les Templiers. Sans doute comptiez-vous sur eux pour reconquérir, f˚t-ce à

la grand-ruine de la France, ce trône fantôme de Constantinople sur lequel il apparaît que vous ne vous êtes guère assis.

Il avait rendu outrage pour outrage, et son teint reprit une meilleure couleur.

- Tonnerre ! s'écria Valois en se dressant et en renversant son siège derrière lui.

Un aboiement, parti de dessous la table, fit sursauter les assistants, sauf Philippe le Bel, et éclater de rire nerveusement Louis de Navarre.

L'aboiement venait du grand lévrier que le roi avait gardé près de lui, et qui n'était pas encore habitué à ces éclats.

- Louis... taisez-vous, dit Philippe le Bel en posant sur son fils un regard glacé.

Puis il claqua des doigts en disant: "Lombard... à bas! " et ramena contre sa cuisse la tête du chien.

Louis de Navarre, que l'on commençait à surnommer Louis Hutin, c'est-à-dire le Disputeur et le Confus, Louis la Brouille, baissa le nez pour étouffer son fou rire. Il avait vingt-cinq ans, mais pour la cervelle il n'en comptait pas quinze. Il montrait quelques traits de ressemblance physique avec son père, mais son regard était fuyant, et ses cheveux sans lustre.

- Sire, dit Charles de Valois solennellement, après que le grand chambellan lui eut relevé son siège, Sire mon frère, Dieu m'est témoin que je n'ai jamais songé qu'à vos intérêts et à votre gloire.

Philippe le Bel tourna les yeux vers lui, et Charles de Valois se sentit moins assuré dans sa parole. Néanmoins il poursuivit :

- C'est à vous seulement, mon frère, que je pense encore lorsque je vois détruire à plaisir ce qui a fait la force du royaume. Sans le Temple, refuge de la chevalerie, comment pourrez-vous entreprendre une nouvelle croisade, s'il vous fallait la faire?

Ce fut Marigny qui se chargea de répondre.

- Sous le sage règne de notre roi, dit-il, nous n'avons pas eu croisade, justement parce que la chevalerie était calme, Monseigneur, et qu'il n'était point nécessaire de la conduire outre la mer dépenser ses ardeurs.

- Et la foi, messire?

- L'or repris aux Templiers a grossi davantage le Trésor, Monsei-LE ROI DE FER

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gneur, que tout ce grand commerce qui se trafiquait sous les oriflammes de la foi; et les marchandises circulent aussi bien sans croisades.

- Messire, vous parlez comme un mécréant!

- Je parle comme un serviteur du royaume, Monseigneur ! Le roi frappa légèrement la table.

- Mon frère, c'est des Templiers qu'il s'agit ce jour... Je vous demande votre conseil.

- Mon conseil... mon conseil? répéta Valois, pris de court. Il était toujours prêt à réformer l'univers, mais jamais à fournir un avis précis.

- Eh bien ! mon frère, que ceux qui ont si bien conduit l'affaire (il désigna Nogaret et Marigny) vous inspirent comment la terminer. Pour moi...

Et il fit le geste de Pilate.

- Louis... votre conseil, demanda le roi.

Louis de Navarre tressaillit, et mit un moment à répondre.

- Si l'on confiait ces Templiers au pape? dit-il enfin.

- Louis... taisez-vous, dit le roi.

Et il échangea avec Marigny un regard de commisération.

Renvoyer le grand-maître devant le pape, c'était tout recommencer depuis le début, tout remettre en cause, le fond et la forme, effacer les dessaisissements si durement arrachés à plusieurs conciles, annuler sept années d'efforts, rouvrir la voie à toutes les contestations.

" Faut-il que ce soit ce sot, ce pauvre esprit incompétent, qui doive me succéder sur le trône, pensait Philippe le Bel. Enfin, espérons que d'ici là il aura m˚ri. "

Une averse de mars vint crépiter sur les vitres ench‚ssées de plomb,

- Bouville? dit le roi.

Le grand chambellan n'était que dévouement, obéissance, fidélité, souci de plaire, mais n'avait pas la pensée tournée à l'initiative. Il se demandait quelle réponse le souverain souhaitait.

- Je réfléchis, Sire, je réfléchis... répondit-il.

- Nogaret... votre conseil?

- que ceux qui sont retombés dans l'hérésie subissent le ch‚timent des hérétiques, et sans délai, répondit le garde des Sceaux.

- Le peuple?... demanda Philippe le Bel en déplaçant son regard vers Marigny.

- Son agitation, Sire, tombera aussitôt que ceux qui en sont la cause auront cessé d'exister, dit le coadjuteur. Charles de Valois tenta un dernier effort.

- Mon frère, dit-il, considérez que le grand-maître avait rang de prince souverain, et que toucher à sa tête, c'est attenter au respect qui protège les têtes royales...

68

LES ROIS MAUDITS

Le regard du roi lui coupa la parole.

Il y eut un temps de silence pesant, puis Philippe le Bel prononça:

- Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay seront br˚lés ce sou-dans nie aux Juifs, face au jardin du Palais. La rébellion a été publique ; le ch‚timent sera public. Messire de Nogaret rédigera l'arrêt. J'ai dit.

Il se leva et tous les assistants l'imitèrent.

- J'entends que tous ici vous assistiez au supplice, mes seigneurs, et que notre fils Charles y soit présent aussi. qu'on l'en avertisse, ajouta-t-il.

Puis il appela :

- Lombard!

Et il sortit, le chien marchant dans ses pas.

A ce conseil auquel avaient participé deux rois, un ex-empereur, un vice-roi et plusieurs dignitaires, deux grands seigneurs à la fois de guerre et d'Eglise venaient d'être condamnés à mourir par le feu. Mais pas un instant, on n'avait eu le sentiment qu'il f˚t question de vies et de chairs humaines ; il ne s'était agi que de principes.

- Mon neveu, dit Charles de Valois à Louis Hutin, nous aurons assisté ce jour à la fin de la chevalerie.

VII LA TOUR DES AMOURS

La nuit était tombée. Un vent faible charriait des odeurs de terre mouillée, de vase, de sève en travail, et chassait de gros nuages noirs dans le ciel sans étoiles.

Une barque qui venait de quitter la rive, à hauteur de la tour du Louvre, avançait sur la Seine dont l'eau luisait comme un bouclier bien graissé.

Deux passagers étaient assis à l'arrière de la barque, le pan de leur manteau rejeté sur l'épaule.

- Un vrai temps de mécréant, ce jour d'hui, dit le batelier qui pesait lentement sur ses rames. Au matin on se réveille avec une brume qu'on n'y voyait pas à deux toises. Et puis sur tierce12, voilà le soleil qui se montre ; alors on pense : le printemps est en route. Pas plus tôt dit, c'est les giboulées qui recommencent pour toute la vesprée. A présent, le vent vient de se lever, et qui va forcer, pour s˚r... Un temps de mécréant.

- Plus vite, bonhomme, dit l'un des passagers.

- On fait du mieux qu'on peut. C'est que je suis vieux, vous savez; cinquante-trois à la Saint-Michel, j'aurai. Je ne suis plus fort comme vous l'êtes, mes jeunes seigneurs, répondit le batelier.

Il était vêtu de loques et paraissait se complaire à prendre un ton geignard.

A distance, vers la gauche, on voyait des lumières sautiller sur l'îlot des Juifs, et, plus loin, les fenêtres allumées du Palais de la Cité. Il y avait grand mouvement de barques de ce côté-là.

- Alors, mes gentilshommes, vous n'allez donc point voir griller les Templiers? reprit le batelier. Il paraît que le roi y sera, avec ses fils.

C'est-il vrai?

- Il paraît, fit le passager.

- Et les princesses, y seront-elles de même?

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LES ROIS MAUDITS

- Je ne sais pas... sans doute, dit le passager en détournant la tête pour signifier qu'il ne tenait pas à poursuivre la conversation. Puis, à son compagnon, il dit à voix basse :

- Ce bonhomme ne me plaît pas, il parle trop. Le second passager haussa les épaules avec indifférence. Puis, après un silence, il chuchota :

- Comment as-tu été prévenu?

- Par Jeanne, comme toujours.

- Chère comtesse Jeanne, que de gr‚ces nous lui devons. A chaque coup de rame, la tour de Nesle se rapprochait, haute masse noire dressée contre le ciel noir.

- Gautier, reprit le premier passager en posant la main sur le bras de son voisin, ce soir je suis heureux. Et toi?

- Moi aussi, Philippe, je me sens bien aise.

Ainsi parlaient les deux frères d'Aunay, se dirigeant vers le rendez-vous que Blanche et Marguerite leur avaient donné aussitôt qu'elles avaient su que leurs époux seraient absents pour la soirée. Et c'était la comtesse de Poitiers, serviable une fois de plus aux amours des autres, qui s'était chargée du message.

Philippe d'Aunay avait peine à contenir sa joie. Toutes ses alarmes du matin étaient effacées, tous ses soupçons lui paraissaient vains.

Marguerite l'avait appelé; Marguerite l'attendait; dans quelques instants il tiendrait Marguerite entre ses bras, et il se jurait d'être l'amant le plus tendre, le plus gai, le plus ardent qui se puisse trouver.

La barque aborda au talus dans lequel s'enfonçaient les assises de la Tour.

La dernière crue du fleuve y avait laissé une couche de vase.

Le passeur tendit le bras aux deux jeunes gens pour les aider à prendre pied.

- Alors, bonhomme, c'est bien convenu, lui dit Gautier d'Aunay; tu nous attends sans t'éloigner, et sans te laisser voir.

- Toute la vie si vous voulez, mon jeune seigneur, du moment que vous me payez pour cela, répondit le passeur.

- La moitié de la nuit sera assez, dit Gautier.

Il lui donna un sou d'argent, douze fois plus que ne valait la course, et lui en promit autant pour le retour. Le passeur salua bien bas.

Prenant garde à ne pas glisser ni trop se crotter, les deux frères franchirent les quelques pas qui les séparaient d'une poterne à laquelle ils frappèrent selon un signal convenu. La porte s'entrouvrit. Une chambrière qui tenait un lumignon au poing leur livra passage et, après avoir rebarricadé la porte, les précéda dans un escalier à vis.

La grande pièce ronde o˘ elle les fit pénétrer n'était éclairée que par les lueurs du feu, dans la cheminée à hotte. Et ces lueurs allaient se perdre dans la croisée d'ogive d'un plafond à vo˚te.

Ici, comme dans la chambre de Marguerite, flottait une odeur LE ROI DE FER

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d'essence de jasmin ; tout en était imprégné, les étoffes brochées d'or tendues sur la muraille, les tapis, les fourrures fauves répandues en abondance sur des lits bas, à la mode orientale.

Les princesses n'étaient pas là. La chambrière sortit en disant qu'elle allait les avertir.

Les deux jeunes gens, ayant ôté leurs manteaux, s'approchèrent de la cheminée et tendirent machinalement les mains à la flamme.

Gautier 4'Aunay était d'une vingtaine de mois l'aîné de son frère Philippe, auquel il ressemblait fort, mais en plus court, plus solide et plus blond.

Il avait Je cou large, les joues rosés, et prenait la vie avec amusement.

Il ne semblait pas, comme Philippe, tour à tour ravagé ou 'exalté par la passion. Il était marié, et bien marié, à une Montmorency, dont il avait déjà trois enfants.

- Je me demande toujours, dit-il, en se chauffant, pourquoi Blanche m'a pris pour amant, et pourquoi même elle a un amant. De la part de Marguerite, cela s'explique sans peine. Il suffit de voir le Hutin, avec son regard bas, et sa poitrine creuse, et de te contempler à côté, pour comprendre aussitôt. Et puis il y a tout le reste que nous savons...

Il faisait allusion, par là, à des secrets d'alcôve, au peu de vigueur amoureuse du jeune roi de Navarre et à la discorde sourde qui existait entre les époux.

- Mais Blanche, je ne comprends point, reprit Gautier d'Aunay. Son mari est beau, bien plus que je ne le suis... Mais non, mon frère, ne proteste pas ; Charles est plus beau ; il a toute l'apparence du roi Philippe. Blanche est aimée de lui, et je pense bien, quoi qu'elle m'en dise, qu'elle l'aime aussi. Alors pourquoi? Je savoure ma chance, mais n'en vois point la raison. Serait-ce simplement parce que Blanche veut agir en tout comme sa cousine?

Il y eut de légers bruits de pas et de chuchotements dans la galerie qui reliait la Tour à l'Hôtel, et les deux princesses apparurent.

Philippe s'élança vers Marguerite, mais s'arrêta net dans son mouvement. A la ceinture de sa maîtresse, il avait aperçu l'aumônière qui l'avait tant irrité, le matin.

- qu'as-tu, mon beau Philippe? demanda Marguerite, les bras tendus et la bouche offerte. N'es-tu pas heureux?

- Je le suis, Madame, répondit-il froidement.

- que se passe-t-il encore? quelle nouvelle mouche...

- Est-ce... pour me narguer ? dit Philippe en désignant l'aumônière. Elle eut un beau rire chaud.

- que tu es sot, que tu es jaloux, que tu me plais ! Tu n'as donc pas compris que j'agissais par jeu? Mais je te la donne, cette bourse, si cela doit t'apaiser.

72

LES ROIS MAUDITS

Elle détacha prestement l'aumônière de sa ceinture. Philippe eut un geste pour protester.

- Voyez-moi ce fol, continua-t-elle, qui prend feu au moindre propos. Et grossissant la voix, elle s'amusa à contrefaire la colère de Philippe.

- Un homme ! quel est cet homme? Je veux savoir !... C'est Robert d'Artois... c'est le sire de Fiennes... A nouveau son beau rire roula dans sa gorge.

- C'est une parente qui me l'a envoyée, messire l'ombrageux, puisque vous voulez tout savoir, reprit-elle. Et Blanche a reçu la même, et Jeanne aussi. Si c'était un présent d'amour, songerais-je à te l'offrir? C'en est un, à présent, pour toi.

A la fois penaud et comblé, Philippe d'Aunay admirait l'aumônière que Marguerite lui avait mise presque de force dans la main.

Se tournant vers sa cousine, Marguerite ajouta :

- Blanche, montre ton aumônière à Philippe. Je lui ai donné la mienne. Et à

l'oreille de Philippe, elle murmura:

- Je gage fort qu'avant qu'il soit longtemps, ton frère aura reçu même présent.

Blanche était allongée sur l'un des lits bas; et Gautier un genou en terre, auprès d'elle, lui couvrait de baisers la gorge et les mains. Se soulevant à demi, elle demanda, la voix rendue un peu lointaine par l'attente du plaisir:

- N'est-ce pas bien imprudent, Marguerite, ce que tu fais là?

- Mais non, répondit Marguerite. Personne ne sait, et nous ne les avons pas encore portées. Il suffira d'avertir Jeanne. Et puis le don d'une bourse n'est-il pas la meilleure manière de remercier de bons gentilshommes du service qu'ils nous font?

- Alors, s'écria Blanche, je ne veux pas que mon bel amant soit moins aimé

et moins paré que le tien.

Et elle délia son aumônière, que Gautier accepta sans peine ni gêne, puisque son frère l'avait fait.

Marguerite regarda Philippe d'un air qui signifiait : " Ne te l'avais-je pas dit?"

Philippe lui sourit. Il ne pourrait jamais la deviner, ni se l'expliquer. …

tait-ce la même femme qui, le matin, cruelle, coquette, perfide, s'ingéniait à le faire défaillir de jalousie, et qui maintenant, lui offrant un cadeau de vingt livres, se tenait entre ses bras, soumise, tendre, presque tremblante?

- Si je t'aime si fort, murmura-t-il, je crois bien que c'est parce que je ne te comprends pas.

Aucun compliment ne pouvait toucher davantage Marguerite. Elle LE ROI DE FER

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en remercia Philippe en enfouissant les lèvres dans son cou. Puis, se dégageant, et l'oreille soudain attentive, elle s'écria:

- Entendez-vous? Les Templiers... On les amène-au b˚cher.

Le regard brillant, le visage animé d'une curiosité trouble, elle entraîna Philippe vers la fenêtre, haute meurtrière taillée en biais dans l'épaisseur du mur, et elle ouvrit l'étroit vitrail.

Une grande rumeur de foule pénétra dans la pièce.

- Blanche, Gautier, venez voir ! dit Marguerite. Mais Blanche répondit, dans un gémissement heureux :

- Ah ! non, je ne veux bouger d'ici; je suis trop bien.

Entre les deux princesses et leurs amants, toute pudeur était depuis longtemps abolie, et ils avaient accoutumé de se livrer les uns devant les autres à tous les jeux de la passion. Si Blanche parfois détournait les yeux, et réfugiait sa nudité dans les coins d'ombre, Marguerite, au contraire, prenait un surcroît de plaisir à contempler l'amour des autres, comme à s'offrir à leurs regards.

Mais pour l'instant, collée à la fenêtre, elle était retenue par le spectacle qui se déroulait au milieu de la Seine. Là-bas, sur l'île aux Juifs, cent archers disposés en cercle élevaient des torches allumées ; et la flamme de toutes ces torches, vacillant dans le vent, formait une grotte de clarté o˘ l'on voyait nettement l'immense b˚cher et les aides-bourreaux qui escaladaient les piles de rondins. En deçà des archers, l'îlot, simple prairie o˘ l'on menait d'ordinaire paître vaches et chèvres, était couvert d'une foule pressée ; et une nuée de barques sillonnaient le fleuve, chargées de gens qui voulaient assister au supplice.

Partie de la rive droite, une barque, plus lourde que les autres et montée par des hommes d'armes debout, venait d'accoster à l'îlot. Deux hautes silhouettes grises, coiffées d'étranges chapeaux, en descendirent. Devant elles, se profilait une croix. Alors la rumeur de la foule grossit, devint clameur.

Presque au même instant, une loggia s'éclaira dans une tour, dite de l'Eau, b‚tie à la pointe du jardin du Palais. Bientôt l'on vit des ombres se profiler dans cette loggia. Le roi et son Conseil venaient d'y prendre place.

Marguerite éclata de rire, d'un long rire modulé, cascadant, qui n'en finissait pas.

- Pourquoi ris-tu? demanda Philippe.

- Parce que Louis est là-bas, répondit-elle, et que, s'il faisait jour, il pourrait me voir.

Ses yeux luisaient ; ses boucles noires dansaient sur son front bombé. D'un mouvement rapide, elle fit surgir hors de sa robe ses belles épaules ambrées, et laissa choir ses vêtements à terre comme si elle avait voulu, à

travers la distance et la nuit, narguer le mari qu'elle détestait. Elle attira sur ses hanches les mains de Philippe.

74

LES ROIS MAUDITS

Au fond de la salle, Blanche et Gautier étaient étendus l'un près de l'autre, dans un enlacement indistinct, et le corps de Blanche avait des reflets de nacre.

Là-bas, au milieu du fleuve, la clameur croissait. On liait les Templiers sur le b˚cher auquel, dans un instant, on mettrait le feu.

Marguerite frissonna sous l'air nocturne, et se rapprocha de la cheminée.

Elle resta un moment à regarder fixement le foyer, s'exposant à l'ardeur des braises jusqu'à ce que la caresse de la chaleur devînt insupportable.

Les flammes moiraient sa peau de lueurs dansantes.

- Ils vont br˚ler, ils vont griller, dit-elle d'une voix haletante et rauque, et nous pendant ce temps...

Ses yeux cherchaient dans le cour du feu d'infernales images pour nourrir son plaisir.

Elle se retourna brusquement, faisant face à Philippe, et s'offrit à lui, debout, comme les nymphes de la légende s'offraient au désir des faunes.

Sur le mur, leur ombre se projetait, immense, jusqu'aux vo˚tes du plafond.

VIII "JE CITE AU TRIBUNAL DE DIEU..."

Le jardin du Palais n'était séparé de l'île aux Juifs que par un mince bras du fleuvel3. Le b˚cher avait été dressé de manière à faire face à la loggia royale de la tour de l'Eau.

Les curieux ne cessaient d'affluer sur les deux berges boueuses de la Seine, et l'îlot lui-même disparaissait sous le piétinement de la foule.

Les passeurs, ce soir, faisaient fortune.

Mais les archers étaient bien alignés; les sergents truffaient les rassemblements ; des piquets d'hommes d'armes avaient été postés sur les ponts et aux issues de toutes les rues qui aboutissaient à la rive.

- Marigny, vous pourrez complimenter le prévôt, dit le roi à son coadjuteur.

L'agitation, dont on avait pu redouter le matin qu'elle ne tourn‚t à la révolte, s'achevait en fête populaire, en liesse foraine, en divertissement tragique offert par le roi à sa capitale. Il régnait une atmosphère de kermesse. Des truands se mêlaient aux bourgeois qui s'étaient dérangés en famille ; les " filles follieuses " étaient accourues, fardées et teintes, des ruelles, derrière Notre-Dame, o˘ elles exerçaient leur commerce. Des gamins se faufilaient entre les pieds des gens pour gagner les premiers rangs. quelques Juifs, serrés en groupes timides, la rouelle jaune sur leur manteau, étaient venus regarder ce supplice dont, pour une fois, ils ne faisaient pas les frais. Et de belles dames en surcots fourrés, quêteuses d'émotions fortes, se serraient contre leurs galants en poussant de petits cris nerveux.

L'air était presque froid; le vent soufflait par courtes rafales. La lueur des torches répandait sur le fleuve des marbrures rouges.

Messire Alain de Pareilles, chapeau de fer en tête, l'air ennuyé comme toujours, se tenait à cheval, en avant de ses archers.

Autour du b˚cher, dont la hauteur dépassait la taille d'un homme, les bourreaux et leurs aides, encapuchonnés de rouge, s'affairaient, 76

LES ROIS MAUDITS

rectifiaient l'alignement des rondins, préparaient les fagots de réserve, avec le souci du travail bien fait.

Au sommet du b˚cher, le grand-maître des Templiers et le précepteur de Normandie étaient déjà liés, côte à côte, à leurs poteaux. On leur avait mis sur la tête l'infamante mitre de papier des hérétiques.

Un moine tendait vers leurs visages un crucifix à longue hampe, et leur adressait ses dernières exhortations. La foule fit silence, pour entendre le moine.

- Dans un instant vous allez comparaître devant Dieu. Il est temps encore de confesser vos fautes et de vous repentir... Je vous en adjure pour la dernière fois...

Là-haut, les condamnés, immobiles entre ciel et terre et la barbe tordue par le vent, ne répondirent pas.

- Ils refusent de se confesser; ils ne se repentent point, murmura-t-on dans l'assistance.

Le silence devint plus dense, plus profond. Le moine s'était agenouillé au pied du b˚cher, et récitait les prières en latin. Le maître bourreau prit de la main d'un de ses aides le brandon d'étoupe allumée qu'il fit tournoyer plusieurs fois pour en aviver la flamme.

Un enfant se mit à pleurer et l'on entendit claquer le bruit d'une gifle.

Alain de Pareilles se tourna vers la loggia royale comme s'il demandait un ordre ; tous les regards, toutes les têtes se dirigèrent du même côté. Et toutes les respirations restèrent en suspens.

Philippe le Bel était debout contre la balustrade, avec les membres de son Conseil alignés de part et d'autre de sa personne, et formant sous la lumière des torches comme un bas-relief au flanc de la tour.

Les condamnés eux-mêmes avaient levé les yeux vers la loggia. Le regard du roi et celui du grand-maître se croisèrent, se mesurèrent, s'accrochèrent, se retinrent.

Personne ne pouvait savoir quelles pensées, quels sentiments, quels souvenirs roulaient sous le front des deux ennemis. Mais la foule perçut instinctivement que quelque chose de grandiose, de terrible, de surhumain était en train de se jouer dans cet affrontement muet entre ces deux princes de la terre, l'un tout-puissant, l'autre qui l'avait été.

Le grand-maître du Temple allait-il enfin s'humilier et demander pitié? Et le roi Philippe le Bel allait-il, dans un mouvement d'ultime clémence, gracier les condamnés?

Le roi fit un geste de la main, et l'on vit étinceler une bague à son doigt. Alain de Pareilles répéta le geste à l'intention du bourreau et celui-ci enfonça le brandon d'étoupe dans les fagots. Un immense soupir s'échappa de milliers de poitrines, soupir de soulagement et d'horreur, de trouble joie et d'épouvanté, d'angoisse, de répulsion et de plaisir mêlés.

LE ROI DE FER

77

Plusieurs femmes hurlèrent. Des enfants se cachèrent la tête dans les vêtements de leurs parents. Une voix d'homme cria:

- Je t'avais bien dit de ne pas venir !

La fumée commença de s'élever en spirales épaisses qu'une rafale de vent rabattit vers la loggia.

Monseigneur de Valois toussa, y mettant le plus d'ostentation qu'il put. Il recula entre Guillaume de Nogaret et Marigny et dit :

- Si cela continue, nous serons étouffés avant que vos Templiers ne br˚lent. Vous auriez pu, au moins, faire prendre du bois sec.

Nul ne fit écho à sa remarque. Nogaret, les muscles tendus, l'oil ardent, savourait ‚prement son triomphe. Ce b˚cher, c'était l'aboutissement de sept années de luttes, de voyages épuisants, de milliers de paroles prononcées pour convaincre, de milliers de pages écrites pour prouver. " Allez, grillez, flambez, pensait-il. Vous m'avez assez tenu en échec. J'avais raison, et vous êtes vaincus. "

Enguerrand de Marigny, copiant son attitude sur celle du roi, se forçait à

demeurer impassible et à considérer ce supplice comme une nécessité du pouvoir. " II le fallait, il le fallait ", se répétait-il. Mais il ne pouvait éviter, en voyant des hommes mourir, de songer à la mort, de songer à sa mort. Les deux condamnés cessaient d'être, enfin, des abstractions politiques.

Hugues de Bouville priait sans se faire remarquer.

Le vent vira, et la fumée, de seconde en seconde plus épaisse et plus haute, environna les condamnés, les cachant presque à la foule. On entendit les deux vieux hommes tousser et hoqueter contre leurs poteaux.

Louis de Navarre se mit à rire niaisement, en frottant ses yeux rougis.

Son frère Charles, le cadet des fils du roi, détournait la tête. Le spectacle, visiblement, lui était pénible. Il avait vingt ans ; il était élancé, blond et rosé, et ceux qui avaient connu son père au même ‚ge disaient qu'il lui ressemblait de manière saisissante, mais en moins vigoureux, en moins imposant aussi, comme une copie affaiblie d'un grand modèle. L'apparence était là, mais la trempe manquait, et les dons de l'esprit également.

- Je viens de voir apparaître des lumières chez toi, dans la tour de Nesle, dit-il à Louis, à mi-voix.

- Ce sont les gardiens sans doute qui veulent se régaler l'oil, eux aussi.

- Je leur céderais volontiers ma place, murmura Charles.

- quoi? Cela ne t'amuse-t-il donc pas de voir rôtir le parrain d'Isabelle?

dit Louis de Navarre.

- Il est vrai que messire Jacques fut le parrain de notre sour... murmura Charles.

- Louis... taisez-vous, fit le roi.

78

LES ROIS MAUDITS

Le jeune prince Charles, pour dissiper le malaise qui le gagnait, s'efforça d'occuper sa pensée d'un objet rassurant. Il se mit à songer à sa femme Blanche, à se représenter le merveilleux sourire de Blanche, les bras légers de Blanche entre lesquels, tout à l'heure, il irait demander l'oubli de cette atroce vision. Mais il ne put éviter que s'interpos‚t un souvenir malheureux, le souvenir des deux enfants que Blanche lui avait donnés et qui étaient morts presque aussitôt qu'apparus, deux petites créatures qu'il revoyait, inertes, dans leurs langes brodés. Le sort lui accorderait-il d'avoir de Blanche d'autres enfants, et qui vécussent?...

Le hurlement de la foule le fit sursauter. Les flammes venaient de jaillir du b˚cher. Sur un ordre d'Alain de Pareilles, les archers éteignirent leurs torches dans l'herbe, et la nuit ne fut plus éclairée que par le brasier.

Le précepteur de Normandie fut atteint le premier. Il eut un pathétique mouvement de recul quand le feu courut vers lui, et ses lèvres s'ouvrirent largement comme s'il cherchait en vain à aspirer un air qui le fuyait. Son corps, malgré la corde, se plia presque en deux; sa mitre de papier tomba et fut en un instant consumée. Le feu tournait autour de lui. Puis une vague de fumée l'enveloppa. quand elle se dissipa, Geoffroy de Charnay était en flammes, hurlant et haletant, et tentant de s'arracher au poteau qui tremblait sur sa base. Le grand-maître inclinait le visage vers son compagnon, et lui parlait; mais la foule grondait si fort, à présent, pour surmonter son horreur, que l'on ne put rien entendre sinon le mot de "

frère " par deux fois lancé.

Les aides-bourreaux couraient en se bousculant, puisant dans la réserve de b˚ches et attisant le foyer avec de longs crocs de fer.

Louis de Navarre, dont la pensée avait des retours assez lents, demanda à

son frère :

- Es-tu bien s˚r d'avoir vu des lumières dans la tour de Nesle? Je n'en aperçois point.

Et un souci, un moment, sembla l'habiter.

Enguerrand de Marigny s'était mis la main devant les yeux, comme pour se protéger de l'éclat des flammes.

- Belle image de l'Enfer que vous nous donnez là, messire de Nogaret ! dit le comte de Valois. Est-ce à votre vie future que vous songez?

Guillaume de Nogaret ne répondit pas.

Geoffroy de Charnay n'était plus qu'un objet qui noircissait, crépitait, se gonflait de bulles, s'effondrait lentement dans la cendre, devenait cendre.

Des femmes s'évanouirent. D'autres s'approchaient de la berge, à la h‚te, pour aller vomir dans l'eau, presque sous le nez du roi. La foule, d'avoir tant hurlé, s'était calmée, et l'on commençait à crier au miracle LE ROI DE FER

79

parce que le vent, s'obstinant à souffler dans le même sens, couchait les flammes devant le grand-maître, et que celui-ci n'avait pas encore été

atteint. Comment pouvait-il tenir si longtemps? Le b˚cher de son côté

paraissait intact.

Puis, soudain, il y eut un effondrement du brasier et, ravivées, les flammes bondirent devant le condamné.

- «a y est, lui aussi! s'écria Louis de Navarre.

Les vastes yeux froids de Philippe le Bel, même en ce moment, ne cillaient pas.

Et tout à coup, la voix du grand-maître s'éleva à travers le rideau de feu et, comme si elle se f˚t adressée à chacun, atteignit chacun en plein visage. Avec une force stupéfiante, ainsi qu'il l'avait fait devant Notre-Dame, Jacques de Molay criait:

- Honte ! Honte ! Vous voyez des innocents qui meurent. Honte sur vous tous ! Dieu vous jugera.

La flamme le flagella, br˚la sa barbe, calcina en une seconde sa mitre de papier et alluma ses cheveux blancs.

La foule terrifiée s'était tue. On e˚t dit qu'on br˚lait un prophète fou.

De ce visage en feu, la voix effrayante proféra :

- Pape Clément !... Chevalier Guillaume !... Roi Philippe !... Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste ch

‚timent! Maudits! Maudits! tous maudits jusqu'à la treizième génération de vos races!...

Les flammes entrèrent dans la bouche du grand-maître, et y étouffèrent son dernier cri. Puis, pendant un temps qui parut interminable, il se battit contre la mort.

Enfin il se plia. La corde se rompit. Il s'effondra dans la fournaise, et l'on vit sa main qui demeurait levée entre les flammes. Elle resta ainsi jusqu'à ce qu'elle f˚t toute noire.

La foule demeurait sur place, et n'était que murmures, attente sans raison, consternation, angoisse. Tout le poids de la nuit et de l'horreur était tombé sur elle ; les derniers craquements des braises la faisaient tressaillir. Les ténèbres gagnaient sur les lueurs déclinantes du b˚cher.

Les archers voulurent repousser les gens; mais ceux-ci ne se décidaient pas à partir. Ils chuchotaient :

- Ce n'est pas nous qu'il a maudits; c'est le roi, n'est-ce pas... c'est le pape, c'est Nogaret...

Les regards se levaient vers la loggia. Le roi était toujours contre la balustrade. Il regardait la main noire du grand-maître plantée dans la cendre rouge. Une main br˚lée; tout ce qui restait de l'Ordre illustre des chevaliers du Temple. Mais cette main était immobilisée dans le geste de l'anathème.

80

LES ROIS MAUDITS

- Eh bien ! mon frère, dit Monseigneur de Valois, avec un mauvais sourire; vous voici content, je pense? Philippe le Bel se retourna.

- Non, mon frère, dit-il. Je ne le suis point. J'ai commis une erreur.

Valois se gonfla, déjà prêt à triompher.

- Vraiment, vous en convenez?

- Oui, mon frère, dit le roi. J'aurais d˚ leur faire arracher la langue avant de les br˚ler.

Suivi de Nogaret, de Marigny et de Bouville, il descendit l'escalier de la tour, pour regagner ses appartements.

Maintenant, le b˚cher était gris, avec quelques étoiles de feu qui sautaient encore et s'éteignaient vite. La loggia restait emplie d'une amère odeur de chair br˚lée.

- Cela pue, dit Louis de Navarre. Je trouve vraiment que cela pue trop.

Allons-nous-en.

Le jeune prince Charles se demandait si, même entre les bras de Blanche, il parviendrait à oublier.

IX LES TIRE-LAINE

Indécis, les frères d'Aunay, qui venaient de sortir de la tour de Nesle, piétinaient dans la vase et scrutaient l'obscurité. Leur passeur avait disparu.

- Je m'en doutais. Ce batelier ne me plaisait guère, dit Philippe. Nous aurions d˚ nous méfier.

- Je lui ai donné trop d'argent, répondit Gautier. Le maraud aura jugé sa journée faite et il sera allé assister au supplice.

- Tant mieux s'il ne s'agit que de cela.

- Et de quoi voudrais-tu qu'il s'agît?

- Je ne sais... Ce bonhomme vient se proposer pour nous passer, en geignant qu'il n'avait rien gagné de tout le jour. On lui dit d'attendre ; il s'en va.

- Et que voulais-tu faire? Nous n'avions pas le choix. Il était seul.

- Précisément, dit Philippe. Et aussi, il posait un peu trop de questions.

Il prêta l'oreille, guettant un bruit de rames ; mais on n'entendait rien d'autre que le clapotement du fleuve et la rumeur dispersée des gens qui regagnaient leur demeure dans Paris. Là-bas, sur l'île aux Juifs, qu'on commencerait, dès demain, à appeler l'îlot des Templiers, tout s'était éteint. Une odeur de fumée se mêlait à la fade odeur de la Seine.

- Il ne nous reste qu'à rentrer à pied, dit Gautier. Nous aurons les chausses crottées jusqu'aux cuisses. Ce n'est que petit mal pour grand plaisir.

Ils avancèrent le long des fossés de Nesle, se donnant le bras pour éviter de glisser.

- Je me demande de qui elles les ont reçues, dit soudain Philippe.

- quelles choses?

- Les aumônières.

- Est-ce encore à cela que tu penses? répondit Gautier. Moi, je 82

LES ROIS MAUDITS

t'avoue que je ne m'en soucie guère. qu'importé la provenance si le don est plaisant !

En même temps, il caressait l'aumônière à sa ceinture, et sentait sous ses doigts le relief des pierres précieuses.

- Une parente... Ce ne peut être quelqu'un de la cour, reprit Philippe.

Marguerite et Blanche ne sauraient risquer qu'on reconnaisse ces bourses sur nous. A moins... à moins qu'elles n'aient feint qu'on les leur ait données, alors qu'elles les ont payées de leur cassette.

Il était disposé, maintenant, à attribuer à Marguerite toutes les délicatesses d'‚me.

- que préfères-tu? dit Gautier. Savoir ou avoir?

A ce moment quelqu'un siffla, non loin d'eux. Ils sursautèrent et, d'un même mouvement, mirent la main à leur dague. Une rencontre, à cette heure, en ce lieu, avait toute chance d'être une mauvaise rencontre.

- qui va là? dit Gautier.

Ils entendirent un nouveau sifflement, et n'eurent même pas le temps de se mettre en garde.

Six hommes, jaillis de la nuit, s'étaient jetés sur eux. Trois des assaillants, s'attaquant à Philippe, le collèrent au mur en lui maintenant les bras, de manière à l'empêcher de se servir de son arme. Les trois autres s'y étaient moins bien pris avec Gautier. Celui-ci avait jeté à

terre l'un de ses agresseurs, ou plus exactement l'un des agresseurs s'était étalé en esquivant un coup de dague. Mais les deux derniers, ceinturant Gautier, lui tordaient le poignet pour le forcer de l‚cher sa lame.

Philippe sentit qu'on cherchait à lui dérober son aumônière.

Impossible d'appeler à l'aide. Les secours n'eussent pu venir que de l'hôtel de Nesle. Les deux frères eurent le même réflexe de se taire. Il leur fallait se tirer de là par leurs seuls moyens, ou ne point s'en tirer.

Arc-bouté au mur, Philippe se débattait furieusement. Il ne voulait pas qu'on lui prît l'aumônière. Cet objet était devenu d'un coup ce qu'il possédait de plus précieux dans l'univers, et il était décidé à tout pour le sauver. Gautier était plus près de parlementer. qu'on les vole, mais qu'on leur laisse la vie. A savoir si on la leur laisserait et si, une fois dépouillés, on n'expédierait pas leurs cadavres à la Seine.

A ce moment une nouvelle ombre sortit de la nuit. Un des agresseurs poussa un cri :

- Alerte, compagnons, alerte !

L'arrivant s'était abattu dans la mêlée, et l'on vit briller l'éclair d'une épée courte.

- Ah! Marauds! Pendards! Butors! s'écria-t-il d'une voix puissante, en distribuant les coups à la volée.

Les escarpes s'écartèrent comme mouches devant ses moulinets.

LE ROI DE FER

83

L'un des tire-laine passant à sa portée, il l'empoigna par le col et le jeta contre le mur. Toute la troupe détala sans demander son reste, et le bruit d'une course précipitée décrut le long des fossés. Puis ce fut le silence.

Philippe d'Aunay, haletant, avança vers son frère.

- Blessé? demanda-t-il.

- Non, dit Gautier, hors d'haleine lui aussi, en se frottant l'épaule. Et toi?

- Non plus. Mais c'est miracle d'en être sortis.

Ensemble, ils se tournèrent vers leur sauveur qui revenait vers eux, rengainant son épée. Il était de grande taille, large, puissant ; un souffle brutal s'échappait de ses narines.

- Eh bien ! messire, lui cria Gautier, nous vous devons un beau cierge.

Sans vous, nous n'aurions pas tardé à flotter le ventre en l'air. A qui sommes-nous redevables...

L'homme riait, d'un rire large et gras, un peu forcé. Le vent poussait les nuages et les effilochait devant la lune. Les deux frères reconnurent le comte Robert d'Artois.

- Eh ! Par dieu, Monseigneur, c'était donc vous ! s'écria Philippe.

- Eh ! Par diable, mes damoiseaux, répondit l'homme, mais je vous reconnais aussi! Les frères d'Aunay! s'écria-t-il. Les plus jolis garçons de la cour.

Du diable si je m'attendais... Je passais sur la rive, j'entends la rumeur qui s'y faisait ; je me dis : " Voici s˚rement quelque paisible bourgeois qu'on détrousse. " II est vrai que Paris est infesté de coupe-jarrets, et que ce Ployebouche de prévôt... Ployecul devrait-on l'appeler... est plus occupé à lécher les orteils de Marigny qu'à assainir sa ville.

- Monseigneur, dit Philippe, nous ne savons comment vous assurer d'assez de gr‚ces...

- Petite affaire! dit Robert d'Artois en abattant sa patte sur l'épaule de Philippe, qui en chancela. Un plaisir pour moi. C'est le mouvement naturel de tout gentilhomme que de se porter au secours des gens qu'on attaque.

Mais l'agrément est double lorsqu'il s'agit de seigneurs de connaissance, et je suis bien aise d'avoir conservé à mes cousins Valois et Poitiers leurs meilleurs écuyers. Mon seul regret est qu'il ait fait si sombre. Ah !

si la lune s'était plus tôt montrée, j'aurais aimé découdre quelques-uns de ces trousse-gousset. Je n'ai point osé piquer vraiment, de crainte de vous trouer... Mais dites-moi, mes damoiseaux, qu'aviez-vous à muser dans ce fangeux réduit?

- Nous... nous promenions, dit Philippe d'Aunay, gêné. Le géant éclata de rire.

- Vous vous promeniez ! Le bel endroit, et la belle heure pour ce faire!

Vous vous promeniez... dans la boue jusqu'aux fesses. Ils vous ont de ces dires ! Et ils veulent qu'on les croie ! Ah ! jeunesse ! dit-il 84

LES ROIS MAUDITS

jovialement en écrasant de nouveau l'épaule de Philippe. Toujours en quête d'amour, et le haut-de-chausses en feu ! Il est beau d'avoir votre ‚ge.

Soudain il aperçut leurs aumônières qui scintillaient.

- M‚tin! s'écria-t-il. Le haut-de-chausses en feu, mais joliment décoré !

Bel ornement, mes damoiseaux, bel ornement. Il soupesait l'aumônière de Gautier.

- Habile travail... Précieuse matière. Et brillant neuf... Ce ne sont point des payes d'écuyers qui permettent de s'offrir de pareilles bougettes. Les tire-laine n'auraient pas fait mauvaise affaire.

.11 s'agitait, gesticulait, tout rouss‚tre dans la demi-clarté, énorme, tapageur et graveleux. Il commençait à irriter sérieusement les nerfs des deux frères. Mais comment dire à qui vient de vous sauver la vie qu'il se veuille mêler de ce qui le regarde?

- L'amour paie, mes gentillets, continua-t-il tout en marchant entre eux.

Il faut croire que vos maîtresses sont de bien hautes dames, et bien généreuses. Les jeunes d'Aunay! qui aurait pu croire cela!...

- Monseigneur se trompe, dit Gautier assez froidement. Ces bourses nous viennent de famille.

- Tout juste, j'en étais s˚r, dit d'Artois. D'une famille qu'on vient visiter, à près de minuit, sous les murs de la tour de Nesle !... Bon, bon, on se taira. Pour l'honneur de vos belles. Je vous approuve, mes gentillets. Les dames qu'on baise, il en faut préserver la renommée ! Dieu vous assiste, damoiseaux. Et ne sortez plus de nuit avec toute votre joaillerie.

Il partit d'un nouvel éclat de rire, cogna les deux frères l'un contre l'autre dans un grand geste d'embrassade, et puis les planta là, inquiets, contrariés, sans leur laisser le temps de lui renouveler des remerciements.

Il franchit le ponceau qui enjambait les fossés, et s'éloigna par les champs, en direction de Saint-Germain-des-Prés. Les frères d'Aunay remontèrent vers la porte de Buci.

- Il vaudrait mieux qu'il n'all‚t pas raconter à toute la cour o˘ il nous a trouvés, dit Philippe. Le crois-tu capable de fermer sa large gueule?

- Je pense, dit Gautier. Ce n'est point un méchant gaillard. Sans sa large gueule, comme tu dis, et ses larges bras, nous ne serions pas là. Ne nous montrons pas ingrats, pas si vite.

- D'ailleurs, nous aurions pu lui demander ce qu'il faisait lui-même dans ce coin.

- Il cherchait des ribaudes, j'en jurerais! Et à présent, il doit s'en aller vers quelque bordeau, dit Philippe.

Il se trompait. Robert d'Artois n'avait fait qu'un détour par le Préaux-Clercs. Après un moment il revint vers la berge, aux abords de la Tour. Il siffla, de ce même sifflement léger qui avait précédé la bagarre.

LE ROI DE FER

85

Et six ombres, comme précédemment, se détachèrent de la nuit, plus une septième qui se leva d'une barque. Mais les ombres cette fois se tenaient dans une attitude respectueuse.

- C'est bon, vous avez bien accompli votre travail, dit d'Artois, et tout s'est passé comme je vous l'avais demandé. Tiens, Carl-Hans ! ajouta-t-il en appelant le chef des gredins ; partagez-vous cela.

Et il lui jeta une bourse.

- Vous m'avez flanqué un rude coup à l'épaule, Monseigneur, dit le tire-laine.

- Bah ! C'était compris dans le marché, répondit d'Artois en riant.

Disparaissez à présent. Si j'ai derechef besoin de vous, je vous en avertirai.

Puis il monta dans la barque arrêtée à l'angle du fleuve et du fossé, et qui s'enfonça sous son poids. L'homme qui se mit aux rames était celui qjtii avait fait traverser les frères d'Aunay.

- Etes-vous satisfait, Monseigneur? demanda-t-il. Il avait perdu son ton geignard, semblait rajeuni de dix ans et ne ménageait plus sa vigueur.

- Pleinement, mon brave Lormet! Tu leur as joué ton tour à merveille, dit le géant. Maintenant je sais ce que je voulais savoir.

Il se renversa en arrière dans la barque, étendit ses jambes monumentales et laissa pendre sa grande patte dans l'eau noire.

DEUXIEME PARTIE

LES PRINCESSES ADULTERES

I

LA BANqUE TOLOMEI

Messer Spinello Tolomei prit un grand air de réflexion puis, baissant la voix comme s'il avait craint qu'on n'écout‚t aux portes, il dit:

- Deux milles livres, en avance? Est-ce bonne somme vous convenant, Monseigneur?

Son oil gauche était clos; son oil droit brillait, innocent et tranquille.

Bien qu'il f˚t depuis de longues années installé en France, il n'avait pu se défaire de son accent italien. C'était un gros homme, au menton double, au teint brun. Ses cheveux grisonnants, soigneusement taillés, retombaient sur le col de sa robe de drap fin, bordée de fourrure, et tendue à la ceinture sur son ventre en poire. quand il parlait, il élevait des mains grasses et pointues, et les frottait doucement l'une contre l'autre. Ses ennemis assuraient que son oil ouvert était celui du mensonge, et qu'il tenait fermé l'oil de la vérité.

Ce banquier, l'un des plus puissants de Paris, avait des manières d'évêque.

En cet instant tout au moins, o˘ il s'adressait à un prélat.

Le prélat était Jean de Marigny, homme jeune et mince, élégant, celui-là

même qui, la veille, au Tribunal épiscopal, devant le portail de Notre-Dame, s'était fait remarquer par ses poses alanguies avant de s'emporter si fort contre le grand-maître. Archevêque de Sens, dont dépendait le diocèse de Paris, et frère d'Enguerrand de Marigny, il touchait du plus près aux affaires du royaume14.

- Deux mille livres? fit-il.

Il feignit de déplisser sur son genou la précieuse étoffe de sa robe violette, pour cacher l'heureuse surprise que lui causait le chiffre énoncé

par le banquier.

- Ma foi, cette somme me convient assez, reprit-il en affectant un air détaché. J'aimerais donc que les choses fussent réglées au plus vite.

90

LES ROIS MAUDITS

Le banquier le guettait comme un gros chat guette un bel oiseau.

- Mais nous pouvons les régler céans, répondit-il.

- Fort bien, dit le jeune archevêque. Et quand voulez-vous que vous soient apportés les ...

Il s'interrompit, car il avait cru entendre du bruit derrière la porte.

Mais non. Tout était tranquille. On percevait seulement les rumeurs habituelles du matin dans la rue des Lombards, les cris des repasseurs de lames, des marchands d'eau, d'herbes, d'oignons, de cresson de fontaine, de fromage blanc et de charbon de bois. " Au lait, commères, au lait... J'ai du bon fromage d&Champagne !... Charbon ! Un sac pour un denier..." Par les fenêtres à trois ogives, faites selon la mode siennoise, la lumière venait éclairer doucement les riches tapisseries, les crédences de chêne, le grand coffre bardé de fer.

- Les... articles? dit Tolomei, achevant la phrase de l'archevêque. A votre convenance, Monseigneur, à votre convenance.

Il ouvrit le coffre et en sortit deux sacs qu'il posa sur un meuble à

écrire encombré de plumes d'oie, de parchemins, de tablettes et de stylets.

- Mille dans chacun, dit-il. Prenez-les dès à présent si vous le désirez.

Ils étaient apprêtés pour vous. Vous voudrez bien, Monseigneur, me signer cette décharge...

Et il tendit à Jean de Marigny un feuillet et une plume d'oie.

- Volontiers, dit l'archevêque en prenant la plume, sans se déganter.

Mais comme il allait signer, il eut une hésitation. Sur la décharge étaient énumérés les " articles " qu'il devait remettre à Tolomei pour que celui-ci les négoci‚t: matériel d'église, ciboires en or, croix précieuses, armes rares, toutes choses provenant de biens saisis naguère dans les commanderies de Templiers, et gardés à Farchidiocèse. Or ces biens eussent d˚ revenir, partie au Trésor royal, et partie à l'ordre des Hospitaliers.

C'était un détournement, une belle malversation que le jeune prélat commettait là, et sans perdre de temps. Apposer une signature au bas de cette liste, alors que le grand-maître était juste grillé de la nuit...

- J'aimerais mieux..., dit-il.

- que les articles ne soient pas vendus en France? dit Tolomei. Cela va de soi, Monseigneur. Non sono pazzo, comme on dit en mon pays ; je ne suis pas fou.

- Je voulais dire... cette décharge...

- Personne d'autre que moi ne la verra jamais. Ce n'est pas plus mon intérêt que le vôtre. Nous autres banquiers sommes un peu comme les prêtres, Monseigneur. Vous confessez les ‚mes ; nous confessons les bourses, et sommes nous aussi tenus au secret. Et bien que je sache que ces fonds ne serviront qu'à fournir votre inépuisable charité, je n'en LE ROI DE FER

91

soufflerai mot. C'est seulement dans le cas o˘ il nous arriverait malheur, à l'un ou l'autre... que Dieu nous en garde.

Il se signa, et puis rapidement, derrière la table, il fit les cornes avec les doigts de la main gauche.

- Ce ne sera pas trop lourd? poursuivit-il en désignant les sacs, comme si pour lui l'affaire ne souffrait plus discussion.

- J'ai mes serviteurs en bas, répondit l'archevêque.

- Alors... ici, je vous prie, dit Tolomei, en marquant du doigt, sur le feuillet, la place o˘ l'archevêque devait signer.

Celui-ci ne pouvait plus reculer. quand on est forcé de prendre des complices, on est bien obligé de leur faire confiance...

- Vous voyez d'ailleurs, Monseigneur, reprit le banquier, qu'à pareille somme, je ne puis guère attendre de profit. J'aurai les peines et point de bénéfices. Mais je veux vous avantager parce que vous êtes un homme puissant, et que l'amitié des hommes puissants est plus précieuse que l'or.

Il avait prononcé cela d'un ton débonnaire, mais son oil gauche était toujours fermé.

"Après tout, le bonhomme dit vrai", pensa Jean de Marigny.

Et il signa la décharge.

- A propos, Monseigneur, dit Tolomei, savez-vous comment le roi... que Dieu le préserve... a reçu les chiens à lièvre que je lui ai envoyés hier?

- Ah ! Comment? C'est donc de vous que vient ce grand lévrier qui ne le quitte plus et qu'il appelle Lombard?

- Il l'a appelé Lombard? Je suis content de l'apprendre. Le roi notre Sire a bien de l'esprit, dit Tolomei en riant. Figurez-vous qu'hier matin, Monseigneur...

Il allait raconter l'histoire lorsqu'on frappa à la porte. Un commis parut, annonçant que le comte Robert d'Artois demandait à être reçu.

- Bien. Je vais le voir, dit Tolomei en renvoyant du geste son commis. Jean de Marigny s'était rembruni.

- Je préférerais... ne pas le rencontrer, dit-il.

- Certes, certes, répondit le banquier avec douceur. Monseigneur d'Artois est un grand parleur.

Il agita une clochette. Une tenture s'écarta aussitôt et un jeune homme en justaucorps serré pénétra dans la pièce. C'était le garçon qui, la veille, avait failli renverser le roi de France.

- Mon neveu, lui dit le banquier, reconduis Monseigneur sans passer par la galerie, en veillant à ce qu'il ne rencontre personne. Et porte-lui ceci jusqu'à la rue, ajouta-t-il en lui mettant les deux sacs d'or dans les bras. A vous revoir, Monseigneur!

92

LES ROIS MAUDITS

Messer Spinello Tolomei s'inclina bien bas pour baiser l'améthyste au doigt du prélat. Puis il souleva la tenture.

Lorsque Jean de Marigny fut sorti, le Siennois revint vers la table, prit le reçu signé, le plia soigneusement.

- Coglione \ murmura-t-il. Vanesio, ladro, ma sopratutto coglione *.

Son oil gauche un instant s'était ouvert. Ayant serré le document dans le coffre, il quitta la pièce à son tour, pour accueillir son autre visiteur.

Il descendit au rez-de-chaussée et traversa la grande galerie, éclairée par six fenêtres, o˘ étaient installés ses comptoirs ; car Tolomei n'était pas seulement banquier, mais aussi importateur et marchand de denrées rares, depuis les épices et les cuirs de Cordoue jusqu'aux draps de Flandre, aux tapis de Chypre brodés d'or, aux essences d'Arabie.

Une dizaine de commis s'occupaient des clients qui entraient et sortaient sans cesse; les comptables faisaient leurs calculs, à l'aide d'échiquiers spéciaux sur les cases desquels ils empilaient des jetons de cuivre; et la galerie entière résonnait du sourd bourdonnement du commerce.

Tout en avançant rapidement, le gros Siennois saluait quelqu'un, rectifiait un chiffre, houspillait un employé ou faisait refuser, d'un niente prononcé

entre les dents, une demande de crédit.

Robert d'Artois était penché sur un comptoir d'armes du Levant et soupesait un lourd poignard damasquiné.

Le géant se retourna d'un mouvement brusque quand le banquier lui posa la main sur le bras, et prit cet air rustre et jovial qu'il affectait généralement.

- Alors, Monseigneur, lui dit Tolomei, besoin de moi?

- Ouais, fit le géant. Deux choses à vous demander.

- La première, j'imagine, c'est de l'argent?

- Chut ! grogna d'Artois. Est-ce que tout un chacun doit savoir, usurier de mes tripes, que je vous dois des fortunes? Allons causer chez vous.

Ils sortirent de la galerie. Une fois dans son cabinet, au premier étage, et la porte refermée, Tolomei dit:

- Monseigneur, si c'est pour un nouveau prêt, je crains que ce ne soit plus possible.

- Pourquoi?

- Cher Monseigneur Robert, répliqua posément Tolomei, quand vous avez fait procès à votre tante Mahaut pour l'héritage du comté d'Artois, c'est moi qui ai payé les frais. Ce procès, vous l'avez perdu.

- Mais je l'ai perdu par infamie, vous le savez bien! s'écria d'Artois. Je l'ai perdu par les intrigues de cette chienne de Mahaut...

* Couillon... Vaniteux, voleur, mais surtout couillon!

LE ROI DE FER

93

qu'elle en crève!... On lui a donné l'Artois, pour que la Franche-Comté, par sa fille, revienne à la couronne. Marché de coquins. Mais en vraie justice, je devrais être pair du royaume et le plus riche baron de France.

Et je le serai, vous m'entendez Tolomei, je le serai ! Et, de son poing énorme, il frappait la table.

- Je vous le souhaite, dit Tolomei toujours calme. Mais en attendant, vous avez perdu votre procès.

Il avait abandonné ses manières d'église, et en usait avec d'Artois bien plus familièrement qu'avec l'archevêque.

- J'ai quand même reçu la ch‚tellenie de Conches et la promesse du comté de Beaumont-le-Roger, avec cinq mille livres de revenus, répondit le géant.

- Mais votre comté n'est toujours pas constitué, et vous ne m'avez rien remboursé. Au contraire.

- Je n'arrive point à me faire verser mes revenus. Le Trésor me doit les arrérages de plusieurs années...

- ... dont vous m'avez engagé une bonne part. Il vous a fallu de l'argent pour réparer les toitures de Conches et les écuries...

- Elles avaient br˚lé, dit Robert.

- Bon. Et puis il vous a fallu encore de l'argent pour entretenir vos partisans en Artois...

- Et que ferais-je sans eux? C'est gr‚ce à ces féaux amis, à Fiennes, à

Souastre, à Caumont et aux autres, que je gagnerai ma cause un jour, et les armes à la main s'il le faut... Et puis dites-moi, messer banquier...

Et le géant changea de ton, comme s'il en avait assez de jouer les écoliers qu'on semonce. Il prit le banquier par la robe, entre le pouce et l'index, et commença de le soulever, doucement.

- ... Dites-moi donc... vous m'avez payé mon procès, mes écuries, mes partisans, soit. Mais n'avez-vous pas fait quelques bonnes petites recettes gr‚ce à moi? qui donc vous a annoncé voici sept ans que les Templiers allaient être piégés comme lapins en garenne, et vous a conseillé de leur faire quelques emprunts que vous n'avez jamais eu à leur rendre? qui donc vous a averti des rognages de monnaie, ce qui vous a permis de mettre tout votre or en marchandises, que vous avez revendues avec un tiers de gain?

Hein! qui donc?

Les traditions de la finance sont éternelles, et toujours la haute banque eut ses informateurs auprès des gouvernements. Le principal informateur de messer Spinello Tolomei était le comte Robert d'Artois, parce que celui-ci était l'ami et le commensal de Monseigneur le frère du roi, Charles de Valois, qui siégeait au Conseil étroit et lui racontait tout.

Tolomei se dégagea, défroissa le pli de sa robe, sourit, et dit, la paupière gauche toujours close :

94

LES ROIS MAUDITS

- Je reconnais, Monseigneur, je reconnais. Vous m'avez quelquefois bien utilement renseigné. Mais hélas...

- quoi, hélas?

- Hélas! les bénéfices que vous m'avez fait faire sont loin de couvrir les sommes que je vous ai avancées.

- Est-ce vrai?

- C'est vrai, Monseigneur, dit Tolomei de l'air le plus innocent et le plus profondément désolé.

Il mentait, et il était s˚r de pouvoir le faire impunément, car Robert d'Artois, s'il était habile à l'intrigue, s'entendait peu aux calculs d'argent.

- Ah ! fit ce dernier, dépité.

Il se gratta la couenne, balança le menton de droite à gauche.

- Tout de même, les Templiers.., Vous devez être bien content, ce matin?

demanda-t-il.

- Oui et non, Monseigneur ; oui et non. Depuis longtemps déjà ils ne faisaient plus tort à notre négoce. A qui va-t-on s'en prendre, maintenant?

A nous autres, aux Lombards, comme on dit... Le métier de marchand d'or n'est point facile. Et pourtant, sans nous, rien ne pourrait se faire... A propos, ajouta Tolomei, Monseigneur de Valois vous a-t-il appris si l'on allait encore changer le cours de la livre parisis comme je l'ai entendu assurer?

- Non, non; rien de tel... Mais cette fois, dit d'Artois qui suivait son idée, je tiens Mahaut. Je tiens Mahaut parce que je tiens ses filles et sa cousine. Et je vais les étrangler... crac... comme de malfaisantes belettes !

La haine lui durcissait les traits et lui dessinait un masque presque beau.

Il s'était de nouveau rapproché de Tolomei. Celui-ci pensait: "Cet homme-là, pour sa vengeance, est capable de n'importe quoi... De toute façon, je suis décidé à lui prêter encore cinq cents livres... " Puis il dit :

- De quoi s'agit-il?

Robert d'Artois baissa la voix. Ses yeux brillaient.

- Les petites catins ont des amants, et depuis cette nuit j'en sais les noms. Mais silence! Je ne veux point donner l'éveil... pas encore.

Le Siennois se mit à réfléchir. On le lui avait déjà dit ; il ne l'avait pas cru.

- En quoi cela peut-il vous servir? demanda-t-il.

- Me servir? s'écria d'Artois. Mais voyons, banquier, vous imaginez la honte? La future reine de France et ses belles-sours, pincées comme des ribaudes avec leurs freluquets... C'est scandale jamais ouÔ! Les deux familles de Bourgogne sont plongées dans cette crotte jusqu'à la gueule ; Mahaut perd tout crédit à la cour ; les mariages sont dissous ; LE ROI DE FER

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les héritages disparaissent des espoirs de la couronne; je requiers alors reprise de mon procès, et je le gagne !

Il marchait de long en large et ses pas faisaient vibrer le plancher, les meubles, les objets.

- Et c'est vous, dit Tolomei, qui allez découvrir la honte? Vous irez trouver le roi...

- Mais non, messer, pas moi. Moi, on ne m'entendrait pas. quelqu'un d'autre de bien mieux désigné... Mais qui n'est pas en France... Et c'est précisément la seconde chose que je venais vous demander. Il me faudrait ,un homme s˚r et peu voyant pour aller en Angleterre porter un message.

- A qui, Monseigneur?

- A la reine Isabelle.

- Ah! bah!... murmura le banquier.

Puis il y eut un silence, pendant lequel on n'entendit que les bruits de la rue.

- Il est vrai que Madame Isabelle ne passe pas pour chérir beaucoup ses belles-sours de France, dit enfin Tolomei qui n'avait pas besoin d'en entendre davantage pour comprendre comment d'Artois avait monté son complot. Vous êtes fort son ami, je crois, et vous f˚tes là-bas il y a peu de jours?

- J'en suis revenu la semaine passée, et j'ai été assez vite en besogne.

- Mais pourquoi n'envoyez-vous pas à Madame Isabelle un homme à vous, ou bien un chevaucheur de Monseigneur de Valois?

- Mes hommes sont connus et ceux de Monseigneur de Valois aussi, dans ce pays o˘ tout le monde surveille tout le monde ; on aurait tôt fait de me g

‚cher mon affaire. J'ai pensé qu'un marchand, mais un marchand en qui l'on puisse se fier, conviendrait mieux. Vous ne manquez pas de gens qui voyagent pour vous... D'ailleurs, le message n'aura rien qui puisse faire inquiéter le porteur...

Tolomei regarda le géant dans les yeux, médita un moment, puis, enfin, il secoua sa clochette de bronze.

- Je vais essayer de vous rendre encore une fois service, dit-il. La tenture s'écarta et le même jeune homme qui avait accompagné l'archevêque reparut. Le banquier le présenta.

- Guccio Baglioni, mon neveu, nouvellement arrivé de Sienne. Je ne crois point que les prévôts et sergents de notre ami Marigny le connaissent encore... Bien qu'hier matin, ajouta Tolomei à mi-voix en regardant le jeune homme avec une feinte sévérité, il se soit distingué par une belle prouesse au vu du roi de France... Comment le trouvez-vous?

Robert d'Artois considéra Guccio.

96

LES ROIS MAUDITS

- Joli garçon, dit-il en riant ; bien tourné, mollet sec, taille mince, yeux de troubadour. Est-ce lui que vous dépêcheriez, messire Tolomei?

- C'est un autre moi-même, dit le banquier... en moins gros et en plus jeune. J'ai été comme lui, figurez-vous, mais je suis seul à m'en souvenir.

f \^

- Si le roi Edouard le voit, boo»re comme on le connaît, vous risquez fort que ce jouvenceau ne vous revienne jamais.

Et, là-dessus, le géant partit d'un grand rire auquel se joignirent l'oncle et le neveu.

- Guccio, dit Tolomei, tu vas connaître l'Angleterre. Tu partiras demain à

l'aube crevant; tu te rendras à Londres chez notre cousin Albizzi...

- Albizzi, je connais ce nom, interrompit d'Artois. Ah ! mais oui, c'est le fournisseur de la reine Isabelle...

- Vous voyez, Monseigneur... Donc tu te rendras chez Albizzi, et là, avec son aide, tu iras à Wesmoutiers délivrer à la reine, et à elle seule, le message que Monseigneur va écrire. Je te dirai tout à l'heure plus longuement ce que tu devras faire.

- Je préférerais dicter, dit d'Artois ; je me sers mieux d'un épieu que de vos satanées plumes d'oie.

Tolomei pensa : " Et méfiant en plus, le gaillard ; il ne veut pas laisser de traces. "

- A votre guise, Monseigneur. Je vous écoute. Et il prit lui-même sous la dictée la lettre suivante :

" Madame,

Les choses que nous avions devinées sont véridiques et plus honteuses encore qu'il se pouvait croire. Je sais les personnes et les ai si bien découvertes qu'elles ne sauraient échapper si nous faisons h‚te. Mais vous seule avez puissance assez pour accomplir ce que nous escomptons, et mettre terme par votre venue à tant de vilenie qui noircit moult l'honneur de vos parents. Je n'ai d'autre désir que d'être en tout votre serviteur de corps et d'‚me. "

- La signature, Monseigneur? demanda Tolomei.

- La voici, répondit d'Artois en sortant de sa bourse une énorme bague d'argent qu'il tendit au jeune homme. Il en portait une semblable au pouce, mais en or.

- Tu remettras ceci à Madame Isabelle ; elle saura... Mais es-tu s˚r, troubadour, de te faire accorder audience dès ton arrivée?

- Bah ! Monseigneur, dit Tolomei, nous ne sommes pas trop mal placés auprès des souverains d'Angleterre. quand le roi Edouard est venu l'année passée, avec Madame Isabelle, il a emprunté à nos

LE ROI DE FER

97

compagnies vingt mille livres que nous nous sommes associés pour lui fournir, et qu'il ne nous a pas encore rendues.

- Lui aussi? s'écria d'Artois. A propos, banquier, et cette... première chose que je venais vous demander?

- Ah ! je ne vous résisterai jamais, Monseigneur, dit Tolomei en soupirant.

Et il alla prendre dans le coffre un sac qu'il remit à d'Artois en ajoutant :

- Cinq cents livres. C'est tout ce que je puis. Nous marquerons cela à

votre compte, ainsi que le voyage de votre messager.

- Ah ! banquier, banquier, s'écria d'Artois, avec un grand sourire qui illumina son visage, tu es un ami. quand j'aurai repris mon comté paternel, je ferai de toi mon argentier.

- J'y compte bien, Monseigneur, dit l'autre en s'inclinant.

- Et sinon, je t'emmènerai avec moi dans l'Enfer pour que tu m'achètes les faveurs du Diable.

Et le géant sortit, trop large pour la porte, en faisant sauter le sac d'or comme une balle dans sa paume.

- Vous lui avez encore donné de l'argent, mon oncle? dit Guccio en hochant la tête avec réprobation. Vous aviez pourtant bien dit...

- Guccio mio, Guccio mio, répondit doucement le banquier (et maintenant il avait les deux yeux bien ouverts), rappelle-toi toujours ceci : les secrets des grands de ce monde sont l'intérêt de l'argent que nous leur prêtons.

Dans ce même matin, Monseigneur Jean de Marigny et Monseigneur d'Artois m'ont donné sur eux des lettres de crédit qui valent plus que de l'or, et que nous saurons négocier en leur temps. quant à l'or... nous allons en rattraper un peu.

Il resta pensif un instant et reprit :

- En revenant d'Angleterre, tu feras un détour. Tu passeras par Neauphle-le- Vieux.

- Bien, mon oncle, répondit Guccio sans enthousiasme.

- Notre commis de là-bas n'arrive pas à recouvrir une créance que nous avons sur les ch‚telains de Cressay. Le père vient de mourir. Les héritiers refusent de payer. Il semble qu'ils n'aient plus rien.

- Et comment faire, s'ils n'ont plus rien?

- Bah! Ils ont des murs, ils ont une terre, ils ont peut-être des parents.

Ils n'ont qu'à emprunter ailleurs de quoi nous rendre. S'ils ne peuvent, tu vas voir le prévôt de Montfort, tu fais saisir, tu fais vendre. C'est dur, je sais. Mais un banquier doit s'habituer à être dur. Pas de pitié pour les petits clients, sinon nous ne pourrions plus servir les gros. A quoi penses-tu, figlio miol

- A l'Angleterre, mon oncle, répondit Guccio. Le retour par Neauphle lui paraissait une corvée, mais qu'il acceptait de bon gré ; toute sa curiosité, tous ses rêves d'adolescent étaient déjà

98

LES ROIS MAUDITS

tournés vers Londres. Il allait traverser la mer pour la première fois...

La vie de marchand lombard était décidément une vie agréable, et qui ménageait de belles surprises. Partir, courir les routes, porter aux princes des messages secrets...

Le vieil homme contempla son neveu avec un air de profonde tendresse.

Guccio était la seule affection de ce cour rusé et usé.

- Tu vas faire un beau voyage, et je t'envie, dit-il. Peu de gens à ton ‚ge ont Poccasion de voir autant de pays. Instruis-toi, fouine, furète, regarde tout, fais parler çt parle peu. Prends garde à qui t'offre à boire ; ne donne pas aux filles plus d'argent qu'elles ne valent, et veille bien à te découvrir devant les processions... Et si tu croises un roi sur ton chemin, fais en sorte qu'il ne m'en co˚te pas cette fois un cheval ou un éléphant.

- Est-il vrai, mon oncle, demanda Guccio en souriant, que Madame Isabelle est aussi belle qu'on le dit?

II

LA ROUTE DE LONDRES

Certaines gens rêvent toujours de départs et d'aventures pour se donner, aux yeux des autres et d'eux-mêmes, des manières de héros. Puis, quand ils sont au milieu de l'affaire et qu'un péril survient, ils se mettent à

penser: "quelle sottise m'a donc poussé, et qu'avais-je besoin de venir me fourrer o˘ je suis? " C'était tout juste le cas du jeune Guccio Baglioni.

Il n'avait rien tant désiré que de connaître la mer. Mais maintenant qu'il était dessus, il aurait payé fort cher pour être ailleurs.

On se trouvait en pleines marées d'équinoxe, et les navires n'avaient guère été nombreux ce jour-là à lever l'ancre. Faisant un peu le fendant sur les quais de Calais, la dague au côté et le manteau rejeté sur l'épaule, Guccio avait enfin trouvé un patron de bateau qui voul˚t bien l'embarquer. Ils étaient partis au soir, et la tempête s'était levée presque à la sortie du port. Enfermé dans un réduit ménagé sous le pont, près du grand m‚t...

"c'est l'endroit o˘ cela bouge le moins", avait dit le patron... et o˘ un bat-flanc de bois servait de couchette, Guccio était en train de passer la pire nuit de sa vie.

Les vagues frappaient comme à coups de bélier contre le bateau, et Guccio sentait le monde basculer autour de lui. Il roulait du bat-flanc sur le plancher et se débattait longuement dans une obscurité totale, tantôt heurtant la charpente et tantôt les paquets de cordages durcis par l'eau.

La coque semblait sur le point d'éclater. Entre deux halètements de la tempête, Guccio entendait les voiles claquer et des masses d'eau s'effondrer sur le pont. Il se demandait si tout l'équipage n'avait pas été

balayé, et s'il n'était pas seul survivant à bord d'un navire désemparé que le flot lançait contre le ciel pour le rejeter aussitôt vers les abîmes.

" S˚rement je vais mourir, se disait Guccio. Comme c'est sot de mourir de la sorte, à mon ‚ge, englouti au milieu de la mer. Jamais je 100

LES ROIS MAUDITS

ne reverrai Paris, ni Sienne, ni ma famille, jamais je ne reverrai le soleil. Si seulement j'avais attendu un jour ou deux à Calais ! quelle sottise ! Mais si j'en ressers, par la Madone, je reste à Londres, je me fais débardeur, faquin, n'importe quoi, mais jamais je ne repose le pied sur un bateau. "

Enfin, il entoura des deux bras le pied du grand m‚t et, à genoux dans le noir, cramponné, tremblant, l'estomac malade, les vêtements trempés, il attendit sa fin en promettant des ex-voto à Santa Maria délie Nevi, à Santa Maria délia Scala, à Santa Maria dei Servi, à Santa Maria del Carminé, autant dire à toutes les églises de Sienne qu'il connaissait.

Avec Taube, la tempête se calma. Guccio, épuisé, regarda autour de lui: les caisses, les voiles, les prélarts, les ancres et les cordages s'entassaient dans un effrayant désordre; au fond du bateau, sous le plancher disjoint, une nappe d'eau clapotait.

La trappe qui donnait accès au pont s'ouvrit, et une voix rude cria :

- Holà! Signor! Avez-vous pu dormir?

- Dormir? répondit Guccio sur un ton plein de rancune. Je pourrais aussi bien être mort.

On lui lança une échelle de corde et on l'aida à se hisser sur le pont. Un grand souffle froid l'enveloppa et le fit frissonner sous ses vêtements mouillés.

- Vous ne pouviez donc pas m'avertir qu'on aurait une tempête? dit Guccio au patron du b‚timent.

- Bah! mon gentilhomme, il est vrai que nous avons eu une mauvaise nuit.

Mais vous sembliez si pressé... Et puis pour nous, vous savez, c'est chose courante, répondit le patron. Maintenant nous sommes près de la côte.

C'était un vieil homme robuste, au poil gris ; il regardait Guccio de manière un peu goguenarde.

Tendant le bras vers une ligne blanch‚tre qui sortait de la brume, il ajouta:

- C'est Douvres, là-bas.

Guccio soupira, en serrant contre lui son manteau.

- Dans combien de temps arriverons-nous? L'autre haussa les épaules et répondit :

- Deux ou trois heures, pas plus, car le vent souffle du Levant.

Sur le pont, trois matelots étaient étendus, recrus de fatigue. Un autre, accroché au timon du gouvernail, mordait dans un morceau de viande salée, sans quitter des yeux la proue du navire et la côte d'Angleterre.

Guccio s'assit auprès du vieux marin, à l'abri d'une petite cloison de planches qui coupait le vent, et, malgré le jour, le froid et la houle, il tomba endormi.

Lorsqu'il se réveilla, le port de Douvres étalait devant lui son bassin LE ROI DE FER

101

rectangulaire et ses rangées de maisons basses aux murs grossiers, aux toits chargés de pierres. A droite de la passe se détachait la demeure du shérif, gardée par des hommes en armes. Le quai, encombré de marchandises empilées sous des auvents, grouillait d'une foule bruyante. La brise charriait des odeurs de poisson, de goudron et de bois pourri. Des pêcheurs circulaient, traînant leurs filets et portant leurs lourdes rames sur l'épaule. Des enfants tiraient sur le pavé des sacs plus gros qu'eux.

Le bateau, voiles amenées, entra dans le bassin. La jeunesse a vite fait de récupérer à la fois ses forces et ses illusions. Les dangers surmontés ne servent qu'à lui donner davantage confiance en elle-même et à la pousser vers d'autres entreprises. Il avait suffi à Guccio d'un sommeil de deux heures pour oublier ses frayeurs de la nuit. Il n'était pas loin de s'attribuer tout le mérite d'avoir dominé la tempête ; il y voyait un signe de sa bonne étoile. Debout sur le pont, dans une pose de conquérant, la main serrée sur un cordage, il regardait avec une curiosité passionnée venir à lui le royaume d'Isabelle.

Le message de Robert d'Artois cousu dans son vêtement et la bague d'argent enfermée dans sa bougette lui semblaient les gages d'un grand avenir. Il allait entrer dans l'intimité du pouvoir, connaître des rois et des reines, savoir le contenu des traités les plus secrets. Avec ivresse, il devançait le temps; il se voyait déjà un prestigieux ambassadeur, confident écouté

des puissants de la terre, devant qui les plus hauts personnages s'inclinaient. Il participerait aux conseils des princes... N'avait-il pas l'exemple de ses compatriotes Biccio et Musciato Guardi, les deux fameux financiers toscans que les Français appelaient Biche et Mouche, et qui avaient été pendant plus de dix ans les trésoriers, les ambassadeurs, les familiers de l'austère Philippe le Bel? Il ferait mieux qu'eux, et un jour on raconterait l'histoire de l'illustre Guccio Baglioni débutant dans la vie en manquant de renverser le roi de France au coin d'une rue... La rumeur du port lui parvenait comme déjà une acclamation.

Le vieux marin jeta une planche entre le bateau et le quai. Guccio paya le prix de son passage et quitta la mer pour la terre ferme.

Ne transportant pas de marchandises, il n'eut point à passer par les

"traites", c'est-à-dire les douanes. Au premier gamin qu'il rencontra, il demanda d'être conduit chez le Lombard du lieu.

Les banquiers et marchands italiens de cette époque possédaient leur propre organisation de courrier et de fret. Formés en "compagnies" qui portaient le nom de leur fondateur, ils avaient des comptoirs dans toutes les villes principales et dans les ports; ces comptoirs étaient à la fois une succursale de banque, un bureau de poste privé et une agence de voyage.

Le Lombard de Douvres appartenait à la compagnie Albizzi. Il fut 102

LES ROIS MAUDITS

heureux de recevoir le neveu du chef de la compagnie Tolomei, et le traita du mieux qu'il put. Chez lui, Guccio trouva à se laver; ses vêtements furent sèches et repassés; il changea son or français contre de l'or anglais, et prit un fort repas tandis qu'on lui apprêtait un cheval.

Tout en mangeant, Guccio raconta la tempête qu'il avait essuyée, en s'y donnant un rôle avantageux.

Il y avait là un homme arrivé de la veille, qui s'appelait Boccacio, ou Boccace, et qui était voyageur pour le compte de la compagnie Bardi. Il venait lui aussi de Paris, et avait assisté avant son départ au supplice de Jacques de Molay; il avait, de ses oreilles, entendu la malédiction, et il se servait, pour décrire cette tragédie, d'une ironie précise et macabre qui enchanta la tablée italienne. C'était un personnage d'une trentaine d'années au visage intelligent et vif, avec des lèvres minces, et un regard qui semblait s'amuser de tout. Comme il se rendait également à Londres, Guccio et lui décidèrent de faire chemin ensemble.

Ils partirent au milieu du jour.

Se souvenant des conseils de son oncle, Guccio fît parler son compagnon, qui d'ailleurs ne demandait que cela. Le signor Boccace semblait avoir beaucoup vu. Il était allé partout, en Sicile, en Vénétie, en Espagne, en Flandre, en Allemagne, jusqu'en Orient, et s'était tiré avec habileté de bien des aventures ; il connaissait les mours de tous ces pays, avait son opinion personnelle sur la valeur comparée des religions, méprisait assez les moines et détestait l'Inquisition. Il paraissait aussi s'intéresser aux femmes; il laissait entendre qu'il en avait pratiqué beaucoup, et connaissait sur une foule d'entre elles, illustres ou obscures, de curieuses anecdotes. Il faisait peu de cas de leur vertu, et son langage s'épiçait, à leur propos, d'images qui rendaient Guccio songeur. Un esprit libre, ce signor Boccace, et tout à fait au-dessus du commun.

- J'aurais aimé écrire tout cela si j'avais eu le temps, dit-il à Guccio, toute cette moisson d'histoires et d'idées que j'ai récoltées au long de mes voyages.

- que ne le faites-vous, signor? répondit Guccio. L'autre soupira, comme s'il avouait quelque rêve inexaucé.

- Trop tard... On ne devient pas clerc à mon ‚ge, dit-il. quand on a pour métier de gagner de l'or, après trente ans on ne peut plus rien faire d'autre. Et puis si j'écrivais tout ce que je sais, je risquerais d'être br˚lé.

Cette marche au botte à botte avec un compagnon plein d'intérêt, à travers une belle campagne verte, enchanta Guccio. Il aspirait avec plaisir l'air printanier ; les fers des chevaux chantaient à ses oreilles une chanson heureuse, et il prenait aussi bonne opinion de lui-même que s'il avait partagé toutes les aventures de son voisin.

LE ROI DE FER

103

Au soir, ils s'arrêtèrent dans une auberge. Les haltes du voyage disposent aux confidences. Tout en buvant devant le feu des pichets de godale, forte bière épicée au genièvre, au piment et aux clous de girofle, le signor Boccace raconta à Guccio qu'il avait une maîtresse française, dont lui était né, l'an passé, un garçon baptisé Giovanni.

- On dit que les enfants nés hors mariage sont plus vifs et plus vigoureux que les autres, remarqua sentencieusement Guccio, qui avait quelques bonnes banalités à sa disposition pour nourrir la conversation.

- Sans doute Dieu leur fait-il des dons d'esprit et de corps pour compenser ce qu'il leur ôte d'héritage et de respect, répondit le signor Boccace.

- Celui-là, en tout cas, aura un père qui pourra lui apprendre beaucoup.

- A moins qu'fl n'en veuille à son père de l'avoir mis au jour dans de si mauvaises conditions, dit le voyageur des Bardi.

Ils dormirent dans la même chambre. Au petit matin, ils reprirent la route.

Des lambeaux de brume collaient encore à la terre. Le signor Boccace se taisait ; il n'était pas un homme de l'aube.

Le temps était frais, et le ciel s'éclaircit bientôt. Guccio découvrait une contrée dont la gr‚ce le ravissait. Les arbres étaient encore nus, mais l'air sentait la sève, et la terre était déjà verte d'une herbe fraîche et tendre. D'innombrables haies découpaient les champs et les collines. Le paysage vallonné, ourlé de forêts, l'éclat vert et bleu de la Tamise aperçue du haut d'une côte, une meute filant à travers prés, suivie par des cavaliers, tout séduisit Guccio. "La reine Isabelle a un beau royaume", se disait-il.

A mesure que les lieues passaient, cette reine prenait de plus en plus de place dans ses pensées. Tout en accomplissant sa mission, pourquoi n'essaierait-il pas de plaire? L'histoire des princes et des empires offrait maints exemples de choses plus étonnantes. " Pour être reine, elle n'en est pas moins femme ; elle a vingt-deux ans et son époux ne l'aime pas. Les seigneurs anglais ne doivent pas oser la courtiser, de peur de déplaire au roi. Tandis que moi j'arrive, je suis messager secret; pour venir j'ai bravé la tempête... je mets un genou en terre, je la salue d'un grand coup de bonnet, je baise le bas de sa robe... "

Déjà il polissait les mots par lesquels il allait placer son cour au service de la jeune souveraine blonde... "Madame, je ne suis point noble, mais je suis libre citoyen de Sienne, et je vaux bien mon gentilhomme. J'ai dix-huit ans, et ne connais pas de plus cher désir que celui de contempler votre beauté, et de vous faire offre de mon ‚me et de mon sang..."

- Nous voici bientôt arrivés, dit le signor Boccace.

Ils avaient atteint les faubourgs de Londres sans que Guccio s'en f˚t 104

LES ROIS MAUDITS

aperçu. Les maisons se rapprochaient le long de la route; la bonne odeur de forêt avait disparu ; Pair sentait la tourbe br˚lée.

Guccio regardait autour de lui avec surprise. Son oncle Tolomei lui avait annoncé une ville extraordinaire, et il ne voyait qu'une interminable succession de villages faits de masures aux murs noirs, avec des ruelles sales o˘ passaient des femmes chargées de lourds fardeaux, des enfants en guenilles et des soldats de mauvaise mine.

Soudain, dans un grand concours de gens, de chevaux et de charrois, les voyageurs se trouvèrent devant le pont de Londres. Deux tours carrées en fortifiaient l'entrée, entre lesquelles, le soir, on tendait des chaînes et l'on fermait d'énormes portes. La première chose que remarqua Guccio, ce fut une tête humaine, toute sanglante, plantée sur l'une des piques qui hérissaient ces portes. Les corbeaux tournaient autour de ce visage aux yeux crevés.

- La justice du roi des Anglais a fonctionné ce matin, dit le signor Boccace. C'est ainsi que finissent ici les criminels, ou ceux qu'on dit tels pour s'en débarrasser.

- Curieuse enseigne pour accueillir les étrangers, dit Guccio.

- Une manière de leur faire connaître qu'ils n'arrivent point dans une ville de fleurette et de tendresse.

Ce pont était le seul qui f˚t alors jeté sur la Tamise ; il formait une véritable rue construite au-dessus de l'eau et dont les maisons de bois, pressées les unes contre les autres, abritaient toutes sortes de négoces.

Vingt arches de soixante pieds de haut soutenaient cet extraordinaire édifice. Il avait fallu près de cent ans pour le b‚tir, et les Londoniens en étaient fort orgueilleux.

Une eau trouble bouillonnait autour des arches ; du linge séchait aux fenêtres ; des femmes vidaient des seaux dans le fleuve.

En comparaison du pont de Londres, le Ponte Vecchio, à Florence, ne semblait qu'un jouet, et l'Arno, auprès de la Tamise, qu'un ruisselet.

Guccio en fit la remarque à son compagnon.

- C'est quand même nous qui apprenons tout aux autres peuples, répondit celui-ci.

Il leur fallut presque un tiers d'heure pour passer de l'autre côté, tant la foule était dense, et tenaces les mendiants qui les accrochaient par la botte.

En arrivant sur l'autre rive, Guccio aperçut, à main droite, la tour de Londres dont l'énorme masse blanche se détachait sur le ciel gris ; puis, à

la suite du signor Boccace, il s'enfonça dans la Cité. Le bruit et l'agitation qui régnaient dans les rues, la rumeur des voix étrangères, le ciel plombé, la lourde odeur de fumée qui imprégnait la ville, les cris qui sortaient des tavernes, l'audace des filles effrontées, la brutalité des soldats braillards, surprirent Guccio.

Au bout de trois cents pas, les voyageurs tournèrent à gauche dans LE ROI DE FER

105

Lombard Street, o˘ toutes les banques italiennes avaient leur établissement. Maisons de peu de mine sur l'extérieur, à un étage, deux au plus, mais fort bien entretenues, avec des portes cirées et des grilles aux fenêtres. Le signor Boccace laissa Guccio devant la banque Albizzi. Les deux compagnons de route se séparèrent avec beaucoup de chaleur, se félicitèrent mutuellement de leur amitié naissante, et se promirent de se revoir très vite, à Paris.

III

WESTMINSTER

Messer Albizzi était un homme grand, sec, au long visage brun, avec des sourcils épais et des touffes de cheveux noirs qui sortaient de dessous son bonnet. Il montra au visiteur une affabilité tranquille et seigneuriale.

Debout, le corps serré dans une robe de velours bleu sombre, la main posée sur son écritoire, Albizzi avait l'allure d'un prince toscan.

Tandis que s'échangeaient les compliments d'usage, le regard de Guccio allait des hauts sièges de chêne aux tentures de Damas, des tabourets incrustés d'ivoire aux riches tapis qui couvraient le sol, de la cheminée monumentale aux flambeaux d'argent massif. Et le jeune homme ne pouvait s'empêcher de faire une évaluation rapide : " Ces tapis... quarante livres, s˚rement... ces flambeaux, le double... La maison, si chaque chambre est à

la mesure de celle-ci, vaut trois fois plus que celle de mon oncle. " Car pour se rêver ambassadeur secret et chevalier servant, Guccio n'en était pas moins marchand, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de marchands.

- Vous auriez d˚ embarquer sur un de mes navires... car nous sommes aussi armateurs... et prendre par Boulogne, dit messer Albizzi, et ainsi, mon cousin, vous auriez fait plus confortable traversée.

Il fit servir de l'hypocras, vin aromatisé qu'on buvait en mangeant des dragées. Guccio expliqua le but de son voyage.

- Votre oncle Tolomei, que j'estime fort, a été avisé de vous envoyer à

moi, dit Albizzi en jouant avec le gros rubis qu'il portait à la main droite. Hugh Le Despenser est de mes principaux clients, et obligés. Nous allons par lui arranger l'entrevue.

- N'est-ce pas l'ami du cour du roi Edouard? interrogea Guccio.

- La maîtresse vous voulez dire, la favorite, le pique-bouquet du roi !

Non; je parle de Hugh Le Despenser le père. Son influence est plus secrète, mais elle est grande. Il se sert habilement de la bougrerie de LE ROI DE FER

107

son fils, et si les choses continuent comme elles vont, il est en passe de commander au royaume.

- Mais, dit Guccio, c'est la reine qu'il me faut voir, non le roi.

- Mon jeune cousin, répondit Albizzi avec un sourire, ici comme ailleurs se trouvent des gens qui, n'appartenant ni à un parti ni à l'adverse, profitent des deux en jouant de l'un sur l'autre. Je sais ce que je puis faire.

Il appela son secrétaire et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu'il scella.

- Vous irez à Westmoutiers ce jour d'hui, après dîner, mon cousin, dit-îl une fois qu'il eut expédié le secrétaire porteur du billet. Je pense que la reine vous donnera audience. Vous serez pour tous un marchand de pierres précieuses et d'orfèvrerie, venu exprès d'Italie et recommandé par moi. En présentant vos bijoux à la reine, vous pourrez lui remettre votre message.

Il alla vers un coffre, l'ouvrit, et en tira uae grande boîte plate de bois précieux à ferrures de cuivre.

- Voici vos lettres de créance, ajouta-t-il.

Guccio souleva le couvercle. Des bagues, des agrafes et fermaux, des perles montées en pendentifs, un collier d'émeraudes et de rubis reposaient sur un lit de velours.

- Et si la reine voulait acquérir un de ces joyaux, que ferais-je? Albizzi sourit.

- La reine ne vous achètera rien directement, car elle n'a pas d'argent avoué, et l'on surveille sa dépense. Si elle désire une chose, elle me le laissera savoir. Je lui ai fait confectionner, le mois passé, trois aumônières qui me sont dues encore.

Après le repas, dont Albizzi s'excusa qu'il f˚t menu d'ordinaire mais qui était digne d'une table de baron, Guccio se rendit à Westminster. Il était accompagné d'un valet de la banque, sorte de garde du corps, taillé en buffle, et qui portait le coffret lié à sa ceinture par une chaîne de fer.

Guccio avançait, le menton levé, avec un grand air de fierté, et contemplait la ville comme s'il allait le lendemain en être propriétaire.

Le palais, imposant par ses proportions gigantesques, mais surchargé de fioritures, lui parut d'assez mauvais go˚t comparé à ce qui se construisait en Toscane, et particulièrement à Sienne, dans ces années-là. " Ces gens manquent déjà de soleil, et il semble qu'ils fassent tout pour empêcher de passer le peu qu'ils en ont ", pensa-t-il.

Il arriva par l'entrée d'honneur. Les hommes du corps de garde se chauffaient autour de grosses b˚ches. Un écuyer s'approcha.

- Signor Baglioni? Vous êtes attendu. Je vais vous conduire, dit-il en français.

Toujours escorté du valet qui portait le coffret à bijoux, Guccio 108

LES ROIS MAUDITS

suivit l'écuyer. Ils traversèrent une cour entourée d'arcades, puis une autre, puis gravirent un large escalier de pierre et pénétrèrent dans les appartements. Les vo˚tes étaient très hautes, étrangement sonores. A mesure qu'il avançait à travers une succession de salles glacées et sombres, Guccio s'efforçait en vain de conserver sa belle assurance, mais il avait l'impression de rapetisser. Il vit un groupe de jeunes hommes dont il distingua les riches costumes brodés, les cottes garnies de fourrure; au flanc gauche de chacun brillait la poignée d'une épée. C'était la garde de la reine.

L'écuyer dit à Guccio de l'attendre et le laissa là, parmi les gentilshommes qui le considéraient d'un air narquois et échangeaient des remarques qu'il n'entendait pas.

Soudain Guccio se sentit gagné par une inquiétude sourde. Si quelque imprévu allait se produire? Si dans cette cour qu'il savait déchirée d'intrigues, il allait passer pour suspect? Si, avant qu'il n'ait vu la reine, on se saisissait de lui, on le fouillait, on découvrait le message?

quand l'écuyer, revenant le chercher, lui toucha la manche, il sursauta. Il prit le coffret des mains du serviteur d'Albizzi ; mais, dans sa h‚te, il oublia que le coffret était attaché à la ceinture du porteur, lequel fut projeté en avant. La chaîne s'embrouilla. Il y eut des rires, et Guccio éprouva l'irritation du ridicule. Si bien qu'il entra chez la reine humilié, empêtré, confus, et qu'il se trouva devant elle avant même de l'avoir vue.

Isabelle était assise. Une jeune femme au visage étroit, au maintien raide, se tenait debout auprès d'elle. Guccio mit un genou à terre et chercha un compliment qui ne vint point. La présence d'une tierce personne augmentait son désarroi. Mais par quelle sotte illusion s'était-il figuré que la reine serait seule pour le recevoir?

Ce fut elle qui parla.

- Lady Le Despenser, voyons les bijoux que nous porte ce jeune Italien, et si ce sont vraiment les merveilles qu'on dit.

Ce nom de Despenser acheva de troubler Guccio. quel pouvait être le rôle d'une Despenser dans l'intimité de la reine?

S'étant relevé sur un geste d'Isabelle, il ouvrit le coffret et le présenta. Lady Le Despenser, y ayant à peine jeté un regard, dit d'une voix brève et sèche:

- Ces bijoux sont fort beaux en effet ; mais nous n'en avons que faire.

Nous ne pouvons pas les acheter, Madame. La reine eut un mouvement d'humeur:

- Alors pourquoi votre beau-père m'a-t-il pressée de voir ce marchand?

- Pour obliger Albizzi, je pense ; mais nous devons déjà trop à ce dernier pour acquérir encore.

LE ROI DE FER

109

- Je sais, Madame, dit alors la reine, que vous, votre époux et tous vos parents avez si grand soin des deniers du royaume qu'on pourrait croire que ce sont les vôtres. Mais ici, vous tolérerez que je dispose de ma cassette ou, à tout le moins, de ce qu'on m'en a laissé... J'admire d'ailleurs, Madame, que lorsqu'il vient au palais quelque étranger ou marchand, on éloigne toujours, comme par accident, mes dames françaises, afin que votre belle-mère ou vous-même me teniez une compagnie qui ressemble plutôt à une garde. J'imagine que si ces mêmes joyaux sont présentés à mon époux et au vôtre, ceux-ci en trouveront bien l'usage pour s'en parer l'un l'autre comme femmes ne l'oseraient point.

Le ton était uni et froid; mais en chaque parole éclatait le ressentiment d'Isabelle contre cette famille qui, en même temps qu'elle déshonorait la couronne, mettait le Trésor au pillage. Car non seulement les Despenser, père et mère, s'enrichissaient de l'amour que le roi portait à leur fils, mais l'épouse elle-même consentait au scandale et y prêtait la main.

Vexée de l'algarade, Eleanor le Despenser se retira dans un coin de l'immense pièce, mais sans cesser d'observer la reine et le jeune Siennois.

Guccio, reprenant un peu de cet aplomb qui d'ordinaire lui était naturel et aujourd'hui lui faisait si malencontreusement défaut, osa enfin regarder la reine. C'était l'instant ou jamais de faire comprendre à celle-ci qu'il plaignait ses malheurs et souhaitait la servir. Mais il rencontra une telle froideur, une telle indifférence, qu'il en eut le cour gelé. Les yeux bleus d'Isabelle avaient la même fixité que ceux de Philippe le Bel. Le moyen d'aller déclarer à une telle femme : " Madame, on vous fait souffrir et je veux vous aimer"?

Tout ce que put Guccio fut de désigner l'énorme bague d'argent, qu'il avait placée dans un coin du coffret, et de dire:

- Madame, me ferez-vous la faveur de considérer ce cachet et d'en remarquer la ciselure?

La reine prit la bague, y reconnut les trois ch‚teaux d'Artois gravés dans le métal, releva son regard sur Guccio.

- Ceci me plaît à voir, dit-elle. Avez-vous d'autres objets qui soient travail de même main?

Guccio sortit de son vêtement le message en disant :

- Les prix en sont inscrits ici.

- Approchons-nous du jour, que je les voie mieux, répondit Isabelle.

Elle se leva et, accompagnée de Guccio, gagna l'embrasure d'une fenêtre o˘

elle put lire le message tout à loisir.

- Retournez-vous à Paris? murmura-t-elle.

110

LES ROIS MAUDITS

- Aussitôt qu'il vous plaira de me l'ordonner, Madame, répondit Guccio du même ton.

- Dites alors à Monseigneur d'Artois que je me rendrai en France dans les proches semaines, et que j'agirai comme j'en suis convenue avec lui.

Son visage s'était un peu animé ; mais son attention se portait tout entière sur le message, et nullement sur le messager.

Un souci royal de bien payer ceux qui la servaient lui fit cependant ajouter :

- Je dirai à Monseigneur d'Artois qu'il vous récompense de votre peine mieux que je ne saurais le faire en cet instant.

- L'honneur de vous voir et de vous obéir, Madame, est certes la plus belle récompense.

Isabelle remercia d'un bref mouvement de tête, et Guccio comprit qu'entre une arrière-petite-fille de Monseigneur Saint Louis et le neveu d'un banquier toscan il y avait des distances qui ne se franchissaient point.

A voix bien haute, afin que la Despenser entendît, Isabelle prononça :

- Je vous ferai connaître par Albizzi ce que je déciderai concernant ce fermail. Adieu, messer. Et elle le congédia du geste.

IV LA CR…ANCE

En dépit de la courtoisie d'Albizzi, qui lui offrait de demeurer quelques jours, Guccio quitta Londres dès le lendemain, assez mécontent de lui-même.

Il avait pourtant parfaitement rempli sa mission, et sur ce point ne méritait que des éloges. Mais il ne se pardonnait pas, lui, libre citoyen de Sienne, et qui par là se jugeait l'égal de tout gentilhomme sur la terre, de s'être à ce point laissé troubler par une présence royale. Car il aurait beau faire, il ne pourrait jamais se cacher que la parole lui avait manqué lorsqu'il s'était trouvé devant la reine d'Angleterre, laquelle ne l'avait même pas honoré d'un sourire. " C'est une femme comme une autre après tout ! qu'avais-je donc à si fort trembler? " se répétait-il avec humeur. Mais il se disait cela alors qu'il était bien loin de Westminster.

N'ayant pas, comme à l'aller, rencontré de compagnon, il cheminait seul, rem‚chant son dépit. Cet état d'esprit ne le quitta pas de tout le voyage, et ne fit même que s'exaspérer, à mesure que les lieues passaient.

Parce qu'il n'avait pas reçu à la cour d'Angleterre l'accueil qu'il escomptait, parce qu'on ne lui avait pas, sur sa seule mine, rendu des honneurs de prince, il s'était fait l'opinion, lorsqu'il remit le pied en France, que les Anglais constituaient une nation barbare. quant à la reine Isabelle, si elle était malheureuse, si son mari la bafouait, elle ne recevait là qu'à proportion de son mérite. "Comment? On traverse la mer, on risque sa vie pour elle, et l'on n'est pas plus remercié que si l'on était un valet ! Ces gens-là ont de grands airs appris, mais point de manières de cour, et ils rebutent les meilleurs dévouements. Ils n'ont point à

s'étonner d'être si mal aimés et si bien trahis. "

La jeunesse ne renonce pas aisément à ses désirs d'importance. Sur les mêmes routes o˘, quatre jours plus tôt, il s'était cru déjà ambassadeur et amant royal, Guccio se disait rageusement : " J'aurai 112

LES ROIS MAUDITS

ma revanche. " Comment? Sur qui? Il n'en savait rien. Mais il lui fallait une revanche.

Et d'abord, puisque le destin et le dédain des rois voulaient le maintenir dans sa condition de Lombard il allait se montrer un Lombard comme on en avait rarement vu. Un banquier puissant, audacieux et retors ; un prêteur impitoyable. Son oncle l'avait chargé de passer par le comptoir de Neauphle pour recouvrer une créance? Eh bien ! les débiteurs ignoraient quelle foudre allait s'abattre sur leur dos !

Prenant par Pontoise pour bifurquer à travers l'Ile-de-France, Guccio arriva à Neauphle-le-Vieux le jour de la Saint-Hugues.

Le comptoir Tolomei occupait'Une maison proche de l'église, sur la place du bourg. Guccio y entra d'un pas de maître, se fit montrer les registres, houspilla son monde. A quoi le commis principal était-il bon? Faudrait-il que lui, Guccio Baglioni, propre neveu du chef de la Compagnie, se dérange

‚t pour chaque créance en souffrance? Et d'abord, qui étaient ces ch

‚telains de Cressay qui devaient trois cents livres? On le renseigna. Le père était mort; oui, cela Guccio le savait. Et puis? Il y avait deux fils, vingt et vingt-deux ans. que faisaient-ils? Ils chassaient... Des fainéants, évidemment. Il y avait aussi une fille, seize ans... laide certainement, décida Guccio. Et une mère, qui faisait marcher la maison depuis le décès du sire de Cressay. Des gens de bonne noblesse, mais sans un sou vaillant... Combien valaient leur ch‚teau, leurs champs? Huit cents, neuf cents livres. Ils avaient un moulin, et une trentaine de serfs sur leurs terres.

- Et vous n'arrivez pas à les faire payer? s'écria Guccio. Vous allez voir, avec moi, si cela va durer longtemps! Comment s'appelle le prévôt de Montfort? Portefruit? Très bien. Si ce soir ils n'ont pas remboursé, je vais trouver le prévôt15 et je les fais saisir. Voilà !

Il se remit en selle et partit au grand trot pour Cressay, comme s'il allait enlever une place forte à lui tout seul. " Mon or ou la saisie...

mon or ou la saisie. Et ils iront s'adresser à Dieu ou à ses saints. "

Cressay, à une demi-lieue de Neauphle, était un hameau b‚ti à flanc de val au bord de la Mauldre, rivière qu'on pouvait franchir d'un bon saut de cheval.

Le ch‚teau qu'aperçut Guccio n'était en vérité qu'un petit manoir assez délabré, sans fossé d'enceinte puisque la rivière lui servait de défense, avec des tourelles basses et des abords boueux. Tout y montrait la pauvreté

et le mauvais entretien. Les toitures s'affaissaient en plusieurs places; le pigeonnier paraissait peu garni; les murs moussus avaient des lézardes, et les bois voisins présentaient des saignées profondes.

"Tant pis. Mon or ou la saisie", se répétait Guccio en passant la porte.

LE ROI DE FER

113

Mais quelqu'un avait eu la même idée un peu avant lui, et c'était précisément le prévôt Portefruit.

Dans la cour, il y avait grand remue-ménage. Trois sergents royaux, b‚ton à

fleur de lis en main, affolant de leurs ordres quelques serfs guenilleux, faisaient rassembler le bétail, lier les boufs par couple, et monter du moulin des sacs de grain qu'on jetait dans un chariot de la prévôté. Les cris des sergents, les galopades des paysans terrifiés, les bêlements d'une vingtaine de brebis, les cris de la volaille, produisaient un beau vacarme.

Personne ne se soucia de Guccio ; personne ne vint lui prendre son cheval dont il attacha lui-même la bride à un anneau. Un vieux paysan passant auprès de lui dit simplement :

- Le malheur est sur cette maison. Le maître serait présent qu'il en crèverait une deuxième fois. C'est pas justice !

La porte de la demeure était ouverte et il en venait les éclats d'une violente discussion.

"Il paraît que je n'arrive pas le bon jour", pensa Guccio, dont la mauvaise humeur ne faisait que grandir.

Il monta les marches du seuil et, se guidant sur les voix, pénétra dans une salle sombre, aux murs de pierre et au plafond à poutres.

Une jeune fille, qu'il ne prit pas la peine de regarder, vint à sa rencontre.

- Je viens pour affaire et voudrais parler aux maîtres de Cressay, dit-il.

- Je suis Marie de Cressay. Mes frères sont là, et ma mère aussi, répondit la jeune fille d'une voix hésitante, en montrant le fond de la pièce. Mais ils sont fort retenus pour l'heure...

- N'importe, j'attendrai, dit Guccio.

Et, pour affirmer sa volonté, il alla se planter devant la cheminée et tendit sa botte au feu.

Au bout de la salle, on criait ferme. Encadrée de ses deux fils, l'un barbu, l'autre glabre, mais tous deux grands et rougeauds, la dame de Cressay s'efforçait de tenir tête à un quatrième personnage dont Guccio comprit bientôt qu'il était le prévôt lui-même.

Madame de Cressay, ou dame …liabel pour le voisinage, avait l'oil brillant, la poitrine forte, et portait une quarantaine généreuse en chair dans ses vêtements de veuve16.

- Messire prévôt, criait-elle, mon époux s'est endetté à s'équiper pour la guerre du roi o˘ il a gagné plus de meurtrissures que de profits, tandis que le domaine, sans homme, allait comme il pouvait. Nous avons toujours payé la taille et les aides, et donné l'aumône à Dieu. qui a mieux fait dans la province, qu'on me le dise? Et c'est pour engraisser des gens de votre sorte, messire Portefruit, dont les grands-pères allaient nu-pieds dans les ruisseaux, qu'on vient nous piller!

114

LES ROIS MAUDITS

Guccio regarda autour de lui. quelques escabeaux rustiques, deux chaises à

dossier, des bancs scellés au mur, des coffres, et un grand bat-flanc à

courtine qui laissait apercevoir sa paillasse, constituaient l'ameublement.

Au-dessus de la cheminée était accroché un vieil écu aux couleurs déteintes, le bouclier de bataille du feu sire de Cressay.

- Je ferai plainte au comte de Dreux, continuait dame …liabel.

- Le comte de Dreux n'est point le roi, et ce sont les ordres du roi que j'accomplis, répondit le prévôt.

- Je ne vous crois point, messire. Je ne veux point croire que le roi ordonne de traiter comme malfaiteurs des gens qui ont la chevalerie depuis deux cents années. Ou bien alors le royaume ne va plus guère.

- Au moins laissez-nous du temps ! dit le fils barbu. Nous paierons par petites sommes.

- Finissons ces palabres. Du temps, je vous en ai donné et vous n'avez point payé, coupa le prévôt.

Il avait les bras courts, la face ronde et le ton tranchant.

- Mon labeur n'est point d'entendre vos griefs, mais de faire rentrer les dettes, continua-t-il. Vous devez encore au Trésor trois cent trente livres. Si vous ne les avez point, tant pis ; je saisis et je vends.

Guccio pensa : " Ce gaillard a tout juste le langage que je m'apprêtais à

tenir, et quand il sera passé il ne restera guère à prendre. Mauvais voyage, décidément. Faut-il me mettre tout de suite de la partie?"

Et il se sentit de la hargne envers ce prévôt mal venu qui lui coupait l'herbe sous le pied.

La jeune fille qui l'avait accueilli était demeurée non loin de lui. Il la regarda mieux. Elle était blonde, avec de belles ondes de cheveux qui sortaient de sa coiffe, une peau lumineuse, un corps fin, droit et bien formé. Guccio dut reconnaître qu'il avait trop h‚tivement médit d'elle.

Marie de Cressay, pour sa part, semblait fort gênée qu'un inconnu assist‚t à la scène. Il n'arrivait pas tous les jours qu'un jeune cavalier d'agréable visage, et dont le vêtement disait assez la richesse, pass‚t par ces campagnes; c'était vraiment malchance que cela se produisît justement quand la famille se montrait sous son plus mauvais jour.

Là-bas, au bout de la salle, la discussion se poursuivait.

- N'est-ce pas assez de perdre son époux, qu'on doive encore payer six cents livres pour conserver son toit? Je ferai plainte au comte de Dreux, répétait dame …liabel.

- Nous vous en avons déjà versé deux cent septante, que nous avons d˚

emprunter, dit le fils barbu.

- Nous saisir, c'est nous réduire à famine, et nous vendre, c'est nous vouloir morts, dit le second fils.

- Les ordonnances sont les ordonnances, répliqua le prévôt ; je sais mon droit ; je fais la saisie et je ferai la vente.

LE ROI DE FER

115

Vexé comme un acteur dépossédé de son rôle, Guccio dit à la jeune fille:

- Ce prévôt m'est bien odieux. que vous veut-il?

- Je ne sais, et mes frères guère davantage; nous comprenons peu à ces choses, répondit-elle. Il s'agit de la taille de mutation, après le trépas de notre père.

- Et c'est pour cela qu'il réclame six cents livres? dit Guccio en plissant le front.

- Ah ! messire, nous avons le malheur sur nous, murmura-t-elle.

Leurs regards se rencontrèrent, se retinrent un instant, et Guccio crut que la jeune fille allait pleurer. Mais non ; elle tenait bon contre l'adversité, et ce ne fut que par pudeur qu'elle détourna ses belles prunelles bleu sombre.

Guccio réfléchissait. Soudain, par une grande volte à travers la salle, il vint se planter devant l'agent de l'autorité et lança :

- Permettez, messire prévôt! Ne seriez-vous point un peu en train de voler?

Stupéfait, le prévôt lui fit face et lui demanda qui il était.

- Il n'importe, répliqua Guccio, et souhaitez ne point l'apprendre trop vite, si par malchance vos comptes n'étaient pas justes. Mais j'ai, moi aussi, quelque raison de m'intéresser aux hoirs du sire de Cressay.

Veuillez me dire à combien vous estimez ce domaine.

Comme l'autre essayait de le prendre de haut et menaçait d'appeler ses sergents, Guccio continua:

- Prenez garde ! Vous parlez à un homme qui, voici cinq jours, était l'hôte de Madame la reine d'Angleterre, et qui a le pouvoir, demain, de faire savoir à messire Enguerrand de Marigny comment ses prévôts se comportent.

Alors répondez, messire: que vaut ce domaine?

Ces paroles firent grand effet. Au nom de Marigny, le prévôt s'était troublé; la famille se taisait, attentive, étonnée; et Guccio se sentit comme grandi de deux pouces.

- Cressay est porté aux estimations du bailliage pour trois mille livres, répondit enfin le prévôt.

- Trois mille, vraiment? s'écria Guccio. Trois mille livres, ce manoir de campagne, alors que l'hôtel de Nesle, qui est l'un des plus beaux de Paris et la demeure de Monseigneur le roi de Navarre, est inscrit pour cinq mille livres aux registres de la taille? On estime cher dans votre bailliage.

- Il y a les terres.

- Le tout en vaut neuf cents, au mieux compté, et je le sais de source s˚re.

Le prévôt avait au front, entourant l'oil gauche, une large tache de naissance couleur lie-de-vin. Et Guccio, tout en parlant, fixait cette envie, ce qui achevait de décontenancer le prévôt.

116

LES ROIS MAUDITS

- Voulez-vous me dire maintenant, reprit Guccio, quelle est la taille de mutation?

- quatre sols à la livre, dans le bailliage.

- Vous mentez gros, messire Portefruit. La taille est de deux sols pour les nobles, en tous bailliages. Vous n'êtes pas seul à connaître la loi, nous sommes deux... Cet homme se sert de votre ignorance pour vous gruger comme un coquin, dit Guccio en s'adressant à la famille Cressay. Car il vient vous effrayer en vous parlant au nom du roi, mais il ne vous dit pas qu'il a les impôts et tailles en fermage, qu'il versera au Trésor ce qui est prescrit par les ordonnances, et que tout le surplus, il se le mettra en poche. Et s'il vous fait vendre, qui donc achètera, non pas pour trois mille, mais pour neuf cents, ou cinq cents, ou juste pour la dette, le ch

‚teau de Cressay? Ne serait-ce pas vous, messire prévôt, qui auriez ce beau dessein?

Toute l'irritation de Guccio, ses dépits, sa colère, trouvaient leur emploi et leur exutoire. Il s'échauffait en parlant. Il avait enfin l'occasion d'être important, de se faire respecter, de jouer les hommes forts. Passant allègrement dans le camp qu'il venait attaquer, il prenait la défense des plus faibles et se posait à présent en redresseur de torts.

quant au prévôt, sa grosse face ronde avait p‚li et seule son envie violette au-dessus de l'oil gardait une teinte foncée. Il agitait ses bras trop courts d'un mouvement de canard. Il protestait de sa bonne foi. Ce n'était pas lui qui tenait les comptes. On pouvait avoir fait une erreur...

ses commis, ou bien ceux du bailliage.

- Eh bien ! nous allons les refaire, vos comptes, dit Guccio.

En quelques instants, il lui démontra que les Cressay ne devaient pas, tout additionné, principal et intérêts, plus de cent livres et quelques sols.

- Alors, maintenant, venez donner ordre à vos sergents de délier les boufs, de reporter le blé au moulin et de laisser en paix d'honnêtes gens!

Et, empoignant le prévôt par l'emmanchure, il l'amena jusqu'à la porte.

L'autre s'exécuta et cria aux sergents qu'il y avait erreur, qu'il fallait vérifier, qu'on reviendrait une autre fois, et que, pour l'instant, on remît tout en place. Il croyait en avoir fini, mais Guccio le ramena vers le milieu de la salle, en lui disant :

- Et à présent, rendez-nous cent septante livres. Car Guccio avait si bien pris le parti des Cressay qu'il commençait à dire " nous " en défendant leur cause.

Là, le prévôt s'étrangla de fureur, mais Guccio le calma vite.

- N'ai-je pas entendu tout à l'heure, demanda-t-il, que vous aviez déjà

perçu, par le passé, deux cents et septante livres? Les deux frères acquiescèrent.

LE ROI DE FER

117

- Alors, messire prévôt... cent septante, dit Guccio en tendant la main.

Le gros Portefruit voulut ergoter. Ce qui était versé était versé. Il faudrait voir aux comptes de la prévôté. D'ailleurs, il n'avait pas une telle somme sur lui. Il reviendrait.

- Mieux vaudrait que vous eussiez cet or en votre sac. tes-vous bien s˚r de n'avoir rien récolté aujourd'hui?... Les enquêteurs de messire de Marigny sont rapides, déclara Guccio, et votre intérêt vous commande de clore cette affaire sur-le-champ.

Le prévôt balança un instant. Appeler ses sergents? Mais le jeune homme avait l'air singulièrement vif, et il portait une bonne dague au côté. Et puis il y avait les deux frères Cressay, solidement taillés, et dont les épieux de chasse étaient à portée de main, sur un coffre. Les paysans prendraient s˚rement la cause de leurs maîtres. Mauvaise affaire dans laquelle il valait mieux ne pas s'aventurer, surtout si elle devait venir aux oreilles de Marigny... Il se rendit et, sortant une grosse bougette de dessous son vêtement, il compta le trop-perçu. Seulement alors Guccio le laissa partir.

- Nous nous souviendrons de votre nom, messire prévôt, lui cria-t-il sur la porte.

Et il revint, riant largement, en découvrant toutes ses dents qu'il avait belles, blanches et serrées.

Aussitôt la famille l'entoura, l'accablant de bénédictions, le traitant en sauveur. Dans l'élan général, la belle Marie de Cressay saisit la main de Guccio et y posa ses lèvres ; puis elle parut effrayée de ce qu'elle avait osé.

Guccio, enchanté de lui-même, s'installait à merveille dans son nouveau rôle. Il venait de se conduire selon l'idéal des preux ; il était le chevalier errant arrivant dans un ch‚teau inconnu pour secourir la jeune fille en détresse, délivrer des méchants la veuve et les orphelins.

- Mais enfin, qui êtes-vous, messire, à qui nous devons tant? demanda Jean de Cressay, celui qui portait barbe.

- Je m'appelle Guccio Baglioni; je suis le neveu de la banque Tolomei, et je viens pour la créance.

Le silence se fit dans la pièce. Toute la famille s'entre-regarda avec angoisse et consternation. Et Guccio eut l'impression qu'on le dépouillait d'une belle armure.

Dame …liabel se reprit la première. Elle rafla prestement l'or laissé par le prévôt et, montrant un sourire de façade, elle dit d'un ton enjoué

qu'elle tenait avant toute chose à ce que leur bienfaiteur partage‚t leur dîner.

Elle commença de s'affairer, expédia ses enfants vers diverses t‚ches, puis, les réunissant à la cuisine, elle leur dit :

- Soyons sur nos gardes, c'est tout de même un Lombard. Il faut 118

LES ROIS MAUDITS

toujours se méfier de ces gens-là, surtout quand ils vous ont rendu service. Il est bien regrettable que votre pauvre père ait d˚ recourir à

eux. Montrons à celui-ci, qui d'ailleurs a fort bonne mine, que nous n'avons point d'argent; mais faisons en sorte qu'il n'oublie point que nous sommes nobles.

Par chance, les deux fils avaient, la veille, rapporté de la chasse assez de gibier; on tordit le cou à quelques volailles, et l'on put ainsi accommoder les deux services à quatre plats que commandait l'étiquette seigneuriale. Le premier service fut composé d'un brouet d'Allemagne surmonté d'oufs frits, d'une oie, d'un civet de lapin et d'un lièvre rôti; le second, d'une queue de sanglier en sauce, d'un chapon, de lait lardé et de blanc-manger.

Petit menu, mais qui tranchait toutefois sur l'ordinaire de bouillies de farine et de lentilles au gras dont la famille se contentait le plus souvent.

Tout cela prit du temps à accommoder. Du cellier, on monta de l'hydromel, du cidre, et même les dernières fioles d'un vin un peu piqué. La table fut dressée sur des tréteaux dans la grande salle, contre l'un des bancs. Une nappe blanche tombait jusqu'à terre, que les convives remontèrent sur leurs genoux, afin de pouvoir s'y essuyer les mains. Il y avait une écuelle d'étain pour deux. Les plats étaient posés au milieu de la table, et chacun y piquait avec la main.

Trois paysans qui, à l'accoutumée, s'occupaient de la basse-cour, avaient été appelés pour assurer le service. Ils fleuraient un peu le porc et le clapier.

- Notre écuyer tranchant! dit dame …liabel avec une mimique d'excuse et d'ironie, en désignant le boiteux qui coupait les rouelles de pain, épaisses comme des meules, sur lesquelles on mangeait les viandes. Il faut vous dire, messire Baglioni, qu'il s'entend surtout à fendre le bois. Cela explique...

Guccio mangea et but beaucoup. L'échanson avait la main lourde, et l'on e˚t dit qu'il versait à boire aux chevaux.

La famille poussa Guccio à parler, ce qu'il fit volontiers. Il raconta sa tempête sur la Manche de telle façon que ses hôtes en laissèrent tomber la queue de sanglier dans la sauce. Il disserta de tout, des événements, de l'état des routes, des Templiers, du pont de Londres, de l'Italie, de l'administration de Marigny. A l'entendre, il était l'intime de la reine d'Angleterre, et il insista si fort sur le mystère de sa mission qu'on e˚t pu croire qu'il allait y avoir la guerre entre les deux pays. " Je ne saurais vous en dire davantage, car ceci est secret du royaume et ne m'appartient point." A faire étalage de soi devant autrui, on se persuade aisément soi-même; et Guccio, voyant les choses d'autre façon que le matin, considérait son voyage comme une grande réussite.

Les deux frères Cressay, braves jeunes gens, mais pas très déliés de LE ROI DE FER

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cervelle, et qui n'avaient jamais poussé plus loin que Dreux, contemplaient avec admiration et envie ce garçon qui était leur cadet et avait déjà tant vu et tant fait.

Dame …liabel, un peu à l'étroit dans sa robe, se laissait aller à regarder tendrement le jeune Toscan, et, en dépit de sa prévention contre les Lombards, elle trouvait bien du charme aux cheveux bouclés, aux dents éclatantes, au noir regard, et même à l'accent zézayant de Guccio. Elle lui servait le compliment avec adresse.

" Méfie-toi des flatteries, avait dit souvent Tolomei à son neveu. La flatterie est le pire péril pour un banquier. On résiste mal à écouter dire du bien.de soi, et mieux vaut pour nous un voleur qu'un flatteur. "

Mais Guccio buvait la louange comme il buvait l'hydromel. En vérité, c'était surtout pour Marie de Cressay qu'il parlait, pour cette jeune fille qui ne le quittait pas des yeux en levant ses beaux cils dorés. Elle avait une manière d'écouter, les lèvres entrouvertes comme une grenade m˚re, qui donnait envie à Guccio de parler, de parler encore.

L'éloignement ennoblit facilement les gens. Pour Marie, Guccio figurait exactement le prince étranger en voyage. Il était l'imprévu, l'inespéré, le rêve trop souvent fait, inaccessible, et qui soudain frappe à la porte avec un vrai visage, un corps bellement vêtu, une voix.

L'émerveillement qu'il lisait dans le regard de Marie fit que Guccio la trouva bientôt la plus belle fille qu'il ait vue au monde, et la plus désirable. Auprès d'elle la reine d'Angleterre lui semblait froide comme la pierre d'un tombeau. " Si elle paraissait à la cour, et vêtue pour cela, se disait-il, elle y serait dans la semaine la plus admirée. "

Lorsqu'on se rinça les mains, chacun était un peu ivre, et le jour venait de tomber.

Dame …liabel décida que le jeune homme ne pouvait pas repartir à cette heure et le pria d'accepter le coucher, si modeste qu'il f˚t.

Elle l'assura aussi que sa monture avait été bien soignée et conduite aux écuries. L'existence du chevalier d'aventure continuait, et Guccio trouvait cette vie exaltante.

Bientôt dame …liabel et sa fille se retirèrent. Les frères Cressay conduisirent le voyageur dans la chambre réservée aux hôtes de passage, et qui semblait n'avoir pas servi depuis longtemps. A peine couché, Guccio coula dans le sommeil, en pensant à une bouche, pareille à une grenade m˚re, sur laquelle il buvait tout l'amour du monde.

LA ROUTE DE NEAUPHLE

II fut réveillé par une main qui lui pesait doucement sur l'épaule. Il faillit prendre cette main et la presser contre son visage... Ouvrant l'oil, il vit, au-dessus de lui, l'abondant poitrail et le visage souriant de dame …liabel.

- Avez-vous bien dormi, messire?

Il faisait grand jour. Guccio, un peu embarrassé, assura qu'il avait passé

une excellente nuit, et qu'il voulait se h‚ter maintenant de faire toilette.

- C'est honte que d'être ainsi devant vous, dit-il.

Dame …liabel appela le paysan boiteux qui, la veille, avait servi à table ; elle lui commanda de ranimer le feu, et aussi d'apporter un bassin d'eau chaude et des "toiles", c'est-à-dire des serviettes.

- Autrefois, nous avions au ch‚teau une bonne étuve avec une chambre à

bains et une chambre à suer. Mais tout y tombait en pièces, car elle datait de l'aÔeul de mon défunt, et nous n'avons jamais eu assez pour la remettre en état. Aujourd'hui, elle sert à remiser le bois. Ah ! la vie n'est point aisée pour nous, gens de campagne !

" Elle commence à prêcher pour la créance", pensa Guccio.

Il se sentait la tête un peu lourde des boissons du dîner. Il demanda nouvelles de Pierre et Jean de Cressay ; ils étaient partis pour la chasse dès l'aube. Plus hésitant, il s'enquit de Marie. Dame …liabel répondit que sa fille avait d˚ se rendre à Neauphle pour quelques achats de ménage.

- J'y vais tout à l'heure, dit Guccio. Si j'avais su, j'aurais pu la conduire sur mon cheval et lui éviter la peine du chemin.