particulier

- Allons prendre les dragées un peu à l'écart, mon cousin Venez donc avec nous, mon oncle, ajouta-t-il en se tournant vers Louis d'…vreux

Et il appela aussi Guillaume de Mello, conseiller du duc, afin que les parties fussent à égalité II entraîna les trois hommes dans une petite salle attenante o˘, tandis qu'on passait le vin sucré et les épices de chambre, il commença d'expliquer combien il désirait parvenir à un accommodement, et quels étaient les avantages du règlement de régence

- C'est parce que je sais qu'à présent les têtes sont fort montées, dit-il, que j'ai voulu repousser les décisions finales jusqu'à la majorité de Jeanne D'ici là, dix ans seront passés, et vous savez comme moi qu'en dix ans les opinions changent assez, ne serait-ce que parce que ceux qui professaient les plus violentes peuvent venir à mounr Je pensais donc, mon cousin, vous servir en agissant de la sorte, et je croîs que vous avez mal compris mon dessein Puisque Valois et vous ne vous pouvez pour l'heure accorder ensemble, accordez-vous chacun avec

moi

Le duc de Bourgogne demeurait renfrogné II n'était pas un homme intelligent, il craignait toujours qu'on ne le voul˚t tromper, ce qui ne lui évitait pas de l'être fréquemment La duchesse Agnès, que l'amour maternel n'aveuglait pas, l'avait avant le départ solidement sermonné

- Prends garde à ne point te faire berner Ne parle pas avant d'avoir pense, et si tu ne penses rien, tais-toi pour laisser parler messire de Mello qui a l'esprit plus fin que tu ne l'as

Eudes de Bourgogne, à vingt-deux ans, et investi des titres et LA LOI DES MALES

687

fonctions de duc, vivait encore dans la terreur de sa mère, et tremblait d'avoir à se justifier devant elle II n'osa répondre de front aux ouvertures de Philippe

- Ma mère vous a fait tenir une lettre, mon cousin, par laquelle elle vous disait que disait cette lettre, messire de Mello?

- Madame Agnès demandait que Madame Jeanne de Navarre f˚t remise à sa garde, et elle s'étonne, Monseigneur, que vous ne lui ayez point encore fait réponse

- Mais comment le pouvais-je, mon cousin7 répondit Philippe s'adressant toujours a Eudes comme si Mello n'avait joué entre eux que le rôle d'interprète d'une langue étrangère C'est une décision qui relève de la régence Me voici aujourd'hui seulement en mesure de faire droit à cette requête qui vous prouve, mon cousin, que je songe à refuser7 Vous emmènerez, je pense, votre nièce avec vous

Le duc, tout surpris de trouver si peu de résistance, regarda Mello, et son visage semblait dire " Mais voici un homme avec lequel on peut s'entendre '

"

- A condition, mon cousin, reprit le comte de Poitiers, a condition bien s˚r que votre nièce ne soit pas mariée sans mon consentement C'est là chose évidente, l'affaire interesse trop la couronne, et vous ne pourriez vous passer de notre avis pour donner époux à une fille qui peut devenir un jour reine de France

La seconde partie de la phrase fit passer la première Eudes crut vraiment qu'il était dans l'esprit de Philippe de faire couronner Jeanne si la reine Clémence n'accouchait pas d'un fils

- Certes, certes, mon cousin, dit-il, sur ce point nous sommes bien dans l'agrément

- Alors, rien ne nous divise plus et nous allons signer un bon accord, dit Philippe

Sans attendre, il fit mander Miles de Noyers, qui avait la meilleure plume pour rédiger ce genre de traite

- Veuillez, messire, lui dit-il, nous coucher ceci sur vélin "Nous, Philippe, pair et comte de Poitiers, régent des deux royaumes par la gr‚ce de Dieu et notre bien-aime cousin, magnifique et puissant seigneur Eudes IV, pair et duc de Bourgogne, nous jurons sur les Saintes Ecritures de nous rendre bon service et loyale amitié " C'est l'idée, messire de Noyers, qu'en gros je vous exprime la " Et par cette amitié que nous nous jurons, avons en commun décide que Madame Jeanne de Navarre "

Guillaume de Mello tira le duc par la manche et lui dit un mot a l'oreille, a quoi le duc comprit qu'il était en tram de se laisser jouer

- Eh' mais mon cousin, s'ecna-t-il, ma mère ne m'avait point autorise a vous reconnaître pour régent'

On fut bientôt dans l'impasse Philippe ne consentait a se dessaisir 688

LES ROIS MAUDITS

de l'enfant que si le duc avalisait le règlement de régence. Il offrit diverses garanties. Mais l'autre s'obstinait; c'était sur les droits à la couronne qu'il exigeait un engagement formel.

"S'il n'y avait point ce Mello, qui est rusé, pensait le comte de Poitiers, Eudes aurait déjà capitulé. " II feignit la fatigue, étendit ses longues jambes, croisa les pieds l'un sur l'autre, se frotta le menton.

Louis d'…vreux observait et se demandait comment son neveu pourrait se tirer d'affaire. " Je vois bientôt des lances s'agiter du côté de Dijon ", se disait cet homme sage. Il était sur le point d'intervenir pour conseiller : " Allons.cédons sur les droits de la couronne ", lorsque Philippe demanda soudain au Bourguignon:

- Voyo'ns, mon cousin, n'avez-vous pas désir de vous marier? L'autre ouvrit des yeux ronds, croyant d'abord, car il n'était pas vif, que Philippe envisageait de le fiancer à Jeanne de Navarre.

- Puisque nous venons de nous jurer éternelle amitié, reprit Philippe comme s'il tenait pour acquises les quelques lignes restées inachevées, et que par là, mon cher cousin, vous me donnez grand appui, je voudrais vous faire, à mon tour, belle manière, et j'aurais plaisir à doubler notre lien d'affection par plus étroite parenté. que ne prendriez-vous en mariage ma fille aînée, Jeanne?

Eudes IV regarda Mello, puis Louis d'…vreux, puis Miles de Noyers qui attendait, le calame levé.

- Mais, mon cousin, quel ‚ge a-t-elle? demanda-t-il.

- Elle a huit ans, mon cousin, répondit Philippe qui prit un temps, puis ajouta : elle peut avoir aussi la comté de Bourgogne, qui nous vient de sa mère.

Eudes releva la tête comme un cheval qui sent l'avoine. La réunion des deux Bourgognes, le duché et la comté, les ducs héréditaires ne cessaient d'en rêver depuis le temps de Robert Ier, petit-fils de Hugues Capet. Joindre la cour de Dole à celle de Dijon, unir les territoires qui allaient d'Auxerre à Pontarlier et de Maçon à Besançon, avoir une main en France et l'autre vers le Saint Empire, puisque la comté était palatine, ce mirage devenait-il soudain réalité? La route de l'Empire s'ouvrait, et ses vieux prestiges carolingiens...

Louis d'…vreux ne put s'empêcher d'admirer l'audace de son neveu ; dans un jeu qui semblait perdu, c'était grosse relance qu'il faisait là. Mais à y regarder de plus près, le raisonnement de Philippe se concevait sans peine ; il ne proposait finalement que les terres de Mahaut. On avait donné

à celle-ci l'Artois, aux dépens de Robert, pour qu'elle l‚ch‚t la comté ; on avait fait glisser à Philippe, par la dot de sa femme, la comté, pour qu'il p˚t postuler à l'élection impériale. Maintenant Philippe guignait la couronne de France, ou tout au moins la régence pour dix ans à courir; la comté avait donc moins de raisons de l'intéresser, à condition qu'elle n'all‚t qu'à un vassal, ce qui était le cas.

LA LOI DES MALES

689

- Pourrais-je voir Madame votre fille? demanda Eudes aussitôt et sans plus songer d'en référer à sa mère.

- Vous l'avez vue tout à l'heure, mon cousin, au repas.

- Certes, mais je l'avais mal regardée... je veux dire, je ne l'avais point considérée de cet oil.

On envoya chercher la fille aînée du comte de Poitiers, qui était occupée à

jouer à chat perché avec les autres enfants13.

- que me veut-on? qu'on me laisse à rire, dit la petite fille qui poursuivait le dauphiniet du côté des écuries.

- Monseigneur votre père vous requiert, lui dit-on.

Elle prit le temps d'attraper le petit Guigues, de lui crier: "Chat!" en le frappant dans le dos, et puis suivit, boudeuse, mécontente, le chambellan qui la prit par la main.

Encore tout essoufflée, les joues moites, les cheveux sur le visage, et sa robe brochée couverte de poussière, elle se présenta ainsi à son cousin Eudes qui avait quatorze ans de plus qu'elle. Une petite fille ni laide ni jolie, encore maigriotte, et qui ne se doutait nullement que son destin se confondait en cet instant avec celui de la France... Il est des enfants qui donnent tôt à deviner la mine qu'ils auront adultes ; sur celle-ci on ne distinguait rien. On ne voyait que la comté de Bourgogne, en auréole.

Une province est belle chose ; encore faut-il que la femme ne soit pas difforme. " Si elle a les jambes droites, j'accepte ", se dit le duc. Il était bien placé pour se défier de cette sorte de surprise, puisque sa seconde sour, la cadette de Marguerite, qu'on avait mariée à Philippe de Valois, n'avait pas les talons à la même hauteur14. Dans l'animosité

présente des Valois envers la Bourgogne, cette boiterie-là, qui n'apparaissait pas au contrat, entrait pour quelque chose ! Le duc demanda donc, sans que cela par˚t surprendre personne, qu'on voul˚t bien relever les jupes de l'enfant pour juger de la façon dont ses pieds étaient faits.

La petite n'avait pas la cuisse ni le mollet gras ; elle tenait de son père. Mais l'os était bien droit.

- Vous avez raison, mon cousin, dit le duc. Ce serait là bonne façon de sceller notre amitié.

- Vous voyez bien ! dit Poitiers. Ne vaut-il pas mieux cela que de se quereller? Je veux désormais vous appeler beau-fils.

Il lui ouvrit les bras; le gendre avait, à trente mois près, l'‚ge de son beau-père.

- Allez, ma fille, allez à votre tour baiser votre fiancé, dit Philippe à

l'enfant.

- Ah ! il est mon fiancé? dit la petite. Elle se redressa d'un air orgueilleux.

- Eh mais ! ajouta-t-elle, il est plus grand que le dauphiniet. "Comme j'ai bien agi le mois dernier, pensait Philippe, en ne 690

LES ROIS MAUDITS

donnant au dauphin que ma troisième fille, et en gardant celle-ci qui pouvait disposer de la comté ! "

Le duc de Bourgogne dut soulever sa future épouse jusqu'à ses joues afin qu'elle y pos‚t un gros baiser mouillé; puis, dès qu'elle eut retouché

terre, elle partit vers la cour, pour annoncer fièrement aux autres enfants :

- Je suis fiancée !

Les jeux s'interrompirent.

- Et pas un petit fiancé comme le tien, dit-elle à sa sour en désignant le dauphiniet. Le mien est grand comme notre père.

Puis, apercevant la petite Jeanne de Navarre qui boudait, un peu à l'écart, elle lui lança :

- Maintenant, je vais être ta tante.

- Pourquoi ma tante? demanda l'orpheline.

- Parce que je serai la femme de ton oncle Eudes.

Une des dernières filles du comte de Valois, déjà dressée à tout répéter, se précipita dans le ch‚teau, trouva son père qui complotait en compagnie de Blanche de Bretagne et de quelques seigneurs de son parti et lui rapporta ce qu'elle venait d'entendre. Charles se leva, rejetant son siège derrière lui, et fonça, tête en avant, vers la pièce o˘ se tenait le régent.

- Ah! mon cher oncle, vous êtes bienvenu! s'écria Philippe de Poitiers -

J'allais justement vous faire mander pour être témoin de notre accord.

Et il lui tendit l'acte dont Miles de Noyers venait de terminer ainsi la rédaction : " ...pour signer ici avec tous nos parents les conventions que nous venons défaire avec notre bon cousin de Bourgogne, et par lesquelles nous nous accordons sur le tout. "

Amère semaine pour l'ex-empereur de Constantinople, qui n'eut qu'à

s'exécuter. A sa suite, Louis d'…vreux, Mahaut d'Artois, le dauphin de Viennois, Amédée de Savoie, Charles de La Marche, Louis de Bourbon, Blanche de Bretagne, Guy de Saint-Pol, Henry de Sully, Guillaume d'Harcourt, Anseau de Joinville et le connétable Gaucher de Ch‚tillon, apposèrent leur seing au bas des conventions.

Le tardif crépuscule de juillet tombait sur Vincennes. La terre et les arbres restaient imprégnés de la chaleur de la journée. La plupart des hôtes étaient partis.

Le régent alla faire quelques pas sous les chênes, en compagnie de ses familiers les plus dévoués, ceux qui le suivaient depuis Lyon et avaient assuré son triomphe. Ils plaisantaient un peu sur l'arbre de Saint Louis qu'on ne parvenait pas à retrouver. Soudain, le régent dit :

- Messeigneurs, j'ai douce joie au cour; ma bonne épouse, ce jour, a mis au monde un fils.

LA LOI DES M¬LES

691

II respira profondément, avec bonheur, avec délice, et comme si l'air du royaume de France lui avait vraiment appartenu.

Il s'assit sur la mousse. Le dos appuyé à un tronc, il contemplait la découpure des feuilles sur le ciel encore rosé, lorsque le connétable de Ch

‚tillon arriva à grands pas.

- Je viens vous apporter une mauvaise nouvelle, dit-il.

- Déjà? fit le régent.

- Votre cousin Robert s'est emparti tout à l'heure pour l'Artois.

DEUXIEME PARTIE

L'ARTOIS ET LE CONCLAVE

I

L'ARRIV…E DU COMTE ROBERT

Une douzaine de cavaliers, venant de Doullens et conduits par un géant en cotte d'armes rouge sang, traversèrent au galop le village de Bouquemaison et puis s'arrêtèrent à cent toises de là. La vue depuis cet endroit découvrait un vaste plateau de terre à blé, coupé de vallonnements, de hêtraies, et qui descendait par paliers vers un horizon de forêts.

- Ici commence l'Artois, Monseigneur, dit l'un des cavaliers, le sire Jean de Varennes, en s'adressant au chef de la troupe.

- Mon comté ! Voici enfin mon comté, dit le géant. Voici ma bonne terre que depuis quatorze années je n'ai pas foulée !

Le silence de midi s'étendait sur les champs écrasés de soleil. On n'entendait que la respiration des chevaux soufflant après l'effort et le vol des bourdons ivres de chaleur.

Robert d'Artois sauta brusquement à bas de sa monture, dont il lança la bride à son valet Lormet, grimpa le talus en écrasant les herbes, et entra dans le premier champ. Ses compagnons restèrent immobiles, respectant la solitude de sa joie. Robert avançait de son pas de colosse à travers les épis, déjà lourds et dorés, qui lui montaient aux cuisses. De la main, il les caressait comme la robe d'un cheval docile ou les cheveux d'une maîtresse blonde.

- Ma terre, mon blé! répétait-il.

On le vit soudain s'abattre dans le champ, s'y étendre, s'y vautrer, s'y rouler follement parmi les graminées comme s'il voulait s'y confondre; il mordait les épis, à pleines dents, pour trouver au cour du grain cette saveur laiteuse qu'il a un mois avant la moisson; il ne sentait même pas qu'il s'écorchait les lèvres aux barbes du froment. Il s'enivrait de ciel bleu, de terre sèche et du parfum des tiges crissantes, faisant autant de ravages, à lui seul, qu'une compagnie de sangliers. Il 696

LES ROIS MAUDITS

se releva, superbe et tout froissé, et revint vers ses compagnons le poing serré sur une glane brutalement arrachée.

- Lormet, commanda-t-il à son valet, dégrafe ma cotte, délace ma broigne15.

quand ce fut fait, il glissa la poignée de son blé sous sa chemise, à même la peau.

- Je jure Dieu, Messeigneurs, dit-il d'une voix éclatante, que ces épis ne quitteront point ma poitrine que je n'aie reconquis mon comté jusqu'au dernier champ. En guerre, maintenant!

Il remonta en selle et lança son cheval au galop.

- N'est-ce pas, Lormet, criait-il dans le vent de la course, que la terre ici a meilleur son sous les sabots de nos chevaux?

- Certes, certes, Monseigneur, répondait le tueur au cour tendre qui partageait en tout les opinions de son maître. Mais vous avez votre cotte flottante; ralentissez un peu que je vous rajuste.

Ils chevauchèrent un moment ainsi. Puis le plateau s'abaissa brusquement, et là Robert découvrit, scintillante sous le soleil dans une vaste prairie, une armée de dix-huit cents cuirasses venue l'accueillir. Il n'aurait jamais cru trouver ses partisans si nombreux au rendez-vous.

- Eh mais, Varennes ! C'est un beau travail que tu as fait là, mon compère ! s'écria Robert ébloui.

Dès que les chevaliers d'Artois l'eurent reconnu, une immense clameur s'éleva de leurs rangs :

- Bienvenue à notre comte Robert! Longue vie à notre gentil seigneur !

Et les plus empressés lancèrent leurs chevaux vers lui ; les genouillères de fer se heurtaient, les lances oscillaient comme une autre moisson.

- Ah ! Voici Caumont ! voici Souastre ! Je vous reconnais à vos écus, mes compagnons, disait Robert.

Par la ventaille levée de leur casque, les cavaliers montraient des visages ruisselants de sueur, mais que l'allégresse belliqueuse épanouissait.

Beaucoup, petits sires de campagne, portaient de vieilles armures démodées, héritées d'un père ou d'un grand-oncle, et qu'ils avaient fait ajuster tant bien que mal à leurs mesures. Ceux-là avant le soir blesseraient aux jointures, et leur corps serait couvert de cro˚tes saignantes ; tous d'ailleurs avaient dans le bagage de leur valet d'armes un pot d'onguent et des bandes de toile pour se panser.

Au regard de Robert s'offraient tous les échantillons de la mode militaire depuis un siècle, toutes les formes de heaumes et de cervelières ; certains de ses hauberts et de ces grosses épées dataient de la dernière croisade.

Des élégants de province s'étaient empanachés de plumes de coq, de faisan ou de paon ; d'autres avaient la tête surmontée

LA LOI DES MALES

697

d'un dragon doré, et l'un même s'était plu à visser sur son heaume un buste de femme nue qui le faisait beaucoup remarquer.

Tous avaient repeint de frais leurs courts écus o˘ éclataient en couleurs criardes leurs signes d'armoiries, simples ou compliqués selon leur degré

d'ancienneté de noblesse, les marques les plus simples appartenant forcément aux plus vieilles familles.

- Voici Saint-Venant, voici Longvillers, voici Nédonchel, disait Jean de Varennes, présentant les chevaliers à Robert.

- Votre féal, Monseigneur, votre féal, disait chacun à l'appel de son nom.

- Féal, Nédonchel... Féal, Bailliencourt... Féal, Picquigny... répondait Robert en passant devant eux.

A quelques jeunots, redressés et tout fiers d'être harnachés en guerre pour la première fois, Robert promit de les armer chevaliers lui-même, s'ils se montraient vaillants dans les prochains engagements.

Puis il décida de nommer sur-le-champ deux maréchaux, comme dans l'ost royal. Il choisit d'abord le sire de Hautponlieu, qui avait travaillé fort activement à rassembler cette noblesse tapageuse.

- Et puis je vais prendre... voyons... toi, Beauval ! annonça Robert. Le régent a un Beaumont pour maréchal; moi, j'aurai un Beauval.

Les petits seigneurs, friands de jeux de mots et de calembours, acclamèrent en riant Jean de Beauval qui fut ainsi désigné à cause de son nom.

- A présent, Monseigneur Robert, dit Jean de Varennes, quelle route voulez-vous prendre? Nous rendrons-nous d'abord à Saint-Pol, ou bien droit à

Arras? L'Artois est tout à vous, vous n'avez qu'à choisir.

- quelle route mène à Hesdin?

- Celle o˘ vous êtes, Monseigneur, qui passe par Frévent.

- Eh bien, je veux aller tout d'abord au ch‚teau de mes pères.

Un mouvement d'inquiétude se dessina parmi les chevaliers. C'était bien la malchance que Robert d'Artois, dès son arrivée, voul˚t aussitôt courir à

Hesdin.

Le sire de Souastre, celui qui portait une femme nue sur la tête, et qui s'était beaucoup signalé dans les tumultes de l'automne passé, dit :

- Je crains, Monseigneur, que le ch‚teau ne soit pas bien en état de vous accueillir.

- Eh quoi? Il est toujours occupé par le sire de Brosse, qu'y avait placé

mon cousin Hutin?

- Non, non; nous en avons fait fuir Jean de Brosse; mais nous avons aussi un peu ravagé le ch‚teau au passage.

- Ravagé? dit Robert; vous ne l'avez pas br˚lé?

- Non, Monseigneur, non; les murs en sont fermes.

- Mais vous l'avez un peu pillé, pas vrai, mes gentillets? Eh ! Si ce 698

LES ROIS MAUDITS

n'est que cela, vous avez bien fait. Tout ce qui est à Mahaut la gueuse, Mahaut la truie, Mahaut la catin, est à vous, Messeigneurs, et je vous en fais partage.

Comment ne pas aimer un suzerain si généreux ! Les alliés hurlèrent à

nouveau qu'ils souhaitaient longue vie à leur gentil comte Robert, et l'armée de la révolte se mit en route vers Hesdin.

On arriva en fin d'après-midi devant les quatorze tours de la ville forte des comtes d'Artois, o˘ le ch‚teau à lui seul occupait une superficie de douze "mesures", soit près de cinq hectares.

que d'impôts, de peines et de sueur avait co˚té aux petites gens d'alentour ce fabuleux édifice destiné, leur avait-on dit, à les protéger des malheurs de la guerre! Or, les guerres se succédaient, mais la protection se montrait peu efficace ; et comme on se battait essentiellement pour la possession du ch‚teau, la population préférait se terrer dans les maisons de torchis en priant Dieu que l'avalanche pass‚t à côté.

Il n'y avait guère de monde dans les rues, à faire fête au seigneur Robert.

Les habitants, assez éprouvés par le sac de la veille, se cachaient.

Les abords du ch‚teau n'offraient rien de plus gai; la garnison royale, pendue aux créneaux, commençait de fleurer un peu la charogne. A la grand-porte, dite Porte des Poulets, le pont-levis était abaissé. L'intérieur livrait un spectacle de désolation; des celliers s'écoulait le vin des cuves éventrées; des volailles mortes gisaient un peu partout ; on entendait des étables monter le meuglement sinistre des vaches pas traites; et sur les briques qui pavaient, luxe rare, les cours intérieures, l'histoire du récent massacre s'incrivait en larges flaques de sang séché.

Les b‚timents d'habitation de la famille d'Artois comptaient cinquante appartements ; aucun n'avait été épargné par les bons alliés de Robert.

Tout ce qui ne pouvait être enlevé pour décorer les manoirs du voisinage avait été détruit sur place.

Disparue de la chapelle la grande croix en vermeil, ainsi que le buste de Louis IX contenant un fragment d'os et quelques cheveux du saint roi.

Disparu le grand calice d'or que s'était approprié Ferry de Picquigny et qu'on devait retrouver en vente, un peu plus tard, chez un boutiquier parisien. Envolés, les douze volumes de la bibliothèque ; escamoté

l'échiquier de jaspe et de calcédoine. Avec les robes, les peignoirs, le linge de Mahaut, les petits seigneurs s'étaient fournis de beaux cadeaux pour leurs dames d'amour. Des cuisines même on avait déménagé les réserves de poivre, de gingembre, de safran et de cannelle...16

On marchait sur la vaisselle brisée, les brocarts déchirés; on ne voyait que courtines de lits écroulées, meubles fendus, tapisseries LA LOI DES MALES

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arrachées. Les chefs de la révolte, un peu penauds, suivaient Robert dans sa visite ; mais à chaque découverte le géant éclatait d'un rire si large, si sincère, qu'ils se sentirent bientôt ragaillardis.

Dans la salle des écus, Mahaut avait fait dresser, contre les murs, des statues de pierre représentant les comtes et comtesses d'Artois depuis l'origine jusqu'à elle-même. Tous les visages se ressemblaient un peu, mais l'ensemble avait grand air.

- Ici, Monseigneur, fit constater Picquigny, nous n'avons voulu porter la main sur rien.

- Et vous avez eu tort, mon compère, répondit Robert, car j'aperçois en ces images une tête au moins qui me déplaît. Lormet ! une masse !

Empoignant le lourd fléau d'armes que lui tendait son valet, il le fit tournoyer trois fois et atteignit d'un coup formidable l'effigie de Mahaut.

La statue vacilla sur son socle et la tête se détachant du col alla éclater sur les dalles.

- qu'il en arrive autant à la tête vivante, après que tous les alliés d'Artois auront dessus pissé à long jet, s'écria Robert.

Pour qui aime briser, il ne s'agit que de commencer. La masse de fer, hérissée de pointes, se balançait, menaçante, au bras du géant.

- Ah! ma tante bien gueuse, vous m'avez dépouillé de l'Artois, parce que celui-ci qui m'engendra...

Et Robert fit voler la tête de la statue de son père, le comte Philippe.

- ... fit la sottise de mourir avant celui-là...

Et il décapita son grand-père, le comte Robert II.

- Et j'irais vivre parmi ces images que vous avez commandées pour vous faire un honneur auquel vous n'aviez pas droit? A bas! A bas, mes aÔeux ; nous recommencerons tout.

Les murs tremblaient, les débris de pierre jonchaient le sol. Les barons d'Artois s'étaient tus, le souffle coupé devant cette grande fureur qui dépassait de loin leurs propres violences. Comment, en vérité, comment ne pas obéir avec passion à un tel chef!

Lorsqu'il eut terminé d'étêter sa race, Robert jeta la masse d'armes à

travers les vitraux d'une fenêtre, et dit en s'étirant :

- Nous voici à l'aise pour causer, maintenant... Messires, mes féaux, mes compaings, je veux d'abord qu'en toutes villes, prévôtés et ch‚tellenies que nous allons délivrer du joug de Mahaut, il soit inscrit les griefs que chacun a contre elle, et que le registre soit exactement tenu de ses mauvaisetés, afin d'en envoyer compte précis à son beau-fils, messire Portes-Closes... car il enferme tout dès qu'il paraît, cet homme-là, les villes, le conclave, le Trésor .... à messire Court-de-FOil, autrement dit notre seigneur Philippe le Borgne17 qui se proclame régent et qui fut cause qu'on nous ôta, voici quatorze ans, ce comté,

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LA LOI DES MALES

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afin qu'il puisse, lui, s'engraisser de la Bourgogne ! que l'animal en crève, la gorge nouée dans ses tripes !

Le petit Gérard Kiérez, l'homme habile en procédure qui avait plaidé devant la justice royale la cause des barons artésiens, prit alors la parole et dit :

- Il est un grief, Monseigneur, qui intéresse non seulement l'Artois mais tout le royaume ; je gage fort qu'il ne serait pas indifférent au régent qu'on s˚t comment son frère Louis Dixième est mort.

- Par diable vif, Gérard, crois-tu donc ce que je crois moi-même? As-tu preuve qu'en cette affaire aussi ma tante a poussé sa malice?

- Preuve, preuve, Monseigneur, c'est vite dit ! Mais fort soupçon à coup s˚r, et qui peut être étayé par des témoignages. Je connais à Arras une dame, qui s'appelle Isabelle de Fériennes, et son fils Jean, vendeurs tous deux de magiceries, qui ont fourni à certaine damoiselle d'Hirson, la Béatrice...

- Celle-là, je vous en ferai un jour présent, mes compagnons, dit Robert.

Je l'ai vue à quelques reprises, et je devine, rien qu'à son air, que c'est régal de cuisse !

- Les Fériennes lui ont donc fourni, pour Madame Mahaut, du poison à tuer les cerfs, deux semaines au plus avant que le roi ne trépasse. Ce qui pouvait servir pour cerfs pouvait aussi bien servir pour roi.

Les barons montrèrent, par leurs gloussements, qu'ils appréciaient ce jeu de mots à leur portée.

- C'était de toute manière poison pour porte-cornes, enchérit Robert. Dieu garde l'‚me de cocu de mon cousin Louis ! Les rires montèrent d'un ton.

- Et cela paraît d'autant plus vrai, messire Robert, reprit Kiérez, que la dame de Fériennes s'est vantée l'autre année d'avoir fabriqué le philtre qui remit en accord messire Philippe que vous appelez le Borgne, et Madame Jeanne, la fille de Mahaut...

- ... catin comme sa mère ! Vous avez eu bien tort, mes barons, de ne pas étouffer cette vipère quand vous la teniez à votre merci, ici même, l'automne dernier, dit Robert. Il me faut cette femme Fériennes et il me faut son fils. Veillez à les faire prendre dès que nous serons à Arras. A présent nous allons manger, car cette journée m'a donné grand-faim. qu'on tue le plus gros bouf aux étables et qu'on le fasse rôtir entier; qu'on vide l'étang des carpes de Mahaut, et qu'on nous porte le vin que vous n'avez pas achevé de boire.

Deux heures après, le jour étant tombé, toute cette fière compagnie était ivre à rouler. Robert envoya Lormet, qui tenait assez bien le mélange des crus, rafler en la ville, avec l'aide d'une bonne escorte, ce qu'il fallait de filles pour contenter l'humeur gaillarde des barons. On ne regarda point de trop près si celles qu'on tirait de leur lit étaient pucelles ou mères de famille. Lormet poussa vers le ch‚teau un troupeau en chemise de nuit, bêlant de frayeur. Les chambres saccagées de Mahaut devinrent alors le lieu d'un friand combat. Les hurlements des femmes donnaient de l'ardeur aux chevaliers qui s'empressaient à l'assaut comme s'ils avaient chargé les infidèles, rivalisaient de prouesses au déduit, et s'abattaient à trois sur le même butin. Robert tira pour lui-même, par les cheveux, les meilleurs morceaux, sans mettre beaucoup de façon au déshabiller. Comme il pesait plus de deux cents livres, ses conquêtes en perdirent même le souffle pour crier. Pendant ce temps, le sire de Souastre, qui avait égaré son beau casque, se tenait plié, les poings sur le cour, et vomissait comme gargouille pendant l'orage.

Puis ces vaillants, l'un après l'autre, se mirent à ronfler; il e˚t suffi d'un homme, cette nuit-là, pour égorger sans fatigue toute la noblesse d'Artois.

Le lendemain, une armée aux jambes molles, aux langues empesées et aux cervelles brumeuses se mit en chemin pour Arras. Seul Robert paraissait aussi frais qu'un brochet sorti de la rivière, ce qui lui acquit définitivement l'admiration de ses troupes. La route fut coupée de haltes, car Mahaut possédait dans les parages quelques autres ch‚teaux dont la vue réveilla le courage des barons.

Mais lorsque, le jour de la Sainte-Madeleine, Robert s'installa dans Arras, en vain chercha-t-on la dame de Fériennes; elle avait disparu.

II

LE LOMBARD DU PAPE

A Lyon, les cardinaux étaient toujours enfermés. Ils avaient cru lasser le régent; leur réclusion durait depuis un mois. Les sept cents hommes d'armes du comte de Forez continuaient de monter la garde autour de l'église et du couvent des Frères Prêcheurs; et si, pour respecter les formes, le comte Savelli, maréchal du conclave, conservait les clés sur lui en permanence, ces clés ne servaient pas à grand-chose, puisqu'elles ne s'appliquaient qu'à des portes murées.

Les cardinaux, jour après jour, transgressaient la constitution de Grégoire et cela d'une conscience d'autant plus légère qu'on avait envers eux usé de la contrainte et de la violence. Ils ne manquaient pas de le dire, jour après jour, au comte de Forez, lorsque celui-ci montrait sa tête casquée par l'étroit orifice qui servait à passer les vivres. A quoi, jour après jour, le comte de Forez répondait qu'il était tenu de faire respecter la loi du conclave. Ce dialogue de sourds pouvait se poursuivre longtemps.

Les cardinaux ne logeaient plus ensemble, comme le prescrivait la constitution ; car, bien que la nef des Jacobins f˚t vaste, y vivre à près de cent personnes, sur de simples jonchées de paille, était devenu bien vite insupportable. Et d'abord par la pestilence qui se dégageait, dans la chaleur de l'été.

- Ce n'est pas parce que Nôtre-Seigneur est né dans une étable que son vicaire doit nécessairement être élu dans une porcherie, disait un cardinal italien.

Les prélats avaient donc débordé sur le couvent qui communiquait avec l'église et s'inscrivait dans la même enceinte. Repoussant les moines, ils s'étaient arrangés tant bien que mal à trois par cellule ou par chambre de l'hôtellerie, laquelle se trouvait évidemment fermée aux voyageurs.

Chapelains et damoiseaux occupaient les réfectoires.

Le régime alimentaire décioissant n'était pas davantage observé; LA LOI DES MALES

703

l'e˚t-il été, on n'aurait plus eu bientôt qu'une assemblée de squelettes.

Les cardinaux se faisaient donc envoyer quelques g‚teries de l'extérieur, qu'on prétendait destinées à l'abbé et aux moines. On appliquait beaucoup d'habileté et de constance à violer le secret des délibérations ; des lettres, chaque jour, entraient au conclave ou en sortaient, glissées dans le pain ou entre les plats vides. L'heure des repas, de la sorte, devenait l'heure du courrier, et la correspondance qui prétendait régler le sort de la chrétienté était fort tachée de graisse.

De tous ces manquements, le comte de Forez instruisait le régent, lequel semblait s'en féliciter. "Plus ils auront commis de fautes et d'inobservances, déclarait Philippe de Poitiers, et mieux nous serons en mesure de sévir quand nous en prendrons décision. Pour les missives, laissez-les s'acheminer, en les ouvrant au passage aussi souvent que vous le pourrez, afin de m'en révéler le contenu. "

Ainsi fut-on averti de quatre candidatures qui échouèrent presque aussitôt que posées: celle d'abord d'Arnaud Nouvel, ancien abbé de Fontfroide, dont le comte de Poitiers fit savoir clairement par Jean de Forez "qu'il ne trouvait pas ce cardinal assez ami du royaume de France"; puis les candidatures de Guillaume de Mandagout, d'Arnaud de Pélagrue et de Bérenger Frédol l'aîné. Gascons et Provençaux se faisaient mutuellement échec. On apprit aussi que le redoutable CaÎtani commençait à écourer une partie des Italiens, et jusqu'à son propre cousin Stefaneschi, par la bassesse de ses intrigues et l'outrance démente de ses calomnies.

N'avait-il pas suggéré d'un ton de plaisanterie - mais on savait ce que de tels propos valaient dans sa bouche ! - d'évoquer le diable et de s'en remettre à lui pour désigner le pape, puisque Dieu semblait renoncer à

faire connaître son choix?

A quoi Duèze, de sa voix chuchotante, avait répondu :

- Ce ne serait pas la première fois, Monseigneur Francesco, que Satan siégerait parmi nous.

Si CaÎtani demandait une chandelle, on chuchotait aussitôt qu'il en voulait fondre la cire pour procéder à un envo˚tement.

Les cardinaux, jusqu'à leur internement inattendu, s'étaient opposés les uns aux autres pour des motifs de doctrine, de prestige ou d'intérêt. Mais, à présent, d'avoir vécu ensemble tout un mois dans un espace mesuré, ils se haÔssaient pour des raisons personnelles, presque des raisons physiques.

Certains se négligeaient, ne se rasaient ni ne se lavaient plus, et se laissaient aller à toutes les libertés de nature. Ce n'était plus par promesses d'argent ou de bénéfices que tel candidat cherchait à se gagner des voix, mais en partageant ses rations avec les gloutons, acte formellement prohibé. Alors, les dénonciations couraient d'oreille à

oreille:

- Le camerlingue a encore mangé trois plats de son parti...

704

LES ROIS MAUDITS

Si les estomacs, par ces compensations, parvenaient à peu près à se satisfaire, il n'en allait pas de même d'autres appétits ; la chasteté, à

laquelle certains cardinaux avaient peu l'habitude de se soumettre, commençait d'aigrir furieusement le caractère de quelques-uns. Une plaisanterie circulait parmi les Provençaux :

- Si d'Auch est prêt à tout pour faire une bonne chère, à Colonne il n'est chair qui ne soit bonne affaire.

Car les deux Colonna, l'oncle et le neveu, deux seigneurs athlétiques et mieux b‚tis pour porter la cuirasse que la soutane, traquaient les damoiseaux dans les couloirs du couvent en leur promettant une bonne absolution.

On ne cessait de se jeter à la tête de vieux griefs :

- Si vous n'aviez pas canonisé Célestin... si vous n'aviez pas renié

Boniface... si vous n'aviez pas consenti à partir de Rome... si vous n'aviez pas condamné les Templiers...

On s'accusait mutuellement de faiblesse dans la défense de l'…glise, d'ambition et de vénalité. A entendre ce que les cardinaux disaient les uns des autres, on e˚t cru qu'aucun d'eux ne méritait même un vicariat de campagne.

Seul Monseigneur Duèze semblait insensible à l'inconfort, aux intrigues et à la médisance. Depuis deux ans, il avait tant embrouillé les choses entre ses collègues qu'il n'avait plus besoin de se mêler de rien, et pouvait laisser ses perverses machines tourner toutes seules. Frugal par nature et par habitude, la maigreur de la pitance ne le gênait nullement. Il avait choisi de partager sa cellule avec deux cardinaux normands ralliés aux Provençaux, Nicolas de Fréauville, ancien confesseur de Philippe Je Bel, et Michel du Bec, qui, trop faibles pour constituer un parti, ne figuraient point parmi les "papables". On ne les redoutait pas, et leur installation en compagnie de Duèze ne pouvait pas prendre l'aspect d'une conjuration.

D'ailleurs, Duèze voyait peu ses deux compagnons. A heure fixe, il se promenait dans le cloître du couvent, généralement appuyé au bras de Guccio, qui ne cessait de lui recommander:

- Monseigneur, ne marchez point si vite! Voyez, j'ai peine à vous suivre, avec cette jambe roide que je garde de ma chute, à Marseille. Vous savez bien que vos chances, si je crois ce que j'entends, seront plus fortes à

mesure qu'on vous croira plus faible.

- C'est vrai, c'est vrai, répondait le cardinal qui s'efforçait alors de courber le col, de fléchir le genou, et de discipliner ses soixante-douze ans.

Le reste du temps, il lisait ou écrivait. Il avait pu se procurer ce qui lui était le plus nécessaire au monde: des livres, de la chandelle et du papier. Venait-on l'avertir d'une réunion dans le chour de l'église? Il feignait de quitter à regret sa stalle et là, écoutant ses collègues LA LOI DES M¬LES

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s'injurier ou se larder de perfidies, il se contentait de souffler d'une voix à peine audible :

- Je prie, mes frères ; je prie pour que Dieu nous inspire le choix du plus digne.

Ceux qui le connaissaient de longue date le jugeaient bien changé. Il semblait fort s'adonner aux macérations, et offrait à chacun l'exemple de la bienveillance et de la charité. quand on lui en faisait la remarque, il répondait simplement, accompagnant son murmure d'un geste désabusé :

- L'approche de la mort... Il est grand temps de me préparer...

Il touchait à peine à l'écuelle de ses repas et la faisait porter à l'un ou l'autre de ses rivaux. Ainsi Guccio arrivait les bras chargés auprès du camerlingue, qui prospérait comme bouf à l'engrais, en disant :

- Monseigneur Duèze vous fait tenir ceci. Il vous a trouvé maigri, ce matin.

Des quatre-vingt-seize prisonniers, Guccio était l'un de ceux qui communiquaient le plus aisément avec l'extérieur; il avait en effet pu établir rapidement une liaison avec l'agent de la banque Tolomei à Lyon.

Par ce relais s'acheminaient non seulement les lettres que Guccio envoyait à son oncle, mais aussi le courrier plus secret que Duèze destinait au régent. A ces lettres-là était épargnée la disgr‚ce du séjour dans les plats graisseux ; elles passaient à l'intérieur des livres indispensables aux pieuses études du cardinal.

Duèze, en fait, n'avait d'autre confident que le jeune Lombard, dont l'astuce le servait chaque jour davantage. Leur sort était étroitement lié, car si l'un voulait sortir pape de ce couvent surchauffé par l'été, l'autre en désirait partir au plus tôt, et puissamment protégé, afin de secourir sa belle. Guccio, toutefois, était un peu tranquillisé au sujet de Marie depuis que Tolomei lui avait écrit qu'il veillait sur elle comme un oncle véritable.

Au début de la dernière semaine de juillet, lorsque Duèze vit ses collègues bien las, bien éprouvés par la chaleur, et irrémédiablement dressés les uns contre les autres, il décida de leur donner la comédie qu'il méditait et qu'il avait soigneusement mise au point avec Guccio.

- Ai-je assez traîné le pied? Ai-je assez je˚né? Ma mine est-elle assez mauvaise? demanda-t-il à son damoiseau improvisé, et mes compères sont-ils assez dégo˚tés d'eux-mêmes pour se laisser conduire à une décision de fatigue?

- Je le crois, Monseigneur, je crois qu'ils sont bien m˚rs.

- Alors, il est temps, je crois, mon jeune compagnon, de faire travailler votre langue; pour moi, je vais me coucher et je ne me relèverai plus guère.

Guccio commença de se répandre parmi les serviteurs des autres cardinaux, en disant que Monseigneur Duèze était très éprouvé, qu'il 706 LES ROIS MAUDITS

donnait des signes de maladie, et qu'on devait redouter, vu son grand ‚ge, qu'il ne sortît pas vivant de ce conclave.

Le lendemain, Duèze ne parut pas à la réunion quotidienne, et les cardinaux en murmurèrent entre eux, chacun répétant les bruits que Guccio faisait courir.

Le jour suivant, le cardinal Orsini, qui venait d'avoir une altercation violente avec les Colonna, rencontra Guccio et lui demanda s'il était bien vrai que Monseigneur Duèze f˚t en si grande faiblesse.

- Eh oui, Monseigneur, et vous m'en voyez l'‚me toute fendue, répondit Guccio. Savez-vous que mon bon maître a même cessé de lire? Autant dire qu'il a peu de chemin à faire maintenant pour cesser de vivre.

Puis, de cet air d'audace naÔve dont il savait jouer à propos, il ajouta :

- Si j'étais à votre place, Monseigneur, je sais bien ce que je ferais.

J'élirais Monseigneur Duèze. Ainsi vous pourriez sortir enfin de ce conclave, et en tenir un autre à votre guise tout aussitôt qu'il sera mort, ce qui, je vous le répète, ne saurait tarder. C'est une chance que dans une semaine vous aurez peut-être perdue.

Le soir même, Guccio aperçut Napoléon Orsini en conciliabule avec Stefaneschi, Alberti de Prato et Guillaume de Longis, tous Italiens favorables à Duèze. Le lendemain, le même groupe se reforma de lui-même dans le cloître, mais grossi de l'Espagnol Luca de Flisco, demi-frère de Jacques II d'Aragon, et d'Arnaud de Pélagrue, le chef du parti gascon.

Guccio, passant auprès, entendit ce dernier prononcer:

- Et s'il ne meurt pas?

- Ce serait moindre mal, répondit l'un des Italiens, que de rester ici six mois encore, comme cela nous guette si nous perdons cette occasion d'élire un moribond.

Aussitôt Guccio fit passer une lettre pour son oncle o˘ il lui suggérait de racheter à la compagnie des Bardi toutes les créances que cette banque possédait sur Jacques Duèze. "Vous pourrez les obtenir sans peine à moitié

de la valeur, car le débiteur est donné mourant, et le prêteur vous tiendra pour fol. Achetez, même à octante livres pour le cent, l'affaire, je vous le dis, sera bonne, ou je ne suis plus votre neveu. " II conseillait en outre à Tolomei de venir lui-même à Lyon au plus tôt qu'il le pourrait.

Le 29 juillet, le comte de Forez fit officiellement remettre au cardinal camerlingue une lettre du régent. Pour en entendre la lecture, Jacques Duèze consentit à quitter son grabat; il se fit porter plutôt qu'il ne marcha jusqu'à l'assemblée.

La lettre du comte de Poitiers était sévère. Elle détaillait tous les manquements au règlement de Grégoire. Elle rappelait la promesse de démolir les toits de l'église. Elle faisait honte aux cardinaux de leurs LA LOI DES MALES

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discordes, et leur suggérait, s'ils ne pouvaient arriver à conclusion, de conférer la tiare au plus ‚gé d'entre eux. Or le plus ‚gé était Jacques Duèze.

quand celui-ci entendit ces mots, il agita les mains d'un geste épuisé et murmura :

- Le plus digne, mes frères, le plus digne ! qu'iriez-vous faire d'un pasteur qui n'a plus la force de se conduire lui-même, et dont la place est plutôt au Ciel, si le Seigneur veut bien l'y accueillir, qu'ici-bas?

Il se fit ramener dans sa cellule, s'étendit sur sa couche, et se tourna vers le mur.

Le surlendemain, Duèze parut retrouver un peu de force; un affaiblissement trop constant e˚t éveillé les soupçons. Mais, lorsque vint une recommandation du roi de Naples qui étayait celle du comte de Poitiers, le vieillard se mit à tousser de manière pitoyable ; il fallait qu'il f˚t bien mal en point pour avoir pris froid par une si forte chaleur.

Les marchandages continuaient ferme, car toutes les espérances n'étaient pas éteintes.

Mais le comte de Forez commençait à se montrer plus rude. Maintenant, il ordonnait de fouiller ostensiblement les vivres, qu'il avait d'ailleurs réduits à un service par jour, et il confisquait la correspondance ou la faisait rejeter à l'intérieur.

Le 5 ao˚t, Napoléon Orsini était parvenu à rallier à Duèze le terrible CaÎtani lui-même, ainsi que quelques membres du parti gascon. Les Provençaux flairèrent le parfum de la victoire.

On s'aperçut, le 6 ao˚t, que Monseigneur Duèze pouvait compter sur dix-huit voix, c'est-à-dire deux voix de plus que cette fameuse majorité absolue qu'en deux ans et trois mois personne n'avait pu réunir. Les derniers adversaires, voyant alors que l'élection allait se faire malgré eux, et craignant qu'il ne leur soit tenu rigueur de leur obstination, se donnèrent les gants de reconnaître les hautes vertus chrétiennes du cardinal-évêque de Porto, et se déclarèrent prêts à lui accorder leurs suffrages.

Le lendemain, 7 ao˚t 1316, on décida de voter. quatre scrutateurs furent désignés. Duèze apparut, porté par Guccio et son second damoiseau.

- Il ne pèse pas lourd, murmurait Guccio aux cardinaux qui le regardaient passer et qui s'écartaient avec une déférence o˘ se marquait déjà leur choix.

quelques minutes plus tard, Duèze était proclamé pape à l'unanimité, et ses vingt-trois collègues lui faisaient une ovation.

- Puisque vous le voulez, Seigneur, puisque vous le voulez... souffla Duèze.

- De quel nom fais-tu choix? lui demanda-t-on.

- Jean... Je porterai le nom de Jean... Jean XXII.

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LES ROIS MAUDITS

Guccio s'avança pour aider à se lever le chétif vieillard devenu l'autorité

suprême de l'univers.

- Non, mon fils, non, dit le nouveau pape. Je vais m'efforcer de marcher seul. Puisse Dieu soutenir mes pas.

Les imbéciles crurent alors voir s'opérer un miracle, tandis que les autres comprenaient qu'ils avaient été bernés. Ils pensaient avoir voté pour un cadavre ; et voilà que leur élu fort aisément circulait parmi eux, frétillant et frais comme une truite. Mais ils ne pouvaient encore imaginer combien il leur mènerait la vie dure, pendant dix-huit années !

Cependant le camerlingue avait déjà br˚lé dans la cheminée les papiers du vote, dont la fumée blanche annonçait au monde l'élection du pontife. Les coups de pioche alors commencèrent à retentir contre la maçonnerie qui murait le grand portail. Mais le comte de Forez était prudent; dès qu'on eut dégagé assez de pierres, il se glissa lui-même dans l'embrasure.

- Oui, oui, mon fils, c'est bien moi, lui dit Duèze qui avait rapidement trottiné jusque-là.

Alors, les maçons achevèrent d'abattre le mur; les deux vantaux furent ouverts et le soleil, pour la première fois depuis quarante jours, pénétra dans l'église des Jacobins.

Une foule nombreuse attendait sur le parvis, bourgeois et petites gens de Lyon, consuls, seigneurs, observateurs des cours étrangères, qui tous se pressèrent et s'agenouillèrent tandis que cardinaux et conclavistes sortaient, formés en procession. Un gros homme, au teint oliv‚tre, qui se tenait au premier rang, auprès du comte de Forez, saisit le bord de la robe du nouveau pape, quand celui-ci passa devant lui et porta l'ourlet à ses lèvres.

- Oncle Spinello ! s'écria Guccio Baglioni qui marchait derrière le pontife.

- Ah! vous êtes l'oncle! J'aime bien votre neveu, mon fils, dit Duèze au gros homme agenouillé en lui faisant signe de se relever. Il m'a fidèlement servi, et je veux le garder auprès de moi. Embrassez-le, embrassez-le!

Le capitaine général des Lombards se redressa, et Guccio l'étreignit.

- J'ai tout racheté, comme tu me l'avais dit et à six pour dix, souffla Tolomei dans l'oreille de Guccio, pendant que Duèze bénissait la foule. Ce pape nous doit maintenant quelques milliers de livres. Beau travail, mon garçon. Tu es le vrai neveu de mon sang.

quelqu'un, derrière eux, faisait aussi longue figure que les cardinaux; c'était le seigneur Boccace, principal voyageur des Bardi.

- Ah! tu étais donc à l'intérieur, mécréant, dit-il à Guccio. Si j'avais su cela, je n'aurais jamais vendu les créances.

- Et Marie? O˘ est Marie? demanda anxieusement Guccio à son oncle.

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LA LOI DES M¬LES

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- Ta Marie se porte bien. Elle est aussi belle que tu as de malice, et si le petit Lombard qui lui enfle le ventre tient de vous deux, il fera son chemin dans le monde. Mais va vite, va, mon garçon ! Tu vois bien que le Saint-Père t'appelle.

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LA LOI DES MALES

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III

LES DETTES DU CRIME

Le régent Philippe tenait essentiellement à assister au sacre du pape afin de se poser en protecteur de la chrétienté.

- L'élection de Duèze m'a co˚té assez de peine et de soucis, disait-il. Il est bien juste qu'il m'aide à présent à assurer mon gouvernement. Je veux être à Lyon pour son couronnement.

Mais les nouvelles d'Artois ne laissaient pas d'être inquiétantes. Robert avait pris sans difficulté Arras, Avesnes, Thérouanne, et continuait de conquérir le pays. A Paris, Charles de Valois l'appuyait en sous main.

Fidèle à son habituelle tactique d'encerclement, le régent commença par travailler sur les régions limitrophes de l'Artois, afin d'éviter l'extension de la révolte. Aux barons de Picardie, il écrivit pour leur rappeler leurs liens de fidélité à la couronne de France, leur faisant entendre courtoisement qu'il ne tolérerait aucun manquement à leur devoir ; un contingent de troupes et de sergents d'armes fut réparti dans les prévôtés pour surveiller la contrée. Aux Flamands, qui se gaussaient encore, au bout d'un an écoulé, de la misérable chevauchée du Hutin perdant son armée dans la boue, Philippe proposa un nouveau traité de paix à des conditions fort avantageuses pour eux.

- Dans ce g‚chis qu'on nous laisse à débrouiller, il faut bien perdre un peu pour sauver le tout, expliqua le régent à ses conseillers.

Bien que son gendre, Jean de Fiennes, f˚t l'un des premiers lieutenants de Robert, le comte de Flandre, sentant qu'il n'aurait jamais si bonne occasion de traiter, consentit aux pourparlers et demeura donc neutre dans les affaires du comté voisin.

Philippe avait ainsi pratiquement fermé les portes de l'Artois. Il envoya alors Gaucher de Ch‚tillon négocier directement avec les chefs des révoltés et les assurer des bonnes intentions de la comtesse Mahaut.

- Entendez-moi bien, Gaucher; vous ne devez point prendre langue avec Robert, recommanda-t-il au connétable, car ce serait lui reconnaître les droits qu'il réclame. Nous continuons de le tenir déchu de l'Artois, ainsi que mon père en a rendu jugement. Vous allez seulement pour régler le conflit qui oppose la comtesse à ses vassaux, et dans lequel Robert, à nos yeux, n'entre pour mie.

- En vérité, Monseigneur, dit le connétable, vous voulez faire triompher en tout votre belle-mère?

- Non point, Gaucher; non point si elle a abusé de ses droits, ainsi que je le crois. Elle est fort empérière, la dame Mahaut, et elle juge tout un chacun né exprès pour la servir jusqu'au dernier liard de bourse et la dernière goutte de'sueur ! Je veux la paix, poursuivit le régent, et pour cela qu'il soit rendu équitablement à chacun. Nous savons que la bourgeoisie des villes reste favorable à la comtesse parce que cette bourgeoisie est toujours en chamaille avec la noblesse, tandis que les nobles ont épousé la cause de Robert afin d'appuyer leurs griefs. Voyez donc quelles requêtes sont fondées et t‚chez à y satisfaire sans porter atteinte aux prérogatives de la couronne; ainsi efforcez-vous de détacher les barons de notre turbulent cousin, en leur montrant qu'ils peuvent obtenir de nous, par justice, davantage que de lui, par violence.

- Vous êtes prud'homme, Monseigneur, vous êtes prud'homme assurément, dit le connétable. Je ne pensais pas qu'il me serait donné en mes vieilles années de servir avec tant d'agrément un prince si sage, et qui n'a pas le tiers de mon ‚ge.

Dans le même temps, le régent faisait prier le pape, par le comte de Forez, de retarder un peu son couronnement. Jean XXII, quelque h‚te légitime qu'il e˚t de voir son élection consacrée, accepta fort complai-samment un délai de deux semaines.

Mais, au bout de deux semaines écoulées, les affaires d'Artois étant encore bien loin de leur règlement et l'accord avec les Flamands ne se pouvant ratifier avant le 1er septembre, Philippe demanda, par le dauphin de Viennois cette fois, un nouveau recul de la cérémonie. Or Jean XXII, à la surprise du régent, se montra soudain très ferme et presque brutal, en fixant irrévocablement au 5 septembre son couronnement.

Il tenait à cette date pour de puissantes raisons qu'il gardait secrètes et qui échappaient d'ailleurs au jugement commun. En effet, c'était un 5

septembre, en l'an 1300, qu'il avait été sacré évêque de Fréjus ; c'était dans la première semaine de septembre 1309 que son protecteur, le roi Robert de Naples, avait été couronné ; et si un faux en écriture royale lui avait permis d'obtenir le siège épiscopal d'Avignon, c'était le 4 septembre 1310 que sa manouvre avait réussi.

Le nouveau pape avait un bon commerce avec les astres, et savait se servir des conjonctions solaires pour régler les étapes de son ascension.

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LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES MALES

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" Si Monseigneur le régent de France et de Navarre, que tant nous aimons, fit-il répondre, se trouve empêché par les devoirs du royaume d'être à nos côtés en ce jour solennel, nous en souffrirons beaucoup; mais alors, n'ayant plus à craindre de lui faire faire trop long chemin, nous irons coiffer la tiare en la ville d'Avignon. "

Philippe de Poitiers signa le traité avec les Flamands dans la matinée du 1er septembre. Le 5 à l'aube, il arrivait à Lyon accompagné des comtes de Valois et de La Marche, qu'il ne voulait pas laisser à Paris hors de sa surveillance, ainsi que de Louis d'…vreux.

- Vous nous avez fait marcher à un train de chevaucheur, mon neveu, lui dit Valois en mettant pied à terre.

Ils n'eurent que le temps de revêtir les vêtements spécialement préparés pour la cérémonie et qu'avait commandés l'argentier Geoffroy de Fleury. Le régent portait une robe ouverte, d'étoffe fleur de pêcher, doublée de deux cent vingt-six ventres de menu-vair. Charles de Valois, Louis d'…vreux, Charles de La Marche, ainsi que Philippe de Valois qui était aussi de la fête, avaient reçu chacun, en présent, une robe de camocas pareillement fourrée.

Lyon, tout pavoisé, grouillait d'une foule innombrable venue pour assister au défilé.

Jean XXII arriva à la primatiale Saint-Jean à cheval, précédé par le régent de France. Toutes les cloches de la ville sonnaient à la volée. Les rênes de la monture pontificale étaient tenues d'un côté par le comte d'…vreux et de l'autre par le comte de La Marche. La monarchie française encadrait étroitement la papauté. Les cardinaux suivaient, le chapeau rouge posé pardessus la chape et retenu sous le menton par les brides nouées. Les mitres des évêques scintillaient au soleil.

Ce fut le cardinal Orsini, descendant du patriciat romain, qui posa la tiare sur le front de Jacques Duèze, fils d'un bourgeois de Cahors. Guccio, bien placé dans la cathédrale, admirait son maître. Le petit vieillard au menton maigre, aux épaules étroites, que l'on croyait mourant quatre semaines plus tôt, supportait sans peine les lourds attributs sacerdotaux dont on le chargeait. Les rites pharaoniques de cette interminable cérémonie, qui le plaçait tellement au-dessus de ses semblables et faisait de lui le symbole de la divinité, agissaient sur sa personne presque à son insu, et répandaient sur ses traits une majesté imprévisible, impressionnante, et plus évidente à mesure que se déroulait la liturgie. Il ne put néanmoins se défendre d'un léger sourire lorsqu'il chaussa les sandales pontificales.

" Scarpinelli ! Ils m'appelaient Scarpinelli... le cardinal petits-

chaussons... pensait-il. Ils me faisaient passer pour fils de savetier. Je les porte, maintenant, les petits chaussons... Seigneur! Vous m'avez mis si haut que je n'ai plus rien à désirer. Je n'ai plus qu'à m'efforcer de bien gouverner votre Eglise. "

Cet ambitieux, à présent que toutes ses ambitions étaient exaucées, ce fourbe, dont toutes les fourberies avaient réussi, se trouvait disponible pour la perfection dans la magistrature suprême.

Le même jour, des lettres de noblesse furent conférées à son frère, Pierre Duèze, par le régent. La famille du pape, selon l'usage, devenait noble.

Mais l'acte que Philippe de Poitiers avait dicté lui-même, s'il était destiné à honorer le Saint-Père à travers son frère, définissait aussi la pensée et l'attitude, fort peu traditionnelles, du jeune prince, quant au droit à la noblesse. " Ce ne sont pas les biens de famille, était-il écrit dans ces lettres, ni la richesse défait, ni les autres attentions de la fortune, qui ont aucun titre dans le concert des qualités morales et des actions méritoires; ce sont là des choses qu'un certain hasard accorde aux méritants comme aux imméritants, qui arrivent aussi bien aux dignes qu'aux indignes... En revanche chacun s'établit comme fils de ses ouvres et de ses mérites propres, tandis qu'est de nulle importance d'o˘ nous pouvons venir, si tant est que nous sachions même de qui nous venons... "

Valois frémissait d'irritation en entendant de telles assertions qu'il jugeait subversives et scandaleuses.

Mais le régent n'avait pas fait tant de chemin ni donné au nouveau pape de si grandes marques d'estime pour ne rien obtenir en retour. Entre ces deux hommes que séparait un demi-siècle d'‚ge... " vous êtes l'aube, Monseigneur, et je suis le ponant", disait Duèze à Philippe... existaient des affinités certaines et une subtile entente. Jean XXII n'oubliait pas les promesses de Jacques Duèze, ni le régent celles du comte de Poitiers.

Aussitôt que le régent aborda la question des bénéfices ecclésiastiques dont les annates, c'est-à-dire la première annuité, devaient revenir au Trésor, le nouveau pape fit apporter les pièces prêtes à la signature.

Mais, avant que les sceaux ne fussent apposés, Philippe eut une conversation particulière avec Charles de Valois.

- Mon oncle, demanda-t-il, avez-vous à vous plaindre de moi?

- Non, mon neveu, dit l'ex-empereur de Constantinople. Le moyen d'aller répondre à quelqu'un que le seul grief qu'on ait contre lui, c'est son existence!...

- Alors, mon oncle, si vous n'avez pas à vous plaindre, pourquoi me desservez-vous? Je vous avais assuré, quand vous m'avez remis les clés du Trésor, que les comptes ne vous seraient pas demandés, et j'ai tenu parole.

Vous, vous m'avez juré hommage et fidélité, mais vous ne tenez point votre foi, mon oncle, car vous soutenez la cause de Robert d'Artois.

Valois fit un geste de dénégation.

- Vous faites mauvais calcul, poursuivit Philippe, car Robert va vous co˚ter fort cher. Il est impécunieux; il ne tire ressources que des revenus que lui sert le Trésor, et que je viens de lui couper. C'est donc 714

LES ROIS MAUDITS

à vous qu'il va demander subsides. O˘ les trouverez-vous, puisque vous n'avez plus les finances du royaume? Allons, ne vous crêtez point, ne devenez point rouge, ni ne vous laissez aller à des paroles grosses que vous regretteriez, car je veux votre bien. Donnez-moi l'assurance de ne plus aider Robert, et moi, de mon côté, je m'en vais demander au Saint-Père que les annales du Valois et du Maine vous soient versées directement, et non au Trésor.

Entre la haine et la cupidité, le cour du comte de Valois fut un instant déchiré.

- A combien s'élèvent ces annales? demanda-t-il.

- De dix à douze mille livres, mon oncle, car il y faut comprendre les bénéfices qui n'ont pas été perçus dans les derniers temps de mon père et pendant tout le règne de Louis.

Pour Valois, toujours endetté, ces dix ou douze mille livres à recevoir dans l'année étaient miraculeusement bienvenues.

- Vous êtes un bon neveu, qui comprenez mes besoins, répondit-il. Je m'en vais enjoindre à Robert de s'accommoder avec vous, et lui remontrer que, s'il n'y consent, je lui ôterai mon soutien.

Philippe rentra par petites étapes, réglant différentes affaires en chemin; il fit un dernier arrêt à Vincennes, pour porter à Clémence la bénédiction du nouveau pape.

- Je suis heureuse, dit la reine, que notre ami Duèze ait pris le nom de Jean, car c'est celui aussi que j'ai choisi pour mon enfant, par ce vou que je fis, durant la tempête, sur la nef qui m'amena en France.

Elle semblait toujours étrangère aux problèmes du pouvoir, et uniquement occupée de ses souvenirs conjugaux ou de ses soucis de maternité. Le séjour de Vincennes convenait à sa santé ; elle avait repris beau visage et connaissait, dans l'embonpoint du septième mois, ce répit que l'on voit parfois vers la fin des grossesses difficiles.

- Jean n'est guère un nom de roi pour la France, dit le régent. Nous n'avons jamais eu de Jean.

- Mon frère, je vous dis que c'est un serment que j'ai fait.

- Alors, nous le respecterons... Si donc vous avez un m‚le, il s'appellera Jean Premier...

Au palais de la Cité, Philippe trouva sa femme parfaitement heureuse, pouponnant le petit Louis-Philippe qui criait de toute la force de ses huit semaines.

Mais la comtesse Mahaut, aussitôt qu'avertie du retour de son gendre, arriva de l'hôtel d'Artois, manches retroussées, les joues en feu, l'oil furieux.

- Ah ! on me trahit bien, mon fils, dès que vous n'êtes pas là ! Savez-vous ce qu'est allé manouvrer en Artois votre gueux de Gaucher?

- Gaucher est connétable, ma mère, et voici peu que vous ne le trouviez pas gueux du tout. que vous a-t-il donc fait?

LA LOI DES MALES

715

- Il m'a donné tort ! cria Mahaut. Il m'a condamnée en tout. Vos envoyés s'entendent comme compères de foire avec mes vassaux; ils ont pris sur eux de déclarer que je ne rentrerais pas en Artois... vous entendez bien, m'interdire dans mon comté !... avant que ne soit scellée cette mauvaise paix que j'ai refusée à Louis l'autre décembre et ils veulent en plus que je restitue je ne sais quelles tailles que d'après eux j'aurais ind˚ment perçues !

- Tout ceci me paraît équitable. Mes envoyés ont suivi bien fidèlement mes ordres, répondit calmement Philippe.

La surprise laissa Mahaut un instant interdite, la bouche entrouverte, les yeux arrondis. Puis elle reprit, criant plus fort:

- …quitable de piller mes ch‚teaux, de pendre mes sergents, de ravager mes moissons ! Et ce sont vos ordres donc, de soutenir mes ennemis? Vos ordres ! Voilà la belle façon dont vous me payez de tout ce que j'ai fait pour vous !

Une grosse veine violette se gonflait sur son front.

- Je ne vois pas, ma mère, hormis de m'avoir donné votre fille, répliqua Philippe, que vous ayez tant fait pour moi qu'il me faille léser mes sujets et compromettre à votre profit toute la paix du royaume.

Entre la prudence et l'emportement, Mahaut hésita une seconde. Mais le mot employé par son gendre, " mes sujets ", qui était parole de roi, la piqua comme un aiguillon; et le secret qu'elle gardait si savamment depuis dix semaines fut rompu sur ce coup de colère.

- Et d'avoir expédié ton frère outre, dit-elle en avançant sur lui, n'est-ce donc rien?

Philippe n'eut pas de sursaut, ni d'exclamation; sa réaction fut d'aller clore les portes. Il verrouilla les serrures, ôta les clés et les glissa dans sa ceinture. Il n'aimait combattre qu'en arènes fermées. Mahaut fut prise de frayeur, et plus encore quand elle aperçut le visage qu'il avait en revenant vers elle.

- C'était donc vous, dit-il à mi-voix, et ce qu'on chuchote dans le royaume est vrai !

Mahaut fit front, selon sa nature qui était d'attaquer.

- Et qui vouliez-vous que ce f˚t, mon beau fils? A qui croyez-vous donc devoir la gr‚ce d'être régent et de pouvoir un jour, peut-être, vous approprier la couronne? Allons! Ne vous donnez point pour si naÔf. Votre frère m'avait confisqué l'Artois; Valois le montait contre moi, et vous, vous étiez à Lyon, à vous occuper du pape... toujours ce pape qui vient en mes affaires comme mars en carême ! Ne faites pas tant le benoît que d'aller me dire que vous regrettez Louis! Vous n'aviez guère de tendresse pour lui, vous vous sentez bien aise que je vous aie fourni toute chaude sa place, en assaisonnant un peu ses dragées, et sans qu'il en co˚te rien à

votre conscience. Mais je n'attendais pas, moi, de vous trouver à mon endroit plus mal disposé que lui.

716

LES ROIS MAUDITS

Philippe s'était assis, avait croisé ses longues mains, et réfléchissait. "

II fallait bien en arriver là, un jour ou l'autre, pensait Mahaut. Dans un sens c'est peut-être un bien ; je le tiens à présent. "

- Jeanne sait? demanda soudain Philippe.

- Elle ne sait rien.

- qui sait, alors, en dehors de vous?

- Béatrice, ma demoiselle de parage.

- C'est trop, dit Philippe.

- Ah ! ne touchez pas à celle-là ! s'écria Mahaut. Elle a puissante famille !

- Certes, une famille qui vous a fait bien aimer en Artois! Et hormis cette Béatrice? qui vous a fourni... l'assaisonnement, comme vous appelez cela?

- Une magicienne d'Arras que je n'ai jamais vue, mais que Béatrice connaît.

J'ai feint de vouloir me débarrasser des cerfs qui infestaient mon parc ; j'ai pris soin d'ailleurs d'en faire crever beaucoup.

- Il faudrait rechercher cette femme, dit Philippe.

- Comprenez-vous maintenant, reprit Mahaut, que vous ne pouvez point m'abandonner? Car si l'on croit que vous me laissez sans appui, mes ennemis vont reprendre courage, les calomnies redoubler...

- Les médisances, ma mère, les médisances... rectifia Philippe.

- ... et si l'on m'accuse de ce que vous savez, le poids en retombera sur vous, car on ne manquera pas de dire que je l'ai fait pour votre avantage, ce qui est vrai ; et beaucoup penseront que j'ai agi sur votre ordre même.

- Je sais, ma mère, je sais; je viens déjà de penser à tout cela.

- Songez, Philippe, que j'ai risqué le salut de mon ‚me à cette entreprise.

Ne soyez pas ingrat.

Philippe eut un ricanement bref, suivi d'un aussi bref éclat de colère.

- Ah ! c'en est trop, ma mère ! Allez-vous demander bientôt que je vous vienne baiser les pieds pour avoir empoisonné mon frère? Si j'avais su que la régence était à ce prix, je ne l'eusse certes pas acceptée ! Je réprouve le meurtre ; il n'est jamais besoin de tuer pour venir à ses fins ; c'est là moyen de mauvaise politique, et je vous ordonne, aussi longtemps que je serai votre suzerain, de n'en plus user.

Un moment, il eut la tentation de l'honnêteté. Réunir le Conseil des Pairs, dénoncer le crime, demander le ch‚timent... Mahaut, qui le devina agité de ces pensées, passa de pénibles instants. Mais Philippe ne s'abandonnait guère à ses impulsions, même vertueuses. Agir comme il l'imaginait, c'était jeter le discrédit sur sa femme et sur lui-même. Et de quelles accusations Mahaut, pour se défendre, ou pour perdre avec elle qui ne l'aurait pas défendue, ne serait-elle capable? Les querelles renaîtraient forcément autour des règlements de régence. Philippe avait déjà trop fait pour le royaume, et trop rêvé à ce qu'il

LA LOI DES M¬LES

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fallait faire, pour courir le risque d'être privé du pouvoir. Son frère Louis, à tout prendre, avait été un mauvais roi, et, de surcroît, un assassin... Peut-être était-ce la volonté de la Providence que de punir le meurtrier par le meurtre, et de remettre la France en meilleures mains.

- Dieu vous jugera, ma mère, Dieu vous jugera, dit-il. Je voudrais éviter seulement que les flammes de l'enfer ne commencent, à cause de vous, de nous lécher tous en notre vivant. Il me faut donc payer les dettes de votre crime, et ne pouvant vous mettre en geôle, je suis forcé, en effet, de vous so'utenir... Votre machination était bien combinée. Messire Gaucher recevra dès après-demain d'autres instructions. Je ne vous cache pas qu'elles me pèsent.

Mahaut voulut l'embrasser. Il la repoussa.

- Mais sachez bien, reprit-il, que désormais mes plats seront go˚tés trois fois et qu'à la première douleur d'estomac qui me point un peu, vos heures à vivre seront petitement comptées. Priez donc pour ma santé.

Mahaut baissa le front.

- Je vous servirai tant, mon fils, dit-elle, que vous finirez par me rendre votre amour.

IV

"PUISqU'IL FAUT NOUS R…SOUDRE ¿ LA GUERRE..."

Nul ne comprit, et surtout pas Gaucher de Ch‚tillon, le revirement de Philippe dans les affaires d'Artois. Le régent, désavouant brusquement ses envoyés, déclara inacceptable la conciliation qu'ils avaient préparée et exigea la rédaction de nouvelles conventions plus favorables à Mahaut. Le résultat ne se fit pas attendre. Les négociations furent rompues et ceux qui les menaient du côté artésien, représentant l'élément modéré de la noblesse, rejoignirent aussitôt le clan des violents. Leur indignation était extrême; le connétable les avait vilainement joués; la force en vérité était le seul recours. Le comte Robert triomphait.

- Vous avais-je assez dit qu'on ne pouvait s'accorder avec ces félons?

répétait-il à chacun.

Suivi de son armée d'insurgés, il marcha de nouveau sur Arras. Gaucher, qui se trouvait dans la ville avec seulement une petite escorte, n'eut que le temps de s'enfuir par la porte de Péronne tandis que Robert, toutes bannières déployées et trompettes sonnantes, entrait par la porte de Saint-Omer. Il s'en fallut d'un quart d'heure que le connétable de France ne f˚t fait prisonnier. Cette aventure se passait le 22 septembre. Le jour même, Robert adressait à sa tante la lettre suivante:

"A très haute et très noble dame Mahaut d'Artois, comtesse de Bourgogne, Robert d'Artois, chevalier. Comme vous avez empêché à tort mon droit de la comté d'Artois, dont moult me noise et à tous les jours me pèse, laquelle chose je ne puis ni ne veux plus souffrir, ci vous fais savoir que j'y vais mettre ordre et recouvrer mon bien le plus tôt que je pourrai. "

Robert n'était pas grand épistolier; les nuances de finesse n'étaient LA LOI DES MALES

719

pas son fort, et il était très satisfait de cette épître, parce qu'elle exprimait bien ce qu'il voulait dire.

Le connétable, lorsqu'il parvint à Paris, n'avait pas trop aimable figure, et lui non plus ne m‚cha pas ses mots au comte de Poitiers. La personne du régent ne l'intimidait pas ; il avait vu ce jeune homme naître et mouiller ses langes ; il le lui dit tout droit, en ajoutant que c'était faire mauvais usage d'un bon serviteur et d'un fidèle parent qui comptait vingt ans de commandement des armées du royaume, que de l'envoyer traiter sur des assurances qu'on reniait ensuite.

- Je passais jusqu'à ce jour, Monseigneur, pour homme loyal, dont la parole promise né pouvait être mise en doute. Vous m'avez fait jouer un rôle de traître et de larron. quand j'ai soutenu vos droits à la régence, je pensais retrouver en vous un peu de mon roi, votre père, avec lequel jusqu'ici vous donniez des preuves de semblance. Je vois que je me suis cruellement mépris. tes-vous tombé si fort sous tutelle de femme que vous changiez à présent d'avis comme de cotte?

Philippe s'efforça de calmer le connétable, s'accusant d'avoir d'abord mal jugé l'affaire, et d'avoir donné des instructions erronées. Rien ne servait de transiger avec la noblesse d'Artois tant que Robert ne serait pas abattu. Robert constituait un danger pour le royaume, et un péril pour l'honneur de la famille royale. N'était-il pas l'instigateur de cette campagne de calomnies qui désignait Mahaut comme l'empoisonneuse de Louis X?

Gaucher haussa les épaules.

- Et qui croit à ces sottises? s'écria-t-il.

- Pas vous, Gaucher, pas vous, dit Philippe, mais d'autres y ouvrent leurs oreilles, trop contents par là de nous nuire; et ils iront dire demain que moi, que vous, avons trempé dans cette mort qu'on veut rendre suspecte.

Mais Robert vient de faire le faux pas que j'espérais. Voyez donc ce qu'il écrit à la comtesse.

II tendit au connétable une copie de la lettre du 22 septembre et poursuivit :

- Robert rejette par là le jugement que mon père, a fait rendre en 1309 par le Parlement. Jusqu'à ce jour, il ne faisait que soutenir les ennemis de la comtesse; à présent, il entre en révolte contre la loi du royaume. Vous allez remonter en Artois.

- Ah non ! Monseigneur ! s'écria Gaucher. Je m'y suis trop honni. J'ai d˚

m'enfuir d'Arras comme un vieux sanglier devant les chiens, sans prendre même le temps de pisser. Faites-moi la gr‚ce de choisir quelque autre pour conduire cette affaire.

Philippe se croisa les mains devant la bouche. " Si tu savais, Gaucher, pensait-il, si tu savais comme il m'est dur de te tromper! Mais si je t'avouais la vérité, tu me mépriserais plus encore! " II reprit, obstiné:

- Vous allez remonter en Artois, Gaucher, pour l'amour de moi, 720

LES ROIS MAUDITS

et parce que je vous en prie. Vous allez emmener avec vous votre parent, messire Miles, et cette fois une forte troupe de chevaliers et aussi des gens des communes, en prenant renfort en Picardie; et vous ferez sommer Robert de comparaître devant le Parlement pour y rendre compte de sa conduite. En même temps, vous fournirez soutien d'argent et d'hommes d'armes aux bourgeois des villes qui nous sont demeurées fidèles. Et si Robert ne se soumet pas, j'aviserai alors à l'y obliger autrement... Un prince est comme tout homme, Gaucher, poursuivit Philippe en prenant le connétable par les épaules ; il peut faire erreur au départ, mais plus grande erreur encore serait de s'y entêter. Le métier de couronne s'apprend comme un autre, et j'ai encore à apprendre. Faites-moi pardon du mauvais visage auquel je vous ai obligé.

Rien n'émeut tant un homme d'‚ge qu'un aveu d'inexpérience confessé par un cadet, surtout si ce dernier est hiérarchiquement son supérieur. Sous les paupières de tortue, le regard de Gaucher se voila un peu.

- Ah ! j'oubliais, reprit Philippe. J'ai décidé que vous seriez tuteur du futur enfant de Madame Clémence... notre roi donc, si Dieu veut que ce soit un garçon... et son second parrain tout aussitôt après moi18.

- Monseigneur, Monseigneur Philippe... dit le connétable tout ému.

Et il se pressa dans les bras du régent, comme s'il avait été le fautif.

- Pour la marraine, dit encore Philippe, nous avons décidé avec Madame Clémence, afin de couper à tous les méchants bruits, que ce serait la comtesse Mahaut.

Huit jours plus tard, le connétable reprenait la route d'Artois.

Robert, comme on pouvait le prévoir, refusa de se soumettre à la semonce et continua de sévir à la tête de ses bandes cuirassées. Mais le mois d'octobre ne fut pas bon pour lui. S'il était guerrier violent, il n'était pas grand stratège; il lançait ses expéditions sans ordre, un jour au nord, le lendemain au midi, selon l'inspiration de l'instant. Reître avant les reîtres, condottiere avant les condottieri, il était mieux désigné pour mettre sa force guerrière au service d'autrui que pour se commander lui-même. Dans ce comté qu'il considérait sien, il se conduisait comme en territoire ennemi, menant enfin la vie sauvage, dangereuse, frénétique, qui lui plaisait. Il se réjouissait de la peur qui naissait à son approche, mais ne voyait pas la haine qu'il laissait sur ses pas. Trop de corps pendus aux branches, trop de décapités, trop d'enterrés vifs au milieu de grands rires cruels, trop de filles violées qui gardaient sur la peau la marque des cottes de mailles, trop d'incendies jalonnaient sa route. Les mères disaient aux enfants, pour les faire tenir sages, qu'on allait appeler le comte Robert ; mais si on l'annonçait dans LA LOI DES MALES

721

les parages, elles prenaient aussitôt leur marmaille dans leurs jupes et couraient vers la première forêt.

Les villes se barricadaient; les artisans, instruits par l'exemple des communes flamandes, aff˚taient leurs couteaux, et les échevins gardaient liaison avec les émissaires de Gaucher. Robert aimait les batailles en rase campagne ; il détestait la guerre de siège. Les bourgeois de Saint-Omer ou de Calais lui fermaient-ils leurs portes au nez? Il haussait les épaules en disant :

- Je reviendrai un autre jour et vous ferai tous crever !

Et il allait s'ébattre plus loin.

Mais l'argent commençait à devenir rare. Valois ne répondait plus aux demandes, et ses rares messages ne contenaient que de bons sentiments et des exhortations à la sagesse. Tolomei, le cher banquier Tolomei, faisait lui aussrla sourde oreille. Il était en voyage; ses commis n'avaient pas d'ordre... Le pape lui-même se mêlait de l'affaire ; il avait écrit personnellement à Robert et à plusieurs barons d'Artois pour leur rappeler leurs devoirs...

Puis un matin de la fin d'octobre, le régent, comme il tenait conseil, déclara avec la grande tranquillité dont il accompagnait ses décisions :

- Notre cousin Robert a trop longuement moqué notre pouvoir. Puisqu'il faut nous résoudre à la guerre, nous prendrons donc contre lui l'oriflamme à

Saint-Denis, le dernier jour de ce mois, et comme messire Gaucher est absent, l'ost que je conduirai moi-même sera placé sous le commandement de notre oncle...

Tous les regards se tournèrent vers Charles de Valois, mais Philippe continua:

- ... de notre oncle, Monseigneur d'…vreux. Nous aurions volontiers confié

cette charge à Monseigneur de Valois, qui a fait ses preuves de grand capitaine, si celui-ci n'avait à se rendre en ses terres du Maine pour y percevoir les annales de l'…glise.

- Je vous remercie, mon neveu, répondit Valois, car vous savez que j'aime bien Robert, et que, tout en désapprouvant sa révolte qui est grosse sottise d'entêté, j'aurais eu déplaisir à porter les armes contre lui.

L'armée que réunit le régent pour monter en Artois ne ressemblait en rien à

l'ost démesuré que son frère, seize mois plus tôt, avait enlisé dans les Flandres. L'ost pour l'Artois se composait des troupes permanentes et de levées faites dans le domaine royal. Les soldes y étaient élevées: trente sols par jour pour le banneret, quinze sols pour le chevalier, trois sols pour l'homme de pied. On appela non seulement les nobles, mais aussi des roturiers. Les deux maréchaux, Jean de Corbeil et Jean de Beaumont, seigneur de Clichy, dit le Déramé, rassemblèrent les bannières. Les arbalétriers de Pierre de Galard étaient déjà sur pied. Geoffroy Coquatrix, depuis deux semaines, avait

722

LES ROIS MAUDITS

reçu secrètement des instructions pour prévoir les transports et les fournitures.

Le 30 octobre, Philippe de Poitiers prit l'oriflamme à Saint-Denis. Le 4

novembre, il était à Amiens, d'o˘ il envoya aussitôt son second chambellan, Robert de Gamaches, escorté de quelques écuyers, porter au comte d'Artois une dernière sommation.

L'OST DU REGENT FAIT UN PRISONNIER

Le chaume pourrissait, gris‚tre, sur les champs argileux et dénudés. De lourdes nuées roulaient dans le ciel d'automne et l'on e˚t dit que là-bas, au bout du plateau, le monde finissait. Le vent aigrelet, soufflant par courtes bouffées, avait un arrière-go˚t de fumée.

En avant du village de Bouquemaison, à l'endroit même o˘, trois mois auparavant, le comte Robert était entré en Artois, l'armée du régent se tenait déployée en bataille, et les pennons frissonnaient au sommet des lances sur près d'une demi-lieue de front.

Philippe de Poitiers, entouré de ses principaux officiers, se trouvait au centre, à quelques pas de la route. Il avait croisé ses mains gantées de fer sur le pommeau de sa selle ; il était tête nue. Un écuyer, derrière lui, portait son heaume.

- C'est donc ici qu'il t'a affirmé qu'il viendrait se rendre? demanda le régent à Robert de Gamaches, rentré de sa mission le matin.

- Ici même, Monseigneur, répondit le second chambellan. Il a choisi le lieu... "Dans le champ auprès de la borne que surmonte une croix... " m'at-il dit. Et il m'a assuré qu'il y serait à l'heure de tierce.

- Et tu es certain qu'il n'existe point d'autre borne surmontée de croix dans les alentours? Car il serait bien capable de nous jouer là-dessus, d'aller se présenter ailleurs et de faire constater que je n'y étais pas...

Tu penses vraiment qu'il viendra?

- Je le crois, Monseigneur, car il semblait fort ébranlé. Je lui ai dénombré votre ost; je lui ai représenté aussi que Monseigneur le connétable tenait les lisières de Flandre et les villes du Nord, et qu'il serait donc saisi comme entre pinces à ferrer, sans pouvoir même fuir par les portes. Je lui ai remis enfin la lettre de Monseigneur de Valois lui conseillant de se rendre sans combat, puisqu'il ne pouvait qu'être battu, et l'informant que vous étiez si courroucé contre lui qu'il devait 724

LES ROIS MAUDITS

craindre, si vous le preniez en armes, d'avoir la tête tranchée. Et ceci a paru beaucoup l'assombrir.

Le régent inclina un peu son long buste vers l'encolure de son cheval.

Décidément, il n'aimait pas porter ces vêtements de guerre, dont les vingt livres de fer lui pesaient aux épaules et l'empêchaient de s'étirer.

- Il s'est retiré alors avec ses barons, poursuivit Gamaches, et je ne sais point vraiment ce qu'ils se sont dit. Mais j'ai bien compris que certains lui faisaient défaut, tandis que d'autres le suppliaient de ne pas les abandonner. Enfin il est revenu à moi et m'a fait la réponse que je vous ai portée, en m'assurant qu'il avait trop grand respect de Monseigneur le régent pour lui désobéir en rien.

Philippe de Poitiers demeurait incrédule. Cette soumission trop facile l'inquiétait, et lui faisait redouter un piège. Plissant les paupières, il regardait le triste paysage.

- L'endroit serait assez bon pour nous tourner et nous tomber sur le dos pendant que nous sommes ainsi plantés à attendre. Corbeil! Clichy ! dit-il s'adressant à ses deux maréchaux. Dépêchez quelques bannerets en reconnaissance par les deux ailes et faites fouiller les vallons pour vous assurer qu'aucune troupe ne s'y trouve muchée, ni ne chemine sur nos routes de revers. Et si, à tierce sonnée au clocher qui est derrière nous, Robert ne s'est pas présenté, ajouta-t-il pour Louis d'…vreux, nous nous mettrons en marche.

Mais bientôt on entendit des cris dans les rangs des bannières.

- Le voici ! Le voici !

Le régent, de nouveau, plissa les paupières, mais ne vit rien.

- En face, Monseigneur, lui dit-on. Juste au droit de votre monture, sur la crête !

Robert d'Artois arrivait sans compagnons, sans écuyer, sans même un valet.

Il avançait au pas, droit sur son immense cheval, et paraissait, dans cette solitude, plus grand encore qu'il n'était. Sa haute silhouette se détachait, rougeoyante, sur le ciel tourmenté et il semblait que la pointe de sa lance accroch‚t les nuées.

- C'est encore manière de vous narguer, Monseigneur, que d'arriver ainsi devant vous.

- Eh! qu'il me nargue, qu'il me nargue! répondit Philippe de Poitiers.

Les chevaliers envoyés en reconnaissance revenaient au galop, assurant que les environs étaient parfaitement tranquilles.

- Je l'aurais cru plus acharné dans la désespérance, dit le régent.

Un autre, voulant faire étalage de panache, se f˚t sans doute, vers cet homme seul, avancé seul. Mais Philippe de Poitiers avait une autre conception de sa dignité, et ce n'était pas geste de chevalerie qu'il lui importait d'accomplir, mais geste de roi. Il attendit donc, sans bouger LA LOI DES MALES

725

d'un pas, que Robert d'Artois, tout boueux, tout fumant, s'arrêt‚t devant lui.

L'armée entière retenait sa respiration et l'on n'entendait que le cliquetis des mors dans la bouche des chevaux.

Le géant jeta sa lance sur le sol ; le régent contempla cette lance dans le chaume, et ne dit rien.

Robert détacha de sa selle son heaume et sa longue épée à deux mains, et les envoya rejoindre la lance.

Le régent se taisait toujours; il n'avait pas relevé les yeux vers Robert; il gardait le regard rivé sur les armes, comme s'il attendait encore autre chose.

Robert d'Artois se décida à descendre de cheval, fit deux pas en avant, et, les nerfs tremblant de colère, finit par mettre un genou en terre pour rencontrer les yeux du régent.

- Beau cousin... s'écria-t-il en ouvrant les bras. Mais Philippe l'arrêta court.

- Mon cousin, n'avez-vous pas faim? lui demanda-t-il.

Et comme l'autre, qui s'apprêtait à une grande scène avec échange de paroles nobles, relevage, accolade chevaleresque, restait tout stupéfait, Philippe ajouta :

- Alors, rehaussez-vous en selle, et gagnons au plus tôt Amiens, o˘ je vous dicterai ma paix. Vous marcherez à mon flanc, et nous mangerons en route...

Héron ! Gamaches! ramassez les armes de mon cousin.

Robert d'Artois tardait à remonter à cheval et regardait autour de lui.

- que cherchez-vous? dit encore le régent.

- Je ne cherche rien, Philippe. Je contemple ce champ pour ne point l'oublier, répondit d'Artois.

Et il posa sa main sur sa poitrine, à la place o˘, à travers la broigne, il pouvait sentir le sachet de velours dans lequel il avait enfermé, ainsi que des reliques, les épis maintenant poudreux qu'il avait cueillis en ce lieu même, un jour d'été. Un sourire plein de morgue passa sur ses lèvres.

Lorsqu'il fut à trotter auprès du régent, il retrouva son habituelle assurance.

- C'est une belle armée que vous avez réunie là, mon cousin, pour ne faire qu'un seul prisonnier, dit-il d'un ton railleur.

- La prise de vingt bannières, mon cousin, répondit Philippe du même air, me ferait moins plaisir en ce jour que votre compagnie... Mais dites-moi donc ce qui vous a poussé à si vite vous rendre; car enfin, si même le nombre est pour moi, je sais bien que ce n'est pas le courage qui vous fait défaut !

726

LES ROIS MAUDITS

- J'ai pensé qu'à nous affronter en guerre, nous allions faire souffrir trop de pauvres gens.

- que vous voilà soudain sensible, Robert, dit Philippe de Poitiers. On ne m'a point rapporté qu'en ces derniers temps vous ayez donné telles preuves de charité.

- Notre Saint-Père le nouveau pape a pris le soin de m'écrire pour m'éclairer.

- Et pieux, maintenant ! s'écria le régent.

- Comme les termes de sa lettre ressemblaient tout juste à vos semonces, j'ai compris que je ne pouvais lutter à la fois contre le ciel et la terre, et j'ai résolu de me montrer loyal sujet autant que bon chrétien.

- Du cour, de la religion, de la loyauté ! Vous êtes bien changé, mon cousin.

En même temps, Philippe, regardant de côté le large menton du géant, se disait : " Moque-toi, moque-toi ; tu feras moins le gaillard tout à

l'heure, quand tu sauras la paix que je vais t'imposer. "

Mais, devant le Conseil qui fut réuni aussitôt après l'arrivée dans Amiens, Robert conserva la même attitude. Il accepta tout ce qui lui fut demandé, sans se rebeller, sans chicaner, à croire qu'il n'écoutait même pas le traité qu'on lui lisait.

Il s'engageait à rendre " tout ch‚teau, forteresse, seigneurie et toutes choses qu'il avait prises ou occupées". Il se portait garant de la restitution de toutes les places saisies par ses partisans. Il concluait trêve avec Mahaut jusqu'aux P‚ques prochaines; d'ici là, la comtesse ferait savoir sa volonté, et la cour des pairs se prononcerait sur les droits des deux parties. Le régent, pour l'instant, gouvernerait directement l'Artois et y placerait tels gardiens, officiers et ch‚telains qu'il voudrait.

Enfin, jusqu'à la décision des pairs, les revenus du comté seraient perçus par le comte d'…vreux... et par le comte de Valois.

En entendant cette dernière clause, Robert comprit de quel prix avait été

achetée la défection de son principal allié. Mais même là, il ne broncha pas et signa le tout.

Cette excessive soumission commençait d'inquiéter le régent. " quel coup fourré manigance-t-il?" se disait Philippe.

Comme il était pressé de rentrer à Paris pour l'accouchement de la reine, il laissa le soin à ses deux maréchaux, avec une partie des troupes à

solde, d'aller relever le connétable en Artois et de veiller sur place à

l'exécution du traité. Robert assista en souriant au départ des maréchaux.

Son calcul était simple. En venant se rendre seul, il avait évité le désarmement de ses troupes. Fiennes, Souastre, Picquigny et les autres allaient continuer une petite guerre de troubles et d'usure. Le régent ne pourrait pas, toutes les quinzaines, remettre sur pied pareille LA LOI DES MALES

727

expédition; le Trésor n'y aurait pas suffi. Robert avait donc plusieurs mois de tranquillité devant lui. Pour l'heure il préférait revenir à Paris, et jugeait l'occasion assez opportune. Car il se pourrait bien qu'avant peu il n'y e˚t plus ni de régent, ni de Mahaut.

En effet - et c'était là la vraie raison de son sourire - Robert avait réussi à retrouver la dame de Fériennes, fournisseuse en poison de la comtesse d'Artois. Il l'avait retrouvée en faisant suivre deux espions du régent qui la cherchaient aussi. Isabelle de Fériennes et son fils avaient été arrêtés alors qu'ils vendaient le matériel nécessaire à un envo˚tement.

Les gens de Robert avaient supprimé les espions du régent, et maintenant la magicienne, après avoir dicté une belle et complète confession, était gardée dans un ch‚teau d'Artois.

"Tu feras belle mine, mon cousin, se disait-il en regardant Philippe, lorsque je commanderai à Jean de Varennes de m'amener cette femme et que je la présenterai au Conseil des pairs, afin qu'elle avoue comment ta bellemère, pour ton compte, a su assassiner ton frère! Et ton cher pape lui-même n'y pourra rien. "

Durant tout le voyage, le régent garda Robert à côté de lui; aux haltes, ils mangeaient à la même table; la nuit, dans les monastères ou les ch

‚teaux royaux, ils couchaient porte à porte, et les nombreux serviteurs du régent entouraient Robert d'une surveillance étroite. Mais à boire, dîner et dormir auprès de son ennemi, on ne peut se défendre de certains sentiments fraternels à son égard ; les deux cousins n'avaient jamais connu pareille intimité. Le régent ne semblait pas tenir particulière rigueur à

Robert des fatigues et des frais qu'il lui avait occasionnés; il paraissait même s'amuser assez des grasses plaisanteries du géant et de ses airs de fausse franchise.

"Encore un peu, et il va m'aimer tout de bon, le gueux! se disait Robert.

Comme je le berne, comme je le berne bien ! "

Au matin du 11 novembre, alors qu'ils arrivaient à la porte de Paris, Philippe arrêta soudain son cheval.

- Mon bon cousin, vous vous êtes l'autre jour, à Amiens, porté garant de la remise à mes maréchaux de tous les ch‚teaux. Or, j'apprends avec peine que plusieurs de vos amis n'obéissent pas au traité et qu'ils refusent de livrer les places.

Robert sourit et écarta les mains d'un geste d'impuissance.

- Vous vous êtes porte garant, répéta Philippe.

- Eh oui, mon cousin, j'ai souscrit à tout ce que vous désiriez. Mais comme vous m'avez ôté tout pouvoir, c'est à vos maréchaux de vous faire obéir.

Le régent caressa pensivement l'encolure de son cheval.

- Est-il vrai, Robert, reprit-il, que vous m'avez inventé le surnom de Portes-Closes?

728

LES ROIS MAUDITS

- C'est vrai, mon cousin, c'est vrai, dit l'autre en riant. Car vous vous servez fort des portes pour gouverner.

- Eh bien, cousin, dit le régent, vous irez donc loger en la prison du Ch

‚telet, et vous y resterez jusqu'à ce que le dernier ch‚teau d'Artois me soit livré.

Robert, pour la première fois depuis sa reddition, p‚lit un peu. Tout son plan s'écroulait, et la dame de Fériennes ne pourrait pas lui servir de sitôt.

T

TROISIEME PARTIE

DE DEUIL EN SACRE

I

UNE NOURRICE POUR LE ROI

Jean Ier, roi de France, fils posthume de Louis X Hutin, naquit dans la nuit du 13 au 14 novembre 1316, au ch‚teau de Vincennes.

La nouvelle fut aussitôt proclamée et les seigneurs endossèrent leurs vêtements de soie. Dans les tavernes, les truands et les ivrognes, pour qui tout événement était occasion de boire, commencèrent dès midi à se saouler et à braire. Et les négociants en objets fins, orfèvres, marchands de soieries, fabricants de draps précieux et de passementeries, vendeurs d'épices, de poissons rares et de produits d'outre-mer, se frottèrent les mains en rêvant aux fournitures des réjouissances.

Les rues souriaient. Les gens s'abordaient, comme ragaillardis, en s'écriant :

- Alors, mon compère, nous avons un roi!

La joie pénétrait jusque dans les couvents o˘ abbés et aumôniers annonçaient et commentaient l'événement.

A l'hôtellerie du couvent des Clarisses, Marie de Cressay, quatre jours plus tôt, avait mis au monde un petit garçon qui pesait fortement ses huit livres, promettait d'être blond ainsi que sa mère et tétait, les yeux fermés, avec la voracité d'un jeune chiot.

A tout instant les novices, encapuchonnées de blanc, entraient dans la cellule de Marie pour la voir langer son enfant, pour contempler son visage radieux pendant qu'elle allaitait, pour regarder cette poitrine rosé, abondante, épanouie, pour admirer, elles destinées à une virginité

définitive, le miracle de la maternité autrement qu'en figure de vitrail.

Car s'il arrivait parfois qu'une nonne faut‚t, cela ne se produisait pas aussi souvent que l'assuraient les rimeurs publics en leurs chansons, et un nouveau-né dans un couvent des Clarisses n'était quand même pas chose fréquente.

- Le roi s'appelle Jean, comme mon enfant, disait Marie. Ce fut toujours l'usage, dans ma famille, d'appeler ainsi le premier-né.

732

LES ROIS MAUDITS

Elle voyait dans cette coÔncidence un heureux présage. Une nouvelle génération de garçons allait porter le prénom du roi, d'autant plus frappant qu'il était nouveau pour la monarchie. A tous les petits Philippe, à tous les petits Louis, succéderaient une infinité de petits Jean à

travers le royaume. " Le mien est le premier", pensait Marie.

Le h‚tif crépuscule d'automne commençait à tomber quand une jeune nonne pénétra dans la cellule.

- Dame Marie, dit-elle, la mère abbesse vous demande au parloir. quelqu'un vous y attend.

- qui m'attend?

- Je ne sais, je n'ai point vu. Mais je crois que vous allez partir. Le sang'monta aux joues de Marie.

- C'est Guccio, c'est Guccio! C'est le père... expliqua-t-elle aux novices.

C'est mon époux qui vient nous chercher, s˚rement.

Elle ferma la coulisse de son corsage, remonta vivement ses cheveux en se regardant dans la fenêtre dont la vitre lui servait de sombre miroir, mit sa chape sur ses épaules, hésita un instant devant le berceau posé sur le sol. Devait-elle descendre l'enfant, pour offrir aussitôt à Guccio la merveilleuse surprise?

- Voyez comme il dort, cet angelot, dirent les petites novices. N'allez point l'éveiller ni lui faire prendre froid! Courez; nous allons bien le veiller.

- Ne le sortez pas de son bercel, ne le touchez pas ! dit Marie.

En descendant l'escalier, elle était déjà torturée d'inquiétude maternelle.

" Pourvu qu'elles n'aillent point jouer avec lui et le laisser choir ! "

Mais ses pieds volaient vers le parloir, et elle s'étonnait de se sentir si légère.

Dans la salle blanche, décorée seulement d'un grand crucifix et éclairée par deux cierges qui doublaient chaque objet, chaque forme, d'une ombre immense, la mère abbesse, les mains croisées dans ses manches, parlait avec madame de Bouville.

En apercevant la femme du curateur, Marie éprouva plus qu'une déception; elle eut la certitude immédiate, inexplicable, absolue, que cette personne sèche, au visage grillagé de rides verticales, lui apportait le malheur.

Une autre que Marie se f˚t contentée de penser qu'elle n'aimait pas madame de Bouville; mais chez Marie de Cressay tous les sentiments prenaient une tournure passionnée, et elle donnait à ses sympathies ou à ses aversions la valeur de signes du destin. "Je suis s˚re qu'elle vient me faire du mal ! "

se dit-elle.

D'un regard aigu, sans bienveillance, madame de Bouville l'examinait des pieds à la tête.

- quatre jours seulement que vous avez fait vos couches, s'écria-t-elle, et vous voilà toute fraîche et rosé comme une églantine ! Je vous LA LOI DES MALES

733

complimente, ma belle ; on vous dirait déjà prête à recommencer. Dieu, en vérité, traite avec beaucoup de merci celles qui méprisent ses commandements et semble réserver ses épreuves aux plus méritantes. Car croirez-vous, ma mère, continua madame de Bouville se tournant vers l'abbesse, que notre pauvre reine est restée plus de trente heures dans les douleurs? Ses cris me sonnent encore aux oreilles. Le roi s'est fort mal présenté, et l'on a d˚ lui mettre les fers. Il s'en est fallu de peu qu'il n'y reste, la mère aussi. C'est ce malheur qu'a eu Madame Clémence par la mort de son époux qui est cause de tout ; et pour moi je tiens encore à

miracle que l'enfant soit né vivant. Mais quand le sort s'en mêle, il n'est rien qui ne vienne à la traverse ! Voilà qu'Eudeline la lingère... vous savez bien...

L'abbesse hocha la tête discrètement. Elle gardait au couvent, parmi les petites novices, une enfant de onze ans qui était la fille naturelle du Hutin et d'Eudeline.

- ... elle portait grand-aide à la reine, qui la voulait sans cesse à son chevet, continua madame de Bouville. Eh bien ! Eudeline s'est brisé le bras en tombant d'une escabelle ; on l'a d˚ conduire à FHôtel-Dieu. Et maintenant, pour tout couronner, voici que la nourrice qu'on avait arrêtée, qui se tenait là depuis une semaine, a vu son lait soudain tari. Nous faire cela dans un pareil moment ! Car la reine, bien s˚r, est hors d'état d'allaiter; la fièvre l'a prise. Mon pauvre Hugues tourne, vire, s'époumone et ne sait que résoudre, car ce ne sont point affaires d'homme ; quant au sire de Joinville, qui n'a plus goutte de vue ni de mémoire, tout ce qu'on peut souhaiter de lui c'est qu'il ne nous expire pas dans les bras.

Autrement dit, ma mère, je suis seule à pourvoir à tout.

Marie de Cressay se demandait pourquoi on la faisait ainsi confidente des drames royaux, quand madame de Bouville, poursuivant son caquet, dit en s'approchant d'elle :

- Heureusement j'ai de la tête, et je me suis rappelée à propos que cette fille que j'avais conduite ici devait être délivrée... Vous nourrissez, bien s˚r, et votre enfant profite à vue d'oil?

Elle semblait faire reproche à la jeune mère de sa bonne santé.

- Jugeons cela de plus près, dit-elle encore.

Et d'une main compétente, comme elle aurait soupesé des fruits au marché, elle palpa les seins de Marie. Celle-ci eut un mouvement de répulsion qui la fit sauter en arrière.

- Vous pouvez fort bien en nourrir deux, reprit madame de Bouville. Vous allez donc me suivre, ma bonne fille, et venir donner votre lait au roi.

- Je ne puis, Madame! s'écria Marie avant même de savoir comment elle justifierait son refus.

- Et pourquoi ne pourriez-vous pas? A cause de votre péché? Vous 734

LES ROIS MAUDITS

êtes tout de même fille de noblesse ; et puis le péché ne vous empêche point d'être riche en lait. Ce sera la façon de vous racheter un peu.

- Je n'ai pas péché, Madame, je suis mariée !

- Vous êtes bien la seule à le dire, ma pauvre petite ! D'abord, si vous étiez mariée, vous ne seriez pas ici. Et puis la question n'est point là.

Il nous faut une nourrice...

- Je ne puis, car justement j'attends mon époux qui doit venir me prendre.

Il m'a fait savoir qu'il arriverait bientôt et le pape lui a promis...

- Le pape!... Le pape! clama la femme du curateur. Mais elle a perdu l'esprit, ma parole ! Elle croit qu'elle est mariée, elle croit que le pape s'inquiète d'elle. Cessez de nous conter vos sottises, et ne blasphémez point le nom du Saint-Père. Vous allez venir à Vincennes tout immédiatement.

- Non, Madame, je n'irai point, répliqua Marie avec obstination. La colère monta au nez de la petite madame de Bouville qui empoigna Marie par le haut de la robe et se mis à la secouer.

- Voyez-moi l'ingrate ! Cela se débauche, se fait mettre grosse. On prend du soin pour elle, on la sauve de la justice, on la place au meilleur couvent, et quand on vient la requérir pour nourrice du roi de France, la péronnelle regimbe. La bonne sujette que nous avons là ! Savez-vous qu'on vous offre un honneur pour lequel les plus grandes dames du royaume se battraient?

- Eh! Madame, lui répondit Marie dans la figure, que ne vous adressez-vous alors à ces grandes dames qui sont plus dignes que moi !

- C'est qu'elles n'ont pas fauté au bon moment, les sottes ! Ah ! que me faites-vous dire ! Assez parlé, vous m'allez suivre.

Si l'oncle Tolomei ou le comte de Bouville lui-même étaient venus faire à

Marie de Cressay la même demande, elle e˚t s˚rement accepté. Elle était de cour généreux, et se f˚t offerte à nourrir tout enfant en détresse ; à plus forte raison celui de la reine. La fierté, et l'intérêt aussi, auraient d˚

l'y pousser autant que la bonté. Nourrice du roi, tandis que Guccio était damoiseau du pape, toutes leurs difficultés se trouvaient aplanies, et leur fortune faite. Mais la femme du curateur n'avait pas pris la bonne manière.

Parce qu'on la traitait non comme une mère heureuse mais comme une délinquante, non comme une femme digne mais comme une serve, et parce qu'elle continuait de voir en madame de Bouville une messagère de mauvais sort, Marie oubliait de penser, se butait. Ses grands yeux bleu sombre brillaient de crainte et d'indignation mêlées.

- Je conserverai mon lait pour mon fils, dit-elle.

- C'est ce que nous allons voir, méchante! Puisque vous ne m'obéissez de gré, je vais appeler les écuyers qui m'attendent et qui vous enlèveront de force.

LA LOI DES M¬LES

735

La mère abbesse intervint. Le couvent était un asile qu'elle ne pouvait laisser violer.

- Non que j'approuve du tout la conduite de ma parente, dit-elle; mais elle a été commise à ma garde...

- Par moi, ma mère ! s'écria madame de Bouville.

- Ce n'est point raison pour lui faire violence en ces murs. Marie ne sortira que de son gré, ou sur l'ordre de l'…glise.

- Ou sur celui du roi ! Car vous êtes couvent royal, ma mère, ne l'oubliez pas. J'agis au nom de mon époux ; si vous voulez un ordre du connétable, qui est tuteur du roi et qui vient de rentrer à Paris, ou bien un ordre du régent-lui-même, messire Hugues saura bien l'obtenir ; cela nous usera trois heures, mais on m'obéira.

L'abbesse prit madame de Bouville à part pour lui assurer, à voix basse, que ce que Marie avait dit à propos du pape n'était pas complètement faux.

- Et que m'importe ! dit madame de Bouville. C'est le roi qu'il me faut faire vivre et je n'ai qu'elle sous la main.

Elle sortit, alla appeler ses hommes d'escorte et leur commanda d'empoigner la rebelle.

- Vous m'êtes témoin, Madame, dit l'abbesse, que je n'ai point donné mon accord à cet enlèvement.

Marie, se débattant à travers la cour, entre deux écuyers, qui l'entraînaient, criait:

- Mon enfant ! Je veux mon enfant !

- C'est vrai, dit madame de Bouville. Il faut lui laisser prendre son enfant. A se rebeller ainsi, elle nous fait tout oublier.

quelques minutes plus tard, Marie, ayant à la h‚te rassemblé ses hardes et tenant son nouveau-né serré contre elle, franchissait, en sanglots, la porte de l'hôtellerie.

Dehors, deux litières attelées attendaient.

- Voyez donc! s'écria madame de Bouville. On vient la quérir en litière, comme une princesse, et cela crie et vous cause mille embarras !

Environnée par la nuit, cahotée au trot des mules, pendant plus d'une heure, dans une boîte de bois et de tapisserie aux rideaux battants par lesquels s'engouffrait le froid de novembre, Marie rendait gr‚ce à ses frères de l'avoir obligée à prendre sa grande chape en partant de Cressay.

Avait-elle assez souffert alors de la chaleur, sous cette lourde étoffe, en arrivant à Paris ! " Je ne quitterai donc nul lieu sans malheur et sans larmes, se disait-elle. Ai-je mérité qu'on s'acharne ainsi sur moi?"

Le nourrisson dormait, enveloppé dans les gros plis de la chape. A sentir cette petite vie, inconsciente et tranquille, nichée au creux de sa poitrine, Marie, lentement, retrouvait sa raison. Elle allait voir la reine Clémence ; elle lui parlerait de Guccio ; elle lui montrerait le reliquaire.

736

LES ROIS MAUDITS

La reine était jeune; elle était belle et pitoyable aux infortunes... " La reine... c'est l'enfant de la reine que je vais nourrir!... " pensait Marie se représentant enfin tout l'étrange et l'inespéré de cette aventure que l'autorité agressive de madame de Bouville ne lui avait montrée que sous un aspect odieux...

Le grincement d'un pont-levis qu'on abaissait, le pas assourdi des chevaux sur le bois des madriers, puis le claquement de leurs fers sur les pavés d'une cour... Marie fut invitée à descendre, passa entre les soldats en armes, suivit un couloir de pierre mal éclairé, vit apparaître un gros homme en cotte de mailles qu'elle reconnut pour le comte de Bouville.

Autour de Marie, on chuchotait; elle entendit le mot de " fièvre "

plusieurs fois prononcé. On lui fit signe de marcher sur la pointe des pieds ; une tenture fut soulevée.

En dépit de la maladie, les usages, dans la chambre de gésine, avaient été

respectés. Mais comme la saison des fleurs était passée, on n'avait pu répandre sur le sol qu'un tardif feuillage jauni qui commençait déjà à

pourrir sous les piétinements. Autour du lit, les sièges étaient disposés pour des visiteurs qui ne viendraient pas. Une ventrière se tenait là, froissant dans ses doigts des herbes aromatiques. Dans la cheminée, sur des trépieds de fer, bouillaient des décoctions gris‚tres.

Du berceau, placé dans un angle, ne venait aucun bruit.

La reine Clémence gisait étendue sur le dos, les cuisses relevées par la douleur et bosselant les draps. Les pommettes étaient rouges, les yeux brillants. Marie remarqua surtout l'immense chevelure d'or éparse sur les coussins, et ce regard ardent qui ne semblait pas voir ce qu'il contemplait.

- J'ai soif, j'ai grand soif... gémissait la reine. La ventrière chuchota à

madame de Bouville:

- Elle a frissonné une grande heure; les dents lui claquaient, et ses lèvres étaient violettes comme au visage des morts. Nous avons cru qu'elle passait. Nous l'avons bien frictionnée par tout le corps ; alors sa peau s'est remise à bouillir comme vous la voyez. Elle a sué si fort qu'il faudrait lui changer ses linceuls; mais on ne trouve point les clefs de la chambre aux draps, que tenait Eudeline.

- Je vais vous les donner, répondit madame de Bouville. Elle conduisit Marie dans une chambre voisine, o˘ un feu br˚lait également.

- Vous vous installerez ici, dit-elle.

On apporta le berceau royal. Parmi tous les linges qui l'entouraient, le roi était à peine visible. Il avait un nez minuscule, des paupières épaisses et closes, et somnolait, chétif, dans une immobilité molle. On devait s'approcher de très près pour s'assurer qu'il respirait. De temps en temps une infime grimace, une contraction douloureuse, donnait quelque relief à ses traits.

LA LOI DES MALES

737

Devant ce petit être dont le père était mort, dont la mère allait peut-être mourir, et qui donnait si peu de marques de vie, Marie de Cressay fut saisie d'une intense pitié : " Je le sauverai ; je le ferai grand et fort "

pensa-t-elle.

Comme il n'y avait qu'un seul berceau, elle coucha son propre enfant à côté

du roi.

II

"LAISSONS FAIRE DIEU"

Depuis vingt-quatre heures, la comtesse Mahaut ne décolérait pas.

Devant Béatrice d'Hirson qui l'aidait à se vêtir pour le baptême du roi, elle laissa exploser sa rage et son dépit

- On aurait pu croire, dolente comme l'était Clémence, qu'elle ne viendrait pas au terme de ses couches? On en voit de plus fortes qui avortent en chemin. Non ! Elle a tenu ses neuf mois. Elle pouvait nous donner un enfant mort-né? Nenni! Son rejeton vit. Au moins ce pouvait être une fille? Point!

Il a fallu que ce soit un garçon. Valait-il la peine, ma pauvre Béatrice, d'avoir tant fait et couru si gros périls, qui ne sont point encore écartés, pour être jouées par le sort de pareille façon !

Car Mahaut, maintenant, était profondément convaincue de n'avoir assassiné

le Hutin que pour donner à son gendre la couronne de France. Elle regrettait presque de n'avoir pas tué la femme en même temps que le mari, et toute sa haine se tournait à présent contre le nouveau-né qu'elle n'avait pas encore vu, contre le bébé auquel elle allait dans un moment servir de marraine et dont l'existence à peine éclose mettait un frein à

ses ambitions.

Cette femme, puissante entre les puissants, richissime, despotique, avait une véritable nature de criminelle. Le meurtre était son moyen de prédilection pour infléchir le destin à son profit; elle aimait en caresser le projet, en respirer le souvenir; elle y puisait l'excitation des affres, les délectations de la ruse, la joie des triomphes secrets. Si un premier assassinat n'avait pas eu tout le résultat escompté, elle commençait d'accuser le sort d'injustice, se prenait elle-même en pitié, et se mettait tout naturellement à chercher la nouvelle tête qui lui faisait obstacle et qu'elle pourrait abattre.

Béatrice d'Hirson, allant au-devant des pensées de la comtesse, dit lentement, en baissant ses longs cils:

LA LOI DES MALES

739

- J'ai gardé, Madame... un peu de cette bonne farine qui nous a si bien servi pour les dragées du roi... ce printemps.

- Tu as bien fait, tu as bien fait, répondit Mahaut ; il vaut mieux être toujours pourvu ; nous avons tant d'ennemis !

Béatrice, qui était pourtant de belle taille, élevait les bras pour arranger la mentonnière de la comtesse et lui poser le manteau sur les épaules.

- Vous allez tenir l'enfant, Madame. Vous n'aurez plus, peut-être, cette occasion de sitôt..., reprit-elle. Ce n'est qu'une poudre, vous savez... et qui s'aperçoit à peine sur le doigt.

Elle parlait d'une-voix suave, tentatrice, et comme s'il se f˚t agi d'une friandise.

- Ah non! s'écria Mahaut, pas pendant le baptême; cela nous porterait malheur !

- Croyez-vous? C'est une ‚me sans péché que vous rendriez au Ciel.

- Et puis Dieu sait comment mon gendre prendrait la chose ! Je n'ai pas oublié le visage qu'il eut quand je le dessillai sur la fin de son frère, et l'espèce de froideur qu'il me témoigne depuis. Trop de gens m'accusent à

voix basse. C'est assez d'un roi pour l'année ; subissons un moment celui qui vient de nous naître.

Ce fut une maigre cavalcade, presque clandestine, qui partit pour Vincennes faire de Jean Ier un chrétien; et les barons qui avaient préparé leurs atours, attendant d'être conviés à la cérémonie, en furent pour leurs frais.

La maladie de la reine, le fait que la naissance ait eu lieu hors de Paris, la grisaille de l'hiver, et enfin le peu de joie qu'éprouvait le régent d'avoir un neveu, tout s'accordait pour que ce baptême f˚t rapidement expédié, comme une formalité.

Philippe arriva à Vincennes accompagné de son épouse Jeanne, de Mahaut, de Gaucher de Ch‚tillon et de quelques écuyers. Il avait négligé d'avertir le reste de la famille. D'ailleurs Valois parcourait ses fiefs pour s'y faire de l'argent ; …vreux était resté à Amiens pour achever la liquidation de l'affaire d'Artois. quant à Charles de La Marche, Philippe avait eu, la veille, une vive altercation avec lui. La Marche, en l'honneur de la naissance du roi, demandait à son frère l'élévation de son apanage en pairie ainsi qu'un accroissement de ses revenus.

- Eh! mon frère, avait répondu Philippe, je ne suis que le régent; le roi seul pourra vous conférer la pairie... à sa majorité.

Les premiers mots de Bouville, en accueillant le régent dans l'avant-cour du manoir, furent pour demander:

- Personne n'a d'armes, Monseigneur? Personne ne porte dague, ni stylet, ni miséricorde?

740

LES ROIS MAUDITS

On ne pouvait savoir si cette inquiétude visait les gens d'escorte ou les parrains eux-mêmes.

- Je n'ai pas coutume, Bouville, répondit le régent, d'être suivi d'écuyers désarmés.

Bouville, à la fois timide et obstiné, pria les écuyers de rester dans la première cour. Ce zèle dans la prudence commença d'agacer le régent.

- J'apprécie, Bouville, dit-il, le soin avec lequel vous avez veillé au ventre de la reine; mais vous n'êtes plus curateur; c'est à moi-même et au connétable qu'il appartient, maintenant, de veiller sur le roi. Nous vous en laissons la charge, n'en abusez point.

- Monseigneur! Monseigneur! balbutia Bouville, je n'avais point dessein de vous offenser. Mais il se dit tant de choses dans le royaume... Enfin, je veux que vous voyiez que je suis fidèle à ma t‚che, et que j'en sais tout l'honneur.

Il était peu habile à dissimuler. Il ne pouvait s'empêcher de regarder Mahaut de biais, et de rebaisser les yeux aussitôt.

" Décidément, tout un chacun me soupçonne et se défie de moi ", pensa la comtesse.

Jeanne de Poitiers feignait de ne rien remarquer. Gaucher de Ch‚tillon, qui était hors de l'affaire, brisa la gêne en disant:

- Allons, Bouville, ne nous laissez point geler : entrons donc.

On ne se rendit pas au chevet de la reine. Les nouvelles que donna madame de Bouville étaient fort alarmantes: la fièvre continuait de dévorer la malade qui se plaignait d'atroces maux de tête et était secouée à tout instant par des nausées.

- Son ventre se remet à gonfler comme si elle n'avait point accouché, expliqua madame de Bouville. Elle ne peut trouver le sommeil, supplie qu'on arrête les cloches qui lui sonnent aux oreilles et nous parle sans cesse comme si elle s'adressait non point à nous, mais à sa grand-mère, Madame de Hongrie, ou au roi Louis. C'est pitié que de l'entendre ainsi perdre la raison, sans pouvoir la faire taire.

Vingt ans de métier de chambellan auprès de Philippe le Bel avaient laissé

au comte de Bouville une longue expérience des cérémonies royales. Combien de baptêmes déjà n'avait-il pas réglés?

Les objets rituels furent distribués aux assistants. Bouville et deux gentilshommes de la garde se passèrent au col de longues serviettes blanches dont ils tenaient les extrémités étendues devant eux, pour en recouvrir, l'un le bassin empli d'eau bénite, l'autre le bassin vide, le troisième la coupe qui contenait le sel.

La ventrière prit le chrémeau dont on coifferait l'enfant après l'onction.

Puis la nourrice s'avança, portant le roi.

" Oh ! la belle fille que voilà ! " pensa le connétable.

LA LOI DES MALES

741

Madame de Bouville avait fait revêtir à Marie de Cressay une robe de velours rosé, avec un peu de fourrure au col et aux poignets, et elle avait fait répéter longuement à la jeune femme les gestes qu'elle aurait à

accomplir. Le bébé était empaqueté dans un manteau deux fois plus long que lui, sur lequel était posé un voile de soie violette qui tombait jusqu'au sol, comme une traîne.

On se dirigea vers la chapelle du ch‚teau. Des écuyers ouvraient la marche, tenant des cierges allumés. Le sénéchal de Joinville venait le dernier, soutenu et pourtant chancelant. Néanmoins il était un peu sorti de sa torpeur habituelle parce que le nouveau-né s'appelait Jean, comme lui-même.

La chapelle était tendue de tapisseries, et la pierre des fonts garnie de velours violet. A côté se trouvait une table o˘ l'on avait étendu une couverture de menu-vair, et par-dessus une nappe fine, et par-dessus encore placé des coussirçs de soie. quelques grilles à braises ne suffisaient pas à dissiper l'humide froideur.

Marie déposa l'enfant sur la table pour le démailloter. Attentive à ne point faire d'erreurs, elle avait le cour battant, et distinguait à peine les visages autour d'elle, tant elle était émue. Aurait-elle jamais imaginé, elle, fille chassée de sa famille, qu'il lui appartiendrait de tenir un rôle si important dans le baptême d'un roi, entre le régent de France et la comtesse d'Artois? …blouie par ce retour de fortune, elle était pleine de gratitude, à présent, pour madame de Bouville, et lui avait demandé pardon de son insoumission de la veille.

Tout en déroulant les langes, elle entendit le connétable s'informer de son nom, et d'o˘ elle venait; elle se sentit rougir.

Le chapelain de la reine avait soufflé quatre fois sur le corps du nouveau-né, comme aux quatre branches d'une croix, pour ôter de lui le démon par la vertu du Saint-Esprit; puis, crachant sur son index, il lui avait enduit de salive les narines et les oreilles, pour signifier qu'il ne devait pas écouter les voix du diable, ni respirer les tentations du monde et de la chair.

Philippe et Mahaut soulevèrent le petit roi l'un par les jambes et l'autre par les épaules. Le régent, de ses yeux myopes, considérait avec insistance le sexe minuscule de l'enfant, ce rosé vermisseau qui mettait en échec toute sa savante combinaison successorale, ce dérisoire symbole de la loi des m‚les, infime mais infranchissable obstacle entre lui et la couronne.

" De toute manière, pensait Philippe pour se consoler, je suis régent durant quinze années. En quinze ans bien des choses peuvent survenir; serai-je moi-même vivant dans quinze ans? Et cet enfant vivra-t-il jusque-là?"

Mais régence n'est pas royauté.

L'enfant était resté fort calme, et même somnolent pendant les rites 742

LES ROIS MAUDITS

préliminaires. Il ne fit entendre sa voix que lorsqu'on le plongea entièrement dans l'eau froide; mais alors, il hurla jusqu'à s'en étrangler.

Par trois fois, tandis que les autres parrains et marraines, Gaucher, Jeanne de Poitiers, les Bouville, le sénéchal, étendaient les mains au-dessus de son petit corps nu, il fut immergé, d'abord avec la tête vers l'Orient puis au Nord, puis au Sud, pour figurer le dessin de la Croix19.

Jean Ier se calma aussitôt qu'on l'eut sorti du bain glacial, et accepta paisiblement le saint chrême dont on lui oignit le front. Puis on le reposa sur les coussins o˘ Marie de Cressay se mit à le sécher tandis que les assistants se tassaient au plus près de la chaleur des poêles à braise.

Soudain la voix de Marie de Cressay emplit la chapelle.

- Seigneur! Seigneur! Il trépasse! cria-t-elle.

Tous se projetèrent vers la table. Le bébé-roi avait pris une teinte bleue qui fonçait d'instant en instant jusqu'à devenir noir‚tre ; il avait le corps raidi, les bras crispés, la tête tordue, et ses paupières ouvertes ne laissaient apparaître que des globes blancs.

Une main invisible étouffait cette vie sans conscience, entourée de cierges vacillants et de fronts anxieusement penchés.

Mahaut entendit murmurer :

- C'est elle.

Elle releva les yeux et rencontra les regards du ménage Bouville. "qui a donc fait le coup pour m'en charger?" se demanda-t-elle. Cependant la ventrière avait pris l'enfant des mains tremblantes de Marie et s'efforçait de le ranimer.

- Il n'est pas s˚r qu'il meure, il n'est pas s˚r, dit-elle.

Le nourrisson resta ainsi rigide, distendu et sombre près de deux minutes qui parurent infinies; puis, brusquement, il fut agité de secousses violentes projetant la tête en tous sens. Les membres se retournaient; on n'e˚t jamais cru qu'une telle force p˚t parcourir un corps si chétif ; la ventrière devait le serrer pour qu'il ne lui échapp‚t. Le chapelain se signa, comme s'il était en présence d'une manifestation diabolique, et se mit à réciter les prières des agonisants. L'enfant grimaçait, bavait; son aspect noir‚tre avait disparu pour faire place à une p‚leur glacée, non moins effrayante. Un moment il parut s'apaiser, urina sur la robe de la ventrière et on le pensa sauvé. Puis aussitôt sa tête tomba ; il devint mou, inerte, et cette fois chacun vraiment le jugea mort.

- Il était grand temps de le baptiser, dit le connétable. Philippe de Poitiers ôtait de ses mains les gouttes chaudes tombées des cierges.

Et soudain le petit cadavre agita les pieds, poussa quelques cris, LA LOI DES MALES

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faibles encore mais plutôt joyeux, et ses lèvres s'animèrent d'un mouvement de succion. Le roi était en vie, et il voulait téter.

- Le démon s'est fort débattu avant de lui sortir du corps, dit le chapelain.

- Il n'est point fréquent, expliqua la ventrière, que les convulsions saisissent les enfants si tôt. C'est parce qu'il est venu avec les fers ; cela se voit parfois. Et puis le lait de la nourrice lui a manqué pendant plusieurs heures...

Marie de Cressay se sentit coupable. " Si au lieu de me disputer avec Madame de Bouville, j'étais accourue aussitôt... " pensa-t-elle.

Nul, évidemment, n'aurait mis en cause l'immersion en eau froide, ni aucune des tares héréditaires, boiterie, démence, épilepsie, qui reparaissaient assez régulièrement dans la famille.

- Croyez-vous qu'il ait à souffrir d'autres accès? demanda Mahaut.

- C'est fort à craindre, Madame, répondit la ventrière. On ne sait jamais quand va venir ce mal, ni comment il finit.

- Le pauvre petit ! dit Mahaut bien fort. On reporta le roi au ch‚teau et l'on se sépara sans joie. Philippe de Poitiers ne desserra pas les dents tout le temps du retour. Rentré au Palais, il laissa sa belle-mère le suivre et s'enfermer avec lui.

- Vous avez manqué de peu, tout à l'heure, d'être roi, mon fils, lui dit-elle.

Philippe ne répondit pas.

- En vérité, après ce que nous avons vu, personne ne s'étonnerait si cet enfant mourait ces jours-ci, reprit-elle. Le régent continuait de se taire.

- S'il venait à disparaître, vous seriez toutefois obligé d'attendre la majorité de Jeanne de Navarre.

- Nenni, ma mère, nenni, répondit vivement Philippe. Nous ne sommes plus liés dorénavant par le règlement de juillet. La succession de Louis est close ; c'est celle du petit Jean qui s'ouvrirait alors. Entre mon frère et moi il y aurait eu un roi, et je serais héritier de mon neveu.

Mahaut le regarda avec admiration : " II a échafaudé cela pendant le baptême ! "

- Vous avez toujours rêvé d'être roi, Philippe, avouez-le, dit-elle. Déjà

quand vous étiez enfant vous cassiez des branches pour vous en faire des sceptres !

Il releva un peu la tête et lui sourit, laissant un silence s'écouler.

Puis, redevenant grave :

- Savez-vous, ma mère, que la dame de Fériennes a disparu d'Arras, et aussi les hommes que j'avais envoyés pour l'enlever et la mettre hors d'état de trop parler? Il paraîtrait qu'elle est tenue

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LES ROIS MAUDITS

secrètement en quelque ch‚teau d'Artois, et l'on dit que vos barons, là-bas, s'en vantent.

Mahaut se demanda ce que signifiait cet avertissement. Philippe voulait-il seulement la prévenir des dangers qu'elle courait? Ou lui prouver qu'il prenait soin d'elle? …tait-ce manière de confirmer l'interdiction de jamais plus recourir au poison? Ou bien, au contraire, en faisant allusion à la fournisseuse, lui donnait-il à entendre qu'elle avait les mains libres?

- De nouvelles convulsions pourraient bien l'emporter, insista Mahaut.

- Laissons faire Dieu, ma mère, laissons faire Dieu, dit Philippe en rompant l'entretien.

"Laisser faire Dieu... ou me laisser faire, moi? pensa la comtesse d'Artois. Il est prudent, jusqu'à se garder de se souiller l'‚me ; mais il m'a bien comprise... C'est ce gros niais de Bouville qui va me causer le plus de tracas. "

Dès cet instant son imagination commença de travailler. Mahaut avait un crime en perspective ; et que la future victime f˚t un nouveau-né lui excitait l'esprit autant que s'il se f˚t agi de l'adversaire le plus féroce.

Elle entreprit une campagne soigneuse, perfide. Le roi n'était pas né

viable ; elle le disait à tout venant, et décrivait, les larmes dans les yeux, la pénible scène du baptême.

- Nous l'avons tous cru trépassé devant nous, et il s'en est fallu de bien peu que ce ne f˚t vrai. Demandez plutôt au connétable qui était là comme moi ; je n'ai jamais vu messire Gaucher si fort p‚lir... Chacun pourra juger d'ailleurs de la faiblesse du petit roi quand on le présentera à tous les barons, comme cela doit se faire. A savoir même s'il n'est pas déjà

mort et qu'on nous le cache. Car cette présentation tarde beaucoup, sans qu'on nous en donne la raison. Messire de Bouville, paraît-il, s'y oppose, parce que la malheureuse reine... Dieu la protège!... serait au plus mal.

Mais enfin la reine n'est pas le roi!

Les familiers de Mahaut avaient charge de colporter ces propos.

Les barons commencèrent à s'alarmer. En effet, pourquoi différait-on ainsi la présentation solennelle? Le baptême à la sauvette, les prétendues dérobades de Bouville, l'impénétrable silence maintenu autour de Vincennes, tout était marqué de mystère.

Des rumeurs contradictoires circulaient. Le roi était infirme et l'on ne voulait pas le montrer. Le comte de Valois l'avait enlevé secrètement pour le mettre en s˚reté. La maladie de la reine? Une feinte. La reine et son enfant voyageaient en ce moment vers Naples.

- S'il est mort, qu'on nous le dise, murmuraient certains.

- Le régent l'a fait disparaître ! assuraient d'autres.

LA LOI DES MALES

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- qu'allez-vous chanter là? Le régent n'est point homme de cette sorte.

Mais il se défie de Valois.

- Ce n'est point le régent ; c'est Mahaut. Elle prépare son forfait, s'il n'est même déjà accompli. Elle répète trop fort que le roi ne peut vivre !

Tandis qu'un mauvais vent passait à nouveau sur la cour, qu'on s'énervait en conjectures odieuses, en soupçons d'infamie dont chacun se sentait éclaboussé, le régent, lui, demeurait impénétrable. Il s'absorbait dans l'administration du royaume, et si l'on venait à lui parler de son neveu, il répondait Flandre, Artois, ou rentrée des impôts.

Au matin du 19 novembre, l'irritation montant, de nombreux barons et des maîtres au Parlement vinrent en délégation trouver Philippe et le prièrent avec force, le sommèrent presque, de consentir à la présentation du roi.

Ceux-ci, qui s'attendaient à une réponse négative, ou dilatoire, avaient déjà dans l'oeil une méchante lueur.

- Mais je souhaite, Messeigneurs, je souhaite autant que vous cette présentation, dit le régent. A moi-même on fait opposition; c'est le comte de Bouville qui s'y refuse.

Puis, se tournant vers Charles de Valois, rentré depuis Favant-veille de son comté du Maine, il lui demanda :

- Est-ce vous, mon oncle, pour les intérêts de votre nièce Clémence, qui empêchez Bouville de nous montrer le roi?

L'ex-empereur de Constantinople, ne comprenant pas d'o˘ lui tombait cette algarade, devint pourpre et s'écria :

- Mais, par Dieu juste, mon neveu, o˘ allez-vous chercher cela? Je n'ai jamais rien ordonné ni voulu de tel ! Je n'ai même pas vu Bouville, ni n'en ai reçu message depuis plusieurs semaines. Et je suis rentré tout exprès pour cette présentation. Je voudrais fort, au contraire, qu'on la fît et qu'on revînt à agir selon les coutumes de nos pères, ce qui n'a que trop tardé.

- Alors, Messeigneurs, dit le régent, nous sommes tous de même conseil et de même volonté... Gaucher! Vous qui f˚tes à la naissance de mon frère...

c'est bien à la première marraine qu'il revient de présenter l'enfant royal aux barons?

- Certes, certes, c'est à la marraine, répondit Valois, vexé que sur un point de cérémonial on fît appel à une autre compétence que la sienne.

J'assistai à toutes les présentations, Philippe; à la vôtre qui fut petite, puisque vous étiez second, comme à celle de Louis et ensuite de Charles.

Toujours la marraine.

- Alors, reprit le régent, je vais faire savoir aussitôt à la comtesse Mahaut qu'elle ait à tenir tout à l'heure cet office, et donner ordre à

Bouville de nous ouvrir Vincennes. Nous monterons à cheval à midi.

Pour Mahaut, c'était l'occasion attendue. Elle ne voulut personne 746

LES ROIS MAUDITS

que Béatrice pour l'habiller, et se coiffa d'une couronne ; le meurtre d'un roi valait bien cela.

- Combien de temps penses-tu qu'il faille à ta poudre pour avoir effet sur un enfant de cinq jours?

- Cela, je ne sais pas, Madame... répondit la demoiselle de parage. Sur les cerfs de vos bois, le résultat s'est montré dans une nuit. Le roi Louis, lui, a résisté près de trois journées...

- J'aurai toujours, pour me couvrir, dit Mahaut, cette nourrice que j'ai vue l'autre jour, belle fille, ma foi, mais dont on ne sait d'o˘ elle vient, ni qui l'a placée là. Les Bouville sans doute...

- Ah! Je vous comprends, dit Béatrice en souriant. Si la mort n'apparaissait pas naturelle... on pourrait accuser cette fille, et la faire écarteler...

- Ma relique, ma relique, dit Mahaut avec inquiétude en se touchant la poitrine. Ah oui ! c'est bon, je l'ai. Comme elle sortait de la chambre, Béatrice lui murmura :

- Surtout, Madame, n'allez pas par mégarde vous moucher.

III LES RUSES DE BOUVILLE

- Faites feux à bataille! ordonnait Bouville aux valets. que les cheminées flambent à crever pour que la chaude se répande dans les couloirs.

Il allait de pièce en pièce, paralysant le service en prétendant activer chacun. Il courait au pont-levis inspecter la garde, commandait d'étendre du sable dans les cours, le faisait balayer parce qu'il tournait en boue, venait vérifier les serrures qui ne serviraient pas. Toute cette agitation n'était destinée qu'à tromper sa propre angoisse. " Elle va le tuer, elle va le tuer", se répétait-il.

Dans un corridor, il se heurta à son épouse.

- La reine? demanda-t-il.

On avait administré les derniers sacrements à la reine Clémence le matin même.

Cette femme, dont deux royaumes célébraient la beauté, était défigurée, ravagée par l'infection. Le nez pincé, la peau jaun‚tre, marquée de plaques rouges de la taille d'une pièce de deux livres, elle exhalait une odeur affreuse; ses urines charriaient des traces sanglantes ; elle respirait de plus en plus péniblement et gémissait sous les douleurs intolérables qu'elle éprouvait dans la nuque et le ventre. Elle délirait.

- C'est une fièvre quarte, dit madame de Bouville. La ventrière assure que si elle franchit la journée, elle peut être sauvée. Mahaut a offert d'envoyer maître de Pavilly, son physicien personnel.

- A nul prix, à nul prix ! s'écria Bouville. Ne laissons personne qui appartienne à Mahaut s'introduire ici.

La mère mourante, l'enfant menacé, et plus de deux cents barons qui allaient arriver, avec leurs escortes ! Le beau désordre qu'on aurait tout à l'heure, et comme l'occasion serait facilement offerte au crime !

- L'enfant ne doit point rester dans la chambre qui jouxte celle de 748

LES ROIS MAUDITS

la reine, reprit Bouville. Je n'y puis faire passer assez d'hommes d'armes pour le veiller, et l'on se glisse trop aisément derrière les tapisseries.

- Il est bien temps d'y songer; o˘ le veux-tu mettre?

- Dans la chambre du roi, dont toutes les entrées se peuvent interdire.

Ils se regardèrent et eurent la même pensée; c'était la pièce o˘ le Hutin était mort.

- Fais préparer cette chambre et activer le feu, insista Bouville.

- Soit, mon ami, je vais t'obéir. Mais mettrais-tu cinquante écuyers autour, tu n'empêcheras pas que Mahaut ait à porter le roi dans ses bras pour le présenter.

- Je serai auprès d'elle.

- Mais, si elle l'a résolu, elle le tuera sous ton nez, mon pauvre Hugues.

Et tu n'y verras mie. Un enfant de cinq jours ne se débat guère. Elle profitera d'un moment de presse pour lui plonger une aiguille au défaut de la tête, lui faire respirer du venin, ou l'étrangler d'un lacet.

- Et alors, que veux-tu que je fasse? s'écria Bouville. Je ne puis venir déclarer au régent: " Nous ne voulons point que votre belle-mère porte le roi car nous redoutons qu'elle ne l'occise ! "

- Eh non, tu ne le peux ! Nous n'avons qu'à prier Dieu, dit madame de Bouville en s'éloignant.

Bouville, désemparé, se rendit dans la chambre de la nourrice.

Marie de Cressay allaitait les deux enfants à la fois. Aussi voraces l'un que l'autre, ils s'agrippaient à la p‚ture, de leurs petits ongles mous, et tétaient avec bruit. Généreuse, Marie donnait au roi le sein gauche, réputé

le plus riche.

- qu'avez-vous donc, messire? Vous semblez tout troublé, demanda-t-elle à

Bouville.

Il se tenait devant elle, appuyé sur sa haute épée, ses mèches noires et blanches lui couvrant les joues et la bedaine tendant sa cotte d'armes, gros archange débonnaire commis à la garde difficile d'un enfançon.

- C'est qu'il est si faible, notre petit Sire, il est si faible! dit-il tristement.

- Mais non, messire, il reprend bien, au contraire; voyez donc, il a presque rattrapé le mien. Et toutes ces médecines qu'on me donne me font un peu tourner le cour, mais semblent fort lui convenir20.

Bouville approcha la main, et caressa prudemment le petit cr‚ne o˘ se formait un duvet blond.

- Ce n'est pas un roi comme les autres, voyez-vous... murmura-t-il.

Le vieux serviteur de Philippe le Bel ne savait comment exprimer ce qu'il ressentait. Aussi loin qu'il remontait en ses souvenirs et en ceux même de son père, la monarchie, le royaume, la France, tout ce qui avait été la raison de ses fonctions et l'objet de ses soucis se confondait LA LOI DES MALES

749

avec une longue et solide chaîne de rois, adultes, forts, exigeant le dévouement, dispensant les honneurs.

Pendant vingt ans il avait avancé le faudesteuil o˘ siégeait un monarque devant lequel la chrétienté tremblait. Jamais il n'aurait imaginé que la chaîne p˚t si vite se réduire à cet enfançon rosé, au menton barbouillé de lait, chaînon qu'on e˚t pu entre deux doigts briser.

- Il est vrai, dit-il, qu'il a bien repris; sans cette marque laissée par les fers, et qui déjà s'efface, il se distingue assez peu du vôtre.

- Oh ! messire, dit Marie ; le mien est plus lourd. N'est-ce pas, Jean deuxième, que tu es plus lourd?

Elle rougit brusquement et expliqua :

- Comme ils se nomment tous les deux Jean, j'appelle le mien Jean deuxième.

Peut-être ne devrais-je pas?

Bouville, par machinale courtoisie, caressa la tête du second bébé. Dans son geste, il effleura les seins de Marie. Celle-ci se méprit sur le geste, comme sur le regard obstiné du gros gentilhomme, et elle rougit plus fort.

" quand donc, se dit-elle, cesserai-je d'avoir la chaleur au visage à tout propos? Ce n'est point chose déshonnête, ni provocante, que d'allaiter ! "

En réalité, Bouville comparait les deux bébés.

A ce moment madame de Bouville entra, tendant les vêtements pour habiller le roi. Bouville l'attira dans un angle, en lui murmurant :

- J'ai un moyen, je crois.

Ils s'entretinrent à voix basse quelques instants. Madame de Bouville hochait la tête, réfléchissait; à deux reprises, elle regarda dans la direction de Marie :

- Demande-lui toi-même, dit-elle enfin. Moi, elle ne m'aime pas. Bouville revint vers la jeune femme.

- Marie, mon enfant, vous allez rendre grand service à notre petit roi auquel je vous vois si attachée, dit-il. Voici que les barons viennent pour qu'il leur soit présenté. Mais nous craignons pour lui le froid, à cause de ces convulsions qui l'ont pris à son baptême. Voyez l'effet s'il se mettait soudain à se tordre comme l'autre jour ! On aurait tôt fait de croire qu'il ne peut vivre, comme ses ennemis le répandent. Nous autres barons sommes gens de guerre, et aimons que le roi fasse preuve de robustesse même au plus jeune ‚ge. Votre enfant, vous me le disiez tout à l'heure, est plus gras et plus beau d'apparence. Nous voudrions le présenter à sa place.

Marie, un peu inquiète, regarda madame de Bouville, qui s'empressa de dire:

- Je n'y suis pour rien. C'est une idée de mon époux.

- N'est-ce point péché, messire, que de faire cela? demanda Marie.

- Péché, mon enfant? Mais c'est vertu que de protéger son roi. Et 750

LES ROIS MAUDITS

ce ne serait point la première fois qu'on présenterait au peuple un enfant solide en place d'un héritier chétif, assura Bouville mentant pour la bonne cause.

- Ne va-t-on point s'en apercevoir?

- Et comment s'en apercevrait-on? s'écria madame de Bouville. Ils sont blonds l'un et l'autre ; à cet ‚ge tous les enfants se ressemblent, et se transforment d'un jour sur le lendemain. qui connaît le roi, en vérité?

Messire de Joinville, qui n'y voit rien, le régent, qui n'y voit guère, et le connétable qui s'y connaît mieux en chevaux qu'en nouveau-nés.

- La comtesse d'Artois ne va-t-elle point s'étonner qu'il n'ait plus la trace des fers?

- Sous le bonnet et la couronne, comment le verrait-elle?

- Et le jour ne luit guère, de surcroît. Il va presque falloir allumer les cierges, ajouta Bouville en désignant la fenêtre et la triste lumière de novembre.

Marie ne fit pas davantage de résistance. Au fond, l'idée de cette substitution l'honorait assez et elle ne prêtait à Bouville que de bons desseins. Elle prit plaisir à habiller son enfant en roi, à le langer de soie, à lui passer le manteau bleu semé de fleurs de lis d'or et à le coiffer du bonnet sur lequel était cousue une minuscule couronne, tous objets du trousseau préparé avant la naissance.

- qu'il va être beau, mon Jeannot ! disait Marie. Une couronne, Seigneur !

une couronne ! Il faudra la rendre à ton roi, tu sais, il faudra la lui rendre.

Elle agitait son enfant comme une poupée devant le berceau de Jean Ier.

- Voyez, Sire, voyez votre frère de lait, votre petit serviteur qui va prendre votre place pour que vous n'attrapiez pas froid.

Et elle songeait: " quand je raconterai tout cela bientôt à Guccio... quand je lui dirai que son fils a été présenté aux barons... L'étrange vie que nous avons, et que je ne changerais pour nulle autre ! Comme j'ai bien fait de l'aimer, mon Lombard ! "

Sa voix fut coupée par un long gémissement venu de la pièce voisine.

"La reine, mon Dieu... pensa Marie. J'oubliais la reine."

Un écuyer entra, annonçant l'approche du régent et des barons. Madame de Bouville se saisit de l'enfant de Marie.

- Je le porte dans la chambre du roi, dit-elle, et l'y remettrai après la cérémonie, jusqu'au départ de la cour. Vous, Marie, ne bougez point d'ici avant que je revienne, et si quiconque pénétrait, malgré la garde que nous allons mettre, affirmez bien que cet enfant que vous avez avec vous est le vôtre.

IV "MES SIRES, VOYEZ LE ROI"

Les barons avaient peine à tenir tous dans la grand-salle; ils parlaient, toussaient, remuaient les pieds et commençaient à s'impatienter d'une longue station debout. Les escortes avaient envahi les couloirs pour profiter du spectacle ; des grappes de têtes s'aggloméraient aux issues.

Le sénéchal de Joinville, qu'on n'avait fait lever qu'à la dernière minute afin de ménager ses forces, se tenait à la porte de la chambre du roi, en compagnie de Bouville.

- C'est vous qui annoncerez, messire sénéchal, dit celui-ci. Vous êtes le plus ancien compagnon de Saint Louis; c'est à vous que revient l'honneur.

Malade d'anxiété, la face ruisselante, Bouville pensait :

"Moi, je ne pourrais pas... je ne pourrais pas faire l'annonce. Ma voix me trahirait. "

II vit apparaître, au bout du couloir ombreux, la comtesse Mahaut, gigantesque, grandie encore par sa couronne et son lourd manteau d'apparat.

Jamais Mahaut d'Artois ne lui avait semblé si haute, si terrifiante.

Il se jeta dans la chambre et dit à sa femme :

- Voici le moment.

Madame de Bouville se porta au-devant de la comtesse, dont le pas solide sonnait sur les dalles, et lui remit le léger fardeau.

Le lieu était sombre; Mahaut ne regarda pas l'enfant de bien près. Elle trouva simplement qu'il avait pris du poids depuis le jour de son baptême.

- Eh ! notre petit roi profite, dit-elle. Je vous en complimente, ma mie.

- C'est que nous le veillons fort, Madame; nous ne voulons point 752

LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES MALES

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encourir les reproches de sa marraine, répondit madame de Bouville de sa meilleure voix.

"Assurément il était temps, pensa Mahaut; il se porte trop bien." La lumière qui tombait d'une embrasure lui montra le visage de l'ancien chambellan.

- qu'avez-vous à suer si fort, messire Hugues? dit-elle. Ce n'est pourtant point jour de chaleur.

- Ce sont ces feux que j'ai fait allumer... Messire le régent ne m'a guère donné de temps pour tout préparer.

Ils s'affrontèrent du regard, chacun connaissant là un désagréable instant.

- Marchons donc, dit Mahaut, et faites-moi le chemin.

Bouville offrit son bras au vieux sénéchal, et les deux curateurs se dirigèrent, lentement, vers la grand-salle. Mahaut les suivait à quelques pas. C'était le moment favorable entre tous et qu'elle risquait de ne plus retrouver. L'allure à laquelle avançait le sénéchal lui permettait de prendre son temps. Certes il y avait des écuyers et des dames de parage collés le long des murs et qui tous avaient, dans la pénombre, le regard dirigé vers l'enfant ; mais qui s'apercevait d'un geste aussi bref et aussi naturel?

- Allons! Présentons-nous bien, dit Mahaut au bébé couronné qu'elle tenait au creux du bras. Faisons honneur au royaume, et ne bavons point.

Elle sortit son mouchoir de son aumônière et essuya rapidement les petites lèvres mouillées. Bouville avait tourné la tête ; mais le geste était déjà

accompli, et Mahaut, dissimulant le mouchoir au creux de sa main, feignit d'arranger le manteau de l'enfant.

- Nous sommes prêts, dit-elle.

Les portes de la salle s'écartèrent et le silence se fit. Mais le sénéchal ne voyait pas la foule des visages devant lui.

- Annoncez, messire, annoncez, dit Bouville.

- que dois-je annoncer? demanda Joinville.

- Le roi, voyons, le roi !

- Le roi... murmura Joinville. C'est le cinquième que je vais servir, savez-vous !

- Certes, certes, mais annoncez, répéta Bouville nerveux.

Mahaut, derrière eux, essuyait une seconde fois, pour plus de s˚reté, la bouche du bébé.

Le sire de Joinville, s'étant éclairci la gorge par quelques raclements, se décida enfin à prononcer d'une voix grave, assez nette :

- Mes sires, voyez le roi ! Voyez le roi, mes sires !

- Vive le roi! répondirent les barons, délivrant le cri qu'ils retenaient depuis l'enterrement du Hutin.

Mahaut alla droit au régent et aux membres de la famille royale rassemblés autour de lui.

- Mais il est gaillard... il est rosé... il est gras, disaient les barons au passage.

- que nous chantait-on qu'il était chétif et ne pouvait point vivre?

murmura Charles de Valois à son fils Philippe.

- Allons ! La race de France est toujours bien vaillante, dit Charles de La Marche pour imiter son oncle.

L'enfant du Lombard se comportait bien, trop bien même au gré de Mahaut.

"Ne pourrait-il pas crier, se tordre un peu?" pensait-elle. Et sournoisement, elle cherchait à le pincer au travers du manteau. Mais les langes étaient épais, et l'enfant ne faisait entendre qu'un petit gargouillement assez joyeux. Le spectacle offert à ses yeux bleus fraîchement ouverts semblait lui plaire. " Le petit gueux ! Il va chanter, dans une minute. Il chantera moins cette nuit... A moins que la poudre de Béatrice ne soit éventée... "

Des cris s'élevèrent dans le fond de la salle :

- Nous ne le voyons point ; nous le voulons admirer !

- Tenez, Philippe, dit Mahaut à son gendre en lui tendant le bébé ; vous avez le bras plus long que le mien, montrez le roi à ses vassaux.

Le régent prit le petit Jean par le torse, l'éleva au-dessus de sa tête pour que chacun p˚t à loisir le contempler. Soudain Philippe sentit couler sur ses mains un liquide gluant et chaud. L'enfant, saisi de hoquets, vomissait le lait qu'il avait sucé la demi-heure d'avant, mais un lait devenu verd‚tre et mêlé de bile ; son visage se colora de la même manière, puis très vite vira à une teinte foncée, indéfinissable, inquiétante, tandis qu'il tordait le cou en arrière.

Une vaste exclamation d'angoisse et de désappointement s'éleva de la foule des barons.

- Seigneur, Seigneur, s'écria Mahaut, les convulsions le ressaisissent!

- Reprenez-le, dit vivement Philippe en lui remettant l'enfant dans les bras comme un paquet dangereux.

- Je le savais ! lança une voix.

C'était Bouville. Il était pourpre, et son regard allait avec colère de la comtesse au régent.

- Oui, vous aviez raison, Bouville, dit ce dernier; il était trop tôt pour présenter cet enfant malade.

- Je le savais... répéta Bouville.

Mais sa femme le tira vivement par la manche pour lui éviter une irréparable sottise. Leurs yeux se rencontrèrent et Bouville se calma: "

qu'allais-je faire? Je suis fou, pensa-t-il. Nous avons le vrai. "

Mais s'il avait tout agencé pour détourner le crime sur une autre tête, il n'avait rien prévu pour le cas o˘ le crime serait vraiment commis.

754

LES ROIS MAUDITS

Mahaut, elle aussi, était prise de vitesse. Elle n'attendait pas du poison une action à ce point immédiate. Elle prononçait des paroles qui se voulaient rassurantes :

- Apaisez-vous, apaisez-vous ! L'autre jour aussi nous avons cru qu'il allait passer; et puis, vous voyez, il est bien revenu. C'est mal d'enfant qui fait peur à voir mais qui ne dure point. La ventrière! qu'on aille quérir la ventrière, ajouta-t-elle prenant tous les risques pour prouver sa bonne foi.

Le régent tenait ses mains souillées écartées du corps ; il les regardait avec crainte et dégo˚t, et n'osait plus toucher à rien.

Le bébé était bleu‚tre et suffoquait.

Dans le désordre et l'affolement qui suivirent, personne ne sut très bien ce qu'il faisait, ni comment les choses s'étaient passées. Madame de Bouville s'élança vers la chambre de la reine, mais presque arrivée s'arrêta brusquement en pensant : " Si j'appelle la ventrière, elle verra bien, elle, que l'enfant a été changé, et qu'il n'a pas la marque des fers.

Surtout, surtout, qu'on ne lui ôte pas le bonnet!" Elle revint en courant, tandis que l'assistance refluait déjà vers la chambre du roi.

Le service d'aucune ventrière n'était plus nécessaire à l'enfant. Toujours enveloppé du manteau fleurdelisé, sa couronne de poupée inclinée sur la tempe, il gisait, lèvres sombres, langes souillés et viscères rompus, au milieu de l'immense lit couvert de soie. Le bébé qu'on venait de présenter à tous comme le roi de France avait cessé de vivre.

UN LOMBARD A SAINT-DENIS

- Et maintenant, qu'allons-nous faire? se demandaient les Bouville.

Ils se trouvaient piégés à leur propre trappe.

Le régent ne s'était guère attardé à Vincennes. Rassemblant les membres de la famille royale, il les avait priés de remonter à cheval et de l'escorter à Paris pour y tenir aussitôt conseil. Bouville, alors que la troupe s'ébranlait, avait eu un sursaut de courage.

- Monseigneur!... s'était-il écrié en saisissant par la bride la monture du régent.

Mais Philippe l'avait immédiatement arrêté.

- Mais oui, mais oui, Bouville ; je vous sais gré de la part que vous prenez à notre affliction. Nous ne vous reprochons rien, croyez-le bien.

C'est la loi de l'humaine nature. Je vous ferai porter mes ordres pour les funérailles.

Et piquant son cheval, il s'était mis au galop dès le pont-levis franchi. A pareille allure, ceux qui l'accompagnaient auraient peu le loisir de réfléchir en route.

La plupart des barons avaient suivi. Il n'en demeurait que quelques-uns, les moins importants, les désouvrés qui s'attardaient, par petits groupes, à commenter l'événement.

- Tu vois, disait Bouville à sa femme, j'aurais d˚ parler sur l'instant même. Pourquoi m'as-tu retenu?