qui lui a valu maints succès auprès d'eux. Avec les autres, il parle latin.

Alors, me direz-vous, un roi si doué, si capable, et que la fortune accompagne, pourquoi ne pas s'accorder à lui et favoriser ses prétentions sur la France? Pourquoi tant faire afin de maintenir au trône ce niais arrogant, né sous de mauvaises étoiles, dont la Providence nous a gratifiés, sans doute pour éprouver ce malheureux royaume?

Eh ! mon neveu, c'est que la belle entente à former entre les royaumes du couchant, nous la voulons bien, mais nous la voulons française, je veux dire de direction et de prééminence françaises. L'Angleterre, nous en avons conviction, s'éloignerait bien vite, si elle était trop puissante, des lois de l'…glise. La France est le royaume par Dieu désigné. Et le roi Jean ne sera pas éternel.

Mais vous comprenez aussi, Archambaud, pourquoi le roi Edouard soutient avec tant de constance ce Charles le Mauvais qui l'a beaucoup trompé. C'est que la petite Navarre, et le gros comté d'…vreux, sont pièces, non seulement dans son affaire avec la France, mais dans son T

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LES ROIS MAUDITS

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jeu d'assemblage de royaumes qui lui chemine en cervelle. Il faut bien que les rois aussi aient un peu à rêver ! Bientôt après l'ambassade de nos bonshommes Morbecque et

Brévand, ce fut Monseigneur Philippe d'…vreux-Navarre, comte de Longueville, qui vint lui-même en Angleterre. Blond, de belle taille et de nature fière, Philippe de Navarre est aussi

loyal que son frère est fourbe ; ce qui fait que, par loyauté à ce frère, il en épouse, mais de cour convaincu, toutes les fourberies. Il n'a pas le grand talent de parole de son aîné, mais il séduit par la chaleur de l'‚me. Il plut fort à la reine Philippa, qui dit qu'il ressemblait tout à

fait à son époux, au même ‚ge. Ce n'est pas grande merveille ; ils sont cousins plusieurs fois.

Bonne reine Philippa ! Elle a été une demoiselle ronde et rosé qui promettait de devenir grasse comme souvent les femmes du Hainaut.

Elle a tenu promesse.

Le roi l'a aimée de bon amour. Mais il a eu, l'‚ge venant, d'autres entraînements du cour, rares, mais violents. Il y eut la comtesse de Salisbury; et à présent c'est Dame Alice Perrère, ou Perrières, une suivante de la reine. Pour calmer son dépit, Philippa mange, et elle devient de plus en plus grosse.

La reine Isabelle? Mais si, mais si, elle vit toujours; du moins elle vivait encore le mois dernier... A Castle Rising, un grand et triste ch

‚teau o˘ son fils l'a enfermée, après qu'il eut fait exécuter son amant, Lord Mortimer, il y a vingt-huit ans. Libre, elle lui aurait causé trop de soucis. La Louve de France... Il vient la visiter une fois l'an, au temps de NoÎl. C'est d'elle qu'il tient ses droits sur la France. Mais c'est elle aussi qui a causé la crise dynastique en dénonçant l'adultère de Marguerite de Bourgogne, et fourni bonne raison pour écarter de la succession la descendance de Louis Hutin. Il y a de la dérision, vous l'avouerez, à voir, quarante ans après, le petit-fils de Marguerite de Bourgogne et le fils d'Isabelle faire alliance. Ah ! il suffit de vivre pour avoir tout vu !

Et voilà Edouard et Philippe de Navarre, à Windsor, remettant en chantier ce traité interrompu, et dont les premières assises avaient été posées lors des entretiens d'Avignon. Toujours traité secret. Dans les rédactions préparatoires, les noms des princes contractants ne devaient pas figurer en clair. Le roi d'Angleterre y est appelé l'aîné et le roi de Navarre le cadet. Comme si cela pouvait suffire à les masquer, et comme si la teneur des notes ne les désignait pas à l'évidence ! Ce sont là précautions de chancelleries qui n'abusent guère ceux dont on se défie. quand on veut qu'un secret soit gardé, eh bien, il ne faut pas

l'écrire, voilà tout.

Le cadet reconnaissait l'aîné pour le roi de France légitime. Toujours la même chose ; c'est le début et l'essentiel ; c'est la clef de vo˚te de l'accord. L'aîné reconnaît au cadet le duché de Normandie, les comtés de Champagne et de Brie, la vicomte de Chartres et tout le Languedoc avec Toulouse, Béziers, Montpellier. Il paraît qu'Edouard n'a pas cédé sur PAngoumois... trop près de la Guyenne, ce doit être pour cela; il ne laisserait pas Navarre, si ce traité doit avoir effet, qu'à Dieu ne plaise, prendre pied entre l'Aquitaine et le Poitou. En revanche, il aurait accordé

la Bigorre, ce que Phobus, si cela lui est venu aux oreilles, ne doit guère go˚ter. Comme vous voyez, tout cela additionné, cela fait un gros morceau de France, un très gros morceau. Et l'on peut se surprendre qu'un homme qui prétend à y régner en abandonne tout à un seul vassal. Mais, d'une part, cette sorte de vice-royauté qu'il confère à Navarre répond bien à cette idée d'empire nouveau qu'il caresse; et, d'autre part, plus il accroît les possessions du prince qui le reconnaît pour roi, plus il élargit l'assise territoriale de sa légitimité. Au lieu d'avoir à gagner les ralliements, pièce à pièce, il peut soutenir qu'il est reconnu d'un coup par toutes ces provinces.

Pour le reste, partage des frais de la guerre, engagement à ne point conclure des trêves séparées, ce sont clauses habituelles et reprises du projet précédent. Mais l'alliance est énoncée "alliance perpétuelle".

Je me suis laissé dire qu'il y eut une plaisante passe entre Edouard et Philippe de Navarre parce que celui-ci demandait que f˚t inscrit au traité

le versement des cent mille écus, jamais payés, qui figuraient sur le contrat de mariage entre Charles de Navarre et Jeanne de Valois.

Le roi Edouard s'étonna. " Pourquoi aurais-je à payer les dettes du roi Jean? - Si fait. Vous le remplacez au trône ; vous le remplacez aussi dans ses obligations. " Le jeune Philippe ne manquait pas d'aplomb. Il faut avoir son ‚ge pour oser de ces choses. Cela fit rire Edouard III, qui ne rit guère à son ordinaire. " Soit. Mais après que j'aurais été sacré à

Reims. Pas avant le sacre. "

Et Philippe de Navarre repartit pour la Normandie. Le temps de mettre sur vélin ce dont on était convenu, d'en discuter les termes article par article, de passer les notes d'un côté à l'autre de la Manche... "

l'aîné... le cadet ", et puis aussi les soucis de la guerre, tout cela fit que le traité, toujours secret, toujours connu, au moins de ceux qui avaient intérêt à en connaître, ne devait finalement être signé qu'au début de septembre, au ch‚teau de Clarendon, il y a seulement trois mois, fort peu avant la bataille de Poitiers. Signé par qui? Par Philippe de Navarre qui fit à ce dessein un second voyage en Angleterre.

Vous comprenez à présent, Archambaud, pourquoi le Dauphin, qui s'était si fort opposé, vous l'avez vu, à l'arrestation du roi de Navarre, le maintient si obstinément en prison, alors que, commandant céans au royaume, il aurait tout loisir de le libérer, comme de maintes parts on l'en presse.

Aussi longtemps que le traité n'est signé que par Philippe 149o LES ROIS MAUDITS

de Navarre, on peut le tenir pour nul. Dès lors qu'il serait ratifié par Charles, ce serait une autre affaire.

A l'heure o˘ nous sommes, le roi de Navarre, parce que le fils du roi de France le tient prisonnier, en Picardie, ne sait pas encore il est sans doute le seul... qu'il a reconnu le roi d'Angleterre pour roi de France, mais d'une reconnaissance sans vigueur puisqu il ne peut la signer.

Voilà qui ajoute au beau noud d'embrouilles, ou une chatte ne reconnaîtrait pas ses petits, que nous allons tenter de défaire a Metz! Je gage que dans quarante ans d'ici personne n'y comprendra plus rien, sauf vous peut-être, ou votre fils, parce que vous lui aurez raconte...

III LE PAPE ET LE MONDE

Ne vous avais-je pas dit que nous aurions des nouvelles, à Sens? Et de bonnes nouvelles. Le Dauphin, plantant là ses …tats généraux tout houleux o˘ Marcel réclame la destitution du Grand Conseil et o˘ l'évêque Le Coq, en même temps qu'il plaide pour la libération de Charles le Mauvais, s'oublie jusqu'à parler de déposer le roi Jean... si, si, mon neveu, nous en sommes là; il a fallu que le voisin de l'évêque lui écrase le pied pour qu'il se reprenne et précise que ce n'étaient point les …tats qui pouvaient déposer un roi, mais le pape, à la demande des trois …tats... eh bien, le Dauphin, roulant son monde, s'en est parti hier lundi pour Metz, lui aussi. Avec deux mille chevaux. Il a allégué que les messages reçus de l'Empereur lui faisaient obligation de se rendre à sa diète, pour le bien du royaume.

Oui... et surtout mon message. Il m'a entendu. De la sorte, les Etats sont dans le vide et vont se disperser sans avoir rien pu conclure. Si la ville se montrait par trop turbulente, il pourrait y revenir avec ses troupes. Il la tient sous menace...

Autre bonne nouvelle : le Capocci ne vient pas à Metz. Il refuse de me retrouver. Bienheureux refus. Il se met en tort vis-à-vis du Saint-Père, et moi je suis débarrassé de lui. J'envoie l'archevêque de Sens escorter le Dauphin, qu'accompagné déjà l'archevêque-chancelier, Pierre de La Forêt ; cela fait deux hommes sages pour le conseiller. Pour ma part, j'ai douze prélats dans ma suite. Cela suffit. C'est autant qu'aucun légat n'en eut jamais. Et pas de Capocci. Vraiment, je ne peux comprendre pourquoi le Saint-Père s'est obstiné à me l'adjoindre et s'obstine encore à ne pas le rappeler. D'abord, sans lui, je serais parti plus tôt... Vraiment, ce fut un printemps perdu.

Dès que nous s˚mes l'affaire de Rouen et que nous reç˚mes en Avignon les lettres du roi Jean et du roi Edouard, et puis que nous apprîmes que le duc de Lancastre équipait une nouvelle expédition, cependant que l'ost de France était convoqué pour le premier juin, je

1492 LES ROIS MAUDITS

devinai que tout allait tourner au pire. Je dis au Saint-Père qu'il fallait envoyer un légat, ce dont il tomba d'accord. Il gémissait sur l'état de la chrétienté. J'étais prêt à partir dans la semaine. Il en fallut trois pour rédiger les instructions. Je lui disais: "Mais quelles instructions, sanctissimus paterl II n'est que de recopier celles que vous reç˚tes de votre prédécesseur, le vénéré Clément VI, pour une mission toute semblable, voici dix ans. Elles étaient fort bonnes. Mes instructions, c'est d'agir en tout pour empêcher une reprise générale de la guerre. " Peut-être au fond de lui, sans en avoir conscience, car il est certes incapable d'une mauvaise pensée volontaire, ne souhaitait-il pas tellement que je réussisse là o˘ il avait échoué naguère, avant Crécy. Il l'avouait du reste. "Je me suis fait rebuffer méchamment par Edouard III, et je crains qu'il ne vous en advienne de même. C'est un homme fort déterminé, Edouard III ; on ne le contourne pas aisément. De plus, il croit que tous les cardinaux français ont parti pris contre lui. Je vais envoyer avec vous notre venerabilisfrater Capocci. " C'était

cela son idée.

Venerabilisfrater! Chaque pape doit commettre au moins une erreur durant son pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh bien, l'erreur de Clément VI, c'est d'avoir donné le chapeau à Capocci.

" Et puis, m'a dit Innocent, si l'un de vous deux venait à souffrir de quelque maladie... Nôtre-Seigneur vous en garde... l'autre pourrait poursuivre la mission." Comme il se sent toujours malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le soit aussi, et il vous ferait donner l'extrême-onction dès que vous éternuez.

M'avez-vous vu malade depuis que nous sommes en route, Archam-baud? Mais le Capocci, lui, les cahots lui brisent les reins; il lui faut s'arrêter toutes les deux lieues pour pisser. Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il voulait me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous reconnaîtrez qu'il n'est pas accablé de labeur, en tout cas de mon fait. Pour moi, le bon physicien est celui qui chaque matin me palpe, m'ausculte, me regarde l'oil et la langue, examine mes urines, ne m'impose pas trop de privations ni ne me saigne plus d'une fois le mois, et qui me tient en bonne santé... Et puis, pour faire ses apprêts, le Capocci ! Il est de cette sorte de gens qui intriguent et insistent pour être chargés de mission et qui, dès qu'ils l'ont obtenue, ne tarissent plus d'exigences. Un secrétaire papal, ce n'était point assez, il lui en fallait deux. Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres pour la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c'est moi qui ai d˚ les dicter et les corriger... Tout cela fit que nous ne partîmes qu'au temps du solstice, le 21 juin. Trop tard. On n'arrête point les guerres quand les armées sont en route. On les arrête dans la tête des rois, lorsque la décision est encore hésitante. Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu.

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1493

La veille du départ, le Saint-Père me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de m'avoir infligé ce compagnon inutile. Je l'allai voir à

Villeneuve, o˘ il réside. Car il refuse de loger dans le grand palais qu'ont b‚ti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de pompe à son gré, un train d'hôtel trop nombreux. Innocent a voulu satisfaire le sentiment public qui reprochait à la papauté de vivre dans trop de faste. Le sentiment public ! quelques écrivailleurs, pour qui le fiel est l'encre naturelle; quelques prêcheurs que le Diable à envoyés dans l'…glise pour y mettre la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d'une bonne excommunication, bien assenée; avec ceux-là, une prébende, ou un bénéfice, accompagnés de quelque préséance, car c'est l'envie souvent qui stimule leurs crachats ; ce qu'ils entendent redresser dans le monde, c'est le trop peu de place, à

leurs yeux, qu'ils y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m'avez entendu parler, l'autre jour, avec Monseigneur d'Auxerre. C'est un homme de mauvais naturel, mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître, et qui est fort écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de Dante Alighieri qui l'amena en Avignon; et il a été chargé de maintes missions entre les princes. Voilà quelqu'un qui écrivait qu'Avignon était la sentine des sentines, que tous les vices y prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l'on y venait acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de diocèses et d'abbayes, que les prélats y avaient des maîtresses et leurs maîtresses des maquereaux... Enfin, la nouvelle Babylone.

Sur moi-même, il répandait de fort méchantes choses. Comme il était personne à considérer, je l'ai vu, je l'ai écouté, ce qui lui a donné de la satisfaction, j'ai arrangé quelques-unes de ses affaires... on disait qu'il s'adonnait aux arts noirs, magie et autres choses... je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont on l'avait privé ; j'ai correspondu avec lui en lui demandant de me copier dans chacune de ses lettres quelques vers ou sentences des grands poètes anciens, qu'il possède à merveille, pour orner mes sermons, car moi, je ne m'abuse point là-dessus, j'ai un style de légiste ; un moment même je l'ai proposé pour un office de secrétaire papal, et il n'a tenu qu'à lui que la chose aboutît. Eh bien, il dit beaucoup moins de mal de la cour d'Avignon, et de moi, il écrit merveilles.

Je suis un astre dans le ciel de l'…glise, un pouvoir derrière le trône papal ; j'égale ou surpasse en savoir aucun juriste de ce temps ; j'ai été

béni par la nature et raffiné par l'étude ; et l'on peut reconnaître en moi cette capacité d'embrasser toute chose de l'univers que Jules César attribuait à Pline l'Ancien. Oui, mon neveu ; rien moins que cela ! Et je n'ai nullement réduit mon appareil de maison ni mon nombreux domestique qui naguère provoquaient sa diatribe... Il est reparti pour l'Italie, mon ami Pétrarque. quelque chose en lui fait qu'il ne peut se fixer nulle part, comme son ami Dante, sur lequel il s'est beaucoup modelé. Il s'est inventé

un amour sans mesure pour une dame qui ne

1494 LES ROIS MAUDITS

fut jamais sa maîtresse, et qui est morte. Avec cela, il a sa raison de sublime... Je l'aime bien, ce méchant homme. Il me manque. S'il était demeuré en Avignon, sans doute serait-il assis à votre place, en ce moment, car je l'aurais pris dans mon bagage...

Mais suivre le prétendu sentiment public, comme notre bon Innocent? C'est montrer faiblesse, donner puissance à la critique, et s'aliéner beaucoup des gens qui vous soutenaient, sans rallier aucun mécontent.

Donc, pour donner image d'humilité, notre Saint-Père s'est allé loger dans son petit palais cardinalice à Villeneuve, de l'autre côté du Rhône. Mais, même avec un train réduit, l'établissement s'est montré vraiment trop petit. Alors, il a fallu l'agrandir pour abriter les gens indispensables.

La secrétairerie fonctionne mal faute de place ; les clercs changent sans cesse de chambre, au fur et à mesure des travaux. Les bulles s'écrivent dans la poussière. Et comme beaucoup d'offices sont demeurés en Avignon, il faut sans cesse traverser le fleuve, en affrontant le grand vent qui souffle souvent là-bas, et qui l'hiver vous gèle jusqu'à l'os. Toutes les affaires prennent retard... En outre, comme il a été élu de préférence à

Jean Birel, le général des chartreux, qui jouissait d'une réputation de sainteté parfaite... je me demande, après tout, si j'ai eu raison de l'écarter ; il n'aurait pas été plus malencontreux... notre Saint-Père a fait vou de fonder une chartreuse. On la b‚tit en ce moment entre le logis pontifical et un nouvel appareil de défense, le fort Saint-André, que l'on est en train justement d'édifier. Mais là ce sont les officiers du roi qui ordonnancent les travaux. Si bien que la chrétienté pour l'heure est commandée au milieu d'un chantier.

Le Saint-Père me reçut dans sa chapelle, d'o˘ il ne sort guère, une petite abside à cinq pans, attenante à la grande chambre d'audience... parce qu'il a besoin tout de même d'une salle d'audience ; il s'en est avisé... et qu'il a fait orner par un imagier venu de Viterbe, Matteo Giova quelque chose, Giovanotto, Giovanelli, Giovannetti... c'est bleu, c'est p‚le; cela conviendrait à un couvent de nonnes; moi, je n'aime guère ; pas assez de rouge, pas assez d'or. Les couleurs vives ne co˚tent pas plus cher que les autres... Et le bruit, mon neveu ! Il paraît que c'est le séjour le plus calme de tout le palais, et que c'est pourquoi le Saint-Père s'y retire!

Les scies grincent dans la pierre, les marteaux cliquettent contre les burins, les palans crissent, les charrois roulent, les madriers rebondissent, les ouvriers se hèlent et se querellent... Traiter de graves sujets dans ce vacarme, c'est le purgatoire. Je comprends qu'il souffre de la tête, le Saint-Père ! " Vous voyez, mon vénérable frère, me dit-il, je dépense beaucoup d'argent et me cause beaucoup de tracas pour construire autour de moi les apparences de la pauvreté. Et puis, il me faut tout de même entretenir le grand palais d'en face. Je ne peux pas le laisser crouler... "

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1495

II me touche le cour, le pape Aubert, quand il se moque de lui-même, tristement, et semble reconnaître ses erreurs, pour me faire plaisir.

Il était assis sur un piètre faudesteuil dont je n'aurais pas voulu pour siège dans mon premier évêché ; comme à l'accoutumée, il s'est tenu penché

tout le long de l'entretien. Un grand nez busqué, dans le prolongement du front, de grandes narines, de grands sourcils levés très haut, de grandes oreilles dont le lobe sort du bonnet blanc, les coins de la bouche abaissés dans la barbe frisée. Il est de corps puissamment charpenté, et l'on s'étonne qu'il ait une santé si fragile. Un sculpteur sur pierre travaille à fixer son image, pour son gisant. Parce qu'il ne veut pas de statue debout : ostentation... Mais il accepte, tout de même, d'avoir un tombeau.

Il était dans un jour à se complaindre. Il continua : " Chaque pape, mon frère, doit vivre, à sa manière, la passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ.

La mienne est dans l'échec de toutes mes ^entreprises. Depuis que la volonté de Dieu m'a hissé au sommet de l'…glise, je me sens les mains clouées. qu'ai-je accompli, qu'ai-je réussi durant ces trois années et demie?"

La volonté de Dieu, certes, certes; mais reconnaissons qu'elle a choisi de s'exprimer un peu à travers ma modeste personne. Ce qui me permet quelque liberté avec le Saint-Père. Mais il est des choses, malgré tout, que je ne peux pas lui dire. Je ne puis lui dire, par exemple, que les hommes qui se trouvent investis d'une autorité suprême ne doivent pas chercher à trop modifier le monde pour justifier leur élévation. Il y a chez les grands humbles une forme sournoise d'orgueil qui est souvent la cause de leurs échecs.

Les projets du pape Innocent, ses hautes entreprises, je les connais bien.

Il y en a trois, qui se commandent l'une l'autre. La plus ambitieuse: réunir les …glises latine et grecque, sous l'autorité de la catholique, bien s˚r; ressouder l'Orient et l'Occident, rétablir l'unité du monde chrétien. C'est le rêve de tout pape depuis mille ans. Et j'avais, avec Clément VI, fort avancé les choses, plus loin qu'elles ne le furent jamais, et, en tout cas, qu'elles ne le sont à présent. Innocent a repris le projet à son compte et comme si l'idée lui était venue, toute neuve, par Visitation du Saint-Esprit. Ne disputons point.

Pour y parvenir, seconde entreprise, et préalable à la première: réinstaller la papauté à Rome, parce que l'autorité du pape sur les chrétiens d'Orient ne saurait être acceptée que si elle s'exprime du haut du trône de saint Pierre. Constantinople, présentement en défaillance, pourrait sans perdre l'honneur s'incliner devant Rome, non devant Avignon.

Là-dessus, vous le savez, je diffère tout à fait d'opinion. Le raisonnement serait juste à condition que le pape lui-même ne s'expose pas à être plus faible encore à Rome qu'il ne l'est en Provence...

Or, pour rentrer à Rome, il fallait d'abord, troisième dessein, se 1496 LES ROIS MAUDITS

réconcilier avec l'Empereur. Ce qui fut entrepris, par priorité. Voyons donc o˘ nous en sommes de ces beaux projets... On s'est h‚té, contre mon conseil, de couronner l'empereur Charles, élu depuis huit ans, et sur lequel nous avions barre tant que nous lui tenions haute la dragée de son sacre. A présent, nous ne pouvons plus rien sur lui. Il nous a remerciés par sa Bulle d'Or, que nous avons d˚ gober, perdant notre autorité non seulement sur l'élection à l'Empire, mais encore sur les finances de l'…

glise dans l'Empire. Ce n'est pas une réconciliation, c'est une capitulation. Moyennant quoi, l'Empereur nous a généreusement laissé les mains libres en Italie, c'est-à-dire nous a fait la gr‚ce de nous permettre de les poser dans un nid de frelons.

En Italie, le Saint-Père a envoyé le cardinal Alvarez d'Albornoz, qui est plus capitaine que cardinal, pour préparer le retour à Rome. Albornoz a commencé par se cheviller à Cola di Rienzi, qui domina Rome un moment. Né

dans une taverne du Trastevere, ce Rienzi était un de ces hommes du peuple à visage de César comme il en surgit de temps en temps là-bas, et qui captivent les Romains en leur rappelant que leurs aÔeux ont commandé à tout l'univers. D'ailleurs, il se donnait pour fils d'empereur, s'étant découvert b‚tard d'Henri VII de Luxembourg, mais il resta seul de cet avis.

Il avait choisi le titre de tribun, il portait toge de pourpre, et siégeait au Capitule, sur les ruines du temple de Jupiter. Mon ami Pétrarque le saluait comme le restaurateur des antiques grandeurs de l'Italie. Ce pouvait être un pion sur notre damier, mais à avancer avec discernement, et non pas en misant tout notre jeu dessus. Il fut assassiné voici deux ans par les Colonna, parce qu'Albornoz tardait à lui envoyer secours.

Maintenant tout est à reprendre; et l'on n'a jamais été aussi loin de rentrer à Rome, o˘ l'anarchie est pire que par le passé. Rome, il faut en rêver toujours, et

n'y retourner jamais.

quant à Constantinople... Oh ! nous sommes très avancés en paroles.

L'empereur Paléologue est prêt à nous reconnaître; il en a pris l'engagement solennel; il viendrait jusqu'à s'agenouiller devant nous, s'il pouvait seulement sortir de son étroit empire. Il ne met qu'une seule condition : qu'on lui envoie une armée pour se délivrer de ses ennemis. Au point qu'il se trouve, il accepterait de reconnaître un curé de campagne, contre cinq cents chevaliers et mille hommes de pied...

Ah! vous aussi, vous vous en étonnez! Si l'unité des chrétiens, si la réunion des …glises ne tient qu'à cela, ne peut-on expédier vers la mer grecque cette petite armée? Eh bien, non, mon bon Archambaud, on ne le peut point. Parce que nous n'avons pas de quoi l'équiper et l'aligner en solde.

Parce que notre belle politique a produit ses effets ; parce que, pour désarmer nos détracteurs, nous avons résolu de nous réformer et de revenir à la pureté de l'…glise des origines... quelles

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1497

origines? Bien audacieux celui qui affirme qu'il les connaît vraiment!

quelle pureté ! Dès qu'il y eut douze apôtres, il s'y trouva un traître !

Et de commencer à supprimer les commendes et bénéfices qui ne s'accompagnent point de la cure des ‚mes... "les brebis doivent être gardées par un pasteur, non par un mercenaire"... et d'ordonner que soient éloignés des divins mystères ceux qui amassent richesses... " faisons-nous semblables aux pauvres "... et d'interdire tous tributs qui proviendraient des prostituées et des jeux de dés... mais oui, nous sommes descendus dans de tels détails... ah! c'est que les jeux de dés poussent à proférer des blasphèmes ; point d'argent impur ; ne nous engraissons pas du péché, lequel, devenant meilleur marché, ne fait que croître et s'étaler.

Le résultat de toutes ces réformations c'est que les caisses sont vides, car l'argent pur ne coule qu'en très minces ruisseaux ; les mécontents ont décuplé, et il y a toujours des illuminés pour prêcher que le pape est hérétique.

Ah ! s'il est vrai que l'enfer est pavé de bonnes intentions, le cher Saint-Père en aura dallé un bon bout de chemin !

" Mon vénérable frère, ouvrez-moi toute votre pensée ; ne me cachez rien, même si ce sont reproches que vous avez à formuler à mon endroit. "

Puis-je lui dire que s'il lisait un peu plus attentivement ce que le Créateur écrit pour nous dans le ciel, il verrait alors que les astres forment de mauvaises conjonctions et de tristes quadrats sur presque tous les trônes, y compris le sien, sur lequel il n'est assis que, tout précisément, parce que la configuration est néfaste, car si elle était bonne ce serait sans doute moi qui m'y trouverais? Puis-je lui dire que lorsqu'on est en si piètre position sidérale, ce n'est point le temps d'entreprendre de renouveler la maison de fond en comble, mais seulement de la soutenir du mieux qu'on peut, telle qu'elle nous a été léguée, et qu'il ne suffit pas d'arriver du village de Pompadour en Limousin, avec des simplicités de paysan, pour être entendu des rois et réparer les injustices du monde? Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. Ah ! les successeurs n'auront pas la t‚che facile !

Il me dit encore, en cette veille de départ : " Serais-je donc le pape qui aurait pu faire l'unité des chrétiens et qui l'aura manquée? J'apprends que le roi d'Angleterre assemble à Southampton cinquante b‚timents pour passer près de quatre cents chevaliers et archers et plus de mille chevaux sur le continent. " Je pense bien qu'il avait appris ; c'était moi qui lui avais fait donner la nouvelle. " C'est la moitié de ce qu'il me faudrait pour satisfaire l'empereur Paléologue. Ne pourriez-vous avec l'aide de notre frère le cardinal Capocci, dont je sais bien qu'il n'a pas tous vos mérites et que je ne parviens pas à aimer autant que je vous 1498

LES ROIS MAUDITS

aime..." Farine, farine, pour m'endormir... "mais qui n'est pas sans crédit auprès du roi Edouard, ne pourriez-vous convaincre celui-ci, au lieu d'employer cette expédition contre la France... Oui, je vois bien ce que vous pensez... Le roi Jean, lui aussi, a convoqué son ost; mais il est accessible aux sentiments d'honneur chevaleresque et chrétien. Vous avez du pouvoir sur lui. Si les deux rois renonçaient à se combattre pour dépêcher ensemble partie de leurs forces vers Constan-tinople afin qu'elle puisse rallier le giron de la seule …glise, quelle gloire n'en retireraient-ils pas? Tentez de leur représenter cela, mon vénérable frère; montrez-leur qu'au lieu d'ensanglanter leurs royaumes, et d'amasser les souffrances sur leurs peuples chrétiens, ils se rendraient dignes des preux et des saints... "

Je répondis: "Très Saint-Père, la chose que vous souhaitez sera la plus aisée du monde, aussitôt que deux conditions auront été remplies : pour le roi Edouard, qu'il ait été reconnu roi de France et sacré à Reims; pour le roi Jean, que le roi Edouard ait renoncé à ses prétentions et qu'il lui ait rendu l'hommage. Ces deux choses accomplies, je ne vois plus d'obstacles...

- Vous vous moquez de moi, mon frère; vous n'avez pas la foi. - J'ai la foi, Très Saint-Père, mais je ne me sens pas capable de faire briller le soleil la nuit. Cela dit, je crois de toute ma foi que si Dieu veut un miracle, il pourra l'accomplir sans nous. "

Nous rest‚mes un moment sans parler, parce qu'on déversait un chariot de moellons dans une cour voisine et qu'une équipe de charpentiers s'était prise de bec avec les rouliers. Le pape abaissait son grand nez, ses grandes narines, sa grande barbe. Enfin, il me dit: "Au moins, obtenez d'eux qu'ils signent une nouvelle trêve. Dites-leur bien que je leur interdis de reprendre les hostilités entre eux. Si aucun prélat ou clerc s'oppose à vos efforts de paix, vous le privez de tous ses bénéfices ecclésiastiques. Et rappelez-vous que si les deux rois persistent à se faire la guerre, vous pouvez aller jusqu'à l'excommunication ; cela est écrit dans vos instructions. L'excommunication et l'interdit. "

Après ce rappel de mes pouvoirs, j'avais bien besoin de la bénédiction qu'il me donna. Car vous me voyez, Archambaud, dans l'état o˘ est l'Europe, excommunier les rois de France et d'Angleterre? Edouard aurait aussitôt libéré son …glise de toute obédience au Saint-Siège, et Jean aurait envoyé

son connétable assiéger Avignon. Et Innocent, qu'aurait-il fait, à votre avis? Je vais vous le dire. Il m'aurait désavoué, et levé les excommunications. Tout cela, ce n'étaient que paroles.

Le lendemain donc, nous partîmes.

Trois jours plus tôt, le 18 juin, les troupes du duc de Lancastre avaient débarqué à La Hague.

qUATRI»ME PARTIE

L'…T… DES D…SASTRES

I

LA CHEVAUCH…E NORMANDE

Tout ne peut être tout le temps néfaste... Ah! vous avez noté, Archambaud, que c'était l'une de mes sentences favorites... Eh! oui, au sein de tous les revers, de toutes les peines, de tous les mécomptes, nous sommes toujours gratifiés de quelque bien qui nous vient réconforter. Il suffit seulement de le savoir apprécier. Dieu n'attend que notre gratitude pour nous prouver davantage sa mansuétude.

Voyez, après cet été calamiteux pour la France, et bien décevant, je le confesse, pour mon ambassade, voyez comme nous sommes favorisés par la saison, et le beau temps que nous avons pour continuer notre voyage ! C'est un encouragement du ciel.

Je craignais, après les pluies que nous e˚mes en Berry, de rencontrer l'intempérie, la bourrasque et la froidure à mesure que nous avancerions vers le nord. Aussi m'apprêtais-je à me calfeutrer dans ma litière, à

m'emmitoufler de fourrures et à nous soutenir de vin chaud. Or voici tout le contraire; l'air s'est adouci, le soleil brille, et ce décembre est comme un printemps. Cela se voit parfois en Provence; mais je n'attendais pas pareille lumière qui ensoleille la campagne, pareille tiédeur qui fait suer les chevaux sous les housses, pour nous accueillir à notre entrée en Champagne.

Il faisait presque moins chaud, je vous assure, quand j'arrivai à Breteuil en Normandie, au début de juillet, pour y trouver le roi.

Car, parti d'Avignon le 21 du mois de juin, j'étais le 12 juillet... ah!

bon, vous vous souvenez; je vous l'ai déjà dit... et le Capocci était malade... c'est cela... du train auquel je l'avais mené...

Ce que le roi Jean faisait à Breteuil? Le siège, le siège du ch‚teau, au terme d'une courte chevauchée normande qui n'avait pas été pour lui un gros triomphe, c'est le moins qu'on puisse dire.

Le duc de Lancastre, je vous le rappelle, débarque en Cotentin le 18 juin.

Soyez attentif aux dates; elles ont de l'importance, en 1502

LES ROIS MAUDITS

l'occurrence... Les astres? Ah, non, je n'ai pas étudié particulièrement les astres de ce jour-là. Ce que je voulais dire, c'est qu'à la guerre, le temps et la rapidité comptent autant et parfois plus que le nombre des troupes.

Dans les trois jours, il fait sa jonction, à l'abbaye de Montebourg, avec les détachements du continent, celui que Robert Knolles, un bon capitaine, amène de Bretagne, et celui qu'a levé Philippe de Navarre. qu'alignent-ils à eux trois? Philippe de Navarre et Godefroy d'Harcourt n'ont guère avec eux plus d'une centaine de chevaliers. Knolles fournit le plus fort contingent: trois cents hommes d'armes, cinq cents archers, pas tous anglais d'ailleurs; il y a là des Bretons qui viennent avec Jean de Montfort, prétendant au duché contre le comte de Blois qui est l'homme des Valois. Enfin, Lancastre compte à peine cent cinquante armures et deux cents archers, mais il a une grosse remonte de chevaux.

Lorsque le roi Jean II connut ces chiffres, il eut un grand rire qui le secoua de la panse aux cheveux. Pensait-on l'effrayer avec cette piteuse armée? Si c'était là tout ce que son cousin d'Angleterre pouvait réunir, il n'y avait pas de quoi s'inquiéter grandement. "J'avais bien raison, vous voyez, Charles, mon fils, vous voyez, Audrehem, de ne pas craindre de mettre mon gendre en geôle ; oui, j'avais bien raison de me moquer des défis de ces petits Navarre, puisqu'ils ne peuvent produire que si maigres alliés. "

Et il se donnait gloire d'avoir, dès le début du mois, appelé l'ost à

Chartres. "N'était-ce pas bonne prévoyance, qu'en dites-vous, Audrehem, qu'en dites-vous, Charles, mon fils? Et vous voyez qu'il suffisait de convoquer le ban, et non l'arrière-ban. qu'ils courent, ces bons Anglais, qu'ils s'enfoncent dans le pays. Nous allons fondre sur eux et les jeter dans la bouche de Seine. "

On l'avait rarement vu si joyeux, m'a-t-on dit, et je le veux bien croire.

Car ce perpétuel battu aime la guerre, au moins en rêve. Partir, donner des ordres du haut de son destrier, être obéi, enfin ! car à la guerre les gens obéissent... en tout cas au départ; laisser les soucis de finance ou de gouvernement à Nicolas Braque, à Lorris, à Bucy et aux autres ; vivre entre hommes, plus de femmes dans l'entourage ; bouger, bouger sans cesse, manger en selle, à grosses bouchées, ou bien sur un talus de route, à l'abri d'un arbre déjà chargé de petits fruits verts, recevoir le rapport des éclaireurs, prononcer de grandes paroles que chacun ira répétant... "si l'ennemi a soif, il boira son sang"... poser la main sur l'épaule d'un chevalier qui en rougit d'aise... "jamais las, Boucicaut... ta bonne épée fourmille, noble Coucy ! "...

Et pourtant, a-t-il remporté une seule victoire? Jamais. A vingt-deux ans, désigné par son père comme chef de guerre en Hainaut... ah! la belle appellation: chef de guerre!... il s'est remarquablement fait qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1503

découdre par les Anglais. A vingt-cinq ans, avec un plus beau titre encore, à croire qu'il les invente: seigneur de la conquête... il a co˚té fort cher aux populations du Languedoc, sans réussir, en quatre mois de siège, à

s'emparer d'Aiguillon, au confluent du Lot et de la Garonne. Mais à

l'entendre, tous ses combats furent prouesses, quelque triste issue ils aient eue. Jamais homme ne s'est acquis tant d'assurance dans l'expérience de la défaite.

Cette fois, il faisait durer son plaisir.

Le temps, pour lui, d'aller prendre l'oriflamme à Saint-Denis et, sans se presser, de gagner Chartres, déjà le duc de Lancastre, passé au sud de Caen, franchissait la Dives et s'en venait dormir à Lisieux. Le souvenir de la chevauchée d'Edouard III, dix ans plus tôt, et surtout du sac de Caen, n'était pas effacé. Des centaines de bourgeois occis dans les rues, quarante mille pièces de drap raflées, tous les objets précieux enlevés pour Poutre-Manche, et l'incendie de la ville évité de justesse... certes non, la population normande n'avait pas oublié et elle montrait plutôt de l'empressement à laisser passer les archers anglais. D'autant plus que Philippe d'…vreux-Navarre et messire Godefroy d'Harcourt faisaient bien savoir que ces Anglais étaient des amis. Le beurre, le lait et les fromages étaient abondants, le cidre gouleyant ; les chevaux dans ces prés gras ne manquaient pas de fourrage. Après tout, nourrir mille Anglais, un soir, co˚tait moins cher que payer au roi, toute l'année ronde, sa gabelle, son fouage, et son impôt de huit deniers à la livre sur les marchandises.

A Chartres, Jean II trouva son ost moins rassemblé et moins prêt qu'il ne le croyait. Il comptait sur une armée de quarante mille hommes. A peine en dénombrait-on le tiers. Mais n'était-ce pas assez, n'était-ce pas déjà trop en regard de l'adversaire qu'il devait affronter? " Eh, je ne paierai point ceux qui ne se sont pas présentés ; ce sera tout avantage. Mais je veux qu'on leur adresse remontrances. "

Le temps de s'installer dans son tref fleurdelisé et d'expédier ces remontrances... "quand le roi veut, chevalier doit"... le duc de Lancastre, lui, était à Pont-Audemer, un fief du roi de Navarre. Il délivrait le ch

‚teau, qu'un parti français assiégeait vainement depuis plusieurs semaines, et renforçait un peu la garnison navarraise, à laquelle il laissait du ravitaillement pour un an; puis, piquant au sud, il allait piller l'abbaye du Bec-Hellouin.

Le temps, pour le connétable, duc d'Athènes, de mettre un peu d'ordre dans la cohue de Chartres... car ceux qui s'étaient présentés piétinaient les blés nouveaux depuis trois semaines et commençaient à s'impatienter... le temps surtout d'apaiser les discordes entre les deux maréchaux, Audrehem et Jean de Clermont, qui se haÔssaient de bon cour, et Lancastre déjà était sous les murs du ch‚teau de Conches dont il délogea les gens qui l'occupaient au nom du roi. Et puis il y mit le

1504 LES ROIS MAUDITS

feu. Ainsi les souvenirs de Robert d'Artois et ceux, plus frais, de Charles le Mauvais s'en allèrent en fumée. Il ne porte pajs bonheur, ce ch‚teau-là... Et Lancastre se dirigea sur Breteuil. A part …vreux, toutes les places que le roi avait voulu saisir dans le fief de son gendre étaient reprises l'une après l'autre.

" Nous écraserons ces méchants à Breteuil ", dit fièrement Jean II quand son armée put enfin s'ébranler. De Chartres à Breteuil, il y a dix-sept lieues. Le roi voulut qu'on les couvrît en une seule étape. Dès midi, il paraît qu'on commença d'égrener des traînards. quand les hommes parvinrent, fourbus, à Breteuil, Lancastre n'y était plus. Il avait enlevé la citadelle, pris la garnison française et installé en sa place une troupe solide, commandée par un bon chef navarrais, Sanche Lopez, auquel il laissait, là aussi, du ravitaillement pour un an.

Prompt à se consoler, le roi Jean s'écria: "Nous les taillerons à Verneuil; n'est-ce pas mes fils?" Le Dauphin n'osait dire ce qu'il m'a confié

ensuite, à savoir qu'il lui semblait absurde de poursuivre mille hommes avec près de quinze mille. Il ne voulait point paraître moins assuré que ses frères cadets qui tous se modelaient sur leur père et faisaient les ardents, y compris le plus jeune, Philippe, qui n'a que quatorze ans.

Verneuil au bord de l'Avre ; l'une des portes de la Normandie. La chevauchée anglaise y était passée la veille, tel un torrent ravageur. Les habitants virent arriver l'armée française comme un fleuve en crue.

Messire de Lancastre sachant ce qui déferlait vers lui, se garda bien de pousser vers Paris. Emmenant le gros butin qu'il avait fait en chemin, ainsi qu'un beau nombre de prisonniers, il reprit prudemment la route de l'ouest... " Sur Laigle, sur Laigle, ils sont partis sur Laigle ", indiquèrent les vilains. Entendant cela, le roi Jean se sentit marqué par l'attention divine. Vous voyez bien pourquoi... Mais non, Archam-baud, pas à cause de l'oiseau... Ah! vous y êtes... A cause de la Truie-qui-file...

le meurtre de Monsieur d'Espagne... Là o˘ avait été perpétré le crime, là

même le roi arrivait pour accomplir le ch‚timent. Il ne permit pas à son armée de dormir plus de quatre heures. A Laigle, il allait rejoindre les Anglais et Navarrais, et ce serait l'heure, enfin, de sa vengeance.

Ainsi, le neuf juillet, ayant fait halte devant le seuil de la Truie-qui-file, le temps d'y ployer sa genouillère de fer... étrange spectacle pour l'armée que celui d'un roi en prière et en pleurs sur une porte d'auberge!... il apercevait enfin les lances de Lancastre, à deux lieues de Laigle, en lisière de la forêt de Tubouf... Tout cela, mon neveu, venait de se passer quand on me le conta, trois jours après.

" Lacez heaumes, formez batailles ", cria le roi.

Alors, pour une fois d'accord, le connétable et les deux maréchaux s'interposèrent. "Sire, déclara rudement Audrehem, vous m'avez qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1505

toujours vu ardent à vous servir... - Et moi aussi, dit Clermont. - ...

mais ce serait folie de nous engager sur-le-champ. Il ne faut plus demander un seul pas à vos troupes. Depuis quatre jours vous ne leur donnez point de répit, et ce jour même vous les avez menées avec plus grande h‚te que jamais. Les hommes sont hors de souffle, voyez-les donc ; les archers ont les pieds en sang et s'ils n'avaient leur pique pour se soutenir, ils s'écrouleraient sur le chemin même. - Ah! cette pétaille, toujours, qui ralentit tout!" dit Jean II irrité. "Ceux qui chevauchent ne valent pas mieux, lui répliqua Audrehem. Maintes montures sont blessées au garrot par leur charge, et maintes autres boitent, qu'on n'a pu referger. Les hommes d'armure, à tant aller par la chaleur qu'il fait, ont le cul saignant.

N'attendez rien de vos bannières, avant qu'elles n'aient pris repos. -

Outre quoi, Sire, renchérit Clermont, voyez en quel territoire nous irions attaquer. Nous avons devant nous une forêt dense, o˘ Messire de Lancastre s'est retrait. Il aura toute aisance de faire échapper son parti, cependant que nos archers vont s'empêtrer en taillis et nos lances charger les troncs d'arbres. "

Le roi Jean eut un moment d'humeur méchante, pestant contre les hommes et les circonstances qui faisaient échec à sa volonté. Puis il prit une de ces décisions surprenantes pour lesquelles ses courtisans l'appellent le Bon, afin que leur flatterie lui soit répétée.

Il envoya ses deux premiers écuyers, Pluyan du Val et Jean de Corquilleray, vers le duc de Lancastre pour lui porter défi et lui demander bataille.

Lancastre se tenait dans une clairière, ses archers disposés devant lui, tandis que des éclaireurs, partout, observaient l'armée française et repéraient des chemins de repli. Le duc aux yeux bleus vit donc arriver devers lui, escortés de quelques gens d'armes, les deux écuyers royaux qui arboraient pennon fleurdelisé à la hampe de leur lance, et qui soufflaient en cornet comme des hérauts de tournoi. Entouré de Philippe de Navarre, de Jean de Montfort et de Godefroy d'Harcourt, il écouta le discours suivant, que lui tint Pluyan du Val.

Le roi de France arrivait à la tête d'une immense armée, alors que le duc n'en avait qu'une petite. Aussi proposait-il audit duc de s'affronter le lendemain, avec un même nombre de chevaliers de part et d'autre, cent, ou cinquante, ou même trente, dans un lieu à convenir, et selon toutes les règles de l'honneur.

Lancastre reçut courtoisement les propositions du roi " qui se disait de France", mais n'en était pas moins partout réputé pour sa chevalerie. Il assura qu'il envisagerait la chose avec ses alliés, qu'il désignait de la main, car elle était trop sérieuse pour en décider seul. Les deux écuyers crurent pouvoir déduire de ces paroles que Lancastre donnerait réponse le lendemain.

C'est sur cette assurance que le roi Jean commanda de dresser son 1506

LES ROIS MAUDITS

tref et plongea dans le sommeil. Et la nuit des Français fut celle d'une armée ronflante.

Au matin, la forêt de Tubouf était vide. On y voyait des traces de passage, mais plus d'Anglais ni de Navarrais. Lancastre avait prudemment replié son monde vers Argentan.

Le roi Jean II laissa éclater son mépris pour ces ennemis sans loyauté, seulement bons au pillage quand ils n'avaient personne devant eux, mais qui s'éclipsaient dès qu'on leur offrait combat. "Nous portons l'…toile sur le cour, tandis que la Jarretière leur bat le mollet. Voilà ce qui nous distingue. Ce sont les chevaliers de la fuite. "

Mais songea-t-il à les prendre en chasse? Les maréchaux proposaient de jeter les bannières les plus fraîches sur la voie de Lancastre; à leur surprise, Jean II repoussa l'idée. On e˚t dit qu'il considérait la bataille gagnée dès lors que l'adversaire n'avait pas relevé son défi.

Il décida donc de revenir vers Chartres pour y dissoudre l'ost. Au passage, il reprendrait Breteuil.

Audrehem lui remontra que la garnison laissée à Breteuil par Lancastre était nombreuse, bien commandée et bien retranchée. "Je connais la place, Sire ; on ne l'enlève pas facilement. - Alors pourquoi les nôtres s'en sont-ils laissé déloger? lui répondit le roi Jean. Je conduirai le siège moi-même. "

Et c'est là, mon neveu, que je le rejoignis, en compagnie de Capocci, le 12

juillet.

II

LE SIEGE DE BRETEUIL

Le roi Jean nous reçut armé en guerre, comme s'il allait lancer l'assaut dans la demi-heure. Il nous baisa l'anneau, nous demanda nouvelles du Saint-Père, et, sans écouter la réponse un peu longue, dissertante et fleurie, dans laquelle Niccola Capocci s'était engagé, il me dit : "

Monseigneur de Périgord, vous arrivez à point pour assister à un beau siège. Je sais la vaillance qu'on a dans votre famille, et qu'on y est expert aux arts de la guerre. Les vôtres toujours ont très hautement servi le royaume, et si vous n'étiez prince d'…glise, vous seriez sans doute maréchal à mon ost. Je gage qu'ici vous allez prendre plaisir. "

Cette manière de ne s'adresser qu'à moi, et pour me complimenter sur ma parentèle, déplut au Capocci, qui n'est pas de très haut lignage, et qui crut bon de dire que nous n'étions pas là pour nous émerveiller de prouesses de guerre, mais pour parler de paix chrétienne.

Je sus aussitôt que les choses n'iraient guère entre mon colégat et le roi de France, surtout quand ce dernier eut vu mon neveu Robert de Durazzo auquel il fit force amitiés, le questionnant sur la cour de Naples et sur sa tante la reine Jeanne. Il faut dire qu'il était très beau, mon Robert, tournure superbe, visage rosé, cheveux soyeux... la gr‚ce et la force tout ensemble. Et je vis poindre dans l'oil du roi cette étincelle qui ordinairement luit au regard des hommes quand passe une belle femme. "O˘

prendrez-vous vos quartiers?" demanda-t-il. Je lui dis que nous nous accommoderions dans une abbaye voisine.

Je l'observai bien, et le trouvai assez envieilli, épaissi, alourdi, le menton plus pesant sous la barbe peu fournie, d'un jaune pisseux. Et il avait pris l'habitude de balancer la tête, comme s'il était gêné au col ou à l'épaule par quelque limaille dans sa chemise d'acier.

Il voulut nous montrer le camp, o˘ notre arrivée avait produit quelque remous de curiosité. "Voici Sa Sainte …minence Monseigneur de Périgord qui nous est venu visiter ", disait-il à ses bannerets, comme 1508 LES ROIS MAUDITS

si nous étions venus tout exprès pour lui porter l'aide du ciel. Je distribuai les bénédictions. Le nez de Capocci s'allongeait de plus en plus.

Le roi tenait beaucoup à me faire connaître le chef de son engeignerie auquel il semblait accorder plus d'importance qu'à ses maréchaux ou même son connétable. "O˘ est l'Archiprêtre?... A-t-on vu l'Archiprê-tre?...

Bourbon, faites appeler l'Archiprêtre... " Et je me demandais ce qui pouvait bien valoir le surnom d'archiprêtre au capitaine qui commandait les machines, mines et artillerie à poudre.

…trange bonhomme que celui qui vint à nous, monté sur de longues pattes arquées prises dans des jambières et des cuissots d'acier ; il avait l'air de marcher sur des éclairs. Sa ceinture, très serrée sur le surcot de cuir, lui donnait une tournure de guêpe. De grandes mains aux ongles noirs et qu'il tenait écartées du corps, à cause des cubitières de métal qui lui protégeaient les bras. Une gueule assez louche, maigre, aux pommettes saillantes, aux yeux étirés, et l'expression goguenarde de quelqu'un qui est toujours prêt à s'offrir pour un quart de sol la figure d autrui. Et pour coiffer le tout, un chapeau de Montauban, à larges bords, tout en fer, avançant en pointe au-dessus du nez, avec deux fentes pour pouvoir regarder à travers quand il baissait la tête. " O˘ étais-tu l'Archiprêtre? On te cherchait", dit le roi qui précise à mon intention: "Arnaud de Cervole, sire de Vélines. - Archiprêtre, pour vous servir... Monseigneur cardinal...", ajoute l'autre d'un ton moqueur qui ne me plaît guère.

Et soudain, je me rappelle... Vélines, c'est de chez nous, Archam-baud...

bien s˚r, près de Sainte-Foy-la-Grande, aux limites du Périgord et de la Guyenne. Et le bonhomme avait bel et bien été archiprêtre, un archiprêtre sans latin ni tonsure, certes, mais archiprêtre quand même. Et d'o˘ cela?

Mais tout naturellement de Vélines, son petit fief, dont il s'était fait attribuer la cure, touchant ainsi à la fois les redevances seigneuriales et les revenus ecclésiastiques. Il ne lui en co˚tait que de payer un vrai clerc, au rabais, pour assurer le travail d'…glise... jusqu'à ce que le pape Innocent lui supprime son bénéfice, comme toutes autres commendes de cette nature, au début du pontificat. "Les brebis doivent être gardées par un pasteur... " ; ce que je vous contais l'autre jour. Alors, envolée l'archiprêtrise de Vélines ! J'avais eu à connaître de l'affaire entre cent de même sorte, et je savais que le gaillard ne portait pas la cour d'Avignon au plus haut de son cour. Pour une fois, je dois dire, je donnais pleine raison au Saint-Père. Et je devinai que ce Cervole n'allait pas, lui non plus, me faciliter les choses.

"L'Archiprêtre m'a fait un fier travail à …vreux, et la ville est redevenue nôtre ", me dit le roi pour mettre en valeur son artificier. "C'est même la seule que vous ayez reprise au Navarrais, Sire", lui répondit Cervole avec un bel aplomb. "Nous en ferons autant de

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1509

Breteuil. Je veux un beau siège, comme celui d'Aiguillon. - A ceci près que vous n'avez jamais pris Aiguillon, Sire."

Diantre, me dis-je, l'homme est bien en cour, pour parler avec cette franchise.

" C'est qu'on ne m'en a point, hélas, laissé le temps ", dit tristement le roi.

Il fallait être l'Archiprêtre... je me suis mis moi aussi à l'appeler l'Archiprêtre, puisque tout le monde le nommait ainsi... il fallait être cet homme-là pour balancer son chapeau de fer et murmurer, devant son souverain: "Le temps, le temps... six mois..."

Et il fallait être le roi Jean pour s'obstiner à croire que le siège d'Aiguillon, qu'il avait conduit dans l'année même o˘ son père se faisait écraser à Crécy, représentait un modèle de l'art militaire. Une entreprise ruineuse, interminable. Un pont qu'il avait ordonné de construire pour approcher la forteresse, et dans un si bon emplacement que les assiégés l'avaient détruit six fois. Des machines compliquées qu'on avait d˚

acheminer à grands frais et grande lenteur, depuis Toulouse... et pour un résultat parfaitement nul.

Eh bien ! c'était là-dessus que le roi Jean fondait sa gloire et qu'il autorisait son expérience. En vérité, acharné comme il est à régler ses rancunes envers le destin, il voulait prendre, à dix ans de distance, sa revanche d'Aiguillon, et prouver que ses méthodes étaient les bonnes; il voulait laisser dans la mémoire des nations le souvenir d'un grand siège.

Et c'était pour cela que, négligeant de poursuivre un ennemi qu'il aurait pu battre sans beaucoup de peine, il venait de planter son tref devant Breteuil. Encore, s'adressant à l'Archiprêtre, fort versé dans le nouvel usage des destructions par la poudre, on e˚t pu croire qu'il avait résolu de miner les murailles du ch‚teau, comme on avait fait à …vreux. Mais non.

Ce qu'il demandait à son maître de l'engeignerie, c'était d'élever des constructions d'assaut qui permettraient de passer pardessus les murs. Et les maréchaux et les capitaines écoutaient, pleins de respect, les ordres du roi et s'affairaient à les accomplir. Aussi longtemps qu'un homme commande, f˚t-ce le pire imbécile, il y a des gens pour croire qu'il commande bien.

quant à l'Archiprêtre... j'eus l'impression que l'Archiprêtre se moquait de tout. Le roi voulait des rampes, des échafaudages, des beffrois; eh bien, on lui en construirait, et l'on demanderait paiement en conséquence. Si ces appareils d'autrefois, ces machineries d'avant les pièces à feu n'apportaient pas le résultat escompté, le roi n'aurait à s'en prendre qu'à

lui-même. Et l'Archiprêtre ne laisserait à personne le soin de le lui dire ; il avait sur le roi Jean cet ascendant qu'ont parfois les soudards sur les princes, et il ne se gênait pas pour en user, une fois que le trésorier lui avait aligné sa solde et celle de ses compagnons.

1510

LES ROIS MAUDITS

La petite ville normande se transforma en un immense chantier. On creusait des retranchements autour du ch‚teau. La terre retirée des fossés servait à

établir des plates-formes et des pentes d'assaut. Ce n'était que bruits de pelles et de charrois, grincements d'essieux, claquements de fouets et jurons. Je me serais cru revenu à Villeneuve.

Les haches retentissaient dans les forêts a voisinantes. Certains villageois des parages faisaient leurs affaires, s'ils vendaient de la boisson. D'autres avaient la mauvaise surprise de voir soudain six goujats démolir leur grange pour en emporter les poutres. " Service du roi ! "

C'était vite dit. Et les pioches de s'attaquer aux murs de torchis, et les cordes de tirer sur les bois de colombages, et bientôt, dans un grand craquement, tout s'écroulait. "Il aurait bien pu aller se planter ailleurs, le roi, plutôt que de nous envoyer ces malfaisants qui nous ôtent nos toits de dessus la tête ", disaient les manants. Ils commençaient à trouver que le roi de Navarre était un meilleur maître, et que même la présence des Anglais pesait moins lourd que celle du roi de

France.

Je restai donc à Breteuil un morceau de juillet, au grand dam de Capocci qui aurait préféré le séjour de Paris... moi aussi je l'eusse préféré !...

et qui envoyait en Avignon des missives pleines d'acrimonie o˘ il laissait entendre fielleusement que je me plaisais plus à contempler la guerre qu'à

faire avancer la paix. Or comment, je vous le demande, pouvais-je faire avancer la paix sinon en parlant au roi, et o˘ pouvais-je lui parler, sinon au siège dont il ne paraissait pas vouloir s'éloigner? Il passait ses journées à tourner autour des travaux en compagnie de l'Archiprêtre ; il usait son temps à vérifier un angle d'attaque, à s'inquiéter d'un épaulement, et surtout à regarder monter la tour de bois, un extraordinaire beffroi sur roues o˘ l'on pourrait loger force archers, avec tout un armement d'arbalètes et de traits à feu, une machine comme on n'en avait point vu depuis les temps antiques. Il ne suffisait pas d'en b‚tir les étages ; il fallait encore trouver assez de peaux de boufs pour revêtir cet énorme échafaud ; et puis construire un chemin dur et plat, pour pouvoir l'y pousser. Mais quand elle serait prête, la tour, on verrait des choses étonnantes !

Le roi me conviait souvent à souper, et là je pouvais l'entretenir. " La paix? me disait-il. Mais c'est tout mon désir. Voyez, je suis en train de dissoudre mon ost, gardant juste avec moi ce qu'il me faut pour ce siège.

Attendez que j'aie pris Breteuil, et aussitôt après je veux bien faire la paix, pour complaire au Saint-Père. que mes ennemis me soumettent leurs propositions. - Sire, disais-je, il faudrait savoir quelles propositions vous seriez prêt à considérer... - Celles qui ne seront pas contraires à

mon honneur. " Ah ! ce n'était pas t‚che facile ! Ce fut moi, hélas, qui eus à lui apprendre, car j'étais mieux informé que qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1511

lui, que le prince de Galles rassemblait des troupes à Libourne et à La Réole pour une nouvelle chevauchée.

"Et vous me parlez de paix, Monseigneur de Périgord? - Précisément, Sire, afin d'éviter que de nouveaux malheurs... - Cette fois, je ne permettrai pas que le prince d'Angleterre s'ébatte en Languedoc comme il le fit l'an passé. Je vais convoquer l'ost de nouveau, pour le Ier ao˚t, à Chartres. "

Je m'étonnai qu'il laiss‚t partir ses bannières pour les rappeler, une semaine plus tard. Je m'en ouvris, discrètement, au duc d'Athènes, à

Audrehem, car tout ce monde venait me voir et se confiait à moi. Non, le roi s'obstinait, par un souci d'économie qui ne lui ressemblait guère, à

renvoyer d'abord le ban, qu'il avait appelé le mois précédent, pour le rappeler, avec l'arrière-ban. quelqu'un avait d˚ lui dire, Jean d'Artois peut-être ou une aussi fine cervelle, qu'il épargnerait ainsi quelques jours de solde. Mais il aurait pris un mois de retard sur le prince de Galles. Oh ! oui, il lui fallait faire la paix ; et plus il attendrait, moins elle serait négociable à sa satisfaction.

Je connus mieux l'Archiprêtre, et je dois dire que le bonhomme m'amusa. Le Périgord le rapprochait de moi ; il vint me demander de lui faire rendre son bénéfice. Et en quels termes ! " Votre Innocent... - Le Saint-Père, mon ami, le Saint-Père... lui disais-je. - Bon, le Saint-Père v si vous voulez, m'a supprimé ma commende pour le bon ordre de l'…glise... ah! c'est ce que l'évêque m'a dit. Eh quoi? Croit-il donc qu'il n'y avait pas d'ordre à

Vélines, avant lui? La cure des ‚mes, messire cardinal, vous pensez que je ne l'exerçais point? Il aurait fait beau voir qu'un agonisant trépass‚t sans les sacrements. A la moindre maladie, j'envoyais le tonsuré. «a se paye, les sacrements. Et les gens qui passaient devant ma justice : amende.

Ensuite, à confesse ; et la taxe de pénitence. Les adultères, la même chose. Je sais comment ça se mène, moi, les bons chrétiens. " Je lui disais : " L'…glise a perdu un archiprêtre, mais le roi a gagné un bon chevalier. " Car Jean II l'avait armé chevalier, l'an passé.

Tout n'est pas mauvais, dans ce Cervole. Il a, pour parler des bords de notre Dordogne, des accents tendres qui surprennent. L'eau verte de la vaste rivière o˘ se reflètent nos manoirs, le soir, entre les peupliers et les frênes ; les prairies grasses au printemps, la chaleur sèche des étés qui fait m˚rir les orges jaunes ; les soirs qui sentent la menthe ; les raisins de septembre o˘ nous mordions, enfants, dans des grappes chaudes...

Si tous les hommes de France aimaient leur terre autant que l'aime cet homme-là, le royaume serait mieux défendu.

Je finis par comprendre les raisons de la faveur donc il jouissait.

D'abord, il avait rejoint le roi dans la chevauchée de Saintonge, en 51, une petite équipée, mais qui avait permis à Jean II de croire qu'il serait un roi victorieux. L'Archiprêtre lui avait amené sa troupe, vingt 1512

LES ROIS MAUDITS

armures et soixante sergents de pied. Comment les avait-il pu rassembler, à

Vélines? Toujours est-il que cela formait une compagnie. Mille écus d'or, réglés par le trésorier des guerres, pour le service d'une année... Cela permettait au roi de dire: "Nous sommes compagnons de longtemps, n'est-ce pas vrai, l'Archiprêtre? "

Ensuite, il avait servi sous Monsieur d'Espagne, et, malin, ne manquait jamais de le rappeler devant le roi. C'était même sous les ordres de Charles d'Espagne, dans la campagne de 53, qu'il avait chassé les Anglais de son propre ch‚teau de Vélines et des terres avoisinantes, Montcarret, Montaigne, Montravel... Les Anglais tenaient Libourne et y avaient grosse garnison d'archers. Mais lui, Arnaud de Cervole, tenait Sainte-Foy et n'était pas disposé à se la laisser enlever... " Je suis contre le pape parce qu'il m'a ôté mon archiprêtrise ; je suis contre l'Anglais parce qu'il a ravagé mon ch‚teau; je suis contre le Navarrais parce qu'il a occis mon connétable. Ah ! que n'ai-je été à Laigle, auprès de lui, pour le défendre! "... C'était baume pour les oreilles du roi.

Et puis, enfin, l'Archiprêtre excelle aux nouveaux engins à feu. Il les aime, il les apprivoise, il s'en amuse. Rien ne lui plaît tant, il me l'a dit, que d'allumer une mèche, après de souterraines préparations, et de voir une tour de ch‚teau s'ouvrir comme une fleur, comme un bouquet, projetant en l'air hommes et pierres, piques et tuiles. A cause de cela, il est entouré, sinon d'estime, du moins d'un certain respect; car beaucoup, parmi les plus hardis chevaliers, répugnent à s'approcher de ces armes du diable que lui manie comme en se jouant. Il y a des gens ainsi, chaque fois qu'apparaissent de nouveaux procédés de guerre, qui en ont le sens immédiat et se font une réputation de leur emploi. Alors que les valets d'armes, les mains sur les oreilles, courent à mettre à l'abri, et que même les barons et les maréchaux reculent prudemment, Cervole, une lumière amusée dans l'oil, regarde rouler les barils de poudre, donne des ordres nets, enjambe les fougasses, se coule dans les sapes en rampant sur ses cubitières, ressort, bat tranquillement le briquet, prend son temps pour gagner un angle mort ou s'accroupir derrière un muret, tandis que part le tonnerre, que la terre tremble et que les murs s'entrouvrent.

Pareilles t‚ches exigent des équipes solides. Cervole a formé la sienne ; des brutes habiles, des amateurs de massacre, ravis de répandre la terreur, de briser, de détruire. Il les paye bien; car le risque vaut salaire. Et il va flanqué de ses deux lieutenants qu'on croirait choisis pour leurs noms: Gaston de la Parade et Bernard d'Orgueil. Entre nous, le roi Jean aurait mieux employé ces trois artificiers-là, Breteuil serait tombé en une semaine. Mais non ; il voulait son beffroi roulant. Cependant que la grande tour s'élevait, don Sanche Lopez, ses Navarrais et ses Anglais, enfermés dans le ch‚teau, n'avaient pas l'air autrement émus. Les gardes se relayaient, à heures fixes, sur les

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1513

chemins de ronde. Les assiégés, bien pourvus de vivres, avaient la mine grasse. De temps en temps, ils envoyaient une volée de flèches sur les terrassiers, mais avec parcimonie, pour ne pas user inutilement leurs munitions. Ces tirs, q*ui se produisaient parfois au passage du roi, lui procuraient des illusions d'exploit... "Avez-vous vu? Tout un vol de flèches est arrivé sur lui, et point n'a bronché notre Sire ; ah ! le bon roi... " et permettaient à l'Archiprêtre, à l'Orgueil, à la Parade de lui crier : " Gardez-vous, Sire, on vous ajuste ! "... en lui faisant rempart de leur corps contre des traits qui venaient finir dans l'herbe, à leurs pieds.

Il ne sentait pas bon, l'Archiprêtre. Mais il faut convenir que tout le monde puait, que tout le camp puait, et que c'était surtout par l'odeur que Breteuil était assiégée! La brise charriait des senteurs d'excréments, car tous ces hommes qui pelletaient, charroyaient, sciaient, clouaient, se soulageaient au plus près de leur labeur. On ne se lavait guère, et le roi lui-même, constamment en cuirasse...

Usant d'autant de parfums et d'essences que je pouvais, j'eus le temps de bien observer les faiblesses du roi Jean. Ah ! c'est merveille que tant d'inconscience !

Il avait là deux cardinaux mandés par le Saint-Père pour tenter une grande paix générale; il recevait des courriers de tous les princes d'Europe qui bl‚maient sa conduite envers le roi de Navarre et lui donnaient conseil de le libérer; il apprenait que les aides, partout, rentraient mal, et que non seulement en Normandie, non seulement à Paris, mais dans le royaume entier, l'humeur des gens était mauvaise et toute prête à la révolte ; il savait, surtout, que deux armées anglaises s'apprêtaient contre lui, celle de Lancastre en Cotentin, qui recevait renforts, et celle d'Aquitaine... Mais rien n'avait d'importance, à ses yeux, que le siège d'une petite place normande, et rien ne l'en pouvait distraire. S'obstiner sur le détail sans plus apercevoir l'ensemble est un grand vice de nature, chez un prince.

Durant tout un mois, Jean II n'alla qu'une fois à Paris, quatre jours, et pour y commettre la sottise que je vous dirai. Et le seul édit dont il n'ait pas alors laissé le soin à ses conseillers fut pour faire crier dans les bourgs et bailliages, à six lieues autour de Breteuil, que toutes manières de maçons, charpentiers, foueurs, mineurs, houeurs, coupeurs de bois et autres manouvriers vinssent devers lui, de jour comme de nuit, portant les instruments et outils nécessaires à leurs métiers, afin de travailler aux pièces de siège.

La vue de son grand beffroi mobile, son atournement d'assaut comme il l'appelait, l'emplissait de satisfaction. Trois étages ; chaque plate-forme assez large pour que deux cents hommes y puissent tenir et combattre. Cela ferait donc six cents soldats au total qui occuperaient cette machine extraordinaire, quand on aurait apporté assez de

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LES ROIS MAUDITS

fagots et fascines, charrié assez de pierres et tassé de terre pour lui former le chemin o˘ elle roulerait sur ses quatres roues énormes.

Le roi Jean était si fier de son beffroi qu'il avait invité à le voir monter et mettre en ouvre. Ainsi s'en étaient venus le b‚tard de Castille, Henri de Trastamare, ainsi que le comte de Douglas.

" Messire Edouard a son Navarrais, mais moi j'ai mon …cossais ", disait joliment le roi. A la différence près que Philippe de Navarre apportait aux Anglais la moitié de la Normandie, tandis que messire de Douglas n'apportait rien d'autre au roi de France que sa vaillante épée.

J'entends encore le roi nous expliquer : " Voyez, messeigneurs : cet atournement peut être poussé au point que l'on veut des remparts, les surplomber, permettre aux assaillants de jeter dans la place toutes sortes de carreaux et projectiles, d'attaquer à hauteur même des chemins de ronde.

Les cuirs qu'on cloue dessus ont pour objet d'amortir les flèches." Et moi qui m'obstinais à lui parler des conditions de la paix !

L'Espagnol et l'…cossais n'étaient pas seuls à contempler l'énorme tour de bois. Les gens de messire Sanche Lopez la regardaient aussi, avec prudence, car l'Archiprêtre avait monté d'autres machines qui arrosaient copieusement la garnison de balles de pierre et de traits à poudre. Le ch‚teau était pour ainsi dire décoiffé. Mais les gens de Lopez n'avaient pas l'air tellement effrayés. Ils ménagaient des trous dans leurs propres murailles, à mi-hauteur. "Pour mieux pouvoir

fuir", disait le roi.

Enfin le grand jour arriva. J'y fus, un peu en retrait sur une petite butte, car la chose m'intéressait. Le Saint-Siège a des troupes, et des villes qu'il nous faut pouvoir défendre... Le roi Jean II paraît, coiffé de son heaume couronné de fleurs d'or. De son épée flamboyante, il donne le signe de l'attaque, tandis que les trompes sonnent. Au sommet de la tour tendue de cuir flotte la bannière aux fleurs de lis, et, au-dessous, les bannières des troupes qui occupent les trois étages. C'est un bouquet d'étendards que ce beffroi ! Et voilà qu'il se meut. Hommes et chevaux lui sont attelés, par grappes, et l'Archiprêtre scande l'effort à grands coups de gueule... On m'a dit avoir employé pour mille livres de cordes de chanvre. L'engin progresse, très lentement avec des gémissements de bois et quelques oscillations, mais il progresse. De le voir ainsi avancer, se balançant un peu et tout hérissé de drapeaux, on dirait un navire qui va à

l'abordage. Et il aborde, en effet, dans un grand tumulte. Déjà, on se bat sur les créneaux, à hauteur de la troisième plate-forme. Les épées se croisent, les flèches partent en vols serrés. L'armée qui enserre le ch

‚teau, tout entière tête levée, a le souffle suspendu. Là-haut se font de beaux exploits. Le roi, la ventaille ouverte, assiste, superbe, à ce combat dans les airs.

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

1515

Et puis soudain, un énorme fracas fait sursauter les troupes, et un jet de fumée enveloppe les bannières, au sommet du beffroi.

Messire de Lancastre avait laissé des bouches de canon à don Sanche Lopez, que celui-ci s'était bien gardé d'utiliser jusqu'à présent. Et voilà que ces bouches, par les trous ménagés dans la muraille, tirent à bout portant dans la tour roulante, crevant les peaux de boufs qui la recouvrent, fauchant des rangées d'hommes sur les plates-formes, brisant les pièces de charpente.

Les balistes et les catapultes de l'Archiprêtre ont beau se mettre de la partie, elles ne peuvent empêcher qu'une deuxième salve ne soit tirée, puis une troisième. Ce ne sont plus seulement des boulets de fonte, mais aussi des pots enflammés, des sortes de feux grégeois qui viennent frapper le beffroi. Les hommes tombent, en hurlant, ou se ruent à dévaler les échelles, ou même se lancent dans le vide, affreusement br˚lés. Les flammes commencent à jaillir du toit de la belle machine. Et puis, dans un craquement d'enfer, le plus haut étage s'effondre, écrasant ses occupants sous un brasier... De ma vie, Archambaud, je n'ai entendu plus effroyable clameur de souffrance ; et encore je n'étais pas au plus près. Les archers étaient pris dans un enchevêtrement de poutres incandescentes. Poitrines défoncées, leurs jambes, leurs bras cramaient. Les peaux de boufs, en br˚lant, répandaient une odeur atroce. La tour se mit à pencher, à pencher, et alors qu'on croyait qu'elle allait s'écrouler, elle s'immobilisa, inclinée, flambant toujours. On y jeta de l'eau comme on put, on s'affaira à en retirer les corps écrasés ou br˚lés, tandis que les défenseurs du ch

‚teau dansaient de joie sur les murailles en criant : " Saint Georges loyauté ! Navarre loyauté ! "

Le roi Jean, devant ce désastre, semblait chercher autour de lui un coupable, alors qu'il n'y en avait d'autre que lui-même. Mais l'Archiprêtre était là, sous son chapeau de fer, et la grande colère qui allait éclater resta dans le heaume royal. Car Cervole était sans doute le seul homme de toute l'armée qui n'e˚t pas hésité à dire au roi : " Voyez votre ‚nerie, Sire. Je vous avais conseillé de creuser des mines, plutôt que de b‚tir ces grands échafauds qui ne sont plus d'usage depuis bientôt cinquante ans. On n'est plus au temps des Templiers, et Breteuil n'est pas Jérusalem. "

Le roi demanda simplement: "Cet atournement peut-il être réparé? - Non, Sire. - Alors cassez ce qu'il en reste. Cela servira à combler les fossés.

"

Ce soir-là, je pensai opportun de l'entreprendre sérieusement sur les approches d'un traité de paix. Les revers ordinairement ouvrent l'oreille des rois à l'entendement de la sagesse. L'horreur dont nous venions d'être témoins me permettait d'en appeler à ses sentiments chrétiens. Et si son ardeur chevaleresque était avide de prouesses, le pape lui en offrait, à

lui et aux princes d'Europe, de bien plus méritoires 1516

LES ROIS MAUDITS

et plus glorieuses du côté de Constantinople. Je me fis rebuffer, ce qui remplit d'aise Capocci.

" J'ai deux chevauchées anglaises qui me menacent en mon royaume et ne puis différer de m'apprêter à leur courir sus. C'est là tout mon souci pour le présent. Nous reparlerons à Chartres, s'il vous plaît. "

Les dangers qu'il ignorait la veille lui paraissaient soudain d'urgence première.

Et Breteuil? qu'allait-il décider pour Breteuil? Préparer un nouvel assaut demanderait un autre mois aux assiégeants. Les assiégés, pour leur part, s'ils n'avaient épuisé ni leurs vivres ni leurs munitions, avaient été pas mal éprouvés. Ils avaient des blessés, leurs tours étaient décoiffées.

quelqu'un parla de négocier, d'offrir à la garnison une reddition honorable. Le roi se tourna vers moi. " Eh bien, Monseigneur cardinal..."

Ce fut mon tour de lui marquer hauteur. J'étais venu d'Avignon pour ouvrer à une paix générale, non pour m'entremettre dans une quelconque livraison de forteresse. Il comprit son erreur, et se donna contenance par ce qu'il crut être une repartie plaisante. " Si cardinal est empêché, archiprêtre peut faire office. "

Et le lendemain, tandis que la tour de bois fumait encore et que les terrassiers s'étaient remis à l'ouvre, mais cette fois pour enterrer les morts, notre sire de Vélines, monté sur ses guêtres d'acier, et précédé de trompes sonnantes, s'en alla conférer avec don Sanche Lopez. Ils marchèrent un long moment devant le pont-levis du ch‚teau, regardés par les soldats des deux camps.

Ils étaient l'un comme l'autre hommes de métier et ne pouvaient s'en faire accroire... " Si je vous avais attaqué avec des mines à poudre, sous vos murs, messire? - Ah ! messire, je pense que vous seriez venu à bout de nous. - Combien de temps pouvez-vous tenir encore? - Moins longtemps que nous le souhaiterions, mais plus que vous ne l'espérez. Nous avons suffisance d'eau, de victuailles, de flèches et de boulets. " Au bout d'une heure l'Archiprêtre s'en revint vers le roi. "Don Sanche Lopez consent à

vous remettre le ch‚teau, si vous lui laissez libre départ et si vous lui donnez de l'argent. - Soit, qu'on lui en donne et qu'on en finisse ! "

Deux jours plus tard, les gens de la garnison, têtes hautes et bourses pleines, sortaient pour s'en aller rejoindre Monseigneur de Lancastre. Le roi Jean devrait réparer Breteuil à ses frais. Ainsi se terminait ce siège qu'il avait voulu mémorable. Encore eut-il le front de nous soutenir que sans son beffroi d'assaut la place serait venue moins vite à composition.

III L'HOMMAGE DE PHOBUS

Vous regardez s'éloigner Troyes? Belle cité, n'est-ce pas, mon neveu, surtout par ce matin tout éclairé de soleil. Ah! c'est une grande chance pour une ville que d'avoir donné naissance à un pape. Car les beaux hôtels et palais que vous avez vus autour de la Maison de Ville, et l'église Saint-Urbain qui dans l'art nouveau est un joyau, avec sa foison de vitraux, et bien d'autres b‚timents encore dont vous avez admiré

l'ordonnance, tout cela est d˚ au fait que Urbain IV, qui occupa le trône de saint Pierre voici tout près d'un siècle, et pour trois ans seulement, avait vu le jour à Troyes, dans une boutique, là même o˘ s'élève à présent son église. C'est ce qui a donné de la gloire à la ville, et comme un élan de prospérité. Ah ! si pareille fortune avait pu échoir à notre cher Périgueux... Enfin, je ne veux plus parler de cela, car vous croiriez que je n'ai rien d'autre en tête...

A présent, je connais le chemin du Dauphin. Il nous suit. Il sera demain à

Troyes. Mais il gagnera Metz par Saint-Dizier et Saint-Mihiel, tandis que nous passerons par Ch‚lons et Verdun. D'abord, parce que j'ai affaire à

Verdun... je suis chanoine de la cathédrale... et puis parce que je ne veux point paraître me joindre avec le Dauphin. Mais rapprochés comme nous sommes, nous pourrons à tout moment échanger messagers, dans la journée ou presque ; et puis nos liaisons deviennent plus aisées et rapides, avec Avignon...

quoi donc? qu'avais-je promis de vous conter et que j'ai oublié? Ah... ce que fit le roi Jean à Paris, pendant les quatre jours qu'il s'absenta du siège de Breteuil?...

Il allait recevoir l'hommage de Gaston Phobus. Un succès, un triomphe pour le roi Jean, ou plutôt pour le chancelier Pierre de La Forêt qui avait, patiemment, habilement, préparé la chose. Car Phobus est beau-frère du roi de Navarre et leurs domaines tout voisins, au seuil des Pyrénées. Or, cet hommage traînait depuis le début du

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LES ROIS MAUDITS

règne. L'obtenir au moment o˘ Charles de Navarre était en prison, voilà qui pouvait changer les choses, et modifier le jugement de plusieurs cours d'Europe.

Bien s˚r, la réputation de Phoebus est venue jusqu'à vous... Oh ! pas seulement un grand veneur, mais aussi un grand jouteur, un grand liseur, un grand b‚tisseur et, de surcroît, un grand séducteur. Je dirais : un grand prince dont la peine est de n'avoir qu'un petit …tat. On assure qu'il est le plus bel homme de ce temps, et j'y souscris volontiers. Très haut, et d'une force à se battre avec les ours... au propre, mon neveu, avec un ours, il l'a fait!... il a la jambe bien fendue, la hanche mince, l'épaule large, le visage lumineux, la dent très blanche sous le sourire. Et puis surtout il a cette masse de cheveux d'un or cuivré, cette toison radieuse, ondulée, arrondie jusqu'au bas du col, cette couronne naturelle, flamboyante, qui lui a fait prendre le soleil pour emblème, ainsi que son surnom de Phobus, qu'il écrit d'ailleurs avec un F et un é... Fébus...

parce qu'il a d˚ le choisir avant d'avoir un peu de grec. Il ne porte jamais de chaperon et va toujours nu-tête comme les anciens Romains, ce qui est unique dans nos usages.

Je fus chez lui, naguère. Car il a fait si bien que tout ce qui compte dans le monde chrétien passe par sa petite cour d'Orthez dont il est arrivé à ce qu'elle soit une grande cour. quand je m'y trouvais, j'y rencontrai un comte palatin, un prélat du roi Edouard, un premier chambellan du roi de Castille, sans compter des physiciens réputés, un célèbre imagier, et de grands docteurs es lois. Tout ce monde splendidement traité.

Je ne sais que le roi Lusignan de Chypre qui ait si rayonnante et si influente cour, sur un si étroit territoire; mais il dispose de beaucoup plus de moyens, de par les profits du commerce.

Phobus a une rapide et plaisante façon de vous montrer ce qui lui appartient: "Voici mes chiens de meute... mes chevaux... voici ma maîtresse... voici mes b‚tards... Madame de Foix se porte bien, Dieu soit loué. Vous la verrez ce soir. "

Le soir, dans la longue galerie qu'il a fait ouvrir au flanc de son ch

‚teau, et d'o˘ l'on domine un horizon montueux, toute la cour se réunit et déambule, pendant un grand moment, en atours superbes, tandis qu'une ombre bleue tombe sur le Béarn. De place en place sont d'immenses cheminées qui flambent et, entre les cheminées, le mur est peint à fresque de scènes de chasse qui sont travail d'artistes venus d'Italie. L'invité qui n'a pas apporté tous ses joyaux et ses meilleures robes, croyant à un séjour dans un petit ch‚teau de montagne, fait fort mauvaise figure. Je vous en avertis, s'il vous advient un jour d'y aller... Madame Agnès de Foix, qui est Navarre, la sour de la reine Blanche et presque aussi belle qu'elle, est toute cousue d'or et de perles. Elle parle peu, ou plutôt, on le devine, elle craint de parler. Elle écoute les

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ménestrels qui chantent Aqueres mountanes que son époux a composé, et que les Béarnais aiment à reprendre en chour.

Phobus, lui, va de groupe en groupe, salue l'un, salue l'autre, accueille un seigneur, complimente un poète, s'entretient avec un ambassadeur, s'informe en marchant des affaires du monde, laisse tomber un avis, donne un ordre à mi-voix et gouverne en causant. Jusqu'à ce que douze grands flambeaux portés par des valets à sa livrée le viennent quérir pour passer à souper, avec tous ses hôtes. Parfois il ne se met à table qu'à la minuit.

Un soir je l'ai surpris, appuyé contre une arche de la galerie ouverte, à

soupirer devant son gave argenté et son horizon de montagnes bleues : "Trop petit, trop petit... On dirait, Monseigneur, que la Providence prend un plaisir malin, en faisant rouler les dés, à les apparier à l'envers..."

Nous venions de parler de la France, du roi de France, et je compris ce qu'il voulait me donner à entendre. Grand homme souvent ne reçoit à

gouverner que petite terre, alors qu'à l'homme faible échoit le grand royaume. Et il ajouta : " Mais si petit que soit mon Béarn, j'entends qu'il n'appartienne à personne qu'à lui-même. "

Ses lettres sont merveille. Il ne manque à y inscrire aucun de ses titres:

"Nous, Gaston III, comte de Foix, vicomte de Béarn, vicomte de Lautrec, de Marsan et de Castillon... " et quoi donc encore... ah, oui : "seigneur de Montesquieu et de Montpezat..." et puis, et puis, entendez comme cela sonne: "viguier d'Andorre et de Capsire..." et il signe seulement

"Fébus"... avec son F et son é, bien s˚r, peut-être pour se distinguer même d'Apollon... tout comme sur les ch‚teaux et monuments qu'il construit ou embellit, on voit gravé en hautes lettres : " Fébus l'a fait. "

II y a de l'outrance, certes, en son personnage ; mais il faut se rappeler qu'il n'a que vingt-cinq ans. Pour son ‚ge, il a déjà montré beaucoup d'habileté. De même qu'il a montré son courage ; il fut des plus vaillants à Crécy. Il avait quinze ans. Ah ! j'omets de vous dire, si vous ne le savez: il est petit-neveu de Robert d'Artois. Son grand-père épousa Jeanne d'Artois, la propre sour de Robert, laquelle, aussitôt après son veuvage, a marqué tant d'appétit pour les hommes, mené vie si scandaleuse, causé tant d'embrouilles... et pourrait tant en causer encore... mais si, elle vit toujours; un peu plus de soixante ans, et une belle santé... que son petit-fils, notre Phobus, a d˚ la cloîtrer dans une tour du ch‚teau de Foix o˘ il la fait garder bien étroitement. Ah ! c'est un sang lourd que celui des d'Artois !

Et voilà l'homme dont La Forêt, l'archevêque-chancelier, alors que tout devient contraire au roi Jean, obtient qu'il vienne rendre l'hommage. Oh !

ne vous méprenez point. Phobus a bien réfléchi sa décision, et il n'agit, précisément, que pour protéger l'indépendance de

1520

LES ROIS MAUDITS

son petit Béarn. L'Aquitaine touchant à la Navarre, et lui-même touchant aux deux, leur alliance, à présent patente, ne lui sourit guère ; cela menace d'une grosse pesée ses courtes frontières. Il aimerait bien se garantir du côté du Languedoc o˘ il a eu maille à partir avec le comte d'Armagnac, gouverneur du roi. Alors, rapprochons-nous de la France, finissons-en de cette mésentente, et dans ce dessein, rendons l'hommage d˚

pour notre comté de Foix. Bien s˚r, Phobus plaidera la libération de son beau-frère Navarre, on en est convenu, mais pour la forme, pour la forme seulement, comme si c'était le prétexte au rapprochement. Le jeu est fin.

Phobus pourra toujours dire aux Navarre: "Je n'ai rendu l'hommage que dans l'intention de vous

servir."