PROLOGUE

Au début du quatorzième siècle, Philippe IV, roi d'une beauté légendaire, régnait sur la France en maître absolu. Il avait vaincu l'orgueil guerrier des grands barons, vaincu les Flamands révoltés, vaincu l'Anglais en Aquitaine, vaincu même la Papauté qu'il avait installée de force en Avignon. Les Parlements étaient à ses ordres et les conciles à sa solde.

Trois fils majeurs assuraient sa descendance. Sa fille était mariée au roi EdouardII d1 Angleterre. Il comptait six autres rois parmi ses vassaux, et le réseau de ses alliances s'étendait jusqu'à la Russie.

Aucune richesse n'échappait à sa main. Il avait tour à tour taxé les biens de l'…glise, spolié les Juifs, frappé les compagnies de banquiers lombards.

Pour faire face aux besoins du Trésor, il pratiquait l'altération des monnaies. Du jour au lendemain, l'or pesait moins lourd et valait plus cher. Les impôts étaient écrasants; la police foisonnait. Les crises économiques engendraient ruines et pénuries qui, elles-mêmes, engendraient des émeutes étouffées dans le sang. Les révoltes s'achevaient aux fourches des gibets. Tout devait s'incliner, plier ou rompre devant l'autorité

royale.

Mais l'idée nationale logeait dans la tête de ce prince calme et cruel pour qui la raison d'…tat dominait toutes les autres. Sous son règne, la France était grande et les Français malheureux.

Un seul pouvoir avait osé lui tenir tête: l'Ordre souverain des chevaliers du Temple. Cette colossale organisation, à la fois militaire, religieuse et financière, devait aux croisades, dont elle était issue, sa gloire et sa richesse.

L'indépendance des Templiers inquiétait Philippe le Bel, en même temps que leurs biens immenses excitaient sa convoitise. Il monta contre eux le plus vaste procès dont l'Histoire ait gardé le souvenir, puisque ce procès pesa sur près de quinze mille inculpés. Toutes les infamies y furent perpétrées, et il dura sept ans.

C'est au terme de cette septième année que commence notre récit.

PREMIERE PARTIE

LA MALEDICTION

I LA REINE SANS AMOUR

Un tronc entier, couché sur un lit de braises incandescentes, flambait dans la cheminée. Les vitraux verd‚tres, cloisonnés de plomb, filtraient un jour de mars avare en lumière.

Assise dans un haut siège de chêne au dossier surmonté des trois lions d'Angleterre, la reine Isabelle, le menton sur la paume, contemplait vaguement les lueurs du foyer.

Elle avait vingt-deux ans. Ses cheveux d'or, tordus en longues tresses relevées, formaient comme deux anses d'amphore.

Elle écoutait une de ses dames françaises lui lire un poème du duc Guillaume d'Aquitaine.

- D'amour ne dois plus dire bien Car je n'en ai ni peu ni rien, Car plus n'en ai qui me convient...

La voix chantante de la dame de parage se perdait dans cette salle trop grande pour que des femmes y puissent vivre heureuses.

- Il m'a toujours été ainsi. De ce que j'aime n'ai pas joui, Ne le ferai ni ne le fis...

La reine sans amour soupira.

- que voilà donc touchantes paroles, dit-elle, et qu'on croirait tout juste faites pour moi. Ah ! le temps n'est plus o˘ les grands seigneurs comme ce duc Guillaume étaient aussi exercés à la poésie qu'à la 16

LES ROIS MAUDITS

guerre. quand m'avez-vous dit qu'il vivait? Deux cents années? On jugerait de ce lai qu'il est écrit d'hier * '. Et pour elle-même elle répéta :

- D'amour ne dois plus dire bien Car je n'en ai ni peu ni rien...

Elle demeura un moment songeuse.

- Poursuivrai-je, Madame? demanda la lectrice, le doigt posé sur la page enluminée.

- Non, ma mie, répondit la reine. Je me suis assez fait pleurer l'‚me pour aujourd'hui. Elle se redressa et, changeant de ton :

- Mon cousin Monseigneur d'Artois m'a fait annoncer sa venue. Veillez à ce qu'on le conduise ici aussitôt qu'il se présentera.

- Il arrive de France? Alors vous allez être contente, Madame.

- Je souhaite l'être... si les nouvelles qu'il me porte sont bonnes.

Une autre dame de parage entra vivement, le visage animé d'un grand air de joie. Elle s'appelait de naissance Jeanne de Joinville et était l'épouse de sir Roger Mortimer, l'un des premiers barons d'Angleterre.

- Madame, Madame! s'écria-t-elle, il a parlé.

- Vraiment, Madame? répondit la reine. Et qu'a-t-il dit?

- Il a frappé la table, Madame, et il a dit: "Veux! "

Une expression d'orgueil passa sur le beau visage d'Isabelle.

- Conduisez-le devers moi, dit-elle.

Lady Mortimer sortit, toujours courant, et revint un instant après, portant un enfant de quinze mois, rond, rosé et gras, qu'elle déposa aux pieds de la reine. Il était vêtu d'une robe grenat, brodée d'or, et fort lourde pour un si petit être.

- Alors, messire mon fils, vous avez dit : "Je veux ", dit Isabelle en se penchant pour lui caresser la joue. J'aime que cela ait été votre premier mot : c'est parole de roi.

L'enfant lui souriait, en dodelinant la tête.

- Et pourquoi l'a-t-il dit? reprit la reine.

- Parce que je lui refusais un morceau de galette, répondit lady Mortimer.

Isabelle eut un sourire vite effacé.

- Puisqu'il commence à parler, dit-elle, je demande qu'on ne l'encourage point à bégayer et prononcer des niaiseries, comme on fait

* Les numéros dans le texte renvoient aux " Notes historiques ", page 221.

Le lecteur trouvera en fin de volume le " Répertoire biographique " des personnages.

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d'ordinaire avec les enfants. Peu importe qu'il dise "papa" ou " maman ", je préfère qu'il connaisse les mots de " roi " et de " reine ". Elle avait dans la voix une grande autorité naturelle.

- Vous savez, ma mie, continua-t-elle, quelles raisons m'ont fait vous choisir pour gouverner mon fils. Vous êtes petite-nièce de messire Joinville le grand, qui fut à la croisade auprès de mon aÔeul Monseigneur Saint Louis. Vous saurez enseigner à cet enfant qu'il est de France autant que d'Angleterre.

Lady Mortimer s'inclina. A ce moment, la première dame française revint, annonçant Monseigneur le comte Robert d'Artois.

La reine s'adossa, bien droite, à son siège et croisa les mains sur la poitrine, dans une attitude d'idole. Le souci d'être toujours royale ne parvenait pas à la vieillir.

Un pas de deux cents livres ébranla le plancher.

L'homme qui entra avait six pieds de haut, des cuisses comme des troncs de chêne, des poings comme des masses d'armes. Ses bottes rouges, de cuir cordouan, étaient souillées d'une boue mal brossée ; le manteau qui lui pendait aux épaules était assez vaste pour couvrir un lit. Il suffisait qu'il e˚t une dague au côté pour avoir la mine de s'en aller en guerre. Dès qu'il apparaissait, tout semblait autour de lui devenir faible, fragile, friable. Il avait le menton rond, le nez court, la m‚choire large, l'estomac fort. Il lui fallait plus d'air à respirer qu'au commun des hommes. Ce géant avait vingt-sept ans, mais son ‚ge disparaissait sous le muscle, et on lui aurait donné tout aussi bien dix années de plus.

Il ôta ses gants en s'avançant vers la reine, mit un genou en terre avec une souplesse surprenante chez un tel colosse, et se releva avant qu'on ait eu le temps de l'y inviter.

- Alors, messire mon cousin, dit Isabelle, avez-vous fait bonne traversée de mer?

- Exécrable, Madame, horrifique, répondit Robert d'Artois. Une tempête à

rendre les tripes et l'‚me. J'ai cru ma dernière heure venue, au point que je me suis mis à confesser mes péchés à Dieu. Par chance il y en avait si grand nombre que le temps d'en dire la moitié, nous étions arrivés. J'en garde assez pour le retour.

Il éclata de rire, ce qui fit trembler les vitraux.

- Mais par la mordieu, continua-t-il, je suis mieux fait pour courir les terres que pour chevaucher l'eau salée. Et si ce n'était pour l'amour de vous, Madame ma cousine, et pour les choses d'urgence que j'ai à vous dire...

- Vous permettrez que j'achève, mon cousin, dit Isabelle l'interrompant.

Elle montra l'enfant.

- Mon fils commence à parler aujourd'hui.

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Puis à lady Mortimer:

- J'entends qu'il soit accoutumé aux noms de sa parenté, et qu'il sache, dès que se pourra, que son grand-père Philippe est le beau roi de France.

Commencez à dire devant lui le Pater et Y Ave, et aussi la prière à

Monseigneur Saint Louis. Ce sont choses qu'il faut lui installer dans le cour avant même qu'il les comprenne par la raison.

Elle n'était pas mécontente de montrer à l'un de ses parents, lui-même descendant d'un frère de Saint Louis, la manière dont elle veillait à

l'éducation de son fils.

- C'est bel enseignement que vous allez donner à ce jeune homme, dit Robert d'Artois.

- On n'apprend jamais assez tôt à régner, répondit Isabelle. L'enfant s'essayait à marcher, du pas précautionneux et titubant qu'ont les bébés.

- Se peut-il que nous ayons nous-mêmes été ainsi ! dit d'Artois.

- A vous regarder, mon cousin, dit la reine en souriant, on l'imagine mal.

Un instant, contemplant Robert d'Artois, elle songea au sentiment que pouvait connaître la femme, petite et menue, qui avait engendré cette forteresse humaine ; puis elle reporta les yeux sur son fils.

L'enfant avançait, les mains tendues vers le foyer, comme s'il e˚t voulu saisir une flamme dans son poing minuscule.

Robert d'Artois lui barra le chemin en avançant la jambe. Nullement effrayé, le petit prince saisit cette botte rouge dont ses bras arrivaient à peine à faire le tour, et s'y assit à califourchon. Le géant se mit à

balancer le pied, élevant et abaissant l'enfant qui, ravi de ce jeu imprévu, riait.

- Ah! messire Edouard, dit d'Artois, oserai-je plus tard, quand vous serez puissant seigneur, vous rappeler que je vous ai fait ainsi chevaucher ma botte?

- Vous le pourrez, mon cousin, vous le pourrez toujours, si toujours vous vous montrez notre loyal ami... qu'on nous laisse maintenant, dit Isabelle.

- Alors, veuillez reprendre terre, messire, dit d'Artois en posant le pied.

Les dames françaises se retirèrent dans la pièce attenante, emmenant l'enfant qui, si le destin suivait un cours naturel, deviendrait un jour le roi d'Angleterre.

D'Artois attendit un instant.

- Eh bien! Madame, dit-il, pour parfaire les leçons que vous donnez à votre fils, vous pourrez lui enseigner que Marguerite de Bourgogne, petite-fille de Saint Louis, reine de Navarre et future reine de France, est en bon chemin d'être appelée par son peuple Marguerite la Putain.

- En vérité? dit Isabelle. Ce que nous pensions était donc vrai?

- Oui, ma cousine. Et point seulement pour Marguerite. Pour vos deux autres belles-sours pareillement.

- Jeanne et Blanche?...

- Blanche, j'en suis assuré. Jeanne... -Robert d'Artois, de son immense main, fit un geste d'incertitude.

- Elle est plus matoise que les autres, dit-il ; mais j'ai toutes raisons de la croire aussi fieffée garce. Il bougea de trois pas, et se campa pour lancer :

- Vos trois frères sont cocus, Madame, cocus comme des manants ! La reine s'était levée, les joues un peu colorées.

- Si ce que vous m'annoncez est s˚r, je ne le tolérerai pas. Je ne tolérerai pas semblable honte, et que ma famille soit objet de risée.

- Les barons de France, croyez-le, ne le supporteront pas non plus.

- Avez-vous les noms, les preuves? D'Artois respira un grand coup.

- quand vous vîntes en France, l'été passé, avec messire votre époux, pour ces fêtes qui furent données o˘ j'eus l'honneur d'être armé chevalier en même temps que vos frères... car vous savez qu'on ne marchande pas les honneurs qui ne co˚tent rien... à ce moment-là, je vous ai confié mes soupçons et vous m'avez dit les vôtres. Vous m'avez demandé de veiller et de vous renseigner. Je suis votre allié ; j'ai fait l'un et je viens accomplir l'autre.

- Alors? qu'avez-vous appris? demanda Isabelle impatiente.

- D'abord, que certains joyaux disparaissaient de la cassette de votre douce belle-sour Marguerite. Or, quand une femme se défait secrètement de ses bijoux, c'est ou bien pour combler un galant, ou bien pour s'acheter un complice. Sa gueuserie est claire, ne trouvez-vous pas?

- Elle peut prétendre en avoir fait l'aumône à l'…glise.

- Pas toujours. Pas si certain fermail, par exemple, a été échangé chez un certain marchand lombard contre un certain poignard de Damas...

- Et vous avez découvert à quelle ceinture était pendu ce poignard ?

- Hélas ! non, répondit d'Artois. J'ai cherché, mais j'ai perdu la trace.

Nos belles sont habiles. Je n'ai jamais couru cerfs dans mes forêts de Conches qui s'entendissent mieux à brouiller leur voie et à prendre les faux-fuyants.

Isabelle eut une mine déçue. Robert d'Artois prévint ce qu'elle allait dire en étendant les bras.

- Attendez, attendez, s'écria-t-il. Je suis bon veneur et manque rarement mon animal d'attaque... L'honnête, la pure, la chaste Marguerite s'est fait aménager en petit logis la vieille tour de l'hôtel de Nesle, afin, selon son dire, de s'y retirer pour oraison. Mais il paraît T

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bien qu'elle y fait oraison tout particulièrement les nuits o˘ votre frère Louis de Navarre est absent. Et la lumière y brille assez tard. Sa cousine Blanche, parfois sa cousine Jeanne, l'y viennent rejoindre. Rouées, les donzelles ! Si Ton venait à questionner Tune, elle aurait beau jeu de dire : " Comment? De quoi m'accusez-vous? Mais j'étais avec l'autre. " Une femme fautive, cela se défend mal. Trois catins acoquinées, c'est un ch

‚teau fort. Seulement, voilà ; ces mêmes nuits o˘ Louis est absent, ces mêmes nuits o˘ la tour de Nesle est éclairée, il se fait sur la berge, au pied de la Tour, en cet endroit ordinairement désert à pareille heure, un peu trop de mouvement. On a vu sortir des hommes qui n'étaient pas habillés en moines, et qui, s'ils venaient de chanter le salut, seraient passés par une autre porte. La cour se tait, mais le peuple commence à jaser, parce que les valets bavardent avant les maîtres...

Tout en parlant, il s'agitait, gesticulait, marchait, faisait vibrer le sol et battait l'air à grands coups de manteau. L'étalage de son excès de force était, chez Robert d'Artois, un moyen de persuasion. Il cherchait à

convaincre avec ses muscles autant qu'avec ses mots ; il enfermait l'interlocuteur dans un tourbillon; et la grossièreté de son langage, si bien en rapport avec toute son apparence, semblait la preuve d'une rude bonne foi. Pourtant, à y regarder de plus près, on pouvait se demander si tout ce mouvement n'était pas parade de bateleur et jeu de comédien. Une haine attentive, tenace, luisait dans ses yeux gris. La jeune reine s'appliquait à bien garder sa clarté de jugement.

- En avez-vous parlé au roi mon père? dit-elle.

- Ma bonne cousine, vous connaissez le roi Philippe mieux que je ne le connais. Il croit tant à la vertu des femmes qu'il faudrait lui montrer vos belles-sours vautrées avec leurs galants pour qu'il consentît à m'entendre.

Et je ne suis pas si bien en cour, depuis que j'ai perdu mon procès...

- Je sais, mon cousin, qu'on vous a fait tort ; s'il ne tenait qu'à moi, ce tort vous serait réparé.

Robert d'Artois se précipita sur la main de la reine pour y poser les lèvres.

- Mais précisément en raison de ce procès, reprit doucement Isabelle, ne pourrait-on pas croire que vous agissez à présent par vengeance?

Le géant se redressa vivement.

- Mais bien s˚r, Madame, j'agis par vengeance !

Il était d'une franchise désarmante. On pensait lui tendre un piège, le prendre en défaut, et il s'ouvrait à vous, tout largement, comme une fenêtre.

- On m'a volé l'héritage de mon comté d'Artois, s'écria-t-il, pour le donner à ma tante Mahaut de Bourgogne... la chienne, la gueuse, qu'elle crève! que la lèpre lui mange la bouche, que la poitrine lui tombe en charogne ! Et pourquoi a-t-on fait cela? Parce qu'à force de ruser, d'intriguer et de fourrer la paume en belles livres sonnantes aux conseillers de votre père, elle est parvenue à marier vos trois frères à

ses deux catins de filles et son autre catin de cousine.

Il se mit à contrefaire un discours imaginaire de sa tante Mahaut, comtesse de Bourgogne et d'Artois, au roi Philippe le Bel.

- "Mon cher seigneur, mon parent, mon compère, si nous unissions ma chère petite Jeanne à votre fils Louis? ...Non, cela ne vous convient plus. Vous préférez lui réserver Margot. Alors, donnez donc Jeanne à Philippe, et puis ma douce Blanchette à votre beau Charles. Le plaisir que ce sera qu'ils s'aiment tous ensemble ! Et puis, si l'on m'accorde l'Artois qu'avait mon défunt père, alors ma Comté-Franche de Bourgogne ira à l'une de ses oiselles, à Jeanne, si vous le voulez; ainsi votre second fils devient comte palatin de Bourgogne et vous pouvez le pousser vers la couronne d'Allemagne. Mon neveu Robert? qu'on donne un os à ce chien ! Le ch‚teau de Conches, la terre de Beaumont, cela suffira bien à ce rustre. " Et je souffle malice dans l'oreille de Nogaret, et j'envoie mille merveilles à

Marigny... et j'en marie une, et j'en marie deux, et j'en marie trois. Et pas plus tôt fait, mes petites garces se mettent à comploter, à s'envoyer messages, à se fournir d'amants, et s'emploient à bien hausser de cornes la couronne de France... Ah! si elles étaient irréprochables, Madame, je rongerais mon frein. Mais à se conduire si bassement après m'avoir autant nui, les filles de Bourgogne sauront ce qu'il en co˚te, et je me vengerai sur elles de ce que la mère m'a fait2.

Isabelle demeurait songeuse sous cet ouragan de paroles. D'Artois se rapprocha d'elle et, baissant la voix :

- Elles vous haÔssent.

- Il est vrai que pour ma part, je ne les ai guère aimées, dès le début, et sans savoir pourquoi, répondit Isabelle.

- Vous ne les aimez point parce qu'elles sont fausses, ne pensent qu'au plaisir et n'ont point le sens de leur devoir. Mais elles, elles vous haÔssent parce qu'elles vous jalousent.

- Mon sort n'a pourtant rien de bien enviable, dit Isabelle en soupirant, et leur place me semble plus douce que la mienne.

- Vous êtes une reine, Madame; vous l'êtes dans l'‚me et dans le sang; vos belles-sours peuvent bien porter la couronne, elles ne le seront jamais.

C'est pour cela qu'elles vous traiteront toujours en ennemie.

Isabelle leva vers son cousin ses beaux yeux bleus, et d'Artois, cette fois, sentit qu'il avait touché juste. Isabelle était définitivement de son côté.

- Avez-vous les noms de... des hommes auxquels mes belles-sours...

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Elle n'avait pas le langage cru de son cousin, et se refusait à prononcer certains mots.

- Je ne peux rien faire sans cela, poursuivit-elle. Obtenez-les, et je vous promets bien, alors, de me rendre aussitôt à Paris sous un quelconque prétexte, pour y faire cesser ce désordre. En quoi puis-je vous aider?

Avez-vous prévenu mon oncle Valois?

- Je m'en suis bien gardé, répondit d'Artois. Monseigneur de Valois est mon plus fidèle protecteur et mon meilleur ami ; mais il ne sait rien taire. Il irait clabauder partout ce que nous voulons cacher; il donnerait l'éveil trop tôt, et quand nous voudrions pincer les ribaudes, nous les trouverions sages comme des nonnes...

- que proposez-vous?

- Deux actions, dit d'Artois. La première, c'est de nous faire nommer auprès de Madame Marguerite une nouvelle dame de parage qui soit tout à

notre discrétion et qui nous puisse renseigner fidèlement. J'ai pensé à

madame de Comminges qui vient d'être veuve et à qui l'on doit des égards.

Pour cela, votre oncle Valois va pouvoir nous servir. Faites-lui tenir une lettre lui exprimant votre souhait. Il a grande influence sur votre frère Louis, et fera promptement entrer madame de Comminges à l'hôtel de Nesle.

Nous aurons ainsi une créature à nous dans la place ; et, comme nous disons entre gens de guerre, un espion dans les murs vaut mieux qu'une armée dehors.

- Je ferai cette lettre et vous l'emporterez, dit Isabelle. Ensuite?

- Il faudrait dans le même temps endormir la défiance de vos belles-sours à

votre endroit, et leur faire douce mine en leur envoyant d'aimables cadeaux, poursuivit d'Artois. Des présents qui puissent convenir aussi bien à des hommes qu'à des femmes, et que vous leur feriez parvenir secrètement, sans en avertir ni père ni époux, comme un petit mystère d'amitié entre vous. Marguerite pille sa cassette pour un bel inconnu; ce serait vraiment malchance si, la munissant d'un présent dont elle n'aura point de compte à

rendre, nous ne retrouvions notre objet agrafé sur le gaillard que nous cherchons. Fournissons-les d'occasions d'imprudence.

Isabelle réfléchit une seconde, puis elle frappa des mains. La première dame française parut.

- Ma mie, dit la reine, veuillez quérir cette aumônière que le marchand Albizzi m'a mandée ce matin.

Pendant la brève attente, Robert d'Artois sortit enfin de ses machinations et de ses complots, et prit le temps de regarder la salle o˘ il se trouvait, les fresques religieuses peintes sur les murs, l'immense plafond boisé en forme de carène. Tout était assez neuf, triste et froid. Le mobilier était beau, mais peu abondant.

- Ce n'est guère riant, le lieu o˘ vous vivez, ma cousine, dit-il. On se croirait plutôt dans une cathédrale que dans un ch‚teau.

LE ROI DE FER

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- Plaise encore à Dieu, répondit Isabelle à mi-voix, que ceci ne me devienne pas une prison. Comme la France me manque, souvent !

La dame française revint, apportant une grande bourse de soie, brodée au fil d'or et d'argent de figures en relief, et ornée au rabat de trois pierres cabochons grosses comme des noix.

- Merveille ! s'écria d'Artois. Tout juste ce qu'il nous faut. Un peu lourd pour être parure de dame, un peu léger pour moi, à qui une giberne sied mieux qu'une bougette3 ; voilà bien l'objet qu'un jouvenceau de cour rêve de s'accrocher à la ceinture pour se faire valoir...

- Vous allez commander au marchand Albizzi, deux autres aumônières semblables, dit Isabelle à sa suivante, et le presser de me les envoyer.

Puis, quand la dame de parage fut sortie, elle ajouta:

- Ainsi pourrez-vous, mon cousin, les rapporter en France.

- Et nul ne saura qu'elles auront passé par mes mains.

On entendit du bruit à l'extérieur, des cris et des rires. Robert d'Artois s'approcha d'une fenêtre. Dans la cour, une équipe de maçons était en train de hisser une lourde clef de vo˚te. Des hommes tiraient sur des cordes à

poulies; d'autres, juchés sur un échafaudage, s'apprêtaient à saisir le bloc de pierre, et tout ce travail semblait s'exécuter dans une extrême bonne humeur.

- Eh bien ! dit Robert d'Artois, il paraît que le roi Edouard aime toujours la maçonnerie.

Il venait de reconnaître, parmi les ouvriers, Edouard II, le mari d'Isabelle, assez bel homme d'une trentaine d'années, aux cheveux ondulés, aux larges épaules, aux hanches souples. Ses vêtements de velours étaient souillés de pl‚tre.

- Il y a plus de quinze ans qu'on a commencé de reb‚tir Westmoutiers ! dit Isabelle avec colère.

Comme toute la cour, elle prononçait Westmoutiers pour Westminster, à la française.

- Depuis six ans que je suis mariée, reprit-elle, je vis dans les truelles et le mortier. On ne cesse de défaire ce qu'on a fait le mois d'avant. Ce n'est pas la maçonnerie qu'il aime, ce sont les maçons! Croyez-vous seulement qu'ils lui disent "Sire"? Ils l'appellent Edouard, ils le moquent, et lui s'en trouve ravi. Tenez, regardez-le !

Dans la cour, Edouard II donnait des ordres tout en s'appuyant à un jeune ouvrier qu'il tenait par le cou. Il régnait autour de lui une familiarité

suspecte.

- Je croyais, reprit Isabelle, avoir connu le pire avec le chevalier de Gaveston. Ce Béarnais insolent et vantard gouvernait si bien mon époux qu'il s'était mis à gouverner le royaume. Edouard lui donnait tous les joyaux de ma cassette de mariage. C'est décidément une 24

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coutume dans nos familles que de voir, de façon ou d'autre, les bijoux des femmes finir en parure d'hommes !

Ayant auprès d'elle un parent, un ami, Isabelle s'abandonnait à avouer ses peines et ses humiliations. En vérité, les mours du roi Edouard II étaient connues de toute l'Europe.

- Les barons et moi, l'autre année, sommes parvenus à abattre Gaveston ; il a eu la tête tranchée et je me réjouissais que son corps f˚t à pourrir chez les dominicains, à Oxford. Eh bien ! j'en arrive, mon cousin, à regretter le chevalier de Gaveston, car, depuis, comme pour se venger de moi, Edouard attire au palais tout ce qu'il y a de plus bas et de plus inf‚me dans les hommes de son peuple. On le voit courir les bouges du port de Londres, s'asseoir avec les truands, rivaliser à la lutte avec les débardeurs, et à

la course avec les palefreniers. Les beaux tournois, en vérité, qu'il nous donne là ! Pendant ce temps, commande qui veut son royaume, pourvu qu'on organise ses plaisirs et qu'on les partage. Pour l'heure, ce sont les barons Despenser qui ont sa faveur, le père gouvernant le fils, qui sert de femme à mon époux. quant à moi, Edouard ne m'approche plus, et s'il lui arrive de s'aventurer dans ma couche, j'en éprouve une telle honte que j'en reste toute froide.

Elle avait baissé le front.

- Une reine est la plus misérable des sujettes du royaume, si son mari ne l'aime point, ajouta-t-elle. Il suffit qu'elle ait assuré la descendance ; sa vie ensuite ne compte plus. quelle femme de baron, quelle femme de bourgeois ou de vilain supporterait ce que je dois tolérer... parce que je suis reine! La dernière lavandière du royaume a plus de droits que moi: elle peut venir me demander appui.

- Ma cousine, ma belle cousine, moi, je veux vous servir d'appui ! dit d'Artois avec chaleur.

Elle leva tristement les épaules, comme pour dire : " que pouvez-vous pour moi? " Ils étaient face à face. Il avança les mains, la prit par les coudes, aussi doucement qu'il put, en murmurant :

- Isabelle...

Elle posa les mains sur les bras du géant. Ils se regardèrent et furent saisis d'un trouble qu'ils n'avaient pas prévu. D'Artois semblait soudain étrangement ému, et gêné d'une force qu'il craignait d'utiliser avec maladresse. Il souhaita brusquement dévouer son temps, son corps, sa vie, à

cette reine fragile. Il la désirait, d'un désir immédiat et robuste, qu'il ne savait comment exprimer. Ses go˚ts ne le portaient pas, ordinairement, vers les femmes de qualité, et il excellait peu aux gr‚ces de galanterie.

- Ce qu'un roi dédaigne, faute d'en reconnaître la perfection, dit-il, bien d'autres hommes en remercieraient le ciel à deux genoux. A votre ‚ge, si fraîche, si belle, se peut-il que vous soyez privée des joies de nature? Se peut-il que ces lèvres ne soient jamais baisées? que ces LE ROI DE FER

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bras... ce doux corps... Ah! prenez un homme, Isabelle, et que cet homme soit moi.

Il y allait assez rudement pour dire ce qu'il espérait, et son éloquence ressemblait peu à celle des poèmes du duc Guillaume d'Aquitaine. Mais Isabelle ne détachait pas son regard du sien. Il la dominait, l'écrasait de toute sa stature. Il sentait la forêt, le cuir, le cheval et l'armure. Il n'avait ni la voix ni l'apparence d'un séducteur, et, pourtant, elle était séduite. Il était un homme, vraiment, un m‚le rude et violent, au souffle profond. Isabelle sentait toute volonté la fuir, et n'avait plus qu'une envie: appuyer sa tête à sa poitrine de buffle et s'abandonner... étancher cette grande soif... Elle tremblait un peu. Elle se dégagea d'un coup.

- Non, Robert, s'écria-t-elle, je ne vais point faire ce que je reproche à

mes belles-sours. Je ne le veux pas, je ne le dois pas. Mais quand je songe à ce que je m'impose et me refuse, alors que ces carognes, elles, ont telle chance d'être à des maris qui bien les aiment... Ah ! non ! Il faut qu'elles soient ch‚tiées, fort ch‚tiées !

Sa pensée s'acharnait sur les coupables, faute de s'autoriser à être coupable elle-même. Elle revint s'asseoir dans la grande cathèdre de chêne.

Robert d'Artois la rejoignit.

- Non, Robert, répéta-t-elle en étendant les bras. Ne profitez point de ma défaillance; vous me f‚cheriez.

L'extrême beauté inspire le respect autant que la majesté; le géant obéit.

Mais l'instant écoulé ne s'effacerait plus de leur mémoire.

"Je puis donc être aimée", se disait Isabelle, et elle en éprouvait comme de la reconnaissance pour l'homme qui venait de lui donner cette certitude.

- …tait-ce là tout ce que vous aviez à m'apprendre, mon cousin, et ne m'apportez-vous pas d'autres nouvelles? dit-elle en faisant effort pour se reprendre.

Robert d'Artois, qui se demandait s'il n'aurait pas d˚ poursuivre son avantage, mit un temps à répondre.

- Si, Madame, dit-il, j'ai aussi un message de votre oncle Valois.

Le lien nouveau qui s'était noué entre eux donnait à leurs paroles une autre résonance, et ils ne pouvaient être complètement attentifs à ce qu'ils disaient.

- Les dignitaires du Temple vont être jugés bientôt, continua d'Artois, et l'on craint fort que votre parrain, le grand-maître Jacques de Molay, ne soit mis à mort. Monseigneur de Valois vous demande d'écrire au roi pour l'inviter à la clémence.

Isabelle ne répondit pas. Elle avait repris sa pose coutumière, le menton dans la paume.

- Comme vous lui ressemblez, ainsi ! dit d'Artois.

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LES ROIS MAUDITS

- A qui?

- Au roi Philippe, votre père...

Elle leva les yeux et demeura songeuse.

- Ce que décide le roi mon père est bien décidé, répondit-elle enfin. Je puis agir pour ce qui tient à l'honneur de la famille, mais non pour ce qui touche au gouvernement du royaume.

- Jacques de Molay est un vieil homme. Il fut noble et il fut grand. S'il a commis des fautes, il les a assez expiées. Rappelez-vous qu'il vous a tenue sur les fonts du baptême... Croyez-moi, c'est grand méfait qu'on va encore commettre là, et qu'on doit une fois de plus à Nogaret et à Marigny! En frappant le Temple, c'est toute la chevalerie et les hauts barons que ces hommes sortis de rien ont voulu frapper.

La reine demeurait perplexe ; l'affaire visiblement la dépassait.

- Je n'en puis pas juger, dit-elle, je n'en puis pas juger.

- Vous savez que j'ai grande dette envers votre oncle ; il me saurait gré

si j'obtenais cette lettre de vous. Et puis la pitié ne messied jamais à

une reine ; c'est sentiment de femme, et vous n'en pourrez être que louée.

D'aucuns vous reprochent d'avoir le cour dur; vous leur donnerez là bonne réplique. Faites-le pour vous, Isabelle, et faites-le pour moi.

Elle lui sourit.

- Vous êtes bien habile, mon cousin Robert, sous vos airs de loup-garou.

Allez, je vous ferai cette lettre que vous désirez, et vous pourrez l'emporter aussi. quand repartirez-vous?

- quand vous me l'ordonnerez, ma cousine.

- Les aumônières, je pense, seront livrées demain. C'est bientôt. Il y avait du regret dans la voix de la reine. Ils se regardèrent à nouveau et, à nouveau, Isabelle se troubla.

- J'attendrai un messager de vous pour savoir s'il faut me mettre en route pour la France. Adieu, mon cousin. Nous nous reverrons au souper.

D'Artois prit congé, et la pièce, après qu'il fut sorti, parut à la reine étrangement calme, comme une vallée de montagne après le passage d'une tornade. Isabelle ferma les yeux et resta un grand moment immobile.

Les hommes appelés à jouer un rôle décisif dans l'histoire des nations ignorent le plus souvent quels destins collectifs s'incarnent en eux. Les deux personnages qui venaient d'avoir cette longue entrevue, un après-midi de mars 1314, au ch‚teau de Westminster, ne pouvaient pas imaginer qu'ils seraient, par l'enchaînement de leurs actes, les premiers artisans d'une guerre qui durerait, entre la France et l'Angleterre, plus de cent ans.

II

LES PRISONNIERS DU TEMPLE

La muraille était couverte de salpêtre. Une clarté fumeuse, jaun‚tre, commençait à descendre dans la salle vo˚tée, creusée en sous-sol.

Le prisonnier qui sommeillait, les bras repliés sous la barbe, frissonna et se dressa brusquement, hagard, le cour battant. Il vit la brume du matin qui coulait par le soupirail. Il écouta. Distinctes, bien qu'étouffées par l'épaisseur des murs, il percevait les cloches annonçant les premières messes, cloches parisiennes de Saint-Martin, de Saint-Merry, de Saint-Germain-l'Auxerrois, de Saint-Eustache et de Notre-Dame ; cloches campagnardes des villages de la Courtille, de Clignancourt et du Mont-Martre.

Le prisonnier n'entendit aucun bruit qui p˚t l'inquiéter. C'était l'angoisse qu'il retrouvait à chaque réveil, comme dans chaque sommeil il retrouvait un cauchemar.

Il prit, sur le sol, une écuelle de bois et y but une longue gorgée d'eau pour calmer cette fièvre qui ne le quittait pas depuis des jours et des jours. Ayant bu, il laissa l'eau reposer et se pencha sur elle comme sur un miroir. L'image qu'il parvint à saisir, imprécise et softibre, était celle d'un centenaire. Il demeura ainsi quelques instants, cherchant ce qui pouvait rester de son ancienne apparence dans ce visage flottant, cette barbe d'ancêtre, ces lèvres avalées par la bouche édentée, ce long nez amaigri, qui tremblaient au fond de l'écuelle.

Puis il se leva, lentement, et fit deux pas jusqu'à ce qu'il sentît se tendre la chaîne qui le liait à la muraille. Alors il se mit brusquement à

hurler :

- Jacques de Molay ! Jacques de Molay ! Je suis Jacques de Molay !

Rien ne lui répondit ; rien, il le savait, ne devait lui répondre. Mais il avait besoin de crier son propre nom, pour empêcher son esprit de se dissoudre, pour se rappeler qu'il avait commandé des armées, gouverné des provinces, qu'il avait détenu une puissance égale à celle 28

LES ROIS MAUDITS

des souverains, et que, tant qu'il garderait un souffle de vie, il continuerait d'être, même dans ce cachot, le grand-maître de l'Ordre des chevaliers du Temple.

Par un surcroît de cruauté, ou de dérision, il s'était vu assigner pour prison une salle basse de la grande tour de l'hôtel du Temple, la maison mère de l'Ordre.

- Et c'est moi qui ai fait rénover cette tour ! murmura le grand-maître avec colère, en frappant du poing la muraille.

Son geste lui arracha un cri. Il avait oublié son pouce écrasé par les tortures. Mais quelle était la place de son corps qui ne f˚t pas une plaie, ou le siège d'une douleur? Le sang circulait mal dans ses membres, et il souffrait d'abominables crampes depuis qu'on l'avait soumis au supplice des brodequins... Les jambes enfermées dans les planches de chêne, que les

"tourmenteurs" resserraient en enfonçant des coins à coups de maillet, il entendait la voix froide, insistante de Guillaume de Nogaret, le garde des Sceaux du royaume, qui l'engageait à avouer. A avouer quoi?... Il s'était évanoui.

Sur ses chairs lacérées, déchirées, la crasse, l'humidité, le manque de nourriture avaient fait leur ouvre.

Mais de toutes les tortures endurées, la plus horrible, certainement, avait été celle de " l'étirement ". Un poids de cent quatre-vingts livres attaché

au pied droit, on l'avait hissé, par une corde à poulie, jusqu'au plafond.

Et toujours la voix sinistre de Guillaume de Nogaret: "Mais avouez donc, messire... " Et comme il s'obstinait à nier, on avait tiré, toujours plus fort, toujours plus vite, du sol aux vo˚tes. Sentant ses membres se disjoindre, ses articulations s'arracher, son ventre, sa poitrine éclater, il avait fini par crier qu'il avouait, oui, tout, n'importe quel crime, tous les crimes du monde. Oui, les Templiers se livraient entre eux à la sodomie; oui, pour entrer dans l'Ordre, ils devaient cracher sur la Croix; oui, ils adoraient une idole à tête de chat; oui, ils s'adonnaient à la magie, à la sorcellerie, au culte du Diable; oui, ils avaient fomenté un complot contre le pape et le roi... Et quoi d'autre encore?

Jacques de Molay se demandait comment il avait pu survivre à tout cela.

Sans doute parce que les tourments, savamment dosés, n'avaient jamais été

poussés jusqu'au point qu'il en d˚t mourir, et aussi parce qu'un vieux chevalier, entraîné aux armes et à la guerre, avait plus de résistance qu'il ne l'e˚t cru lui-même.

Il s'agenouilla, les yeux tournés vers le rayon de clarté du soupirail.

- Seigneur mon Dieu, prononça-t-il, pourquoi m'avez-vous mis moins de force dans l'‚me que dans la carcasse? …tais-je bien digne de commander l'Ordre?

Vous ne m'avez pas évité de tomber dans la l‚cheté; épargnez-moi, Seigneur Dieu, de tomber dans la folie. Je ne saurai guère tenir davantage, je ne saurai guère.

LE ROI DE FER

29

Enchaîné depuis sept années, il ne sortait que pour être traîné devant les commissions d'enquête, et subir toutes les menaces des légistes, toutes les pressions des théologiens. On pouvait bien, à pareil régime, craindre de devenir fou. Souvent le grand-maître perdait la notion du temps. Pour se distraire, il avait essayé d'apprivoiser un couple de rats qui venaient chaque nuit ronger les restes de son pain. Il passait de la colère aux larmes, des crises de dévotion aux désirs de violence, de l'hébétude à la fureur.

- Ils en crèveront, ils en crèveront, se répétait-il.

qui crèverait? Clément, Guillaume, Philippe... Le pape, le garde des Sceaux, le roi. Ils mourraient, Molay ne savait comment, mais s˚rement dans des souffrances abominables, pour expier leurs crimes. Et il rem‚chait sans cesse leurs trois noms abhorrés.

Toujours à genoux, et la barbe vers le soupirail, le grand-maître murmura:

- Merci, Seigneur mon Dieu, de m'avoir laissé la haine. C'est la seule force qui me soutienne encore.

Il se releva avec peine et regagna le banc de pierre, cimenté à la muraille, et qui lui servait à la fois de siège et de lit.

qui aurait pu jamais imaginer qu'il en arriverait là? Sa pensée le reportait constamment vers sa jeunesse, vers l'adolescent qu'il avait été, cinquante ans plus tôt, et qui descendait les pentes de son Jura natal pour courir la grande aventure.

Comme tous les cadets de noblesse à cette époque, il avait rêvé d'endosser le long manteau blanc à croix rouge qui constituait l'uniforme du Temple.

Le seul nom de Templier évoquait alors l'Orient et l'épopée, les navires aux voiles gonflées cinglant sur des mers toujours bleues, les charges au galop dans des pays de sable, les trésors d'Arabie, les captifs rançonnés, les villes enlevées et pillées, les ch‚teaux forts gigantesques. On racontait même que les Templiers avaient des ports secrets d'o˘ ils s'embarquaient pour des continents inconnus...4

Et Jacques de Molay avait vécu son rêve; il avait navigué, il avait combattu, et habité de grandes forteresses blondes; il avait marché

fièrement, dans des rues qui sentaient les épices et l'encens, vêtu du superbe manteau dont les plis tombaient jusqu'à ses éperons d'or.

Il s'était élevé dans la hiérarchie de l'Ordre plus haut qu'il n'e˚t jamais osé l'espérer, franchissant toutes les dignités pour être enfin porté, par le choix de ses frères, à la fonction suprême de grand-maître de France et d'Outre-Mer, et au commandement de quinze mille chevaliers.

Et tout cela aboutissait à cette cave, cette pourriture, ce dénuement. Peu de destins montraient une si prodigieuse fortune suivie d'un si grand abaissement...

T

30

LES ROIS MAUDITS

Jacques de Molay, à l'aide d'un maillon de sa chaîne, traçait dans le salpêtre du mur de vagues traits qui figuraient les lettres de "Jérusalem", lorsqu'il entendit des pas lourds et des bruits d'armes dans l'étroit escalier qui descendait à son cachot.

L'angoisse à nouveau l'étreignit, mais cette fois motivée.

La porte grinça en s'ouvrant; Molay aperçut, derrière le geôlier, quatre archers en tunique de cuir et la pique à la main. Leur baleine s'épanouissait, blanche, autour de leurs visages.

- Nous venons vous chercher, messire, dit l'un d'eux.

Molay se leva sans prononcer un mot. Le geôlier s'approcha et, à grands coups de marteau et de burin, fit sauter le rivet qui reliait la chaîne aux bracelets de fer dans lesquels étaient enfermées les chevilles du prisonnier.

Celui-ci serra sur ses épaules décharnées son manteau de gloire, qui n'était plus maintenant qu'une guenille gris‚tre ; la croix, sur l'épaule, s'en allait en lambeaux.

Dans ce vieillard épuisé, chancelant, qui gravissait, les pieds alourdis par les fers, les marches de la tour, il restait encore quelque chose du chef de guerre qui, de Chypre, commandait à tous les chrétiens d'Orient.

"Seigneur mon Dieu, donnez-moi la force... murmurait-il intérieurement; donnez-moi un peu de force. " Et pour trouver cette force, il se répétait les noms de ses trois ennemis: Clément, Guillaume, Philippe...

La brume emplissait la vaste cour du Temple, encapuchonnait les tourelles du mur d'enceinte, se glissait entre les créneaux, ouatait la flèche de l'église de l'Ordre.

Une centaine de soldats se tenaient l'arme au pied, entourant un grand chariot ouvert et carré.

Par-delà les murailles, on entendait la rumeur de Paris, et parfois le hennissement d'un cheval s'élevait avec une tristesse déchirante.

Au milieu de la cour, messire Alain de Pareilles, capitaine des archers du roi, l'homme qui assistait à toutes les exécutions, qui accompagnait tous les condamnés vers les jugements et les supplices, marchait à pas lents, le visage fermé par un grand air d'ennui. Ses cheveux couleur d'acier retombaient en mèches courtes sur son front carré. Il portait la cotte de mailles, une épée au côté, et tenait son casque au creux du bras.

Il se retourna en entendant sortir le grand-maître, et celui-ci, l'apercevant, se sentit p‚lir, si p‚lir lui était encore possible.

D'ordinaire, pour les interrogatoires, on ne déployait pas si grand appareil; il n'y avait ni ce chariot ni tous ces hommes d'armes. quelques sergents royaux venaient quérir les accusés pour les passer en barque de l'autre côté de la Seine, le plus souvent à la nuit tombante.

LE ROI DE FER

31

- Alors, c'est chose jugée? demanda Molay au capitaine des archers.

- Ce l'est, messire, répondit celui-ci.

- Et savez-vous, mon fils, dit Molay après une hésitation, ce que contient le jugement?

- Je l'ignore, messire; j'ai ordre de vous conduire à Notre-Dame pour en entendre lecture. Il y eut un silence, puis Jacques de Molay dit encore:

- quel jour nous trouvons-nous?

- Le lundi après la Saint-Grégoire.

Ce qui correspondait au 18 mars, le 18 mars 13145.

" Est-ce à la mort que l'on me mène? " se demanda Molay.

La porte de la tour s'ouvrit à nouveau et, escortés de gardes, trois autres dignitaires apparurent: le visiteur général, le précepteur de Normandie, le commandeur d'Aquitaine.

Les cheveux blancs, eux aussi, la barbe broussailleuse, le corps flottant dans leurs manteaux en haillons, ils restèrent immobiles un moment, les paupières battantes, et pareils à de grands oiseaux de nuit que la lumière empêche de voir.

Ce fut le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, qui, le premier, s'empêtrant dans ses fers, se précipita vers le grand-maître et l'étreignit. Une longue amitié unissait les deux hommes ; Jacques de Molay avait fait toute la carrière de Charnay, de dix ans son cadet et dans lequel il voyait son successeur.

Charnay avait le front entaillé d'une profonde cicatrice, et le nez dévié, restes d'un combat ancien o˘ un coup d'épée avait entamé son heaume. Cet homme rude, au visage modelé par la guerre, vint enfoncer son front dans l'épaule du grand-maître, pour cacher ses larmes.

- Courage, mon frère, courage, dit Molay en le serrant dans ses bras.

Courage, mes frères, répéta-t-il en donnant ensuite l'accolade aux deux autres dignitaires.

Un geôlier s'approcha.

- Vous avez le droit d'être défergés, messires, dit-il. Le grand-maître écarta les mains d'un geste amer et las.

- Je n'ai pas le denier, répondit-il.

Car, pour qu'on leur ôt‚t leurs fers, à chaque sortie, les Templiers devaient donner un denier, sur le sou qui leur était journellement alloué

et avec lequel ils étaient censés payer leur ignoble nourriture, la paille de leur geôle et le lavage de leur chemise. Supplémentaire cruauté, et bien dans la manière procédurière de Nogaret!... Ils étaient inculpés, non condamnés; ils avaient droit à une indemnité d'entretien, mais calculée de telle sorte qu'ils je˚naient quatre jours sur huit, dormaient sur la pierre et pourrissaient dans la crasse.

32

LES ROIS MAUDITS

Geoffroy de Charaay prit dans une vieille bourse de cuir pendue à sa ceinture les deux deniers qui lui restaient et les jeta sur le sol, un pour ses fers, un pour ceux du grand-maître.

- Mon frère ! dit Jacques de Molay avec un geste de refus.

- Pour le service qu'il me ferait, à présent..., répondit Charnay.

Acceptez, mon frère; je n'y ai même pas de mérite.

- Si l'on nous déferge, c'est peut-être bon signe, dit le visiteur général.

Peut-être le pape a-t-il décidé notre gr‚ce.

Les dents qui lui restaient, inégalement brisées, rendaient sa parole chuintante, et il avait les mains gonflées et tremblantes.

Le grand-maître haussa les épaules et montra les cent archers alignés.

- Préparons-nous à mourir, mon frère, répondit-il.

- Voyez, voyez ce qu'ils m'ont fait, gémit le commandeur d'Aquitaine en relevant sa manche.

- Nous avons tous été tourmentés, dit le grand-maître.

Il détourna les yeux, comme chaque fois qu'on lui rappelait les tortures.

Il avait cédé, il avait signé de faux aveux et ne se le pardonnait pas.

Il parcourut du regard l'immense enceinte qui avait été le siège et le symbole de la puissance du Temple.

" Pour la dernière fois... ", pensa-t-il.

Pour la dernière fois, il contemplait cet ensemble formidable, avec son donjon, son église, ses palais, ses maisons, ses cours et ses vergers, véritable ville forte en plein Paris6.

C'était là que les Templiers depuis deux siècles avaient vécu, prié, dormi, jugé, compté, décidé de leurs expéditions lointaines; c'était là que le Trésor du royaume de France, confié à leur garde et à leur gérance, avait été longtemps déposé ; et là aussi, après les désastreuses expéditions de Saint Louis, après la perte de la Palestine et de Chypre, qu'ils étaient rentrés, traînant à leur suite leurs écuyers, leurs mulets chargés d'or, leur cavalerie de chevaux arabes, leurs esclaves noirs...

Jacques de Molay revoyait ce retour de vaincus qui conservait encore une allure d'épopée.

" Nous étions devenus inutiles, et nous ne le savions pas, pensait le grand-maître. Nous parlions toujours de nouvelles croisades et de reconquêtes... Nous avions peut-être gardé trop de morgue et de privilèges, sans plus les justifier. "

De milice permanente de la Chrétienté, ils étaient devenus les banquiers tout-puissants de l'…glise et des rois. A entretenir beaucoup de débiteurs, on se crée beaucoup d'ennemis.

Ah ! certes, la manouvre royale avait été bien conduite ! On pouvait dater l'origine du drame, en vérité, du jour o˘ Philippe le Bel avait demandé à

faire partie de l'Ordre dans l'intention évidente d'en devenir LE ROI DE FER

33

le grand-maître. Le chapitre avait répondu par un refus distant et sans appel.

" Ai-je eu tort? se demandait Jacques de Molay pour la centième fois. N'ai-je pas été trop jaloux de mon autorité? Mais non; je ne pouvais agir autrement. Notre règle était formelle et nous interdisait d'admettre aucun prince souverain dans nos commanderies. "

Le roi Philippe n'avait jamais oublié cet échec. Il avait commencé par ruser, continuant d'accabler Jacques de Molay de faveurs et d'amitiés. Le grand-maître n'était-il pas le parrain d'un de ses enfants? Le grand-maître n'était-il pas le soutien du royaume?

Mais bientôt une ordonnance transférait le Trésor royal de la tour du Temple à la tour du Louvre. En même temps une sourde, une venimeuse campagne de dénigrement était montée contre les Templiers. On disait et faisait dire, dans les lieux publics et les marchés, qu'ils spéculaient sur les grains, qu'ils étaient responsables des famines, qu'ils songeaient davantage à grossir leurs biens qu'à reprendre aux paÔens le Tombeau du Christ. Comme ils avaient le rude langage des militaires, on les accusait d'être blasphémateurs. On avait fait locution d'usage du terme "jurer comme un Templier. " De blasphémateur à hérétique, la distance est brève. On affirmait qu'ils avaient des mours hors nature et que leurs esclaves noirs étaient des sorciers...

"Bien s˚r, tous nos frères ne se conduisaient pas en saints et, à beaucoup, l'inaction ne valait guère. "

On disait surtout qu'au cours des cérémonies de réception, on obligeait les néophytes à renier le Christ, à cracher sur la Croix, et qu'on les soumettait à des pratiques obscènes.

Sous le prétexte de mettre fin à ces rumeurs, Philippe avait offert au grand-maître, pour l'honneur de l'Ordre, d'ouvrir une enquête.

"Et j'ai accepté..., pensait Molay. J'ai été abominablement abusé, j'ai été

trompé. "

Car, un jour d'octobre 1307... Ah ! comme Molay se souvenait de ce jour-là... " C'était un vendredi 13... La veille encore il m'embrassait et m'appelait son frère, en me donnant la première place aux obsèques de sa belle-sour l'impératrice de Constantinople... "

Donc, le vendredi 13 octobre 1307, le roi Philippe, par un gigantesque coup de filet policier préparé de longue main, faisait arrêter à l'aube tous les Templiers de France, au nom de l'Inquisition, sous l'inculpation d'hérésie.

Et le garde des Sceaux Nogaret venait lui-même se saisir de Jacques de Molay et des cent quarante chevaliers de la maison mère...

Un ordre fut lancé qui fit sursauter le grand-maître. Les archers serraient les rangs. Messire Alain de Pareilles avait coiffé son casque ; un soldat tenait son cheval et lui présentait l'étrier. - Allons, dit le grand-maître.

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LES ROIS MAUDITS

Les prisonniers furent poussés vers le chariot. Molay y monta le premier.

Le commandeur d'Aquitaine, l'homme qui avait repoussé les Turcs à Saint-Jean-d'Acre, semblait frappé d'hébétude. Il fallut le hisser. Le visiteur général remuait les lèvres, sans arrêt. Lorsque Geoffroy de Charnay grimpa à son tour dans la voiture, un chien invisible se mit à hurler, quelque part du côté des écuries.

Puis, tiré par quatre chevaux de file, le lourd chariot s'ébranla. Le grand portail s'ouvrit et une immense clameur s'éleva. Plusieurs centaines de personnes, tous les habitants du quartier du Temple et des quartiers voisins, s'écrasaient contre les murs. Les archers de tête durent s'ouvrir chemin à coups de manches de pique.

- Place aux gens du roi ! criaient les archers.

Droit sur son cheval, l'air impassible et toujours ennuyé, Alain de Pareilles dominait le tumulte.

Mais quand les Templiers parurent, la clameur tomba d'un coup. Devant ces quatre vieux hommes décharnés, que le cahot des roues pleines jetait les uns contre les autres, les Parisiens eurent un moment de stupeur muette, de compassion spontanée.

Puis il y eut des cris: " A mort ! A mort, les hérétiques ! " lancés par des sergents royaux mêlés à la foule. Alors, les gens qui sont toujours prêts à crier avec le pouvoir et à faire les orageux quand ils ne risquent rien commencèrent un beau concert de gueule :

- A mort !

- Voleurs!

- Idol‚tres!

- Voyez-les ! Ils ne sont plus si fiers, aujourd'hui, ces paÔens ! A mort!

Insultes, moqueries, menaces s'élevaient le long du cortège. Mais cette fureur restait maigre. La plus grande partie de la foule continuait à se taire, et son silence, pour prudent qu'il f˚t, n'en était pas moins significatif.

Car, en sept ans, le sentiment populaire s'était modifié. On savait comment avait été conduit le procès. On avait vu des Templiers, à la porte des églises, montrer aux passants les os qui leur étaient tombés du pied après les tortures. On avait vu, dans plusieurs villes de France, mourir les chevaliers par dizaines sur les b˚chers. On savait que certaines commissions ecclésiastiques s'étaient refusées à prononcer les condamnations, et qu'il avait fallu y nommer de nouveaux prélats, comme le frère du premier ministre Marigny, pour accomplir cette besogne. On disait que le pape Clément V lui-même n'avait cédé que contre son gré, parce qu'il était dans la dépendance du roi, et qu'il avait craint de subir le même sort que son prédécesseur, le pape Boniface, giflé sur son trône. Et puis, en ces sept ans, le blé ne s'était pas fait plus

LE ROI DE FER

35

abondant, le pain avait encore enchéri, et il fallait bien admettre que ce n'était plus la faute des Templiers...

Vingt-cinq archers, l'arc en bandoulière et la pique sur l'épaule, marchaient devant le chariot, vingt-cinq allaient sur chaque flanc, et autant fermaient le cortège.

" Ah ! si seulement il nous restait un peu de force au corps ! " pensait le grand-maître. A vingt ans, il e˚t sauté sur un soldat, lui e˚t arraché sa pique et e˚t tenté de s'échapper, ou bien se f˚t battu sur place jusqu'à

la mort.

Derrière lui, le frère visiteur marmonnait entre ses dents cassées:

-, Ils ne nous condamneront pas. Je ne peux pas croire qu'ils nous condamnent. Nous ne sommes plus dangereux.

Et le commandeur d'Aquitaine, émergeant de son hébétude, disait:

- C'est bonne chose de sortir ; c'est bonne chose de respirer l'air frais.

N'est-ce pas, mon frère?

Le précepteur de Normandie toucha le bras du grand-maître.

- Messire mon frère, dit-il à voix basse, je vois des gens pleurer dans cette foule et d'autres faire le signe de la croix. Nous ne sommes point seuls dans notre calvaire.

- Ces gens-là peuvent nous plaindre, mais ils ne peuvent rien pour nous sauver, répondit Jacques de Molay. Ce sont d'autres visages que je cherche.

Le précepteur comprit l'espérance ultime, insensée, à laquelle le grand-maître se raccrochait. Instinctivement, il se mit lui aussi à scruter la multitude.

Car, parmi les quinze mille chevaliers du Temple, un nombre appréciable avaient échappé aux arrestations de 1307. Les uns s'étaient réfugiés dans les couvents, d'autres s'étaient défroqués et vivaient clandestins, dans les campagnes ou les villes; d'autres encore avaient gagné l'Espagne o˘ le roi d'Aragon, refusant d'obéir aux injonctions du roi de France et du pape, avait laissé aux Templiers leurs commanderies et fondé avec eux un nouvel Ordre. Il y avait ceux également que certains tribunaux relativement cléments avaient confiés à la garde des Hospitaliers. Beaucoup de ces anciens chevaliers, demeurés en liaison, avaient constitué une sorte de réseau secret.

Et Jacques de Molay se disait que peut-être...

Peut-être un complot s'était-il monté... Peut-être qu'en un point du parcours, au coin de la rue des Blancs-Manteaux, ou de la rue de la Bretonnerie, ou du cloître Saint-Merry, un groupe d'hommes allait surgir et, sortant des armes de dessous leur cotte, fondre sur les archers, tandis que d'autres conjurés, postés aux fenêtres, lanceraient des projectiles.

Avec une charrette, poussée en travers de la chaussée, on pouvait bloquer la voie et compléter la panique...

" Et pourquoi nos anciens frères feraient-ils cela? pensa Molay. Pour 36

LES ROIS MAUDITS

délivrer leur grand-maître qui les a trahis, qui a renié l'Ordre, qui a cédé aux tortures... "

Pourtant, il s'obstinait à observer la foule, le plus loin qu'il pouvait, et il n'apercevait que des pères de famille qui avaient hissé leurs petits enfants sur leurs épaules, des enfants qui, plus tard, quand on prononcerait devant eux le nom de Templiers, ne se souviendraient que de quatre vieillards barbus et grelottants, encadrés de gens d'armes comme des malfaiteurs publics.

Le visiteur général continuait de parler tout seul, en chuintant, et le héros de Saint-Jean-d'Acre de répéter qu'il faisait bon se promener matin.

Le grand-maître sentit se former en lui une de ces colères à demi démentes qui le saisissaient si souvent dans sa prison et le faisaient hurler en frappant les murs. Il allait s˚rement accomplir quelque chose de violent et de terrible... il ne savait quoi... mais il avait besoin de l'accomplir.

Il acceptait sa mort, presque comme une délivrance; mais il n'acceptait pas de mourir injustement, ni de mourir déshonoré. La longue habitude de la guerre remuait une dernière fois son vieux sang. Il voulait mourir en se battant.

Il chercha la main de Geoffroy de Charnay, son ami, son compagnon, le dernier homme fort qu'il e˚t à côté de lui, et il étreignit cette main.

Le précepteur de Normandie, vit, sur les tempes creusées du grand-maître, les artères qui se gonflaient comme des couleuvres bleues.

Le cortège atteignait le pont Notre-Dame.

III LES BRUS DU ROI

Une savoureuse odeur de farine, de beurre chaud et de miel flottait autour de l'éventaire.

- Chaudes, chaudes les oublies! Tout le monde n'en aura pas. Allez, bourgeois, mangez! Chaudes les oublies! criait le marchand qui s'agitait derrière un fourneau en plein air.

Il faisait tout à la fois, étalait la p‚te, retirait du feu les crêpes cuites, rendait la monnaie, surveillait les gamins pour les empêcher de chaparder.

- Chaudes les oublies !

Il était si affairé qu'il ne remarqua pas le client dont la main blanche laissa glisser une piécette de cuivre, en paiement d'une crêpe dorée, croustillante et roulée en cornet. Il vit seulement la même main reposer l'oublie dans laquelle on n'avait mordu qu'une bouchée.

- En voilà bien un dégo˚té, dit le marchand en tisonnant son feu. On leur en baillera: pur froment et beurre de Vaugirard...

A ce moment, il se releva et resta bouche bée, son dernier mot arrêté dans la gorge, en apercevant le client auquel il s'adressait. Cet homme de très haute taille, aux yeux immenses et p‚les, qui portait chaperon blanc et tunique demi-longue...

Avant que le marchand ait pu amorcer une courbette ou balbutier une excuse, l'homme au chaperon blanc s'était déjà éloigné, et l'autre, bras ballants tandis que sa nouvelle fournée d'oubliés était en train de br˚ler, le regardait s'enfoncer dans la foule.

Les rues marchandes de la Cité, au dire des voyageurs qui avaient parcouru l'Afrique et l'Orient, ressemblaient assez aux souks d'une ville arabe.

Même grouillement incessant, mêmes échoppes minuscules tassées les unes contre les autres, mêmes senteurs de graisse cuite, d'épices et de cuir, même marche lente des chalands gênant le passage des ‚nes et des portefaix.

Chaque rue, chaque venelle, avait sa

38

LES ROIS MAUDITS

spécialité, son métier particulier; ici les tisserands dont on apercevait les métiers dans les arrière-boutiques, là les savetiers tapant sur les pieds de fer, et plus loin les selliers tirant sur l'alêne, et ensuite les menuisiers tournant les pieds d'escabelles.

Il y avait la rue aux Oiseaux, la rue aux Herbes et aux Légumes, la rue des Forgerons toute résonnante du bruit des enclumes. Les orfèvres, installés le long du quai qui portait leur nom, travaillaient devant leurs petits réchauds.

On apercevait de minces bandes de ciel entre les maisons de bois et de torchis, aux pignons rapprochés. Le sol était couvert d'une fange assez malodorante o˘ les gens traînaient, selon leur condition, leurs pieds nus, leurs patins de bois ou leurs souliers de cuir.

L'homme aux hautes épaules et au chaperon blanc continuait d'avancer lentement dans la cohue, les mains derrière le dos, insoucieux semblait-il de se faire bousculer. Beaucoup de passants, d'ailleurs, s'effaçaient devant lui et le saluaient. Il leur répondait d'un bref signe de tête. Il avait une carrure d'athlète ; ses cheveux blond roux, soyeux, terminés en rouleaux, lui tombaient presque jusqu'au col, encadrant un visage régulier et d'une rare beauté de traits.

Trois sergents royaux, en habit bleu, et portant au creux du bras un b‚ton sommé d'une fleur de lis, suivaient ce promeneur à quelque distance mais sans jamais le perdre des yeux, s'arrêtant lorsqu'il s'arrêtait, se remettant en marche en même temps que lui7.

Soudain, un jeune homme en justaucorps serré, entraîné par trois grands lévriers qu'il menait en laisse, déboucha d'une ruelle et vint se jeter contre le fl‚neur, manquant de le renverser. Les chiens se mêlèrent, hurlèrent.

- Mais prenez donc garde o˘ vous cheminez! s'écria le jeune homme avec un fort accent italien. Pour un peu, vous tombiez sur mes chiens. Il m'aurait plu qu'ils vous mordissent.

Dix-huit ans au plus, bien pris dans sa petite taille, les yeux noirs et le menton fin, il forçait la voix pour faire l'homme.

Tout en dépêtrant la laisse, il continuait :

- Non sipuo vedere un cretino peggiore... *

Mais déjà les trois sergents l'encadraient ; l'un d'eux le prit par le bras et lui dit un mot à l'oreille. Aussitôt le jeune homme ôta son bonnet et s'inclina avec un grand geste de respect.

Un rassemblement discret s'était formé.

- Voilà de beaux chiens de courre; à qui sont-ils? demanda le promeneur en dévisageant le garçon de ses yeux immenses et froids.

- A mon oncle, le banquier Tolomei... pour vous servir, répondit le jeune homme en s'inclinant une seconde fois.

On ne peut voir pire crétin...

LE ROI DE FER

39

Sans rien ajouter, l'homme au chaperon blanc poursuivit son chemin. quand il se fut un peu éloigné, ainsi que les sergents, les gens s'esclaffèrent autour du jeune Italien. Celui-ci n'avait pas bougé de place et semblait avoir quelque peine à digérer sa méprise ; les chiens eux-mêmes se tenaient cois.

- Eh bien ! Il n'est plus tout faraud ! disait-on en riant.

- Regardez-le! Il a manqué jeter le roi par terre, et de surcroît il l'a injurié.

- Tu peux t'apprêter à coucher cette nuit en prison, mon garçon, avec trente coups de fouet. L'Italien fit front aux badauds.

- Eh quoi! Je ne l'avais jamais vu; comment le pouvais-je reconnaître? Et puis apprenez, bonnes gens, que je suis d'un pays o˘ il n'y a pas de roi pour qui l'on doive se coller contre les murs. Dans ma ville de Sienne, chaque citoyen peut être roi à son tour. Et qui veut prendre en gire Guccio Baglioni n'a qu'à le dire !

Il avait lancé son nom comme un défi. L'orgueil susceptible des Toscans assombrissait son regard. Il portait au côté une dague ciselée. Personne n'insista; le jeune homme claqua des doigts pour relancer ses chiens et continua sa route, moins assuré qu'il ne voulait le paraître, en se demandant si sa sottise n'aurait pas de f‚cheuses conséquences.

Car c'était bien le roi Philippe le Bel qu'il venait de bousculer. Ce souverain que nul n'égalait en puissance aimait ainsi marcher à travers sa ville, comme un simple bourgeois, se renseignant sur les prix, go˚tant les fruits, t‚tant les étoffes, écoutant les propos. Il prenait le pouls de son peuple. Des étrangers, parfois, s'adressaient à lui pour trouver leur chemin. Un soldat, un jour, l'avait arrêté lui réclamant un arriéré de paye. Aussi avare de paroles que d'argent, il lui arrivait rarement, au cours de sa promenade, de prononcer plus de trois phrases, ou de dépenser plus de trois sols.

Le roi passait par le marché à la viande, lorsque le bourdon de Notre-Dame se mit à sonner, en même temps qu'une grande rumeur s'élevait.

- Les voilà ! Les voilà ! cria-t-on dans la rue.

La rumeur se rapprochait ; des passants se mirent à courir dans sa direction.

Un gros boucher sortit de derrière son étal, le tranchet à la main, en hurlant :

- A mort les hérétiques !

Sa femme l'accrocha par la manche.

- Hérétiques? Pas plus que toi, dit-elle. Reste donc ici à servir la pratique, tu seras plus utile, grand fainéant.

Ils se prirent de bec. Aussitôt un attroupement se fit autour d'eux.

- Ils ont avoué devant les juges ! continuait le boucher.

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LES ROIS MAUDITS

- Les juges? répliqua quelqu'un. On n'en connaît que d'une sorte. Ils jugent à la commande de ceux qui les payent. Chacun voulut alors faire entendre son avis.

- Les Templiers sont de saints hommes. Ils ont toujours bien fait l'aumône.

- Il fallait leur prendre leur argent, mais point les torturer.

- C'était le roi leur plus fort débiteur. Plus de Templiers, plus de dette.

- Le roi a bien fait.

- Le roi ou les Templiers, dit un apprenti, c'est du pareil au même. .Faut laisser les loups se manger entre eux; pendant ce temps-là, ils ne nous dévorent pas.

Une femme, à ce moment, se retourna, p‚lit, et fit signe aux autres de se taire. Philippe le Bel était derrière eux et les observait de son regard glacial. Les sergents s'étaient insensiblement rapprochés, prêts à

intervenir. En un instant l'attroupement se dispersa, et ceux qui le composaient partirent au pas de course en criant bien fort :

- Vive le roi ! A mort les hérétiques !

On aurait pu croire que le roi n'avait pas entendu. Rien dans son visage n'avait bougé, rien n'y avait paru. S'il prenait plaisir à surprendre les gens, c'était un plaisir secret.

La clameur grossissait toujours. Le cortège des Templiers passait à

l'extrémité de la rue, et le roi put voir un instant, par l'échappée entre les maisons, le chariot et ses quatre occupants. Le grand-maître se tenait droit; il avait l'air d'un martyr, mais non d'un vaincu.

Laissant la foule se précipiter au spectacle, Philippe le Bel, d'un pas égal, par les rues brusquement vidées, revint vers son palais.

Le peuple pouvait bien maugréer un peu, et le grand-maître redresser son vieux corps torturé. Dans une heure tout serait terminé, et la sentence dans l'ensemble bien accueillie. Dans une heure, l'ouvre de sept années serait accomplie, parachevée. Le Tribunal épiscopal avait statué: les archers étaient nombreux; les sergents gardaient les rues. Dans une heure, l'affaire des Templiers serait effacée des soucis publics, et le pouvoir royal en sortirait grandi et renforcé.

" Même ma fille Isabelle sera satisfaite. J'aurai fait droit à sa prière, et de la sorte contenté tout le monde. Mais il était temps d'en finir", se disait le roi Philippe.

Il rentra dans sa demeure par la Galerie mercière.

Tant de fois remanié, au cours des siècles, sur ses vieilles fondations romaines, le Palais venait d'être entièrement rénové par Philippe, et sensiblement agrandi.

L'époque était à la construction, et les princes rivalisaient sur ce point.

Ce qui se faisait à Westminster était, à Paris, déjà terminé.

Des édifices anciens, Philippe n'avait gardé intacte que la Sainte-LE ROI DE FER

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Chapelle b‚tie par son grand-père Saint Louis. Le nouvel ensemble de la Cité, avec ses grandes tours blanches se reflétant dans la Seine, était imposant, massif, ostentatoire.

Fort regardant à la petite dépense, le roi Philippe ne lésinait pas dès lors qu'il s'agissait d'affirmer la puissance de l'…tat. Mais comme il ne négligeait aucun profit, il avait concédé aux merciers, moyennant redevance annuelle, le privilège de tenir boutique dans la grande galerie du Palais, qu'on appelait de ce fait la Galerie mercière, avant de l'appeler la Galerie marchande8.

Cet immense vestibule, haut et vaste comme une cathédrale à deux nefs, faisait l'admiration des voyageurs. Sur les chapiteaux des piliers se dressaient quarante statues figurant les quarante rois qui, depuis Pharamond et Mérovée, s'étaient succédé à la tête du royaume franc. Face à

l'effigie de Philippe le Bel avait été placée celle d'Enguerrand de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, qui avait inspiré et dirigé les travaux.

Ouverte à tout venant, la Galerie constituait un lieu de promenade, de négoce et de rencontres galantes. On y pouvait faire ses emplettes et en même temps y côtoyer les princes. La mode se décidait là. Une foule incessamment déambulait entre les éventaires, au-dessous des grandes statues royales. Broderies, dentelles, soieries, velours et camelins, passementeries, articles de parure et de petite joaillerie s'entassaient, chatoyaient, miroitaient sur les comptoirs de chêne dont le soir on relevait l'abattant, ou chargeaient des tables à tréteaux, ou pendaient à

des perches. Dames de la cour, bourgeoises, servantes allaient d'un étalage à l'autre. On palpait, on discutait, on rêvait, on fl‚nait. L'endroit bruissait de discussions, de marchandages, de conversations, de rires, dominés par le boniment des vendeurs racolant la pratique. Nombreuses étaient les voix aux accents étrangers, surtout des accents d'Italie et de Flandre.

Un gaillard efflanqué proposait des mouchoirs brodés, disposés sur une b

‚che de chanvre, à même le sol.

- Ah ! n'est-ce point pitié, belles dames, criait-il, que de se moucher dans ses doigts ou dans sa manche, quand vous avez pour ce faire des toiles si finement adornées, que vous pouvez nouer avec gr‚ce autour de votre bras ou de votre aumônière !

Un autre amuseur, à quelques pas, jonglait avec des bandes de dentelles de Malines et les lançait si haut que leurs arabesques blanches montaient jusqu'aux éperons de pierre de Louis le Gros.

- On brade, on donne ! Six deniers l'aune. Laquelle de vous n'a six deniers pour se faire les tétons aguicheurs?

Philippe le Bel traversa la Galerie dans toute la longueur. La plupart des hommes, sur son passage, s'inclinaient ; les femmes amorçaient une révérence.

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LES ROIS MAUDITS

Sans qu'il le montr‚t, le roi aimait l'animation de la Galerie mercière et les marques de déférence qu'il y recueillait.

Le bourdon de Notre-Dame continuait à tinter; mais le son n'en parvenait ici qu'atténué, assourdi.

A l'extrémité de la Galerie, non loin des degrés du grand escalier, se tenaient un groupe de trois personnes, deux très jeunes femmes, un jeune homme, dont la beauté, la mise et aussi l'assurance attiraient l'attention discrète des passants.

Les jeunes femmes étaient deux des belles-filles du roi, celles qu'on appelait "les soeurs de Bourgogne". Elles se ressemblaient peu. L'aînée, Jeanne, mariée au second fils de Philippe le Bel, le comte de Poitiers, avait à peine vingt et un ans. Elle était grande, élancée, avec des cheveux blond cendré, un maintien un peu composé, et un long oil oblique de lévrier. Elle se vêtait avec une simplicité qui était presque une recherche. Ce jour-là, elle portait une robe de velours gris clair, aux manches collantes, sur laquelle était passé un surcot bordé d'hermine qui s'arrêtait aux hanches.

Sa sour Blanche, épouse de Charles de France, le cadet des princes royaux, était plus petite, plus ronde, plus rosé, plus spontanée. Agée de dix-huit ans, elle gardait aux joues les fossettes de l'enfance. Elle avait une blondeur chaude, des yeux marron clair, très brillants, et de petites dents transparentes. S'habiller était pour elle plus qu'un jeu, une passion. Elle s'y livrait avec une extravagance qui ne relevait pas forcément du meilleur go˚t. Elle s'ornait le front, le col, les manches, la ceinture du plus de bijoux qu'elle pouvait. Sa robe était brodée de perles et de fils d'or.

Mais elle avait tant de gr‚ce et semblait si contente d'elle-même qu'on lui pardonnait volontiers cette profusion naÔve.

Le jeune homme qui se trouvait auprès des deux princesses était vêtu comme il convenait à un officier de maison souveraine.

Il était question dans ce petit groupe d'une affaire de cinq jours dont on discutait à mi-voix avec une agitation contenue.

- Est-il raisonnable de se mettre en telle peine pour cinq jours? disait la comtesse de Poitiers.

Le roi surgit de derrière une colonne qui avait masqué son approche.

- Bonjour, mes filles, dit-il.

Les jeunes gens se turent brusquement. Le beau garçon salua très bas et s'écarta d'un pas, gardant les yeux à terre. Les deux jeunes femmes, après qu'elles eurent fléchi le genou, demeurèrent muettes, rougissantes, un peu embarrassées. Ils avaient l'air tous trois pris en faute.

- Eh bien ! mes filles, demanda le roi, ne dirait-on pas que je suis de trop dans votre babil? que contiez-vous donc?

Il n'était nullement surpris de cet accueil car il avait accoutumé de voir les gens, et même ses familiers ou ses plus proches parents, intimidés par sa présence. Une sorte de mur de glace le séparait LE ROI DE FER

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d'autrui. Il ne s'en étonnait plus, mais s'en affligeait. Il croyait faire tout le nécessaire pour se rendre avenant et aimable.

Ce fut la jeune Blanche qui reprit le plus rapidement assurance.

- Il faut nous pardonner, Sire, dit^elle, mais nos paroles ne sont guère aisées à vous répéter !

- Pourquoi cela?

- C'est que... nous disions du mal de vous.

- En vérité? dit Philippe le Bel, ne sachant comment il devait entendre la plaisanterie.

Il arrêta son regard sur le jeune homme, qui demeurait en retrait, et, le désignant du menton :

- qui est ce damoiseau? demanda-t-il.

- Messire Philippe d'Aunay, écuyer de notre oncle Valois, répondit la comtesse de Poitiers.

Le jeune homme salua de nouveau.

- N'avez-vous pas un frère? dit le roi s'adressant à l'écuyer.

- Oui, Sire, un frère qui est à Monseigneur de Poitiers, répondit le jeune d'Aunay, rougissant et la voix mal assurée.

- C'est cela; je vous confonds toujours, dit le souverain. Puis revenant à

Blanche :

- Alors, quel mal disiez-vous de moi, ma fille?

- Jeanne et moi étions d'accord pour vous en vouloir beaucoup, Sire mon père, car voici cinq nuits de suite que nos maris ne nous sont point de service, tant vous les retenez tard aux séances du Conseil, ou les envoyez loin pour les affaires du royaume.

- Mes filles, mes filles, ce ne sont point paroles à prononcer tout haut !

dit le roi.

Il était pudique de nature, et on le disait observer une stricte chasteté

depuis neuf ans qu'il était veuf.

Mais il semblait qu'il ne p˚t sévir contre Blanche. La vivacité de celle-ci, sa gaieté, son audace à tout dire, le désarmaient. Il était à la fois amusé et choqué. Il sourit, ce qui ne lui arrivait pas une fois le mois.

- Et la troisième, que dit-elle? ajouta-t-il.

Par la troisième, il entendait Marguerite de Bourgogne, cousine de Jeanne et de Blanche, et mariée à l'héritier du trône, Louis, roi de Navarre.

- Marguerite? s'écria Blanche. Elle s'enferme, elle fait son oil noir, et elle dit que vous êtes aussi méchant que vous êtes beau.

Cette fois encore, le roi resta un peu indécis, comme s'il s'interrogeait sur la manière de prendre ce dernier trait. Mais le regard de Blanche était si limpide, si candide ! Elle était la seule personne qui os‚t lui parler d'un tel ton et qui ne trembl‚t pas en sa présence.

- Eh bien ! rassurez Marguerite, et rassurez-vous, Blanche. Mes fils Louis et Charles pourront vous tenir compagnie ce soir. Aujourd'hui 44

LES ROIS MAUDITS

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est une bonne journée pour le royaume, dit Philippe le Bel. Il n'y aura pas conseil ce soir. quant à votre époux, Jeanne, qui est allé à Dole et à

Salins veiller aux affaires de votre comté, je ne pense pas qu'il demeure encore absent plus d'une semaine.

- Alors je m'apprête à fêter son retour, dit Jeanne en courbant son beau cou.

C'était pour le roi Philippe une très longue conversation que celle qu'il venait de tenir. Il tourna les talons brusquement, sans dire adieu, et gagna le grand escalier qui menait à ses appartements.

- Dieu soit loué! dit Blanche, la main sur la poitrine, en le regardant disparaître. Nous l'avons échappé belle.

- J'ai cru défaillir de peur, dit Jeanne.

Philippe d'Aunay était rouge jusqu'aux cheveux, non plus de confusion à

présent, mais de colère.

- Grand merci, dit-il sèchement à Blanche. Ce sont choses agréables à

entendre que celles que vous avez dites.

- Et que vouliez-vous que je fisse? s'écria Blanche. Avez-vous trouvé

mieux, vous? Vous êtes resté court et tout bredouillant. Il nous arrive sus sans qu'on l'ait vu. Il a l'oreille la plus fine du royaume. Si jamais il a surpris nos propos, c'était bien la seule façon de lui donner le change. Et plutôt que de récriminer encore, Philippe, vous feriez mieux de me féliciter.

- Ne recommencez point, dit Jeanne. Marchons, rapprochons-nous des boutiques ; quittons cet air de complot. Ils avancèrent, répondant aux saluts dont on les honorait.

- Messire, reprit Jeanne à mi-voix, je vous ferai remarquer que c'est vous, par votre sotte jalousie, qui êtes cause de cette alarme. Si vous ne vous étiez pas mis à si fort vous plaindre au propos de Marguerite, nous n'eussions point couru le risque que le roi en entendît trop.

Philippe d'Aunay gardait la mine sombre.

- En vérité, dit Blanche, votre frère est plus agréable que vous.

- C'est sans doute qu'il est mieux traité, et j'en suis heureux pour lui, répondit le jeune homme. En effet, je suis un bien grand sot de me laisser humilier par une femme qui me traite en valet, m'appelle dans son lit quand l'envie lui en prend, m'éloigne quand l'envie lui passe, me laisse des jours sans me donner signe de vie, et qui feint de ne pas me reconnaître quand elle me croise. quel jeu joue-t-elle, à la parfin?

Philippe d'Aunay, écuyer de Monseigneur de Valois, était depuis quatre ans l'amant de Marguerite de Bourgogne, l'aînée des belles-filles de Philippe le Bel. S'il osait en parler de la sorte devant Blanche de Bourgogne, épouse de Charles de France, c'était parce que Blanche se trouvait être la maîtresse de son frère, Gautier d'Aunay, écuyer du comte de Poitiers. Et s'il pouvait s'en ouvrir devant Jeanne de

LE ROI DE FER

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Bourgogne, comtesse de Poitiers, c'était parce que celle-ci, bien qu'elle ne f˚t encore la maîtresse de personne, favorisait pourtant, moitié par faiblesse, moitié par amusement, l'intrigue des deux autres brus royales, combinait les rendez-vous, facilitait les rencontres.

Ainsi, en cet avant-printemps 1314, le jour même o˘ l'on allait juger les Templiers et o˘ cette grave affaire était le principal souci de la couronne, deux fils de France, l'aîné, Louis, et le puîné, Charles, portaient les cornes par la gr‚ce de deux écuyers appartenant l'un à la maison de leur oncle, l'autre à la maison de leur frère, et ceci sous la garde de leur belle-sour Jeanne, épouse constante mais entremetteuse bénévole, qui prenait un trouble plaisir à vivre les amours d'autrui.

- En tout cas, ce soir, point de tour de Nesle, dit Blanche.

- Pour moi, cela ne fera guère de différence avec les jours précédents, répondit Philippe d'Aunay. Mais j'enrage à penser que cette nuit, entre les bras de Louis de Navarre, Marguerite aura sans doute les même mots...

- Ah ! mon ami, c'est aller trop loin, dit Jeanne avec beaucoup de hauteur.

Tout à l'heure vous accusiez Marguerite, sans raison, d'avoir d'autres amants. Maintenant vous voudriez empêcher qu'elle ait un époux. Les faveurs qu'elle vous consent vous font trop oublier qui vous êtes. Je pense que demain je vais conseiller à notre oncle de vous envoyer quelques mois dans son comté de Valois, o˘ sont vos terres, pour vous mettre l'esprit en repos.

Du coup, le beau Philippe d'Aunay se trouva calmé.

- Oh! Madame, murmura-t-il. Je crois que j'en mourrais.

Il était bien plus séduisant ainsi que dans la colère. On l'e˚t effrayé à

plaisir, rien que pour voir s'abaisser ses longs cils soyeux et trembler légèrement son menton blanc. Il était soudain si malheureux, si pitoyable, que les deux jeunes femmes, oubliant leurs alertes, ne purent s'empêcher de sourire.

- Vous direz à votre frère Gautier que ce soir je soupirerai bien après lui, dit Blanche de la plus douce façon du monde. On ne pouvait savoir si elle parlait sincèrement.

- Ne faudrait-il pas... dit d'Aunay un peu hésitant, prévenir Marguerite de ce que nous venons d'apprendre dans le cas o˘ pour ce soir elle aurait prévu...

- que Blanche en décide; moi, je ne me charge plus de rien, dit Jeanne.

J'ai eu trop peur. Je ne veux plus être mêlée à vos affaires. Un jour cela finira mal, et vraiment c'est me compromettre à plaisir, pour rien.

- Il est vrai, dit Blanche, que tu ne profites guère des aubaines. De nos trois maris, c'est le tien qui s'absente le plus souvent. Si Marguerite et moi avions cette chance...

- Mais je n'en ai pas le go˚t, répliqua Jeanne.

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LES ROIS MAUDITS

- Ou pas le courage, dit Blanche.

- Il est vrai que même si je le voulais, je n'ai pas ton habileté à

dissimuler, ma sour, et je suis s˚re que je me trahirais tout de suite.

Ayant dit cela, Jeanne resta songeuse un instant. Non, certes, elle n'avait pas envie de tromper Philippe de Poitiers ; mais elle était lasse de passer pour prude...

- Madame, lui dit Philippe, ne pourriez-vous me charger... d'un message pour votre cousine?

Jeanne considéra le jeune homme, de biais, avec une indulgence attendrie.

- Vous ne pouvez donc plus vivre sans la belle Marguerite? répondit-elle.

Allons, je vais être bonne. Je vais acheter pour Marguerite quelque pièce de parure que vous irez lui porter de ma part. Mais c'est la dernière fois.

Ils s'approchèrent d'un éventaire. Tandis que les deux jeunes femmes se consultaient, Blanche allant tout droit aux objets les plus chers, Philippe d'Aunay repensait à la brusque apparition du roi.

" Chaque fois qu'il me voit, il me demande mon nom. Cela fait bien la sixième fois. Et toujours il fait allusion à mon frère. "

II eut une sourde appréhension et se demanda pourquoi il éprouvait toujours un si vif malaise devant le souverain. A cause de son regard sans doute, à

cause de ces yeux trop grands, immobiles, et de leur étrange couleur incertaine, entre le gris et le bleu p‚le, pareille à celle de la glace des étangs les matins d'hiver, des yeux qu'on ne cessait de revoir pendant des heures après les avoir rencontrés.

Aucun des trois jeunes gens n'avait remarqué un seigneur d'immense stature, portant des bottes rouges, et qui, arrêté à mi-marches, sur le grand escalier, les observait depuis un moment.

- Messire Philippe, je n'ai point assez d'argent sur moi ; voulez-vous payer?

C'était Jeanne qui venait de parler, tirant Philippe d'Aunay de ses réflexions. L'écuyer s'exécuta avec empressement. Jeanne avait choisi pour Marguerite une ceinture de velours sur laquelle étaient cousus des motifs d'argent filigrane.

- Oh ! je voudrais la même, dit Blanche.

Mais elle non plus n'avait pas d'argent, et Philippe régla également son achat.

Il en était toujours ainsi lorsqu'il les accompagnait. Elles l'assuraient de le rembourser, mais elles oubliaient aussitôt, et il était trop gentilhomme pour le leur rappeler.

- Prends garde, mon fils, lui avait dit un jour messire Gautier d'Aunay le père ; les femmes les plus riches sont celles qui co˚tent le plus cher.

Il en faisait la constatation à ses dépens. Mais il s'en moquait. Les LE ROI DE FER

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d'Aunay pouvaient se dispenser de compter; leurs domaines de Vémars et d'Aunay-lès-Bondy, entre Pontoise et Luzarches, leur assuraient d'importants revenus.

A présent, Philippe d'Aunay tenait son prétexte à courir vers l'hôtel de Nesle, o˘ demeuraient le roi et la reine de Navarre, de l'autre côté de l'eau. En passant par le pont Saint-Michel, il n'en avait que pour quelques minutes.

Il salua les deux princesses et se dirigea vers les portes de la Galerie mercière.

Le seigneur aux bottes rouges le suivit du regard, un regard de chasseur.

Ce seigneur était Robert d'Artois, revenu depuis quelques jours d'Angleterre. Il parut réfléchir; puis il descendit l'escalier et, à son tour, gagna la rue.

Dehors, le bourdon de Notre-Dame s'était tu, et il régnait sur rue de la Cité un silence inhabituel, impressionnant. que se passait-il à Notre-Dame?

IV

NOTRE-DAME …TAIT BLANCHE

Les archers s'étaient formés en cordon pour maintenir la foule en deçà de l'étroit parvis. A toutes les fenêtres, des têtes curieuses se pressaient.

La brume s'était levée et un p‚le soleil éclairait les pierres blanches de Notre-Dame de Paris. Car la cathédrale n'était achevée que depuis soixante-dix ans, et l'on travaillait sans cesse à l'embellir. Elle avait encore l'éclat du neuf, et la lumière faisait ressortir l'arc des ogives, la dentelle de la rosace centrale, accentuait le fourmillement des statues au-dessus des porches.

On avait repoussé contre les maisons les marchands de poulets qui, chaque matin, vendaient devant l'église. Le criaillement d'une volaille étouffant dans son cageot déchirait le silence, cet anormal silence qui venait de surprendre le comte d'Artois à la sortie de la Galerie mercière.

Le capitaine Alain de Pareilles se tenait immobile devant ses soldats.

En haut des marches qui montaient du parvis, les quatre dignitaires du Temple étaient debout, dos à la foule et face au Tribunal ecclésiastique installé entre les vantaux ouverts du grand portail. …vêques, chanoines, clercs siégeaient alignés sur deux rangs.

La curiosité de la foule se portait principalement sur les trois cardinaux spécialement envoyés par le pape pour bien signifier que la sentence serait sans appel ni recours devant le Saint-Siège, ainsi que sur Monseigneur Jean de Marigny, le jeune archevêque de Sens, frère du recteur du royaume, et qui, avec le grand inquisiteur de France, avait conduit toute l'affaire.

Les robes brunes ou blanches d'une trentaine de moines apparaissaient derrière les membres du Tribunal. Seul laÔc de cette assemblée, le prévôt de Paris, Jean Ployebouche, personnage d'une cinquantaine d'années, courtaud, au visage contracté, paraissait peu satisfait de se LE ROI DE FER

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trouver là. Il représentait le pouvoir royal et était chargé du maintien de l'ordre. Ses yeux allaient de la foule au capitaine des archers, et du capitaine à l'archevêque de Sens.

Le faible soleil jouait sur les mitres, les crosses, la pourpre des robes cardinalices, l'amarante des capes épiscopales, l'hermine des camails, l'or des croix pectorales, l'acier des cottes de mailles, des casques et des armes. Ces scintillements, ces couleurs, cet éclat rendaient plus violent le contraste avec les accusés pour lesquels tout ce grand appareil avait été commandé, les quatre vieux Templiers guenilleux, serrés les uns contre les autres, et dont le groupe semblait sculpté dans la cendre.

Monseigneur Arnaud d'Auch, cardinal d'Albano, premier légat, lisait debout les attendus du jugement. Il le faisait avec lenteur et emphase, savourant sa propre voix, satisfait de lui-même et de se donner en spectacle devant un auditoire populaire. Par instants, il jouait à l'homme horrifié par l'énormité des crimes qu'il avait à énoncer; puis il reprenait une majesté

onctueuse pour relater un nouveau grief, un nouveau forfait.

- ... Entendu les frères Géraud du Passage et Jean de Cugny qui affirment après maints autres qu'on leur fît force, à leur réception dans l'Ordre, de cracher sur la Croix, pour ce, leur dit-on, que c'était un morceau de bois et que le vrai Dieu était au ciel... Entendu le frère Guy Dauphin à qui il fut enjoint, si l'un de ses frères supérieurs était tourmenté par la chair et se voulait satisfaire sur lui, de consentir à tout ce qui lui serait demandé... Entendu le grand-maître Jacques de Molay qui, sous la question, a reconnu et avoué...

La foule devait tendre l'oreille pour saisir les mots déformés par un débit emphatique. Le légat en faisait trop et il était trop long. Le peuple commençait à s'impatienter.

A la relation des accusations, des faux témoignages, des aveux extorqués, Jacques de Molay murmurait pour lui-même:

"Mensonge... mensonge... mensonge..."

La colère qui l'avait saisi pendant le trajet ne faisait que croître. Le sang battait de plus en plus fort à ses tempes décharnées.

Rien ne s'était produit qui vînt arrêter le déroulement du cauchemar. Aucun groupe d'anciens Templiers n'avait surgi de la foule.

- ... Entendu le frère Hugues de Payraud qui reconnaît avoir fait obligation aux novices de renier le Christ par trois fois...

Le visiteur général tourna vers Jacques de Molay un visage douloureux et prononça :

- Mon frère, mon frère, est-ce jamais moi qui ai dit cela?

Les quatre dignitaires étaient seuls, abandonnés du ciel et des hommes, pris comme dans une tenaille géante entre les troupes et le Tribunal, entre la force royale et la force de l'…glise. Chaque parole du cardinal-légat resserrait l'étau.

1

50

LES ROIS MAUDITS

Comment les commissions d'enquête, bien qu'on le leur e˚t expliqué cent fois, n'avaient-elles pas voulu admettre, voulu comprendre que cette épreuve du reniement n'était imposée aux novices que pour assurer leur attitude s'ils étaient pris par les musulmans et sommés d'abjurer?

Le grand-maître avait une envie furieuse de sauter à la gorge du prélat, de le gifler, l'étrangler. Et ce n'était pas seulement le légat qu'il e˚t voulu étriper, mais aussi le jeune Marigny, ce bell‚tre mitre qui prenait des poses alanguies. Et surtout il e˚t voulu atteindre ses trois vrais ennemis, ceux qui n'étaient pas là: le roi, le garde des Sceaux, le pape.

La rage de l'impuissance lui faisait danser un voile rouge devant les yeux.

Il fallait qu'il arriv‚t quelque chose... Un vertige si fort le saisit qu'il craignit de s'abattre sur la pierre. Il ne voyait pas qu'une fureur égale avait gagné son compagnon Geoffroy de Charnay, et que la cicatrice du précepteur de Normandie était devenue toute blanche au milieu d'un front cramoisi.

Le légat prit un temps dans sa déclamation, abaissa le grand parchemin, inclina légèrement la tête à droite et à gauche vers ses assesseurs, rapprocha le parchemin de son visage, y souffla comme pour en chasser une poussière.

- ... Considérant que les accusés ont avoué et reconnu, les condamnons...

au mur et au silence pour le reste de leurs jours, afin qu'ils obtiennent la rémission de leurs fautes par les larmes du repentir. In nomine Patris...

Le légat fit un lent signe de croix et s'assit, plein de superbe, en roulant le parchemin, qu'il tendit ensuite à un clerc.

La foule demeura d'abord sans réaction. Après une telle énuméra-tion de crimes, la peine de mort était si évidemment attendue que la condamnation au mur - c'est-à-dire la prison à perpétuité, le cachot, les chaînes, le pain et l'eau - paraissait une mesure de clémence.

Philippe le Bel avait bien ajusté son coup. L'opinion populaire allait admettre sans difficulté, presque platement, ce point final à une tragédie qui l'avait agitée pendant sept ans. Le premier légat et le jeune archevêque de Sens échangèrent un imperceptible sourire de connivence.

- Mes frères, mes frères, bredouilla le visiteur général, ai-je bien entendu? On ne nous tue point! On nous fait gr‚ce!

Il avait les yeux pleins de larmes, et sa bouche aux dents cassées s'ouvrait comme s'il allait rire.

Ce fut cette affreuse joie qui déclencha tout.

Soudain on entendit une voix proférer du haut des marches :

- Je proteste !

LE ROI DE FER

51

Et cette voix était si puissante que l'on ne crut pas d'abord qu'elle appartenait au grand-maître,

- Je proteste contre une sentence inique, et j'affirme que les crimes dont on nous charge sont crimes inventés !

Une sorte d'immense soupir s'éleva de la foule. Le Tribunal s'agita. Les cardinaux se regardèrent, stupéfaits. Personne ne s'attendait à cela. Jean de Marigny s'était levé d'un bond. C'en était fini des poses alanguies; il était blême et tremblant de colère.

- Vous mentez ! cria-t-il au grand-maître. Vous avez avoué devant la commission. Les archers, d'instinct, s'étaient resserrés, attendant un ordre.

- Je ne suis coupable, répondit Jacques de Molay, que d'avoir cédé à vos cajoleries, menaces et tourments. J'affirme, devant Dieu qui nous entend, que l'Ordre est innocent et saint.

Et Dieu semblait l'entendre en effet. Car la voix du grand-maître, lancée vers l'intérieur de la cathédrale et répercutée par les vo˚tes, revenait en écho, comme si une autre voix plus profonde, au fond de la nef, avait repris chaque parole.

- Vous avez avoué la sodomie ! dit Jean de Marigny.

- Dans la torture ! répliqua Molay.

"... dans la torture... ", relança la voix qui paraissait se former dans le Tabernacle.

- Vous avez confessé l'hérésie !

- Dans la torture !

"... dans la torture... ", répéta le Tabernacle.

- Je retire tout ! dit le grand-maître. "... tout... ", répondit en grondant la cathédrale entière. Un nouvel interlocuteur entra dans cet étrange dialogue. Geoffroy de Charnay, à son tour, s'en prenait à

l'archevêque de Sens.

- On a abusé de notre affaiblissement, disait-il. Nous sommes victimes de vos complots et de vos fausses promesses. C'est votre haine et votre vindicte qui nous perdent ! Mais je Paffirme aussi devant Dieu, nous sommes innocents, et ceux qui disent autrement en ont menti par la bouche.

Alors les moines qui se tenaient derrière le Tribunal se mirent à crier :

- Hérétiques ! Au feu ! Au feu, les hérétiques !

Mais leurs invectives n'eurent pas le résultat escompté. Avec ce mouvement d'indignation généreuse qui le porte souvent au secours du courage malheureux, le peuple en majorité prenait parti pour les Templiers.

On montrait le poing aux juges. Des bagarres éclataient à tous les coins de la place. On hurlait aux fenêtres. L'affaire menaçait de tourner à

l'émeute.

Sur un commandement d'Alain de Pareilles, la moitié des archers 52

LES ROIS MAUDITS

s'étaient formés en chaîne, se tenant par les bras pour résister à la poussée de la foule, tandis que les autres, piques abaissées, faisaient face.

Les sergents royaux, de leurs b‚tons à fleur de lis, frappaient à

l'aveuglette dans la presse. Les cageots des marchands de poulets avaient été renversés, et les cris de la volaille piétinée se mêlaient à ceux du public.

Le Tribunal était debout. Jean de Marigny se concertait avec le prévôt de Paris.

- N'importe quoi, Monseigneur, décidez n'importe quoi, disait le prévôt; mais il ne faut point les laisser là. Nous allons tous être emportés. Vous ne connaissez point les Parisiens lorsqu'ils s'agitent.

Jean de Marigny leva sa crosse épiscopale pour signifier qu'il allait parler. Mais personne ne voulait plus l'entendre. On l'accablait d'insultes.

- Tourmenteur ! Faux évêque ! Dieu te punira !

- Parlez, Monseigneur, parlez, lui disait le prévôt. Il craignait pour sa situation et pour sa peau ; il se souvenait des émeutes de 1306 o˘ l'on avait pillé les hôtels des bourgeois.

- Deux des condamnés sont déclarés relaps! dit l'archevêque forçant vainement la voix. Ils sont retombés dans leurs hérésies. Ils ont rejeté la justice de l'…glise ; l'…glise les rejette et les remet à la justice du roi.

Ses paroles se perdirent dans le vacarme. Puis tout le Tribunal, comme un troupeau de pintades affolées, rentra dans Notre-Dame dont le portail fut aussitôt fermé.

Sur un geste du prévôt à Alain de Pareilles, un groupe d'archers se précipita vers les marches; le chariot fut amené et les condamnés poussés dedans à coups de manches de pique. Ils se laissèrent faire avec une grande docilité. Le grand-maître et le précepteur de Normandie se sentaient à la fois épuisés et détendus. Ils étaient enfin en paix avec eux-mêmes. Les deux autres ne comprenaient plus rien.

Les archers ouvrirent le chemin au chariot, tandis que le prévôt Ployebouche donnait des instructions à ses sergents pour qu'on nettoy‚t la place au plus vite. Il virait sur lui-même, complètement débordé.

- Ramenez les prisonniers au Temple ! cria-t-il à Alain de Pareilles. Pour moi, je cours en aviser le roi.

MARGUERITE DE BOURGOGNE, REINE DE NAVARRE

Pendant ce temps, Philippe d'Aunay était arrivé à l'hôtel de Nesle. On l'avait prié d'attendre dans l'antichambre des appartements de la reine de Navarre. Les minutes n'en finissaient plus. Philippe se demandait si Marguerite était retenue par des importuns ou si, simplement, elle prenait plaisir à le laisser languir. Elle avait des tours de cette manière. Et peut-être au bout d'une heure à piétiner, s'asseoir, se relever, s'entendrait-il dire qu'elle n'était pas visible. Il enrageait.

Voilà quelque quatre années, dans les débuts de leur liaison, elle n'e˚t pas agi de la sorte. Ou peut-être si. Il ne se souvenait plus. Tout à

l'émerveillement d'une aventure commençante o˘ la vanité avait autant de part que l'amour, il e˚t alors fait volontiers le pied de grue cinq heures de rang pour seulement apercevoir sa maîtresse, lui effleurer les doigts ou recevoir d'elle, d'un mot chuchoté, la promesse d'un autre rendez-vous.

Les temps avaient changé. Les difficultés qui font la saveur d'un amour naissant deviennent intolérables à un amour de quatre ans ; et souvent la passion meurt de ce qui l'a fait naître. La perpétuelle incertitude des rencontres, les entrevues décommandées, les obligations de la cour, à quoi s'ajoutaient les étrangetés du caractère de Marguerite, avaient poussé

Philippe à un sentiment exaspéré qui ne s'exprimait plus guère que par la revendication et la colère.

Marguerite paraissait mieux prendre les choses. Elle savourait le double plaisir de tromper son mari et d'irriter son amant. Elle était de ces femmes qui ne trouvent de renouvellement dans le désir qu'au spectacle des souffrances qu'elles infligent, jusqu'à ce que ce spectacle même leur devienne lassant.

Il ne se passait pas de jour que Philippe ne se dît qu'un grand amour 54

LES ROIS MAUDITS

n'avait pas d'accomplissement dans l'adultère, et qu'il ne se jur‚t de rompre un lien devenu si blessant.

Mais il était faible, il était l‚che, il était pris. Pareil au joueur qui s'enferre en courant après sa mise, il courait après ses rêves de naguère, ses vains présents, son temps dilapidé, son bonheur enfui. Il n'avait pas le courage de se lever de la table en disant : " J'ai assez perdu. "

Et il était là, tout morfondu de dépit et de chagrin, à attendre qu'on voul˚t bien lui dire d'entrer.

Pour distraire son impatience, il s'assit sur un banc de pierre, dans l'embrasure d'une fenêtre, et regarda le mouvement des palefreniers qui sortaient les chevaux de selle pour aller les détendre sur le Petit-Pré-aux-Clercs, l'entrée des portefaix chargés de quartiers de viande et de ballots de légumes.

L'hôtel de Nesle se composait de deux monuments accolés, mais distincts; d'une part l'Hôtel proprement dit, qui était de construction récente, et d'autre part la Tour, antérieure d'un bon siècle, qui appartenait au système des remparts de Philippe Auguste. Philippe le Bel avait acquis l'ensemble, six ans plus tôt, du comte Amaury de Nesle, pour le donner comme résidence au roi de Navarre, son fils aîné9.

La Tour, dans le passé, n'avait guère servi que de corps de garde ou de resserre. C'était Marguerite qui, récemment, avait décidé d'y faire installer des pièces de séjour, afin, prétendait-elle, de s'y retirer et d'y méditer sur ses livres d'heures. Elle affirmait avoir besoin de solitude. Comme elle était réputée de caractère fantasque, Louis de Navarre ne s'en était pas étonné. En fait, elle n'avait décidé de cet aménagement que pour pouvoir recevoir plus aisément le beau d'Aunay.

Ce dernier en avait conçu une inégalable fierté. Une reine, pour lui, avait transformé une forteresse en chambre d'amour.

Puis, quand son frère aîné Gautier était devenu l'amant de Blanche, la Tour avait également servi d'asile au nouveau couple. Le prétexte était aisé ; Blanche venait rendre visite à sa cousine et belle-sour ; et Marguerite ne demandait qu'à être tout à la fois complaisante et complice.

Mais maintenant, lorsque Philippe regardait le grand édifice sombre, au toit crénelé, aux étroites et rares ouvertures en hauteur, il ne pouvait s'empêcher de se demander si d'autres hommes jTy connaissaient pas auprès de sa maîtresse les mêmes nuits tumultueuses... Ces cinq jours qui venaient de s'écouler sans qu'il e˚t reçu aucune nouvelle, alors que les soirées se fussent si bien prêtées à rencontres, n'autorisaient-ils pas tous les doutes?

Une porte s'ouvrit et une chambrière invita Philippe à la suivre. Il était décidé cette fois à ne pas s'en laisser conter. Il traversa plusieurs salles; puis la chambrière s'effaça, et Philippe entra dans une pièce LE ROI DE FER

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basse, encombrée de meubles, et o˘ flottait un entêtant parfum qu'il connaissait bien, une essence de jasmin que les marchands recevaient d'Orient.

Il fallut un instant à Philippe pour s'habituer à la pénombre et à la chaleur. Un grand feu aux braises épaisses ardait dans la cheminée de pierre.

- Madame... dit-il.

Une voix vint du fond de la pièce, une voix un peu rauque, comme endormie.

- Approchez, messire.

Marguerite osait-elle le recevoir dans sa chambre, sans témoin? Philippe d'Aunay fut bien vite tranquillisé et déçu ; la reine de Navarre n'était pas seule. A demi cachée par la courtine du lit, une dame de parage, le menton et les cheveux emprisonnés dans la guimpe blanche des veuves, brodait. Marguerite, pour sa part, était allongée sur le lit, dans une robe de maison doublée de fourrure d'o˘ sortaient ses pieds nus, petits et potelés. Recevoir un homme en pareille tenue et pareille posture était en soi une audace.

Philippe s'avança et prit un ton de cour, que démentait l'expression de son visage, pour dire que la comtesse de Poitiers l'envoyait prendre nouvelles de la reine de Navarre, lui porter compliment, et lui remettre un présent.

Marguerite écouta, sans bouger ni tourner les yeux.

Elle était petite, de cheveu noir, de teint ambré. On disait qu'elle avait le plus beau corps du monde et elle n'était pas la dernière à le faire savoir.

Philippe regardait cette bouche ronde, sensuelle, ce menton court, partagé

d'une fossette, cette gorge charnue qui soulevait l'échancrure de la robe, ce bras replié et haut recouvert par la large emmanchure. Philippe se demanda si Marguerite était entièrement nue sous la fourrure.

- Posez ce présent sur la table, dit-elle, je vais le voir dans un instant.

Elle s'étira, b‚illa, montrant ses courtes dents blanches, sa langue effilée, son palais rosé et plissé; elle b‚illait comme font les chats.

Elle n'avait pas encore une seule fois regardé le jeune homme. En revanche, il se sentait observé par la dame de parage. Il ne connaissait pas, parmi les suivantes de Marguerite, cette veuve au visage long et aux yeux trop rapprochés. Il fit effort pour contenir une irritation qui ne cessait de croître.

- Dois-je transmettre, demanda-t-il, une réponse à Madame de Poitiers?

Marguerite consentit enfin à regarder Philippe. Elle avait des yeux admirables, sombres et veloutés, qui caressaient les choses et les êtres.

56

LES ROIS MAUDITS

- Dites à ma belle-sour de Poitiers... prononça-t-elle.

Philippe, s'étant un peu déplacé, fit un geste nerveux, du bout des doigts, pour inviter Marguerite à écarter la veuve. Mais Marguerite ne sembla pas comprendre; elle souriait, non pas particulièrement à Philippe; elle souriait dans le vide.

- Ou bien non, reprit-elle. Je vais lui écrire un message que vous lui remettrez. Puis, à la dame de parage :

- Ma bonne, il va être temps de me vêtir. Veuillez vous assurer que ma robe est apprêtée.

La veuve passa dans la pièce voisine, mais sans fermer la porte.

Marguerite se leva, découvrant un beau genou lisse; et passant auprès de Philippe, elle lui chuchota dans un souffle :

- Je t'aime.

- Pourquoi ne t'ai-je pas vue depuis cinq jours? demanda-t-il de la même façon.

- Oh ! la belle chose ! s'écria-t-elle en déployant la ceinture qu'il lui avait apportée. que Jeanne a donc de go˚t, et comme ce présent me ravit !

- Pourquoi ne t'ai-je pas vue? répéta Philippe à voix basse.

- Elle va convenir à merveille pour y pendre ma nouvelle aumônière, reprit Marguerite bien fort. Messire d'Aunay, avez-vous le temps d'attendre que j'écrive ce mot de merci?

Elle s'assit à une table, prit une plume d'oie, une feuille de papier, et ne traça qu'un motI0. Elle fit signe à Philippe de s'approcher, et il put lire sur la feuille : " Prudence. "

Puis, elle cria, en direction de la pièce voisine :

- Madame de Comminges, allez chercher ma fille ; je ne l'ai point embrassée de tout le matin.

On entendit la dame de parage sortir.

- La prudence, dit alors Philippe, est une bonne excuse pour éloigner un amant et en accueillir d'autres. Je sais bien que vous me mentez.

Elle eut une expression à la fois de lassitude et d'énervement.

- Et moi, je vois bien que vous ne comprenez rien, répondit-elle. Je vous prie de prendre mieux garde à vos paroles, et même à vos regards. C'est toujours quand deux amants commencent à se quereller ou à se lasser qu'ils trahissent leur secret devant leur entourage. Contrôlez-vous mieux.

Marguerite, ce disant, ne jouait pas. Depuis quelques jours elle sentait autour d'elle un vague parfum de soupçon. Louis de Navarre avait fait allusion devant elle, à ses succès, aux passions qu'elle allumait ; plaisanterie de mari o˘ le rire sonnait faux. Les impatiences de Philippe avaient-elles été remarquées? Du portier et de la cham-LE ROI DE FER

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brière de la tour de Nesle, deux domestiques qui venaient de Bourgogne et qu'elle terrorisait en même temps qu'elle les couvrait d'or, Marguerite pouvait se croire s˚re autant que d'elle-même. Mais nul n'est jamais à

l'abri d'une imprudence de langage. Et puis il y avait cette dame de Comminges, qu'on lui avait imposée pour complaire à Monseigneur de Valois, et qui rôdait partout dans ses tristes atours...

- Vous avouez donc que vous êtes lassée? dit Philippe d'Aunay.

- Oh ! Vous êtes ennuyeux, vous savez, répliqua-t-elle. On vous aime et vous ne cessez de gronder.

- Eh bien ! ce soir, je n'aurai pas lieu d'être ennuyeux, répondit Philippe. Il n'y aura pas conseil; le roi nous l'a dit lui-même Vous pourrez ainsi rassurer votre époux tout à votre aise.

Au visage qu'elle montra, Philippe, s'il n'avait pas été aveuglé par la colère, aurait pu comprendre que sa jalousie, de ce côté au moins, n'avait pas à s'alarmer.

- Et moi, j'irai chez les ribaudes ! ajouta-t-il.

- Fort bien, dit Marguerite. Ainsi vous me raconterez comment font ces filles. J'y prendrai plaisir.

Son regard s'était allumé; elle se lissait les lèvres du bout de la langue, ironiquement.

" Garce ! Garce ! Garce ! " pensa Philippe. Il ne savait comment la prendre ; tout coulait sur elle comme l'eau sur un vitrail.

Elle alla vers un coffret ouvert, et y prit une bourse que Philippe ne lui connaissait pas.

- Cela va faire merveille, dit Marguerite en glissant la ceinture dans les passants, et en allant se poser, la bourse contre la taille, devant un grand miroir d'étain.

- qui t'a donné cette aumônière? demanda Philippe.

- C'est...

Elle allait répondre ingénument la vérité. Mais elle le vit si crispé, si soupçonneux, qu'elle ne put résister à s'amuser de lui.

- C'est... quelqu'un.

- qui?

- Devinez.

- Le roi de Navarre?

- Mon époux n'a pas de ces générosités !

- Alors, qui?

- Cherchez.

- Je veux savoir, j'ai le droit de savoir, dit Philippe s'emportant. C'est un présent d'homme, et d'homme riche, et d'homme amoureux... parce qu'il a des raisons de l'être, j'imagine.

Marguerite continuait de se regarder dans le miroir, essayant l'aumônière sur une hanche, puis sur l'autre, puis au milieu de la LE ROI DE FER

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VI LE CONSEIL DU ROI

Le prévôt de Paris, accourant tout essoufflé chez le roi, avait trouvé

celui-ci de bonne humeur. Philippe le Bel était occupé à admirer trois grands lévriers qui venaient de lui être envoyés avec la lettre suivante, o˘ se reconnaissait sans peine une plume italienne :

" Moult aimé et redouté roi, notre Sire,

Un mien neveu, tout pénitent de son forfait, m'est venu confesser que ces trois chiens à lièvre qu'il guidait ont heurté Votre Seigneurie dans son passage. Si indignes qu'ils soient de Lui être présentés, je ne me sens point suffisance de mérite pour les conserver davantage, maintenant qu'ils ont touché si haute et puissante personne telle qu'Elle est. Ils me sont arrivés depuis peu, par la trafique de Venise. Adoncques, je requiers en gr

‚ce Votre Seigneurie de les recevoir et les tenir, pour ce qu'il Lui plaira, en gage de très dévotieuse humilité.

SPINELLO TOLOMEI, Siennois. "

- L'habile homme que ce Tolomei ! avait dit Philippe le Bel.

Lui qui refusait tout présent ne résistait pas à accepter des chiens. Il possédait les plus belles meutes du monde, et c'était flatter sa seule passion que de lui faire don de chiens de courre aussi magnifiques que ceux qu'il avait devant les yeux.

Tandis que le prévôt lui expliquait ce qui s'était passé à Notre-Dame, Philippe le Bel avait continué de s'intéresser aux trois lévriers, de leur relever les babines pour examiner leurs crocs blancs et leur gueule noire, de palper leur poitrine profonde au pelage couleur de sable. Des bêtes directement importées d'Orient, sans aucun doute.

Entre le roi et les animaux, les chiens surtout, il existait un accord immédiat, secret, silencieux. A la différence des hommes, les chiens n'avaient point peur de lui. Et déjà le plus grand des trois lévriers était venu poser la tête sur le genou de son nouveau maître.

- Bouville ! avait appelé Philippe le Bel.

Hugues de Bouville, le premier chambellan, homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux curieusement partagés en mèches blanches et en mèches noires qui le faisaient ressembler à un cheval pie, était apparu.

- Bouville, qu'on assemble sur l'heure le Conseil étroit.

Puis congédiant le prévôt, en lui laissant entendre qu'il jouait sa vie s'il se produisait le moindre trouble dans la ville, Philippe le Bel était resté à méditer en compagnie de ses chiens.

- Alors, mon Lombard, qu'allons-nous faire? avait-il murmuré en caressant la tête du grand lévrier, lui donnant ainsi son nouveau nom.

Car on appelait Lombards, indistinctement, tous les banquiers ou marchands originaires d'Italie. Et puisque ce chien venait de l'un d'eux, le mot s'était imposé au roi, comme allant de soi, pour le désigner.

Maintenant, le Conseil étroit était réuni, non pas dans la vaste Chambre de Justice, qui pouvait contenir plus de cent personnes et qu'on utilisait seulement pour les Grands Conseils, mais dans une petite pièce attenante, o˘ un feu br˚lait.

Autour d'une table longue, les membres de ce Conseil restreint avaient pris place, pour décider du sort des Templiers. Le roi siégeait au haut bout, le coude appuyé au bras de sa cathèdre, et le menton dans la main. A sa droite étaient assis Enguerrand de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, puis Guillaume de Nogaret, garde des Sceaux, Raoul de Presles, maître au Parlement de Justice, et trois autres légistes, Guillaume Dubois, Michel de Bourdenai, et Nicole Le Loquetier ; à sa gauche, son fils aîné, le roi de Navarre, qu'on avait enfin trouvé, Hugues de Bouville, le grand chambellan, et le secrétaire privé Maillard. Deux places resteraient vides: celle du comte de Poitiers qui était en Bourgogne, et celle du prince Charles, le dernier fils du roi, parti le matin pour la chasse et qui n'avait pu être joint. Il manquait encore Monseigneur de Valois, qu'on avait envoyé quérir à son hôtel et qui devait y comploter, comme à son habitude avant chaque conseil. Le roi avait décidé qu'on commencerait sans lui.

Enguerrand de Marigny parla le premier. Ce tout-puissant ministre, et tout-puissant de par son entente profonde avec le souverain, n'était pas né

noble. C'était un bourgeois normand, qui s'appelait Le Portier avant de devenir sire de Marigny ; il avait suivi une carrière prodigieuse qui lui valait autant de jalousie que de respect. Le titre de coadjuteur, créé pour lui, en avait fait Y aller ego du roi. Il avait quarante-neuf ans, une carrure solide, le menton large, la peau grumeleuse, et il vivait avec 62

LES ROIS MAUDITS

magnificence sur l'immense fortune qu'il s'était acquise. Il passait pour avoir la parole la plus habile du royaume et possédait une intelligence politique qui dominait de très haut son époque.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour fournir un tableau complet de la situation; il venait d'ouÔr plusieurs rapports, dont celui de son frère l'archevêque de Sens.

- Le grand-maître et le précepteur de Normandie ont été remis, Sire, entre vos mains, par la commission de l'…glise, dit-il. Il vous est désormais loisible de disposer d'eux totalement, sans en référer à personne, f˚t-ce au pape. N'est-ce pas ce que nous pouvions espérer de mieux?

Il s'interrompit; la porte venait de s'ouvrir sur Monseigneur de Valois, frère du roi et ex-empereur de Constantinople, qui faisait une entrée en coup de vent. Ayant seulement esquissé une inclinaison de tête en direction du souverain, et sans prendre la peine de s'informer de ce qui avait été

dit en son absence, le nouvel arrivant s'écria :

- qu'entends-je, Sire mon frère? Messire Le Portier de Marigny (il avait bien insisté sur Le Portier) trouve que tout va pour le mieux? Eh bien !

mon frère, vos conseillers se contentent de peu. Je me demande quel jour ils trouveront que tout va mal !

De deux ans le cadet de Philippe le Bel, mais paraissant l'aîné, et aussi agité que son frère était calme, Charles de Valois, le nez gras, les joues couperosées par la vie des camps et les excès de table, poussait devant lui une arrogante panse, et s'habillait avec une somptuosité orientale qui, sur tout autre, e˚t paru ridicule. Il avait été beau.

Né au plus près du trône de France, et ne se consolant pas de ne pas l'occuper, ce prince brouillon s'était employé à courir l'univers pour trouver un autre trône o˘ s'asseoir. Il avait, dans son adolescence, reçu, mais sans pouvoir la garder, la couronne d'Aragon. Puis il avait tenté de reconstituer à son profit le royaume d'Arles. Puis il s'était porté

candidat à l'empire d'Allemagne, mais avait échoué assez piteusement à

l'élection. Veuf d'une princesse d'Anjou-Sicile, il était, par son remariage avec Catherine de Courtenay, héritière de l'Empire latin d'Orient, devenu empereur de Constantinople, mais empereur titulaire seulement, car un véritable souverain, Andronic II Paléologue, régnait alors à Byzance. Or même ce sceptre illusoire, par suite d'un second veuvage, venait de lui échapper l'année précédente pour passer à l'un de ses gendres, le prince de Tarente.

Ses meilleurs titres de gloire étaient sa campagne éclair de Guyenne en 1297, et sa campagne de Toscane en 1301, o˘, soutenant les Guelfes contre les Gibelins, il avait ravagé Florence et exilé le poète Dante. Ce pourquoi le pape Boniface VIII l'avait fait comte de Romagne.

Valois menait train royal, avait sa cour et son chancelier. Il détestait Enguerrand de Marigny pour vingt raisons, pour l'extraction roturière LE ROI DE FER

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de celui-ci, pour sa dignité de coadjuteur, pour sa statue dressée parmi celles^des rois dans la Galerie mercière, pour sa politique hostile aux grands féodaux, pour tout. Valois ne parvenait pas à admettre, lui petit-fils de Saint Louis, que le royaume f˚t gouverné par un homme sorti du commun.

Ce jour-là il était vêtu de bleu et d'or, depuis le chaperon jusqu'aux souliers.

- quatre vieillards à demi morts, reprit-il, dont on nous avait assuré que le sort était réglé... de quelle façon, hélas!... tiennent en échec l'autorité royale, et tout est pour le mieux. Le peuple crache sur le tribunal... quel tribunal ! recruté pour le besoin, convenons-en ; mais enfin, c'est une assemblée d'…glise... et tout est pour le mieux. La foule hurle à la mort, mais contre qui? Contre les prélats, contre le prévôt, contre les archers, contre vous, mon frère!... et tout va pour le mieux. Eh bien ! soit, réjouissons-nous ; tout est au mieux.

Il éleva les mains, qu'il avait belles et toutes chargées de bagues, et puis s'assit, non point à la place qui lui avait été réservée, mais sur le premier siège à sa portée, au bas bout de la table, comme pour bien affirmer, par cet exil, son désaccord.

Enguerrand de Marigny était resté debout, un pli d'ironie cernant son large menton.

- Monseigneur de Valois doit être mal renseigné, dit-il calmement. Sur les quatre vieillards dont il parle, deux seulement ont protesté contre la sentence qui les condamnait. quant au peuple, tous les rapports m'assurent qu'il est fort partagé d'opinion.

- Partagé ! s'écria Charles de Valois. Mais c'est scandale déjà qu'il puisse être partagé! qui demande au peuple son opinion? Vous, messire de Marigny, et l'on comprend pourquoi. Voilà tout le résultat de votre belle invention d'avoir assemblé les bourgeois, les vilains et autres manants pour leur faire approuver les décisions du roi. A présent le peuple s'arroge le droit de juger.

En toute époque et tout pays, il y eut toujours deux partis : celui de la réaction et celui du progrès. Deux tendances s'affrontaient au Conseil du roi. Charles de Valois, se considérant comme le chef naturel des grands barons, incarnait la réaction féodale. Son évangile politique tenait à

quelques principes qu'il défendait avec acharnement : droit de guerre privée entre les seigneurs, droit, pour les grands feudataires, de battre monnaie sur leurs territoires, maintien de l'ordre moral et légal de la chevalerie, soumission au Saint-Siège considéré comme suprême puissance arbitrale. Toutes institutions ou coutumes héritées des siècles passés, mais que Philippe le Bel, inspiré par Marigny, avait abolies, ou qu'il travaillait à abolir.

Enguerrand de Marigny représentait le progrès. Ses grandes idées étaient la décentralisation du pouvoir et de l'administration, l'unifica-64

LES ROIS MAUDITS

tion des monnaies, l'indépendance du gouvernement vis-à-vis de l'…glise, la paix extérieure par la fortification des villes clefs et l'établissement de garnisons permanentes, la paix intérieure par un renforcement général de l'autorité royale, l'augmentation de la production par la sécurité des échanges et du trafic marchand. On appelait les dispositions prises ou promues par lui les " novelletés ". Mais ces médailles avaient leur revers.

La police, qui proliférait, co˚tait cher à nourrir, et les forteresses cher à construire.

Battu en brèche par le parti féodal, Enguerrand s'était efforcé de donner au roi l'appui d'une classe qui, en se développant, prenait conscience de son importance: la bourgeoisie. Il avait en plusieurs occasions difficiles, et particulièrement à propos de conflits avec le Saint-Siège, convoqué au palais de la Cité les bourgeois de Paris en même temps que les barons et les prélats. Il avait fait de même dans les villes de province.

L'Angleterre, o˘ depuis un demi-siècle déjà fonctionnait régulièrement une Chambre des Communes, lui servait d'exemple.

Il n'était pas encore question, pour les assemblées françaises, de discuter les décisions royales, mais seulement d'en entendre les raisons et de les approuver11.

Valois, tout brouillon qu'il f˚t, était le contraire d'un sot. Il ne manquait pas une occasion de tenter de discréditer Marigny. Leur opposition, sourde pendant longtemps, s'était muée, dans les mois récents, en lutte ouverte.

- Si les hauts barons, dont vous êtes le plus haut, Monseigneur, dit Marigny, s'étaient soumis de meilleur gré aux ordonnances royales, nous n'aurions pas eu besoin de nous appuyer sur le peuple.

- Bel appui en vérité! cria Valois. Les émeutes de 1306, o˘ le roi et vous-même avez d˚, contre Paris soulevé, vous réfugier au Temple... oui, je vous le rappelle, au Temple!... ne vous ont guère servi de leçon. Je vous prédis qu'avant qu'il soit longtemps, si l'on continue de ce train, les bourgeois se passeront de roi pour gouverner, et ce seront vos assemblées qui feront les ordonnances.

Le roi se taisait, le menton dans la main, et les yeux grands ouverts fixés droit devant lui. Il ne battait que très rarement des paupières ; ses cils restaient en place, immuablement, pendant de longues minutes ; et c'était cela qui donnait à son regard l'étrange fixité dont tant de gens s'effrayaient.

Marigny se tourna vers lui, comme s'il lui demandait d'user de son autorité

pour arrêter une discussion qui s'égarait.

Philippe le Bel souleva légèrement la tête et dit :

- Mon frère, ce ne sont point des assemblées, mais des Templiers que, ce jour, nous nous occupons.

LE ROI DE FER

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- Soit, dit Valois en tapotant la table. Occupons-nous des Templiers.

- Nogaret ! murmura le roi.

Le garde des Sceaux se leva. Depuis le début du conseil, il était br˚lé

d'une colère qui n'attendait que l'instant d'éclater. Fanatique du bien public et de la raison d'…tat, l'affaire des Templiers était son affaire, et il y apportait une passion qui ne connaissait ni limite ni repos.

C'était d'ailleurs à ce procès du Temple que Guillaume de Nogaret devait, depuis la Saint-Maurice de l'an 1307, sa haute charge dans l'…tat.

Ce jour-là, au cours d'un conseil qui se tenait à Maubuisson, l'archevêque de Narbonne, Gilles Aycelin, alors garde des Sceaux royaux, s'était refusé, tragiquement, à apposer ceux-ci sur l'ordonnance d'arrestation des Templiers. Philippe le Bel, sans un mot, avait pris les sceaux des mains de l'archevêque pour les mettre devant Nogaret, faisant de ce légiste le second personnage de l'administration royale.

Nogaret était ardent, austère, et implacable comme la faux de la mort.

Osseux, noir, le visage en longueur, il tripotait sans cesse quelque partie de son vêtement ou bien rongeait l'ongle d'un de ses doigts plats.

- Sire, la chose monstrueuse, la chose horrible à penser et terrible à

entendre qui vient de se produire, commença-t-il d'un ton à la fois emphatique et précipité, prouve que toute indulgence, toute clémence accordée à des suppôts du Diable, est une faiblesse qui se renverse contre vous.

- Il est vrai, dit Philippe le Bel en se tournant vers Valois, que la clémence que vous m'avez conseillée, mon frère, et que ma fille d'Angleterre m'a demandée par message, ne semble guère porter de bons fruits... Continuez, Nogaret.

- On laisse à ces chiens pourris une vie qu'ils ne méritent pas ; au lieu de bénir leurs juges, ils en profitent pour insulter aussitôt et l'…glise et le roi. Les Templiers sont des hérétiques...

- …taient... laissa tomber Charles de Valois.

- Vous dites, Monseigneur? demanda Nogaret, impatient.

- Je dis étaient, messire, car si j'ai bonne mémoire, sur les milliers qu'ils se comptaient en France, et que vous avez bannis, ou claustrés, ou roués, ou rôtis, il ne vous en reste plus que quatre entre les mains...

assez embarrassants, je vous l'accorde, puisque après sept ans de procédure ils viennent encore clamer leur innocence! Il semble que naguère, messire de Nogaret, vous alliez plus vite en besogne, lorsque vous saviez, d'un seul soufflet, faire disparaître un pape.

Nogaret frémit, et la peau de son visage devint plus foncée sous le poil bleu de sa barbe. Car il demeurait l'homme qui avait conduit, jusqu'au cour du Latium, la sinistre expédition destinée à déposer le vieux Boniface VIII, et au bout de laquelle ce pape de quatre-vingt-huit 66

LES ROIS MAUDITS

ans avait été giflé sous la tiare pontificale. Nogaret s'était vu, en retour, frappé d'excommunication, et il avait fallu tout le pouvoir de Philippe le Bel sur Clément V, deuxième successeur de Boniface, pour obtenir la levée de la sentence. Cette pénible affaire n'était pas tellement ancienne ; elle ne datait que de onze ans ; et les adversaires de Nogaret ne manquaient jamais l'occasion de la lui rappeler.

- Nous savons, Monseigneur, répliqua-t-il, que vous avez toujours appuyé