PROLOGUE

Le 29 novembre 1314, deux heures après vêpres, vingt-quatre chevau-cheurs sous la livrée de France sortaient au galop du ch‚teau de Fontainebleau. La neige blanchissait les chemins de la forêt; le ciel était plus sombre que la terre; il faisait déjà nuit, ou plutôt, par suite d'une éclipse de soleil, il n'avait pas cessé défaire nuit depuis la veille.

Les vingt-quatre chevaucheurs ne prendraient pas de repos avant le matin, et ils galoperaient encore tout le lendemain et les journées suivantes, qui vers la Flandre, qui vers l'Angoumois et la Guyenne, qui vers Dole en Comté, qui vers Rennes et Nantes, qui vers Toulouse, vers Lyon, AiguÎs-Mortes, réveillant sur leurs routes baillis et sénéchaux, prévôts, échevins, capitaines, pour annoncer à chaque ville ou bourgade du royaume que le roi Philippe IV le Bel était mort.

Dans chaque clocher, le glas se mettrait à retentir; une grande onde sonore, sinistre, irait s'élargissant jusqu'à ce qu'elle ait atteint toutes les frontières.

Après vingt-neuf années d'un gouvernement sans faiblesse, le Roi de fer venait de trépasser, frappé au cerveau. Il avait quarante-six ans. Sa mort suivait, à moins de six mois, celle du garde des Sceaux Guillaume de Nogaret, et, à sept mois, celle du pape Clément V. Ainsi semblait se vérifier la malédiction lancée le 18 mars, du haut du b˚cher, par le grand-maître des Templiers, et qui les citait tous trois à comparaître au tribunal de Dieu avant qu'un an soit écoulé.

Souverain tenace, hautain, intelligent et secret, le roi Philippe avait si bien empli son règne et dominé son temps qu'on eut l'impression, ce soir-là, que le cour du royaume s'était arrêté de battre.

Mais les nations ne meurent jamais de la mort des hommes, si grands qu'ils aient été; leur naissance et leur fin obéissent à d'autres raisons.

Le nom de Philippe le Bel ne serait guère éclairé dans la nuit des siècles que par les flammes des brasiers o˘ ce monarque jetait ses ennemis, et par le scintillement des pièces d'or qu'il faisait rogner. On oublierait vite qu'il avait muselé les puissants, maintenu la paix autant qu'il était 238

LES ROIS MAUDITS

possible, réformé les lois, b‚ti des forteresses afin qu'on p˚t semer à

fabri, unifié les provinces, ^convié les bourgeois à s'assembler, veillé en toutes choses à l'indépendance de la France.

A peine sa main refroidie, à peine éteinte cette grande volonté, les intérêts privés, les ambitions déçues, les rancunes, les appétits d'honneurs, d'importance, de richesse, longtemps bridés ou contrariés, n'allaient pas manquer de se déchaîner.

Deux groupes s'apprêtaient à se combattre sans merci pour la possession du pouvoir: d'un côté, le clan de la réaction baronniale conduit par Charles de Valois, frère de Philippe le Bel; de l'autre le parti de la haute administration dirigé par Enguerrand de Marigny, coadjuteur du roi défunt.

Pour éviter le conflit qui couvait depuis des mois, ou pour l'arbitrer, il e˚t fallu un souverain fort. Or le prince de vingt-cinq ans qui accédait au trône, Louis de Navarre, paraissait aussi mal doué pour régner que mal servi par la fortune. Il arrivait précédé d'une réputation de mari trompé

et du triste surnom de Hutin.

La vie de son épouse, Marguerite de Bourgogne, emprisonnée pour adultère, allait servir d'enjeu aux deux factions rivales.

Mais les frais de la lutte seraient également supportés par ceux qui ne possédaient rien, étaient sans action sur les événements, et n'avaient même pas de rêves à faire... De plus, cet hiver de 1314-1315 s'annonçait comme un hiver de famine.

PREMIERE PARTIE

DEBUTS D'UN REGNE

I

CH¬TEAU-GAILLARD

Planté sur un éperon crayeux, au-dessus du bourg du Petit-Andelys, Ch‚teau-Gaillard dominait, commandait toute la Haute-Normandie.

La Seine, à cet endroit, décrit une large boucle dans les prairies grasses; Ch‚teau-Gaillard surveillait dix lieues de fleuve, aval et amont.

Richard Cour de Lion l'avait fait b‚tir, cent vingt ans plus tôt, au mépris des traités, pour défier le roi de France. Le voyant achevé, dressé sur la falaise, à six cents pieds de hauteur, et tout blanc dans sa pierre fraîchement taillée, avec ses deux enceintes, ses ouvrages avancés, ses herses, ses créneaux, ses barbacanes, ses treize tours, son gros donjon, Richard s'était écrié :

- Ah ! Ceci me paraît un ch‚teau bien gaillard.

Et l'édifice ainsi avait reçu son nom.

Tout était prévu dans les défenses de ce gigantesque modèle d'architecture militaire, l'assaut, l'attaque frontale ou tournante, l'investissement, l'escalade, le siège, tout, sauf la trahison.

Sept ans seulement après sa construction, la forteresse tombait aux mains de Philippe Auguste, en même temps que celui-ci enlevait au souverain anglais le duché de Normandie.

Depuis lors, Ch‚teau-Gaillard avait été utilisé moins comme place de guerre que comme prison. Le pouvoir y enfermait des adversaires dont la liberté

était intolérable pour l'…tat, mais dont la mise à mort e˚t pu susciter des troubles, ou créer des conflits avec d'autres puissances. qui franchissait le pont-levis de cette citadelle avait peu de chances de revoir le monde.

Les corbeaux tout le jour croassaient sous les toitures ; la nuit les loups venaient hurler jusqu'au pied des murs.

En novembre 1314, Ch‚teau-Gaillard, ses remparts et sa garnison d'archers ne servaient qu'à garder deux femmes, l'une de vingt et un 242

LES ROIS MAUDITS

ans, l'autre de dix-huit, Marguerite et Blanche de Bourgogne, deux princesses de France, belles-filles de Philippe le Bel, décrétées de réclusion perpétuelle pour crime d'infidélité envers leurs époux.

C'était le dernier matin du mois, et l'heure de la messe.

La chapelle se trouvait dans la deuxième enceinte. Elle prenait assise sur la roche. Il y faisait sombre, il y faisait froid; les murs, sans aucun ornement, suintaient.

Trois sièges seulement y étaient disposés, deux à gauche qu'occupaient les princesses, un à droite pour le capitaine de la forteresse, Robert Bersumée.

Derrière, les hommes d'armes se tenaient debout, alignés, montrant le même ennui, la même indifférence que s'ils avaient été rassemblés pour la corvée de fourrage. La neige qu'ils transportaient à leurs semelles fondait autour d'eux, en flaques jaun‚tres

Le chapelain tardait à commencer l'office. Dos à l'autel, il frottait ses doigts gourds, aux ongles ébréchés. Un imprévu, visiblement, perturbait sa pieuse routine.

- Mes frères, dit-il, il nous faut ce jour élever nos prières avec grand-ferveur et grand-solennité.

Il s'éclaircit la voix et hésita, troublé par l'importance même de ce qu'il avait à annoncer.

- Messire Dieu vient de rappeler à lui l'‚me de notre bien-aimé roi Philippe. C'est dure affliction pour tout le royaume...

Les deux princesses tournèrent l'une vers l'autre leurs visages enserrés dans les béguins de grosse toile bise.

- que ceux qui lui firent tort ou injure en aient pénitence au cour, continua le chapelain ; que ceux qui lui gardaient grief en son vivant implorent pour lui la miséricorde dont chaque homme qui meurt, grand ou petit, a égal besoin devant le tribunal de Nôtre-Seigneur...

Les deux princesses étaient tombées à genoux, courbant la tête pour cacher leur joie. Elles ne sentaient plus le froid, elles ne sentaient plus leur angoisse ni leur misère. Une immense onde d'espérance les parcourait; et si, dans leur silence, elles s'adressaient à Dieu, c'était pour le remercier de les avoir délivrées de leur terrible beau-père. Depuis sept mois qu'on les avait enfermées à Ch‚teau-Gaillard, le monde leur envoyait enfin une bonne nouvelle.

Les hommes d'armes, dans le fond de la chapelle, chuchotaient, s'agitaient, remuaient les pieds.

- Est-ce qu'on va donner à chacun de nous un sou d'argent?

- Parce que le roi est mort?

- Cela se fait, à ce qu'on m'a dit.

- Mais non, pas pour la mort ; pour le sacre du nouveau roi, peut-être bien.

- Et comment va-t-il s'appeler maintenant, le roi?

LA REINE …TRANGL…E

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- Est-ce qu'il va faire la guerre, qu'on change un peu de pays?... Le capitaine de la forteresse se retourna et leur lança d'une voix rude:

- Priez!

La nouvelle lui posait des problèmes. Car l'aînée des prisonnières était l'épouse du prince qui devenait roi aujourd'hui. " Me voilà donc gardien de la reine de France ", se disait le capitaine.

Ce ne fut jamais une situation aisée que d'être le geôlier de personnes royales. Robert Bersumée devait à ces deux condamnées qui lui étaient arrivées vers la fin d'avril, la tête rasée, dans des chariots tendus de noir et sous l'escorte de cent archers, les plus mauvais moments de sa vie.

Deux femmes jeunes, trop jeunes pour qu'on n'e˚t pas pitié d'elles...

belles, trop belles, même sous leurs informes robes de bure, pour qu'on p˚t se défendre d'être ému en les approchant, jour après jour, pendant sept mois... qu'elles allassent séduire un sergent de la garnison, s'évader, ou bien que l'une d'elles se pendît ou gagn‚t une maladie mortelle, ou encore que leur survînt un retour de fortune, et ce serait toujours lui, Bersumée, qui serait en tort, réprimandé pour trop de faiblesse ou trop de rigueur; et, dans tous les cas, cela ne lui vaudrait rien pour son avancement. Or, pas plus que ses prisonnières, il n'avait envie de terminer ses jours dans une citadelle battue des vents, mouillée des brumes, construite pour contenir deux mille soldats et qui n'en comptait plus que cent cinquante, au-dessus de cette vallée de Seine par o˘ la guerre, depuis beau temps, ne passait plus.

L'office se déroulait ; mais personne ne pensait ni à Dieu ni au roi ; chacun ne pensait qu'à soi.

- Requiem oternam dona ei Domine..., entonnait le chapelain.

Dominicain en disgr‚ce, qu'un sort contraire et le go˚t du vin avaient fait échouer à cette desserte de prison, le chapelain, tout en chantant, se demandait si le changement de règne n'apporterait pas quelque modification dans sa propre destinée. Il résolut de ne plus boire pendant une semaine, pour mettre la Providence dans son jeu et se préparer à accueillir un événement favorable.

- Et lux perpétua luceat ei, répondait le capitaine.

En même temps il pensait : " On ne saurait me faire de reproches. J'ai appliqué les ordres que j'ai reçus, voilà tout; mais je n'ai point infligé

de sévices. "

- Requiem oternam... reprenait le chapelain.

- Alors on va point même nous bailler un setier de vin? chuchotait le soldat Gros-Guillaume au sergent Lalaine.

quant aux deux prisonnières, elles se contentaient de remuer les lèvres, mais n'osaient prononcer le moindre répons; elles eussent chanté trop haut et trop joyeusement.

Certes, ce jour-là, dans les églises de France, il se trouvait beaucoup 244

LES ROIS MAUDITS

de gens pour pleurer le roi Philippe, ou croire qu'ils le pleuraient. Mais en vérité l'émotion, même chez ceux-là, n'était qu'une forme d'apitoiement sur eux-mêmes. Ils s'essuyaient les yeux, reniflaient, hochaient le front, parce que, avec Philippe le Bel, c'était leur temps vécu qui s'effaçait, toutes les années passées sous son sceptre, presque un tiers de siècle dont son nom resterait la référence. Ils pensaient à leur jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les lendemains soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à l'heure qu'il trépasse, reste pour les autres une représentation et un symbole. La messe achevée, Marguerite de Bourgogne, passant pour sortir devant le capitaine de forteresse, lui dit :

- Messire, je souhaite vous entretenir de choses importantes, et qui vous concernent.

Bersumée éprouvait une gêne chaque fois que Marguerite de Bourgogne, lui parlant, le regardait dans les yeux.

- Je viendrai vous entendre, Madame, répondit-il, aussitôt que j'aurai fait ma ronde.

Il ordonna au sergent Lalaine de reconduire les prisonnières, en lui conseillant à voix basse un redoublement tout à la fois d'égards et de prudence.

La tour o˘ Marguerite et Blanche étaient recluses ne se composait que de trois grandes chambres rondes, superposées et identiques, une par étage, avec chacune une cheminée à hotte et un plafond vo˚té. Ces pièces étaient reliées par un escalier en escargot qui tournait dans l'épaisseur du mur.

Un détachement de gardes occupait en permanence la chambre du rez-de-chaussée. Marguerite logeait dans la pièce du premier étage, et Blanche dans celle du second. La nuit, les princesses étaient séparées par des portes épaisses qu'on cadenassait; dans la journée, elles avaient le droit de communiquer.

Lorsque le sergent les eut raccompagnées, elles attendirent que les gonds et les verrous eussent grincé au bas des marches.

Puis elles se regardèrent et, du même mouvement, coururent l'une vers l'autre en s'écriant:

- Il est mort, il est mort !

Elles s'étreignaient, dansaient, riaient et pleuraient tout ensemble, et inlassablement elles répétaient:

- Il est mort !

Elles arrachèrent leurs béguins de toile et libérèrent leurs cheveux courts, leurs cheveux de sept mois.

- Un miroir ! La première chose que je veux, c'est un miroir, s'écna Blanche comme si elle allait être libérée sur l'heure et déjà n'avait plus à se soucier que de son apparence.

Marguerite était casquée de petites boucles noires, tassées et crépues. Les cheveux de Blanche avaient repoussé inégalement, par mèches LA REINE …TRANGL…E

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drues et p‚les, pareilles à du chaume. Les deux femmes se passaient les doigts, instinctivement, sur la nuque.

- Crois-tu que je pourrai être jolie à nouveau? demanda Blanche.

- Comme je dois avoir vieilli, pour que tu me poses pareille question !

répondit Marguerite.

Ce que les deux princesses avaient subi depuis le printemps, le drame de Maubuisson, le jugement du roi, le monstrueux supplice infligé devant elles à leurs amants, sur la grand-place de Pontoise, les cris orduriers de la foule, et puis cette demi-année de forteresse, cette touffeur de l'été

surchauffant les pierres, ce froid glacial depuis qu'était arrivé

l'automne, ce vent qui gémissait sans répit dans les charpentes, cette noire bouillie de sarrasin qu'on leur servait aux repas, ces chemises aussi rugueuses que du crin qui ne leur étaient changées que tous les deux mois, ces jours interminables derrière une embrasure mince comme une meurtrière et par laquelle, de quelque manière qu'elles missent la tête, elles ne pouvaient rien apercevoir que le casque d'un invisible archer passant et repassant sur le chemin de ronde... tout cela avait trop fortement altéré

le caractère de Marguerite, elle le sentait, elle le savait, pour ne pas lui avoir aussi modifié le visage.

Blanche, avec ses dix-huit ans et son étrange légèreté qui la faisait glisser en un instant de la désolation aux espoirs insensés, Blanche qui pouvait soudain s'arrêter de sangloter, parce qu'un oiseau chantait de l'autre côté du mur, et s'écrier, émerveillée: "Marguerite ! Tu entends? Un oiseau ! "... Blanche qui croyait aux signes, à tous les signes, et qui faisait des rêves sans arrêt, comme d'autres femmes font des ourlets, Blanche, peut-être, si on la sortait de cette geôle, serait capable de retrouver son teint, son regard et son cour d'autrefois ; Marguerite, jamais.

Depuis le début de sa captivité, elle n'avait pas versé une seule larme, ni exprimé non plus une seule pensée de remords. Le chapelain, qui la confessait chaque semaine, était effrayé de la dureté de cette ‚me.

Pas un moment Marguerite n'avait consenti à se reconnaître responsable de son malheur; pas un moment elle n'avait admis que, lorsqu'on était petite-fille de Saint Louis, fille du duc de Bourgogne, reine de Navarre et future reine de France, se faire la maîtresse d'un écuyer constituait un jeu périlleux, répréhensible, qui pouvait co˚ter l'honneur et la liberté. Elle s'était fait justice d'avoir été mariée à un homme qu'elle n'aimait point.

Elle ne se reprochait pas d'avoir joué ; elle haÔssait ses adversaires ; et c'était uniquement contre eux qu'elle tournait ses inutiles colères, contre sa belle-sour d'Angleterre qui l'avait dénoncée, contre sa famille de Bourgogne qui ne l'avait point défendue, contre le royaume et ses lois, contre l'…glise et ses commandements. Et quand elle rêvait de la liberté, elle rêvait aussitôt de vengeance.

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LES ROIS MAUDITS

Blanche lui passa le bras autour du cou.

- Je suis s˚re, ma mie, que nos malheurs sont finis.

- Ils le seront, répondit Marguerite, à condition que nous agissions habilement et promptement.

Elle avait un vague projet en tête, qui lui était venu pendant la messe, et dont elle ne savait pas o˘ il la mènerait. Elle voulait, de toute manière, mettre la situation à profit.

- Tu me laisseras parler seule à ce grand éhanché de Bersumée, dont j'aimerais mieux voir la tête au bout d'une pique que sur ses épaules, ajouta-t-elle.

Un moment après, les deux femmes entendirent qu'on déverrouillait les portes. Elles recoiffèrent leurs béguins. Blanche alla se placer dans l'ébrasement de l'étroite fenêtre; Marguerite s'assit sur un escabeau, seul siège dont elle dispos‚t. Le capitaine de forteresse entra.

- Je viens, Madame, ainsi que vous m'en avez prié, dit-il. Marguerite prit son temps, le regarda de la tête aux pieds, et dit :

- Messire Bersumée, savez-vous qui, désormais, vous gardez? Bersumée détourna les yeux comme s'il cherchait un objet autour de lui.

- Je le sais, Madame, je le sais, répondit-il, et ne cesse d'y penser, depuis ce matin que le chevaucheur qui allait vers Criquebouf et Rouen m'a fait éveiller.

- Voilà sept mois que je suis recluse ici; je n'ai point de linge, point de meubles, point de draps ; je mange la même bouillie que vos archers, et je n'ai qu'une heure de feu par jour.

- J'ai obéi aux ordres de messire de Nogaret, Madame, répondit Bersumée.

- Guillaume de Nogaret est mort.

- Il m'avait envoyé les instructions du roi.

- Le roi Philippe est mort.

Devinant o˘ Marguerite voulait en venir, Bersumée répliqua :

- Mais Monseigneur de Marigny est toujours vivant, Madame, qui commande la justice et les prisons comme il commande toutes choses au royaume, et de qui je dépends pour tout.

- Le chevaucheur de ce matin ne vous a donc point porté de nouveaux ordres?

- Aucun, Madame.

- Vous n'allez point tarder à en recevoir.

- Je les attends, Madame.

Robert Bersumée paraissait plus ‚gé que ses trente-cinq ans. Il offrait cette mine soucieuse, bougonne, que prennent volontiers les soldats de carrière et qui, à force d'être affectée, leur devient naturelle. Pour le service ordinaire dans la forteresse, il portait un bonnet de peau de loup et une vieille cotte de mailles un peu l‚che, noircie par la LA REINE …TRANGL…E

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graisse, et qui blousait autour du ceinturon. Ses sourcils se rejoignaient au-dessus du nez.

Marguerite, au début de sa captivité, s'était presque sans détours offerte à lui, dans l'espoir de s'en faire un allié. Il avait esquivé devant chaque avance, moins par vertu que par prudence. Mais il conservait rancune à

Marguerite pour le mauvais rôle qu'elle lui avait fait tenir. Aujourd'hui, il se demandait si cette sage conduite lui vaudrait personnellement faveur ou représailles.

- Cela ne m'a point été plaisir, Madame, reprit-il, que d'avoir à infliger tels traitements à des femmes... et de si haut rang que vous l'êtes.

- Je l'imagine, messire, je l'imagine, répondit Marguerite, car on sent en vous le chevalier, et les choses qu'on vous a commandées ont d˚ fort vous répugner.

Le capitaine de forteresse sortait du commun peuple ; aussi n'entendit-il pas sans quelque plaisir ce mot de chevalier.

- Seulement, messire, poursuivit la prisonnière, je suis lasse de m‚cher du bois pour me garder les dents blanches et de m'oindre les mains du lard de ma soupe pour que ma peau n'éclate pas de froid.

- Je comprends, Madame, je comprends.

- Je vous saurais gré de me faire désormais tenir à l'abri du gel, de la vermine et de la faim. Bersumée baissa la tête.

- Je n'ai point d'ordres, Madame.

- Je ne suis ici que par la haine que me vouait le roi Philippe, et son trépas va tout changer, reprit Marguerite avec une belle assurance. Allez-vous attendre qu'on vous commande de m'ouvrir les portes pour témoigner quelque égard à la reine de France? Ne croyez-vous pas que ce serait agir assez sottement contre votre fortune?

Les militaires sont souvent de naturel indécis, ce qui les prédispose à

l'obéissance et leur fait perdre beaucoup de batailles. Bersumée, s'il avait pour ses subordonnés l'injure prompte et le poing leste, ne possédait pas de grandes dispositions à l'initiative devant les situations imprévues.

Entre le ressentiment d'une femme qui, selon ce qu'elle affirmait, serait toute-puissante demain, et la colère de Monseigneur de Marigny qui était tout-puissant aujourd'hui, quel risque devait-il choisir?

- Je voudrais aussi que Madame Blanche et moi, dit Marguerite, puissions sortir une heure ou deux de cette enceinte, sous votre conduite si vous le croyez bon, et voir autre chose que les créneaux de ces murs et les piques de vos archers.

C'était aller trop vite, et trop loin. Bersumée éventa la ruse. Ses prisonnières cherchaient à communiquer avec l'extérieur, et peut-être 248

LES ROIS MAUDITS

même à lui filer entre les doigts. Donc, elles n'étaient pas tellement assurées de leur retour en cour.

- Puisque vous êtes reine, Madame, vous comprendrez que je sois fidèle au service du royaume, dit-il, et que je ne puisse enfreindre les règlements qui m'ont été donnés.

Il sortit là-dessus, pour éviter d'avoir à discuter davantage.

- C'est un chien, s'écria Marguerite lorsqu'il eut disparu, un chien de garde qui n'est bon qu'à aboyer et à mordre.

Elle avait fait une fausse manouvre et rageait en parcourant la chambre ronde.

Bersumée, de son côté, n'était guère plus satisfait. " II faut s'attendre à

tout, quand on est le geôlier d'une reine ", se disait-il. Or s'attendre à

tout, pour un soldat de métier, c'est d'abord s'attendre à une inspection.

II

MONSEIGNEUR ROBERT D'ARTOIS

La neige fondante s'égouttait des toits. Partout on balayait, partout on fourbissait. Le logis de garde retentissait de grandes claques d'eau jetée par seaux sur le dallage. On graissait les chaînes du pont-levis. On sortait les fourneaux à faire bouillir la poix, comme si la citadelle allait être attaquée sur l'heure. Depuis Richard Cour de Lion, Ch‚teau-Gaillard n'avait pas connu pareil branle-bas.

Redoutant une visite impromptue, le capitaine Bersumée avait décidé de mettre sa garnison sur pied de parade. Les poings aux hanches et le gueuloir ouvert, il parcourait le casernement, s'emportait devant les épluchures qui souillaient les cuisines, montrait d'un menton furieux les toiles d'araignées qui pendaient des poutres, se faisait présenter les équipements. Tel archer avait perdu son carquois. O˘ était-il, ce carquois?

Et ces cottes de mailles rouillées aux emmanchures? Allez, qu'on prenne du sable à pleines mains, et qu'on frotte, et que cela brille !

- Si messire de Pareilles vient à nous tomber sur le dos, hurlait Bersumée, je ne tiens point à lui montrer une troupe de mendiants ! Mouvez-vous !

Et malheur à qui ne courait pas assez vite! Le soldat Gros-Guillaume, celui qui espérait une ration de vin supplémentaire, prit un bon coup de pied dans les tibias. Le sergent Lalaine était exténué.

A piétiner la boue neigeuse, les hommes rapportaient dans les b‚timents autant de saleté qu'ils en ôtaient. Les portes battaient; Ch‚teau-Gaillard ressemblait à une maison qu'on déménage. Si les princesses avaient voulu s'évader, c'e˚t été le moment à choisir entre tous.

Au soir Bersumée n'avait plus de voix, et ses archers somnolaient sur les créneaux.

Mais quand le surlendemain, aux premières heures de la matinée, les 250

LES ROIS MAUDITS

guetteurs aperçurent dans le paysage blanc, le long de la Seine, une troupe de cavaliers qui approchait bannière en tête, sur la route de Paris, le capitaine de forteresse se félicita des dispositions qu'il avait prises.

Il enfila rapidement sa meilleure cotte de mailles, noua sur ses bottes des éperons longs de trois pouces, se coiffa de son chapeau de fer et sortit dans la cour. Il eut quelques instants pour regarder, avec une satisfaction inquiète, la garnison alignée dont les armes luisaient dans la lumière laiteuse de l'hiver.

"Au moins, on ne pourra point me reprendre sur le chapitre de l'ordonnance, se dit-il. Et cela me rendra plus fort pour me plaindre de la maigreur de ma solde, et des retards qu'on met à me bailler l'argent avec lequel je dois nourrir mes gens. "

Déjà les trompettes sonnaient au pied de la falaise, et l'on entendait les sabots des chevaux frapper le sol crayeux.

- Les herses ! Le pont !

Les chaînes du pont-levis tremblèrent dans leurs glissières et, une minute plus tard, quinze écuyers aux armes royales, entourant un grand cavalier rouge posé sur sa monture comme s'il figurait sa propre statue équestre, franchissaient en trombe la vo˚te du corps de garde et débouchaient dans la seconde enceinte de Ch‚teau-Gaillard.

" Est-ce le nouveau roi? pensa Bersumée en se précipitant. Seigneur ! Est-ce déjà le roi qui vient chercher sa femme?"

Son souffle était tranché par l'émotion. Il fut un moment avant de pouvoir distinguer clairement l'homme au manteau sang de bouf qui avait mis pied à

terre et, colosse de drap, de fourrure, de cuir et d'argent, se fendait un chemin parmi les écuyers. Une large buée fumante montait du poil des chevaux.

- Service du roi ! dit l'immense cavalier en agitant sous le nez de Bersumée, sans lui laisser le temps de lire, un parchemin auquel pendait un sceau. Je suis le comte Robert d'Artois.

Les salutations furent brèves. Monseigneur Robert d'Artois fit fléchir Bersumée en lui posant la main sur l'épaule afin de marquer qu'il n'était point hautain. Puis il réclama du vin chaud pour lui et toute son escorte, d'une voix qui fit se retourner les guetteurs sur les chemins de ronde.

Depuis la veille, Bersumée s'était préparé à briller, à se montrer le gouverneur parfait d'une forteresse sans défaut, et à se conduire en sorte qu'on se souvînt de lui. Il avait même une harangue toute prête; elle lui resta dans la gorge pour jamais. Il s'entendit bredouiller de pauvres flagorneries, se trouva invité à boire le vin qu'on lui demandait et fut poussé vers les quatre pièces de son logement dont les proportions lui parurent rapetissées. Jusque-là, Bersumée s'était LA REINE …TRANGL…E

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toujours jugé homme de belle taille ; devant ce visiteur, il se sentait nain.

- Comment se portent les prisonnières? dit Robert d'Artois.

- Fort bien, Monseigneur, elles se portent fort bien, je vous en remercie, répondit Bersumée sottement, comme si on lui demandait nouvelles de sa famille.

Et il avala de travers le contenu de son gobelet.

Mais déjà Robert d'Artois sortait, à grandes enjambées, et l'instant d'après Bersumée escaladait derrière lui l'escalier de la tour o˘ logeaient les recluses.

Sur un signe, le sergent Lalaine, dont les doigts tremblaient, tira les verrous.

Marguerite et Blanche attendaient, debout au milieu de la pièce ronde.

Elles eurent le même mouvement instinctif pour se rapprocher l'une de l'autre et se prendre la main.

- Vous, mon cousin! dit Marguerite.

D'Artois s'était arrêté dans l'encadrement de la porte qu'il bouchait complètement. Il clignait des yeux. Comme il ne répondait rien, tout occupé

à contempler les deux femmes, Marguerite reprit, la voix vite affermie :

- Regardez-nous, oui, regardez-nous bien ! Et voyez la misère o˘ l'on nous a réduites. Cela doit vous changer du spectacle de la cour, et du souvenir que vous aviez de nous. Point de linge. Point de robes. Point de nourriture. Et point de siège à offrir à un aussi gros seigneur que vous !

"Savent-elles?" se demandait d'Artois en avançant lentement. " Savent-elles la part que j'ai prise dans leur perte, et que c'est moi qui ai tendu le piège o˘ elles sont tombées?"

- Robert, est-ce notre délivrance que vous nous apportez? s'écria Blanche de Bourgogne.

Elle venait vers le géant, les mains tendues, les yeux brillants d'espérance.

"Non, elles ne savent rien, pensa d'Artois, et cela va rendre ma mission plus aisée. "

II se retourna d'un bloc.

- Bersumée, dit-il, il n'y a donc point de feu ici?

- Non, Monseigneur.

- qu'on en fasse! Et point de meubles?

- Non, Monseigneur; les ordres que j'avais...

- Des meubles! qu'on ôte ce grabat! qu'on mette un lit, des chaises à

s'asseoir, des tentures, des flambeaux. Ne me dis pas que tu n'as rien.

J'ai vu ce qu'il faut dans ta demeure.

Il avait empoigné le capitaine par le bras.

- Et à manger, dit Marguerite. Dites à notre bon gardien, qui nous 252

LES ROIS MAUDITS

fait servir une chère que les porcs laisseraient au fond de leur auge, de nous bailler enfin un repas.

- Et à manger, bien s˚r, Madame ! dit d'Artois. Des p‚tés et des rôts. Des légumes frais. De bonnes poires d'hiver et des confitures. Et du vin, Bersumée, beaucoup de vin !

- Mais, Monseigneur... gémit le capitaine.

- Tu m'as compris, je t'en sais gré ! dit d'Artois en le poussant dehors.

Il claqua l'huis d'un coup de botte.

- Mes bonnes cousines, reprit-il, je m'attendais au pire, en vérité. Mais je vois avec soulagement que ce triste séjour n'aura point entamé les deux plus beaux visages de France.

- Nous nous lavons encore, dit Marguerite. Nous avons de l'eau à

suffisance.

D'Artois s'était assis sur l'escabeau et continuait d'observer les prisonnières. " Ah ! mes oiselles, se chantait-il intérieurement, voilà ce qu'il en est d'avoir voulu se tailler des parures de reines dans l'héritage de Robert d'Artois ! " II essayait de deviner si, sous la bure de leurs robes, les corps des deux jeunes femmes avaient perdu leurs belles courbes de naguère. Il était pareil à un gros chat s'apprêtant à jouer avec des souris en cage.

- Marguerite, demanda-t-il, en quel point sont vos cheveux? Sont-ils bien fournis à nouveau?

Marguerite de Bourgogne sursauta comme sous une piq˚re.

- Debout, Monseigneur d'Artois! s'écria-t-elle d'une voix de colère. Si réduite à misère que vous me trouviez ici, je ne tolère pas encore qu'un homme soit assis en ma présence, quand je ne le suis pas !

Il se releva lentement, ôta son chaperon et salua, d'un large mouvement ironique. Marguerite se détourna vers la fenêtre; dans la lame de lumière qui en venait, Robert put mieux distinguer le visage de sa victime. Les traits avaient conservé leur beauté; mais toute douceur en était disparue.

Le nez était plus maigre, les yeux plus enfoncés. Les fossettes qui le printemps dernier .se creusaient au coin des joues ambrées étaient devenues de toutes petites rides. "Allons, se dit d'Artois, elle a gardé de la défense. Le jeu n'en sera que plus divertissant. " II aimait avoir à lutter pour triompher.

- Ma cousine, dit-il avec une feinte bonhomie, je n'avais point dessein de vous insulter; vous vous êtes méprise. Je voulais savoir simplement si vos cheveux étaient redevenus assez longs pour que vous puissiez vous présenter au monde.

Marguerite ne put refréner un mouvement de joie.

"... Me présenter au monde... Cela veut donc dire que je vais sortir. Suis-je graciée? Est-ce le trône qu'il m'apporte? Non, ce n'est point LA REINE …TRANGL…E

253

cela, il me l'aurait annoncé aussitôt... " Elle pensait trop vite et se sentait vaciller.

- Robert, dit-elle, ne me faites point languir. Ne soyez pas cruel.

qu'êtes-vous venu me dire?

- Ma cousine, je suis venu vous délivrer... Blanche poussa un cri, et Robert pensa qu'elle allait tomber en p‚moison. Il avait laissé sa phrase en suspens.

- ... un message, acheva-t-il.

Il prit plaisir à voir s'affaisser les épaules des deux femmes, et à

entendre deux soupirs de déception.

- Un message de qui? demanda Marguerite.

- De Louis, votre époux, notre roi désormais. Et de notre bon cousin Monseigneur de Valois. Mais je ne puis parler qu'à vous seule. Blanche veut-elle se retirer?

- Certes, dit Blanche avec soumission, je vais me retirer. Mais avant, mon cousin, laissez-moi savoir... Charles, mon mari?

- La mort de son père l'a fort blessé.

- Et de moi... que pense-t-il? Parle-t-il de moi?

- Je crois qu'il vous regrette, en dépit de ce qu'il a souffert par vous.

Depuis Pontoise, on ne l'a jamais vu gai comme il était avant. Blanche fondit en larmes.

- Croyez-vous, demanda-t-elle, qu'il me donne mon pardon?

- Cela dépend beaucoup de votre cousine, répondit d'Artois en désignant Marguerite.

Il alla ouvrir la porte, suivit Blanche des yeux tandis qu'elle montait vers le second étage, referma. Puis il vint s'asseoir sur un étroit siège de pierre maçonné dans le flanc de la cheminée, en disant:

- Vous permettez à présent, ma cousine?... Il faut avant tout que je vous instruise des choses de la cour, comme elles vont en ce moment. Le courant d'air glacial qui venait par la hotte le fit se relever.

- C'est vrai qu'on gèle ici, dit-il.

Et il alla se replanter sur l'escabeau, tandis que Marguerite s'asseyait, jambes repliées, sur le bat-flanc couvert de paille qui lui servait de couche. D'Artois reprit :

- Depuis ces derniers jours que le roi Philippe agonisait, Louis, votre époux, paraît en pleine confusion. S'éveiller roi, quand on a dormi prince, demande un peu d'accoutumance. Son trône de Navarre, il ne l'occupait guère que de nom, et tout s'y commandait sans lui. Vous me direz que Louis a vingt-cinq ans et qu'à cet ‚ge on peut régner ; mais vous savez tout comme moi que le jugement, sans lui faire injure, n'est point la qualité par laquelle il brille. Donc, en ce premier temps, son oncle Charles de Valois le seconde en tout, et dirige les affaires avec Enguerrand de Marigny.

L'ennui, c'est que ces deux puissants esprits s'aiment peu, et entendent mal ce que l'un dit à l'autre. On voit même

254

LES ROIS MAUDITS

que bientôt ils ne s'entendront plus du tout, ce qui ne saurait durer beaucoup, car le chariot du royaume ne peut être tiré par deux chevaux qui se battent dans les traits.

D'Artois avait complètement changé de ton. Il parlait posément, nettement, montrant par là que dans la turbulence de ses entrées il mettait une bonne part de comédie.

- Pour moi, vous le savez, reprit-il, je n'aime pas fort Enguerrand, qui m'a beaucoup nui, et je soutiens de plein cour mon cousin Valois, dont je suis l'ami et l'allié en tout.

Marguerite s'appliquait à saisir ces intrigues dans lesquelles d'Artois la replongeait brusquement. Elle n'était plus au courant de rien, et il lui semblait sortir d'un long sommeil de la pensée.

- Louis me hait-il toujours?

- Ah ! ça oui, je ne vous le cache pas, il vous hait bien ! Avouez qu'il y a de quoi. La paire de cornes dont vous lui avez décoré la tête le gêne assez pour mettre par-dessus la couronne de France. Remarquez, ma cousine, si c'était à moi qu'on en e˚t fait autant, je n'aurais point été le clabauder dans tout le royaume. J'aurais agi de sorte que je pusse feindre que mon honneur était sauf. Mais enfin votre époux et feu le roi votre beau-père en jugeaient autrement, et les choses en sont au point qu'elles sont.

Il avait bel aplomb à déplorer un scandale qu'il s'était ingénié, par tous les moyens, à faire éclater. Il poursuivit:

- La première idée de Louis, après qu'il ait vu son père froid, et la seule qu'il ait en tête pour le moment, c'est de sortir de l'embarras o˘ il est par votre faute, et d'effacer la honte dont vous l'avez couvert.

- que veut Louis? demanda Marguerite.

D'Artois souleva sa jambe monumentale et frappa le dallage, deux ou trois fois, du talon.

- Il veut demander l'annulation de votre mariage, répondit-il, et vous voyez qu'il la souhaite rapidement puisqu'il n'a pas traîné à me dépêcher vers vous.

"Ainsi, je ne serai jamais reine de France", pensa Marguerite. Les rêves insensés dont elle avait voulu se bercer depuis la veille étaient déjà

anéantis. Une journée de rêve pour sept mois de prison... et pour toute la vie !

A ce moment deux soldats entrèrent chargés de bois et de fagots, et allumèrent le feu.

Dès qu'ils furent sortis, Marguerite, avidement, vint tendre les mains aux flammes qui s'élevaient, couleur de géranium, sous la grande hotte de pierre. Elle demeura silencieuse quelques instants, se laissant pénétrer du bienfait de la chaleur.

- Eh bien, dit-elle enfin avec un soupir, qu'il demande l'annulation; qu'y puis-je?

LA REINE …TRANGL…E

255

- Eh ! ma cousine, vous y pouvez beaucoup justement, et Ton est prêt à vous savoir gré de quelques paroles qui ne vous co˚teraient guère. Il se trouve que l'adultère n'est point motif d'annulation; c'est absurde, mais c'est ainsi. Vous pourriez avoir eu cent amants au lieu d'un, et même être allée vous rouler en bordeau, vous n'en seriez pas moins toujours indissolublement mariée à l'homme auquel vous vous êtes unie par-devant Dieu. Interrogez le chapelain, ou qui vous plaira. Moi-même, je me suis fait expliquer ces choses, car je ne suis guère savant en droit canon. Un mariage ne se rompt point, et si l'on veut le casser, il faut prouver qu'il y avait empêchement à ce qu'il f˚t contracté, ou bien encore qu'il n'a pas été consommé. Vous suivez mon propos?

- Oui, oui, je vous entends, dit Marguerite.

- Alors voici, reprit le géant, ce que Monseigneur de Valois a imaginé pour tirer Louis d'affaire. Il prit un temps, se racla la gorge.

- Vous acceptez de reconnaître que votre fille Jeanne n'est point de Louis; vous reconnaissez que vous vous êtes toujours refusée de corps à votre époux, et qu'ainsi il n'y a pas eu vraiment mariage. Vous déclarez cela tout benoîtement devant moi et devant votre chapelain qui contresigne. On trouvera sans peine, parmi vos anciens serviteurs ou familiers, quelques témoins de complaisance pour certifier la chose. De la sorte le lien ne peut plus être défendu, et l'annulation va de soi.

- Et que m'offre-t-on en échange?

- En échange? répéta d'Artois. En échange, ma cousine, on vous offre d'être conduite dans quelque couvent du duché de Bourgogne, jusqu'à ce que l'annulation soit prononcée, et ensuite de vivre comme il vous siéra ou comme il siéra à votre famille.

Dans le premier mouvement, Marguerite faillit répondre: "J'accepte; je déclare et signe tout ce qu'on veut, à condition que je sorte d'ici. "> Mais elle vit d'Artois qui l'épiait, paupières mi-closes sur ses yeux gris, avec une dureté fort peu accordée au ton débonnaire qu'il s'efforçait de prendre. " Je vais signer, pensa-t-elle, et ensuite on me maintiendra en geôle. " Puisqu'on venait lui proposer un marché, on avait besoin d'elle.

- C'est vouloir me faire professer un gros mensonge, dit-elle. D'Artois éclata de rire.

- Eh là, ma cousine ! Vous en avez professé quelques autres, il me semble, et sans trop de scrupules !

- Il se peut que j'aie changé, et me sois repentie. Il me faut réfléchir avant de décider.

Robert d'Artois fit une curieuse grimace, tordant les lèvres de droite à

gauche.

- Soit, dit-il, mais réfléchissez vite. Car je dois être à Paris le matin 256

LES ROIS MAUDITS

d'après demain, pour la grand-messe de funérailles du roi Philippe, à

Notre-Dame. Vingt-trois lieues à me caler dans les bottes. Avec ces chemins o˘ Ton enfonce de deux pouces dans la crotte, le jour qui tombe tôt et se lève tard, je ne puis guère muser. Je m'en vais dormir une heure et vous viendrai retrouver pour manger avec vous. Il ne sera pas dit que je vous laisserai seule, ma cousine, le premier jour o˘ vous ferez bonne chère.

Vous aurez décidé comme il faut, j'en suis s˚r.

Il sortit vivement, et manqua de renverser dans l'escalier l'archer Gros-Guillaume qui montait, suant et courbé sous un énorme coffre. D'autres meubles s'entassaient au bas des marches.

D'Artois s'engouffra dans le logement dévasté du capitaine de forteresse et se jeta sur la seule couche qui y rest‚t.

- Bersumée, mon ami, que le dîner soit prêt dans une heure, dit-il. Et appelle mon valet Lormet, qui doit être parmi les écuyers, pour qu'il vienne veiller mon sommeil.

Car ce colosse ne craignait rien, sinon de s'offrir sans défense à ses ennemis pendant qu'il dormait. Et à tout varlet ou bachelier, il préférait, comme garde, le serviteur trapu, carré, grisonnant, qui le suivait partout et le servait en tout, aussi habile à le pourvoir de filles qu'à poignarder silencieusement un gêneur si quelque affaire tournait mal dans une taverne.

Avec cela malicieux, mais jouant à merveille les niais, et d'autant plus dangereux qu'il ne payait pas de mine, Lormet était un espion excellent.

quand on lui demandait ce qui l'attachait si fort à Monseigneur Robert, le bonhomme, ses joues rondes traversées d'un sourire auquel manquaient trois dents, répondait :

- C'est parce que dans chacun de ses vieux manteaux, je peux m'en tailler deux.

Dès que Lormet fut entré, Robert ferma les yeux et s'endormit dans l'instant, bras ouverts, pieds écartés, le ventre soulevé d'un bon souffle d'ogre.

Lormet s'assit sur un tabouret, sa dague posée en travers des genoux, et se mit en surveillance devant le sommeil du géant.

Une heure plus tard Robert d'Artois s'éveilla de lui-même, s'étira comme un gros tigre, et se dressa, reposé de muscles et frais d'esprit.

- A toi d'aller dormir maintenant, mon bon Lormet, dit-il; mais auparavant, va me quérir le chapelain.

III

LA DERNI»RE CHANCE D' TRE REINE

Le dominicain en disgr‚ce arriva aussitôt, tout agité d'être mandé en particulier par un si haut baron.

- Mon frère, lui dit d'Artois, vous connaissez bien Madame Marguerite puisque vous la confessez. quel est le faible de sa nature?

- La chair, Monseigneur, répondit le chapelain en baissant modestement les yeux.

- Grande nouvelle en vérité! Mais encore... Y a-t-il quelque sentiment chez elle sur lequel on puisse peser, pour lui faire entendre certaines choses qui sont dans son intérêt comme dans celui du royaume?

- Je ne vois pas, Monseigneur. Je ne vois rien en elle qui puisse fléchir... sauf sur le point que je vous ai dit. Cette princesse a l'‚me dure comme une épée, et même la prison n'en a pas émoussé le tranchant.

Ah ! Ce n'est point, croyez-le, une pénitente facile !

Les mains dans les manches, le front incliné, il essayait de se montrer à

la fois pieux et habile. Il n'avait pas été tondu récemment, et son cr‚ne, au-dessus de la couronne de cheveux, se couvrait d'une rase fourrure beige.

Son froc blanc était marbré de taches de vin mal effacées au lavage.

D'Artois resta silencieux un instant, se frottant la joue parce que la tonsure du chapelain le faisait songer à sa barbe qui commençait à pousser.

- Et sur le point que vous m'avez dit, reprit-il, qu'a-t-elle trouvé ici pour satisfaire... sa faiblesse, puisque c'est ainsi que vous nommez cette sorte de vigueur?

- A ma connaissance, rien, Monseigneur.

- Bersumée? Il ne lui fait jamais de visite un peu longue.

- Jamais, Monseigneur; je puis en répondre, s'écria le chapelain.

- Et... avec vous?

258

LES ROIS MAUDITS

- Oh ! Monseigneur !

- Allons, allons ! dit l'Artois. Cela s'est déjà vu, et l'on connaît plus d'un de vos pareils qui, son froc ôté, se sent homme autant qu'un autre.

Pour ma part je n'y vois pas offense, et même, pour vous dire franc, j'y verrais plutôt matière à louange... Et avec sa cousine? Les deux dames ne se consolent point un peu entre elles?

- Monseigneur ! dit le chapelain, affectant de plus en plus un pieux effarouchement. C'est un secret de confession que vous me demandez là!

D'Artois lui adressa une bourrade amicale.

- Allons, allons, messire chapelain, ne plaisantez point. Si l'on vous a mis desservant de prison, ce n'est pas pour garder les secrets, c'est pour les répéter... à qui de droit.

- Ni Madame Marguerite, ni Madame Blanche, ne se sont jamais accusées à moi d'être coupables de rien de semblable, sinon en rêve, dit le chapelain en baissant les yeux.

- Ce qui ne prouve pas qu'elles sont innocentes, mais qu'elles sont prudentes. Savez-vous écrire?

- Certes, Monseigneur.

- Ah bah ! fit d'Artois d'un air étonné. Tous les moines ne sont donc pas d'aussi fieffés ignorants qu'on le dit !... Alors, mon petit frère, vous allez prendre du parchemin, des plumes, et tous les ingrédients qu'il faut pour gratter une lettre, et vous tenir au bas de la tour des princesses, prêt à grimper dès que je vous appellerai.

Le chapelain s'inclina. Il avait quelque chose à ajouter, mais d'Artois, s'enveloppant de son grand manteau d'écarlate, sortait. Le chapelain courut derrière lui.

- Monseigneur, Monseigneur, dit-il d'une voix pleine d'onction, auriez-vous la grande bonté, si ce n'est point vous offenser que de vous faire pareille requête, auriez-vous l'immense bonté...

- quoi donc? quelle bonté?

- Eh bien, Monseigneur, de dire à frère Renaud, le grand inquisiteur, s'il vous arrive de le voir, que je suis toujours son bien obéissant fils, et aussi qu'il ne m'oublie pas trop longtemps dans ce ch‚teau fort, o˘ je sers de mon mieux puisque Dieu m'y a mis ; mais j'ai quelques mérites, Monseigneur, ainsi que vous l'avez pu voir, et je souhaiterais qu'on leur donn‚t un autre emploi.

- J'y penserai, je lui dirai, répondit d'Artois qui savait déjà qu'il n'en ferait rien.

Dans la chambre de Marguerite, les deux princesses achevaient leur toilette. Elles venaient de se laver longuement devant le feu, faisant durer ce plaisir retrouvé. Leurs courts cheveux étaient encore emperlés de gouttelettes; et elles avaient juste revêtu de grandes chemises blanches, raides d'empois, trop vastes et fermées au col par une LA REINE …TRANGL…E

259

coulisse. quand la porte s'ouvrit, les deux femmes eurent un même mouvement de recul pudique.

- Oh ! mes cousines, dit Robert, ne vous souciez point. Restez donc ainsi.

Je suis de la famille. Et puis ces chemises vous cachent mieux que les robes dans lesquelles vous vous montriez naguère. Vous avez tout juste l'air de petites nonnains. Mais vous offrez meilleur aspect que tout à

l'heure, et les couleurs commencent à vous revenir. Avouez que votre sort n'a pas tardé à changer, depuis que je suis arrivé !

- Oh ! oui, merci, mon cousin ! s'écria Blanche.

La pièce était transformée. On y avait installé un lit, deux coffres qui formaient bancs, une chaise à dossier, des tréteaux et une table sur laquelle étaient disposés les écuelles, les gobelets et le vin de Bersumée.

Un cierge était allumé, car bien que midi n'e˚t pas encore sonné à la grêle cloche de la chapelle, la lumière de ce jour neigeux n'éclairait déjà plus l'intérieur de la tour. Dans la cheminée flambaient de lourdes b˚ches dont l'humidité s'échappait par les bouts, en petites bulles, avec un bruit chuintant.

Aussitôt après Robert entrèrent le sergent Lalaine, l'archer Gros-Guillaume et un autre soldat, qui montaient un potage épais et fumant, un gros pain briais rond comme une tourte, un p‚té de cinq livres dans une cro˚te dorée, un lièvre rôti, des quartiers d'oie confite et quelques poires crassanes que Bersumée, en menaçant de faire raser le bourg, avait pu dénicher dans les Andelys.

- Comment, s'écria d'Artois, est-ce tout ce que vous nous portez quand j'avais demandé bonne chère?

- C'est miracle encore, Monseigneur, qu'on ait pu trouver cela, par ce temps de famine, répondit Lalaine.

- Temps de famine pour les gueux, peut-être, qui sont si fainéants qu'ils voudraient que la terre produise sans qu'ils aient à la creuser; mais non pour les gens de bien ! Je n'aurai jamais fait si petit menu depuis le temps que je tétais au sein.

Les prisonnières regardaient avec des yeux de jeunes fauves ces victuailles étalées que d'Artois affectait de mépriser. Blanche en avait les larmes au bord des paupières. Et les trois soldats aussi contemplaient la table, avec des yeux de convoitise émerveillée.

Gros-Guillaume, qui n'était gras que de seigle bouilli, s'approcha prudemment pour tailler le pain, car il servait ordinairement le dîner du capitaine.

- Non! hurla d'Artois, ne touche point mon pain de tes sales pattes. Nous trancherons nous-mêmes. Fuyez, avant que je ne me f‚che !

Une fois les archers disparus il ajouta, se voulant facétieux :

- Allons ! Je vais m'habituer un peu à la vie de prison. qui sait?... Il invita Marguerite à s'asseoir sur la chaise à dossier.

260

LES ROIS MAUDITS

- Blanche et moi nous siégerons sur ce banc, dit-il.

Il versa le vin et, levant son gobelet devant Marguerite, lança:

- Vive la reine !

- Ne vous moquez point de moi, mon cousin, dit Marguerite de Bourgogne.

C'est manquer de charité.

- Je ne me moque point. Entendez mes paroles pour ce qu'elles veulent dire.

Vous êtes reine de fait, ce jour encore... et je vous souhaite de vivre, tout simplement.

Là-dessus le silence tomba, car ils se mirent à dîner. Tout autre que Robert se f˚t ému de voir les deux femmes se jeter sur les mets comme des pauvresses. Elles ne cherchaient même pas à feindre la retenue, et lampaient le potage et mordaient au p‚té sans presque prendre le temps de respirer.

D'Artois avait piqué le lièvre au bout de sa dague, et le présentait aux braises de la cheminée pour le réchauffer. Ce faisant, il continuait d'observer ses cousines, et un rire gras lui montait à la gorge. "Je poserais leurs écuelles à terre qu'elles se mettraient à quatre pattes pour les lécher. "

Elles buvaient le vin du capitaine comme si elles avaient voulu compenser d'un coup sept mois d'eau de citerne ; le sang leur montait aux joues. "

Elles vont être malades, pensait d'Artois, et finir cette belle journée en vomissant leurs tripes. "

Lui-même mangeait pour une escouade. Son prodigieux appétit, qu'il tenait de famille, n'était pas légende, et il aurait fallu couper en quatre chacune de ses bouchées pour les offrir à un gosier normal. Il dévorait l'oie confite ainsi que d'ordinaire on grignote les grives, en m‚chant les os. Il s'excusa, modeste, de n'en pas user de même avec la carcasse du lièvre.

- Les os de lièvre, expliqua-t-il, se brisent en biseau et déchirent les entrailles.

quand enfin chacun fut repu, d'Artois fit un signe à Blanche, l'invitant à

se retirer. Elle se leva sans se faire prier, encore qu'elle e˚t les jambes un peu fléchissantes. La tête lui tournait, et elle semblait en grand besoin de trouver un lit. Robert eut alors, exceptionnellement, une pensée charitable. "Si elle sort ainsi au froid, elle va crever."

- A-t-on fait aussi du feu chez vous? demanda-t-il.

- Oui, merci, mon cousin, répondit Blanche. Notre vie est vraiment toute changée, gr‚ce à vous. Ah ! je vous aime, mon cousin... vraiment je vous aime bien... Vous le direz à Charles, n'est-ce pas... vous lui direz que je l'aime... qu'il me pardonne puisque je l'aime.

Elle aimait tout le monde dans le moment présent. Elle était gentiment saoule, et manqua s'étaler dans l'escalier. " Si je ne cherchais ici que mon divertissement, pensa d'Artois, celle-là ne me ferait guère de résistance. Donnez du vin en suffisance à une princesse ; vous ne LA REINE …TRANGL…E

261

tarderez point à la voir se conduire en ribaude. Mais l'autre aussi me paraît cuite à point. "

II rechargea le feu d'une grande b˚che, remplit les gobelets pour Marguerite et pour lui-même.

- Alors, ma cousine, dit-il, avez-vous réfléchi?

Marguerite semblait tout amollie par la chaleur autant que par le vin.

- J'ai réfléchi, Robert, j'ai réfléchi. Et je crois bien que je vais refuser, répondit-elle en rapprochant sa chaise du foyer.

- Allons, ma cousine, vous ne parlez pas de bon sens! s'écria Robert.

- Mais si, mais si. Je crois bien que je vais refuser, répéta-t-elle d'une voix douce.

Le géant eut un mouvement d'impatience.

- Marguerite, écoutez-moi. Vous avez tout avantage à accepter maintenant.

Louis est impatient de nature, prêt à céder n'importe quoi pour obtenir sur-le-champ ce qu'il désire. Jamais plus vous ne pourrez en tirer si bon parti. Consentez à déclarer ce qu'on vous demande. Votre affaire n'a pas besoin d'aller devant le Saint-Siège ; elle peut être jugée par le tribunal épiscopal de Paris. Avant trois mois, vous aurez repris pleine liberté de vous-même.

- Sinon?...

Elle se tenait un peu penchée vers le feu, les paumes offertes à la flamme, et dodelinant la tête. Le cordonnet qui fermait le col de sa longue chemise s'était dénoué, et elle offrait sa gorge, profondément, aux regards de son cousin. " La m‚tine a gardé de beaux seins, pensait d'Artois, et ne semble pas avare de les montrer... "

- Sinon?... répéta-t-elle.

- Sinon l'annulation sera prononcée de toute manière, ma mie, car on trouve toujours un motif pour annuler le mariage d'un roi. Aussitôt qu'il y aura un pape...

- Ah! il n'y a donc toujours pas de pape? dit Marguerite.

Robert d'Artois se pinça les lèvres ; il avait fait une faute. Il n'avait pas songé que Marguerite de Bourgogne pouvait ignorer, au fond de sa prison, ce dont le monde entier était informé, à savoir que, depuis la mort de Clément V, le conclave ne réussissait pas à élire un nouveau pontife. Il venait de fournir une bonne arme à son adversaire, laquelle, s'il en jugeait par la vitesse de la réaction, n'était pas aussi alanguie qu'elle voulait le paraître.

Cette bévue commise, il tenta de la tourner à son avantage en jouant le jeu de la fausse franchise, o˘ il était maître.

- Mais c'est bien là votre chance ! s'écria-t-il, et c'est justement ce que je veux vous faire entendre. Dès que ces pendards de cardinaux, qui tiennent marché de promesses comme s'ils étaient en foire, auront assez vendu leurs voix pour consentir à se mettre d'accord, Louis 262

LES ROIS MAUDITS

n'aura plus besoin de vous. Vous aurez seulement obtenu qu'il vous haÔsse un peu plus, et qu'il vous tienne enfermée ici à jamais.

- Je vous comprends bien. Mais je comprends également qu'aussi longtemps qu'il n'y a point de pape, on ne peut rien sans moi.

- C'est bêtise que de vous obstiner, ma mie. Il vint près d'elle, lui posa sur le cou sa lourde patte, et se mit à lui caresser l'épaule, sous la chemise.

Le contact de cette grande main musclée parut troubler Marguerite.

- quel si grand intérêt, Robert, dit-elle doucement, avez-vous à ce que j'accepte?

Il se pencha jusqu'à effleurer des lèvres ses bouclettes noires. Il sentait le cuir et la sueur de cheval ; il sentait la fatigue, il sentait la boue; il sentait le gibier et les nourritures fortes. Marguerite était comme enveloppée dans cette épaisse odeur de m‚le.

- Je vous aime bien, Marguerite, répondit-il ; je vous ai toujours bien aimée, vous le savez. Et maintenant nos intérêts sont unis. Il vous faut retrouver votre liberté. Et moi je veux satisfaire Louis, afin qu'il me favorise. Vous voyez bien que nous devons être alliés.

En même temps il plongeait la main fort avant dans le corsage de Marguerite, sans que celle-ci lui oppos‚t aucune résistance. Au contraire, elle appuyait la tête contre le poignet de son cousin, et semblait s'abandonner.

- N'est-ce pas pitié, reprit Robert, que si beau corps, si doux et alléchant, soit privé des plaisirs de nature?... Acceptez, Marguerite, et je vous emmène avec moi ce jour même, loin de cette prison ; je vous conduis d'abord en quelque douillette hôtellerie de couvent, o˘ je pourrai vous aller visiter souvent et veiller sur vous... que vous importe, en vérité, de déclarer que votre fille n'est pas de Louis, puisque vous n'avez jamais aimé cette enfant?

Elle leva les yeux.

- Si je n'aime point ma fille, dit-elle, n'est-ce pas la preuve justement qu'elle est bien de mon époux?

Elle demeura rêveuse un moment, le regard en l'air. Les b˚ches s'écroulèrent dans l'‚tre, illuminant la pièce d'un grand jaillissement d'étincelles. Et Marguerite soudain se mit à rire.

- qu'est-ce donc qui vous amuse? lui demanda Robert.

- Le plafond, répondit-elle. Je viens de voir qu'il ressemble à celui de la tour de Nesle.

D'Artois se redressa, stupéfait. Il ne pouvait se défendre d'une certaine admiration pour tant de cynisme mêlé à tant de rouerie. " Cela, au moins, c'est une femme ! " pensait-il.

Elle le regardait, gigantesque devant la cheminée, campé sur ses cuisses solides comme des troncs d'arbre. Les flammes faisaient luire ses bottes rouges et scintiller sa boucle de ceinture.

LA REINE …TRANGL…E

263

Elle se leva, et il l'attira contre lui.

- Ah! ma cousine, dit-il. Si c'était moi qu'on vous e˚t fait épouser... ou bien si vous m'aviez choisi pour amant en place de ce jeune niais d'écuyer, les choses ne se seraient point passées de même pour vous... et nous aurions été bien heureux.

- Peut-être, murmura-t-elle.

Il la tenait aux reins, et il avait l'impression que dans un instant elle ne serait plus capable de penser.

- Il n'est pas trop tard, Marguerite, murmura-t-il.

- Peut-être pas... répondit-elle d'une voix étouffée, consentante.

- Alors délivrons-nous d'abord de cette lettre à écrire, pour n'être plus ensuite occupés que de nous aimer. Faisons monter le chapelain qui attend en bas...

Elle se dégagea d'un bond, les yeux brillants de colère.

- Il attend en bas, vraiment? Ah! mon cousin, m'avez-vous crue si sotte que de me laisser prendre à vos c‚lineries? Vous venez d'en user avec moi comme les catins font d'ordinaire avec les hommes, leur irritant les sens pour les mieux soumettre à leurs volontés. Mais vous oubliez qu'à ce métier-là, les femmes sont plus fortes, et vous n'y êtes qu'un apprenti.

Elle le défiait, nerveuse, dressée, et renouait le col de sa chemise.

Il l'assura qu'elle se trompait du tout, qu'il ne souhaitait que son bien, qu'il était sincèrement épris d'elle...

Marguerite le considérait d'un air narquois. Il la reprit dans ses bras, encore que maintenant elle se défendît, et la porta vers le lit.

- Non, je ne signerai point! criait-t-elle. Violez-moi si vous le voulez, car vous êtes trop lourd pour que je puisse résister ; mais je dirai au chapelain, je dirai à Bersumée, je ferai savoir à Marigny quel bel ambassadeur vous faites, et comment vous avez abusé de moi.

Il la l‚cha, furieux.

- Jamais, entendez-vous, poursuivit-elle, vous ne me ferez avouer que ma fille n'est pas de Louis ; parce que si Louis venait à mourir, ce que je souhaite de toute mon ‚me, alors c'est ma fille qui deviendrait la reine de France, et il faudrait bien compter avec moi, comme reine-mère.

D'Artois resta interdit un instant. " Elle pense droit, la fieffée garce, se dit-il, et le sort pourrait lui donner raison... " II était maté.

- C'est petite chance que vous courez là, répliqua-t-il enfin.

- Je n'en ai point d'autre; je la garde.

- Comme vous voudrez, ma cousine, dit-il en gagnant la porte.

Son échec lui avait mis la rage au cour. Sans autre adieu, il dévala l'escalier et trouva le chapelain, cramoisi de froid sous ses cheveux beiges, qui battait la semelle, ses plumes d'oie à la main.

264

LES ROIS MAUDITS

- Vous êtes un bel ‚ne, mon petit frère, lui cria-t-il, et je ne sais point diable o˘ vous découvrez des faiblesses chez vos pénitentes ! Puis il appela:

- …cuyers ! Aux chevaux !

Bersumée surgit, toujours coiffé de son chapeau de fer.

- Monseigneur, souhaitez-vous visiter la place?

- Grand merci. Ce que j'en ai vu me suffit.

- Les ordres, Monseigneur?

- quels ordres! Obéis à ceux que tu as reçus.

On amenait à d'Artois son cheval, et Lormet déjà présentait l'étrier.

- Et la dépense du repas, Monseigneur? demanda encore Bersumée.

- Tu te la feras compter par messire de Marigny. Allez, abaissez le pont !

D'un coup de reins, d'Artois se mit en selle et enleva sa monture de pied ferme au galop. Suivi de son escorte, il franchit le corps de garde.

Bersumée, sourcils joints, bras ballants, regarda la chevauchée dévaler vers la Seine dans un grand jaillissement de boue.

IV SAINT-DENIS

Les flammes de centaines de cierges, disposés en buissons autour des piliers, projetaient leurs lueurs mouvantes sur les tombeaux des rois. Les longs gisants de pierre semblaient parcourus de frémissements, comme en rêve, et l'on e˚t dit une armée de chevaliers endormis par magie au milieu d'une forêt en feu.

Dans la basilique de Saint-Denis, nécropole royale, la cour assistait à

l'ensevelissement de Philippe le Bel. Faisant face à la nouvelle tombe, toute la tribu capétienne, en vêtements sombres et somptueux, se tenait alignée dans la nef centrale: princes du sang, pairs laÔcs, pairs ecclésiastiques, membres du Conseil étroit, grands aumôniers, connétable, dignitaires ' *

Accompagné de cinq officiers de l'hôtel, le souverain maître de la maison du roi s'avança d'un pas solennel au bord du caveau o˘ le cercueil était déjà descendu ; il jeta dans la fosse le b‚ton sculpté qui était l'insigne de sa charge, et prononça la formule qui marquait officiellement le passage d'un règne à l'autre :

- Le roi est mort ! Vive le roi ! L'assistance aussitôt répéta :

- Le roi est mort ! Vive le roi !

Et ce cri de cent poitrines, répercuté de travée en travée, d'ogive en ogive, alla rouler longuement dans les hauteurs des vo˚tes.

Le prince aux yeux fuyants, aux épaules étroites et à la poitrine creuse qui, en cette minute, devenait le roi de France, éprouva une étrange sensation dans la nuque, comme si des étoiles venaient d'y

* Les numéros dans le texte renvoient aux " Notes historiques ", page 409.

Le lecteur trouvera en fin de volume le " Répertoire biographique " des personnages.

266

LES ROIS MAUDITS

éclater. L'angoisse le saisit, au point qu'il craignit de tomber en défaillance.

A sa droite ses deux frères, Philippe, comte de Poitiers, et Charles, qui n'avait pas encore d'apanage, regardaient intensément la tombe.

A sa gauche se tenaient ses deux oncles, le comte de Valois et le comte d'…

vreux, deux hommes de forte carrure. Le premier avait franchi la quarantaine, le second en approchait.

Le comte d'…vreux était assailli d'images anciennes. " II y a vingt-neuf ans, nous étions trois fils nous aussi, à cette même place, devant la fosse de notre père... Et voilà maintenant que le premier de nous s'en va. La vie est déjà passée. "

Son regard se posa sur le gisant immédiatement voisin, qui était celui du roi Philippe III. " Père, pria intensément Louis d'…vreux, accueillez dans l'autre royaume mon frère Philippe, car il vous a bien succédé. "

Plus loin, se trouvaient la tombe de Saint Louis et les lourdes effigies des grands ancêtres. De l'autre côté de la nef, on apercevait les espaces vides qui s'ouvriraient un jour pour le jeune homme, dixième à porter le nom de Louis, qui accédait au trône, et après lui, règne après règne, pour tous les rois futurs. " II y a de la place encore pour beaucoup de siècles

", pensa Louis d'…vreux.

Monseigneur de Valois, les bras croisés, le menton haut, observait toute chose et veillait à ce que la cérémonie se déroul‚t comme elle devait.

- Le roi est mort! Vive le roi!...

Cinq fois encore, le cri retentit à travers la basilique, à mesure que défilaient, jetant leur b‚ton de fonction, les maîtres de l'hôtel. Le dernier b‚ton rebondit sur le cercueil, et le silence tomba.

Louis X fut pris à ce moment d'un violent accès de toux qu'il ne put, quelque effort qu'il fit, dominer. Un flux de sang lui vint aux joues, et il demeura une bonne minute secoué par sa quinte, comme s'il allait cracher l'‚me devant la tombe de son père.

Les assistants se regardèrent ; les mitres se penchèrent vers les mitres, et les couronnes vers les couronnes; il y eut des chuchotements d'inquiétude et de pitié. Chacun pensait: " Et si celui-là aussi mourait dans quelques semaines?"

Parmi les pairs laÔcs, la puissante comtesse Mahaut d'Artois, haute, large, couperosée, observait son neveu Robert, dont les m‚choires émergeaient au-dessus de tous les fronts. Elle se demandait pourquoi, la veille, il était arrivé à Notre-Dame, au beau milieu de l'office funèbre, la barbe pas rasée et crotté jusqu'aux reins. D'o˘ venait-il, qu'était-il allé faire? Dès que Robert apparaissait, il y avait de l'intrigue dans l'air. Il semblait fort en cour, ces temps-ci, ce qui ne laissait pas d'inquiéter Mahaut, elle-même tenue en défaveur depuis que ses deux filles étaient enfermées, l'une à

Dourdan, l'autre à Ch‚teau-Gaillard.

LA REINE …TRANGL…E

267

Entouré des légistes du Conseil, Enguerrand de Marigny, coadjuteur du souverain qu'on enterrait, portait un deuil de prince. Marigny était de ces rares hommes qui peuvent avoir la certitude d'être entrés en leur vivant dans l'Histoire, parce qu'ils l'ont faite. "Sire Philippe, mon roi... "

songeait-il en s'adressant au cercueil. "Tant de journées o˘ nous avons travaillé côte à côte! Nous pensions de même en toutes choses. Nous avons commis des erreurs, nous les avons corrigées... Dans vos derniers jours, vous vous êtes un peu éloigné de moi, parce que votre esprit était affaibli et que les envieux cherchaient à nous séparer. Je vais être tout seul à

l'ouvrage, maintenant. Je vous jure de bien défendre ce que nous avons accompli ensemble. "

II fallait à Marigny se représenter sa prodigieuse carrière, considérer d'o˘ il était parti et o˘ il était parvenu, pour mesurer en cet instant sa puissance à la fois et sa solitude. " L'ouvre de gouverner n'est jamais achevée ", se disait-il. Il y avait de la ferveur chez ce grand politique, et vraiment il pensait au royaume comme un second roi.

L'abbé de Saint-Denis, Egidius de Chambly, à genoux au bord de la fosse, traça un dernier signe de croix, puis se releva, et six moines poussèrent la lourde pierre plate qui devait fermer le tombeau.

Plus jamais Louis de Navarre, à présent Louis X, n'entendrait la terrible voix de son père lui dire, pendant les conseils:

- Taisez-vous, Louis!

Mais loin d'être délivré, il éprouvait une faiblesse panique. Il sursauta, parce que l'on prononçait à côté de lui :

- Allez, Louis !

C'était Charles de Valois qui l'invitait à avancer. Louis X se tourna vers son oncle et murmura :

- Vous l'avez vu devenir roi. qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit?

- Il a pris sa charge d'un coup, répondit Charles de Valois.

"Et il avait dix-huit ans... sept ans de moins que moi", pensa Louis X.

Tous les regards étaient arrêtés sur lui. Il eut à fournir un effort pour marcher. A sa suite, la tribu capétienne, princes, pairs, barons, prélats, dignitaires, entre les buissons de cierges et les gisants des rois, traversa la sépulture de famille. Les moines de Saint-Denis fermaient le cortège, les mains dans les manches et chantant un psaume.

On passa ainsi de la basilique dans la salle capitulaire de l'abbaye o˘

était servi le repas qui clôturait les funérailles...

- Sire, dit l'abbé Egidius, nous ferons désormais deux prières, l'une pour le roi que Dieu nous a pris, l'autre pour celui qu'il nous donne.

- Je vous en remercie, mon père, dit Louis X d'une voix mal assurée.

Puis il s'assit avec un soupir de lassitude et demanda aussitôt un 268

LES ROIS MAUDITS

gobelet d'eau qu'il vida d'un trait. Durant tout le repas il resta silencieux. Il se sentait fiévreux, fourbu d'‚me et de corps.

" II faut être robuste pour être roi ", disait autrefois Philippe le Bel à

ses fils, lorsque ceux-ci rechignaient aux exercices équestres ou à

l'apprentissage des armes. "Il faut être robuste pour être roi", se répétait Louis X en ce premier moment de son règne. Chez lui la fatigue engendrait l'irritation, et il pensait avec humeur que celui qui héritait d'un trône e˚t bien d˚ hériter aussi la force de s'y tenir droit.

De fait, ce que le cérémonial exigeait du souverain, pour son entrée en fonctions, était proprement accablant.

Louis, après avoir assisté à l'agonie de son père, avait eu à prendre ses repas pendant deux jours auprès du cadavre embaumé. En effet, le principe royal ne souffrant ni chevauchement ni césure dans son incarnation, le roi mort était supposé régner jusqu'à son ensevelissement, et son successeur, à

côté de sa dépouille, mangeait en quelque sorte pour lui, à sa place.

Plus encore que la présence de la grande forme cireuse, vidée de ses entrailles et revêtue des vêtements d'apparat, avait été pénible pour Louis la vue du cour de son père, placé près de la couche funéraire dans un coffret de cristal et de bronze doré. Chacun qui voyait ce cour, les artères tranchées à ras, derrière la vitre, demeurait stupéfait de sa petitesse; "un cour d'enfant... ou d'oiseau", murmuraient les visiteurs. Et l'on avait peine à croire qu'un si minuscule viscère e˚t animé un si terrible monarque2.

Puis s'était effectué le transport du corps, par voie d'eau, de Fontainebleau à Paris; puis, dans la capitale même, s'étaient succédé

chevauchées, veilles, offices religieux et processions interminables, tout cela par un affreux temps d'hiver o˘ l'on pataugeait dans la boue glacée, o˘ une mauvaise petite neige vous giflait le visage.

Louis X enviait son oncle Valois, qui, constamment à ses côtés, décidant de tout, tranchant des problèmes de préséance, infatigable, volontaire, semblait, lui, avoir des nerfs de roi.

Déjà, parlant à l'abbé …gidius, Valois commençait à s'inquiéter du sacre de Louis, qui prendrait place l'été suivant. Car l'abbaye de Saint-Denis avait la garde non seulement des tombes royales, non seulement de la bannière de France, mais aussi des vêtements et attributs portés par les rois lors du couronnement. Valois tenait à savoir si tout était en ordre. Le grand manteau, depuis vingt-neuf ans, n'avait-il pas subi de dommages? Les écrins, pour transporter à Reims le sceptre, les éperons et la main de justice, étaient-ils en bon état? Et la couronne d'or? Il faudrait que les orfèvres au plus tôt missent la coiffe à la nouvelle mesure.

L'abbé …gidius observait le jeune roi que la toux continuait de LA REINE …TRANGL…E

269

secouer, et pensait: "Certes, on va tout préparer; mais tiendra-t-il jusque-là?"

quand le repas fut achevé, Hugues de Bouville, grand chambellan de Philippe le Bel, vint casser devant Louis X son b‚ton doré, et signifier par là

qu'il avait terminé son office. Le gros Bouville avait les yeux emplis de larmes ; ses mains tremblaient, et il dut s'y prendre à trois fois pour briser son sceptre de bois, image et délégation du grand sceptre d'or. Puis au premier chambellan de Louis, Mathieu de Trye, qui allait lui succéder dans la fonction, il murmura :

- A vous maintenant, messire.

Alors la tribu capétienne sortit de table et se dirigea vers la cour o˘

attendaient les montures.

Dehors, la foule était maigre, pour crier: "Vive le roi! " Les gens s'étaient assez gelés, la veille, à regarder le grand cortège qui comprenait les troupes, le clergé de Paris, les maîtres de l'Université, les corporations; celui d'aujourd'hui n'offrait plus rien qui p˚t émerveiller. Il tombait une sorte de grésil qui perçait les vêtements jusqu'à la peau ; et seuls saluaient le nouveau roi quelques acharnés de la badauderie, ou les riverains qui pouvaient crier du pas de leur porte sans se mouiller.

Depuis l'enfance, le Hutin attendait de régner. A chaque semonce, échec ou contrariété que lui attirait sa médiocrité d'esprit et de caractère, il se disait rageusement : " Le jour o˘ je serai roi... " Et cent fois, il avait souhaité que le sort h‚t‚t la disparition de son père.

Or voilà que sonnait l'heure qui l'exauçait; voilà qu'il venait d'être proclamé. Il sortait de Saint-Denis... Mais rien ne l'avertissait, intérieurement, qu'aucun changement se f˚t produit en lui. Il se sentait seulement plus faible que la veille, et pensait davantage à ce père qu'il avait si peu aimé.

La tête basse, les épaules frissonnantes, il poussait son cheval entre les champs déserts o˘ des restes de chaume perçaient des restes de neige. Le crépuscule s'assombrissait rapidement. A la porte de Paris, le cortège fit halte pour permettre aux archers d'escorte d'allumer des torches.

Le peuple de la capitale ne fut guère plus enthousiaste que celui de Saint-Denis. quelles raisons d'ailleurs aurait-il eues de se montrer joyeux?

L'hiver précoce entravait les transports et multipliait les décès. Les dernières récoltes avaient été mauvaises ; les denrées enchérissaient à

mesure qu'elles se raréfiaient ; il y avait de la disette dans l'air. Et le peu qu'on connaissait du nouveau roi n'incitait pas à l'espoir.

On le disait brouillon, querelleur et cruel; et le public, qui déjà le désignait par son surnom, ne pouvait citer de lui aucun acte important ou généreux. Sa seule renommée lui venait de son infortune conjugale.

"C'est à cause de cela que le peuple ne me témoigne point 270

LES ROIS MAUDITS

d'affection, se disait Louis X ; à cause de cette catin qui m'a bafoué

devant tous... Mais s'ils ne veulent point m'aimer, je ferai tant qu'ils trembleront et crieront NoÎl en me voyant comme s'ils m'aimaient bien fort.

Et d'abord je veux reprendre épouse, avoir une reine à côté de moi... pour que mon déshonneur soit effacé."

Hélas! Le rapport que lui avait fait la veille son cousin Robert d'Artois, retour de Ch‚teau-Gaillard, ne laissait pas paraître l'entreprise aisée.

"La garce cédera; je la ferai mettre à tels régimes et tourments qu'elle cédera ! "

Comme il s'était dit dans le petit peuple que le roi jetterait des pièces de monnaie sur son passage, des groupes de pauvres se tenaient au coin des rues. Les torches des archers éclairaient un instant leurs visages maigres, leurs yeux avides et leurs mains tendues. Mais aucune piécette ne tomba.

Par le Ch‚telet et le Pont au Change le cortège atteignit ainsi le palais de la Cité.

La comtesse Mahaut donna le signal de la dispersion en déclarant que chacun avait maintenant besoin de chaleur et de repos, et qu'elle rentrait à

l'hôtel d'Artois. Prélats et barons prirent chacun le chemin de sa demeure.

Les frères du nouveau roi eux-mêmes se retirèrent. Si bien que lorsqu'il eut mis pied à terre, Louis X ne se trouva plus entouré, en dehors de ses serviteurs et écuyers personnels, que par ses deux oncles …vreux et Valois, Robert d'Artois, Marigny et Mathieu de Trye.

Ils passèrent par la Galerie mercière, immense et presque déserte à cette heure. quelques marchands, qui finissaient de cadenasser leurs éventaires, ôtèrent leur bonnet.

Le Hutin avançait lentement, les jambes raides dans des bottes trop lourdes, le corps chaud de fièvre. Il regardait, à sa droite, à sa gauche, les quarante statues de rois, haut placées sur de larges consoles sculptées, et que Philippe le Bel avait choisi de dresser là, dans le vestibule de l'habitation royale, telles des répliques debout des gisants de Saint-Denis, afin que le souverain vivant appar˚t à chaque visiteur comme le continuateur d'une race sacrée, désignée par Dieu pour exercer le pouvoir.

Cette colossale famille de pierre, aux yeux blancs sous la lueur des torches, ne faisait qu'accabler davantage le pauvre prince de chair qui en recueillait la succession.

Un mercier dit à sa femme :

- Il n'a pas bien fière mine, notre nouveau roi. La marchande, en ricanant, répondit :

- Il a surtout une bonne mine de cocu.

Elle n'avait pas parlé fort, mais sa voix aiguÎ résonna dans le silence. Le Hutin tressaillit, la face brusquement coléreuse, cherchant à

LA REINE …TRANGL…E

271

distinguer l'auteur de l'insulte. Chacun, dans l'escorte, détournait les yeux et feignait de n'avoir pas entendu.

De part et d'autre de l'arc en accolade qui surmontait l'accès à l'escalier principal, se faisaient pendant les statues de Philippe le Bel et d'Enguerrand de Marigny ; car le coadjuteur connaissait cet honneur unique d'avoir son effigie dans là galerie des rois. Honneur justifié au demeurant par le fait que la reconstitution et l'embellissement du Palais étaient essentiellement son ouvre.

Or la statue d'Enguerrand irritait plus que tout Charles de Valois qui, chaque fois qu'il avait à passer devant, s'indignait de ce qu'on e˚t élevé

jusque-là ce bourgeois. " L'astuce et l'intrigue l'ont conduit à tant d'impudence qu'il se donne des airs d'être de notre sang. Mais tout beau, messire, pensait Valois: nous vous descendrons de ce socle, j'en fais serment, et nous vous apprendrons bien vite que le temps de vos mauvaises grandeurs est passé. "

- Messire Enguerrand, dit-il avec hauteur à son ennemi, je pense que le roi désire à présent demeurer en famille.

Marigny, afin d'éviter un éclat, ne fit pas montre d'avoir senti le trait.

Mais voulant bien signifier, en revanche, qu'il ne prendrait ses ordres que du roi, il dit, s'adressant à ce dernier:

- Sire, maintes affaires sont pendantes qui me requièrent. Puis-je me retirer?

Louis avait la pensée ailleurs; le mot lancé par la mercière lui tournait en tête.

- Faites, messire, faites, répondit-il avec impatience.

LA REINE …TRANGL…E

273

LE ROI, SES ONCLES ET LES DESTINS

La mère de Louis X, la reine Jeanne, héritière de la Navarre, était morte en 1305. A partir de 1307, c'est-à-dire du moment o˘, ‚gé de dix-huit ans, il avait été investi officiellement de la couronne navarraise, Louis avait reçu l'hôtel de Nesle pour résidence personnelle. Jamais donc il n'avait habité le Palais depuis les rénovations ordonnées par son père, dans les récentes années.

Aussi, ce soir de décembre, au retour du Saint-Denis, Louis, entrant dans les appartements royaux pour en prendre possession, n'y trouvait rien qui lui rappel‚t son enfance. Aucune cassure du pavement, connue de toujours, aucun grincement particulier à telle porte, et de toujours entendu, ne pouvait l'émouvoir ou l'attendrir; son regard ne rencontrait rien qui lui permît de se dire : " Ma mère devant cette cheminée me prenait sur ses genoux... de cette fenêtre, j'ai aperçu le printemps pour la première fois... " Les fenêtres avaient d'autres proportions, les cheminées étaient neuves.

Souverain économe, presque avare en ce qui concernait sa dépense personnelle, Philippe le Bel ne connaissait pas de mesure quand il s'agissait de magnifier l'idée royale. Il avait voulu que le Palais f˚t imposant, écrasant, d'intérieur comme d'extérieur, et fît équilibre en quelque sorte, au cour de la capitale, à Notre-Dame. Là-bas, la gloire de Dieu ; ici, celle du roi.

Pour Louis, c'était la demeure du père, un père silencieux, distant, terrible. De toutes les pièces, la seule familière lui paraissait la chambre du Conseil, o˘ tant de fois, à peine osait-il un avis, il avait entendu : " Taisez-vous, Louis ! "

II avançait de salle en salle. Des valets, feutrant leurs pas, glissaient le long des murs ; des secrétaires s'effaçaient dans les escaliers ; tout le monde observait encore un silence de veillée mortuaire.

Ce fut dans la pièce o˘ Philippe le Bel se tenait d'ordinaire pour travailler que Louis finalement s'arrêta. Elle était de dimensions modestes, mais avec .une énorme cheminée o˘ br˚lait un feu à faire rôtir un bouf. Pour qu'on p˚t profiter de la chaleur sans souffrir de l'ardeur des flammes, des écrans d'osier tressé, qu'un valet venait mouiller de temps à

autre, étaient disposés devant le foyer. Des chandeliers en forme de couronne, à six chandelles, fournissaient une bonne lumière.

Louis se dépouilla de sa robe, qu'il posa sur l'un des écrans. Ses oncles, son cousin et son chambellan l'imitèrent; bientôt les lourdes étoffes trempées d'eau, les velours, les fourrures, les broderies, se mirent à

fumer, tandis que les cinq hommes, en chemise et hauts-de-chausses, se chauffaient reins au feu, pareils à cinq paysans rentrant d'un enterrement de campagne.

Soudain, de l'angle o˘ se trouvait la table à écrire de Philippe le Bel, vint un long soupir, presque un gémissement. Louis X s'écria d'une voix aiguÎ :

- qu'est ceci?

- C'est Lombard, Sire, dit le valet chargé de mouiller les écrans.

- Lombard? Mais ce chien était à Fontainebleau, avec la meute. Comment estil parvenu ici?

- De lui-même, il faut croire, Sire. Il est rentré tout crotté la nuit d'avant-hier, en même temps qu'on amenait le corps de notre feu Sire à

Notre-Dame. Il est allé se mucher sous ce meuble et n'en veut plus bouger.

- qu'on le chasse ; qu'on l'enferme aux écuries !

A l'opposé de son père, Louis détestait les chiens ; il en avait peur depuis qu'enfant il avait été mordu par l'un d'eux.

Le valet se baissa et tira par le collier un grand lévrier beige, au poil collé sur les côtes, aux yeux fiévreux.

C'était le chien, cadeau du banquier Tolomei, qui n'avait pas quitté le roi Philippe pendant les derniers mois. Comme il résistait à partir, raclant le pavage de ses ongles, Louis X lui allongea un coup de pied dans le flanc.

- Cet animal porte malheur. D'abord il est arrivé ici le jour o˘ l'on a br˚lé les Templiers, le jour o˘...

Des voix s'élevèrent dans la pièce voisine. Le valet et le chien croisèrent sur la porte une petite fille, engoncée dans une robe de deuil, et qu'une dame de parage poussait en disant;

- Allez, Madame Jeanne ; allez saluer Messire le roi, votre père.

Cette petite fille d'à peine quatre ans, aux joues p‚les, aux yeux trop grands, était pour l'instant l'héritière du trône de France.

Elle avait le front rond et bombé de Marguerite de Bourgogne, mais son teint et ses cheveux étaient clairs. Elle avançait, regardant droit devant elle avec cette expression butée qu'ont les enfants mal aimés.

274

LES ROIS MAUDITS

Louis X, d'un geste, empêcha qu'elle vînt jusqu'à lui.

- Pourquoi l'a-t-on conduite ici? Je ne veux point l'y voir! qu'on la ramène sans tarder à l'hôtel de Nesle; c'est là qu'elle doit loger, puisque c'est là...

- Mon neveu, contenez-vous, dit le comte d'…vreux. Louis attendit que la dame de parage et la petite princesse, la première apparemment plus effrayée que l'autre, fussent sorties.

- Je ne veux plus voir cette b‚tarde ! dit-il.

- tes-vous si certain qu'elle le soit, Louis? dit le comte d'…vreux en éloignant du feu ses vêtements pour qu'ils ne roussissent pas.

- Il suffit pour moi qu'il y ait doute, et je ne veux rien reconnaître d'une femme qui m'a trahi.

- Cette enfant est blonde, pourtant, comme nous le sommes tous.

- Philippe d'Aunay lui aussi était blond, répliqua amèrement le Hutin.

Le comte de Valois vint porter appui au jeune roi.

- Louis doit avoir de bonnes raisons, mon frère, pour parler comme il le fait, dit-il avec autorité.

- Et puis, reprit Louis X en criant, je ne veux plus entendre ce mot qu'on m'a lancé tout à l'heure au passage ; je ne veux plus le deviner sans cesse dans la tête des gens ; je ne veux plus donner d'occasions qu'on le pense en me regardant.

Louis d'…vreux se retint de répondre : " Si tu avais meilleure nature, mon garçon, et plus de bonté au cour, ta femme t'e˚t peut-être aimé... " II songeait à la malheureuse petite fille qui allait vivre, entourée seulement de serviteurs indifférents, dans l'immense hôtel de Nesle désert. Et soudain, il entendit Louis prononcer:

- Ah ! je vais être bien seul ici !

D'…vreux, avec une stupéfaction apitoyée, contempla ce neveu qui conservait ses ressentiments comme un avare son or, chassait les chiens parce qu'il avait été mordu, chassait sa fille parce qu'il avait été trompé, et se plaignait de solitude.

- Toute créature est seule, Louis, dit-il gravement. Chacun de nous subit dans la solitude l'instant de son trépas; et c'est vanité de croire qu'il n'en est pas ainsi des instants de la vie. Même le corps d'épouse avec lequel nous donnons demeure un corps étranger; même les enfants que nous avons engendrés nous sont personnes étrangères. Sans doute le Créateur l'a voulu ainsi pour que nous n'ayons chacun communion qu'avec lui et tous ensemble qu'en lui... Il n'est de remède à cet isolement que dans la compassion et la charité, c'est-à-dire dans le savoir que les autres souffrent même mal que nous.

Les cheveux humides et pendants, le regard vague, la chemise collée sur ses flancs maigres, le Hutin avait l'air d'un noyé qu'on vient de sortir de Seine. Il resta un moment silencieux. Certains mots, comme LA REINE …TRANGL…E

275

ceux justement de charité ou de compassion, ne faisaient pas de sens pour lui, et il ne les entendait guère plus que le latin des prêtres. Il se tourna vers Robert d'Artois.

- Ainsi, Robert, vous êtes certain qu'elle ne cédera pas? Le géant, toujours à se sécher, et dont les chausses fumaient comme un chaudron, secoua la tête.

- Sire mon cousin, comme je vous l'ai dit hier soir, j'ai pressé votre épouse de toutes manières, et usé sur elle mes plus solides arguments. Je me suis heurté à telle dureté de refus que je puis bien vous assurer qu'on n'en obtiendra rien... Savez-vous sur quoi elle compte? ajouta d'Artois avec perfidie. Elle espère que vous mourrez avant elle.

Louis X toucha instinctivement, à travers sa chemise, le petit reliquaire qu'il portait au cou ; puis, s'adressant au comte de Valois :

- Eh bien ! mon oncle, vous voyez que tout n'est point aisé comme vous l'aviez promis, et que l'annulation ne paraît pas pour demain !

- Je le vois, mon neveu, et j'y pense fort, répondit Valois.

- Mon cousin, si vous craignez déjeuner, dit alors Robert d'Artois, je pourrai toujours fournir votre couche de douces femelles, que la vanité de servir aux plaisirs d'un roi rendra bien accueillantes...

Il parlait de cela avec gourmandise, comme d'un rôti à point ou d'un bon plat en sauce.

Charles de Valois agita ses doigts chargés de bagues.

- Mais d'abord, à quoi vous servirait-il, Louis, d'avoir votre mariage annulé, dit-il, tant que vous n'aurez pas choisi la nouvelle femme que vous voulez épouser? Ne vous inquiétez point tant de cette annulation; un souverain finit toujours par l'obtenir. Ce qu'il vous faut, c'est choisir dès à présent l'épouse qui fera auprès de vous belle figure de reine et vous donnera descendance.

Monseigneur de Valois avait cette manière, quand un obstacle se présentait, de le mépriser et de sauter aussitôt à la prochaine étape; à la guerre, il négligeait les îlots de résistance, les contournait et allait attaquer la citadelle suivante. Cela lui réussissait parfois.

- Mon frère, dit d'…vreux, croyez-vous donc la chose si aisée, dans la situation o˘ se trouve Louis, et s'il ne veut pas prendre femme qui soit indigne d'un trône?

- Allons donc! Je vous nomme dix princesses en Europe qui passeraient sur de plus grandes difficultés pour l'espoir de ceindre la couronne de France... Tenez, sans chercher davantage, ma nièce Clémence de Hongrie...

dit Valois comme si l'idée venait de germer en lui alors qu'il la m˚rissait depuis une bonne semaine.

Il attendit que sa proposition ait produit effet. Le Hutin avait relevé la tête, intéressé.

- Elle est de notre sang puisqu'elle est Anjou, poursuivit Valois. Son père, Carlo-Martello, qui avait renoncé au trône de Naples-Sicile 276

LES ROIS MAUDITS

pour revendiquer celui de Hongrie, est mort depuis longtemps ; c'est sans doute pourquoi elle n'a pas encore d'état. Mais son frère Caroberto règne maintenant en Hongrie et son oncle est roi de Naples. Certes, elle a un peu dépassé l'‚ge ordinaire du mariage...

- quel ‚ge a-t-elle? demanda Louis X inquiet.

- Vingt-deux ans. Mais cela ne vaut-il pas mieux que ces fillettes qu'on amène à l'autel alors qu'elles jouent encore à la poupée et qui, lorsqu'elles grandissent, se révèlent pleines de vilenie, mensongères et débauchées? Et puis, mon neveu, vous n'en serez plus à vos premières noces !

" Tout cela sonne trop bien ; il doit y avoir un vice qu'on me cache, pensait le Hutin. Cette Clémence doit être borgne, ou bien bossue. "

- Et comment se présente-t-elle... pour la figure? demanda-t-il.

- Mon neveu, c'est la plus belle femme de Naples, et les peintres, m'assure-t-on, s'efforcent d'imiter ses traits lorsqu'ils peignent aux églises le visage de la Vierge. Déjà dans son enfance, il m'en souvient, elle promettait d'être remarquable en beauté, et tout laisse à penser qu'elle a tenu promesse.

- Il paraît, en effet, qu'elle est fort belle, dit Louis d'…vreux.

- Et vertueuse, ajouta Valois. J'attends qu'on retrouve en elle toutes les qualités qui ornaient sa tante Marguerite d'Anjou, ma première femme, que Dieu garde. J'ajouterai... mais qui de vous l'ignore?... qu'un autre de ses oncles, et mien beau-frère, Louis d'Anjou, fut ce saint évêque de Toulouse qui avait renoncé à régner pour entrer en religion, et dont la tombe à

présent produit des miracles.

- Ainsi nous aurons bientôt deux saints Louis dans la famille, remarqua Robert d'Artois.

- Mon oncle, votre idée est heureuse, cela me semble, dit Louis X. Fille de roi, sour de roi, nièce de roi et de saint, belle et vertueuse... Ah! Elle n'est point brune au moins, comme la bourguignonne? Car alors je ne pourrais point !

- Non, non, mon neveu, s'empressa de répondre Valois. Soyez sans crainte ; elle est blonde, de bonne race franque.

- Et vous pensez, Charles, que cette famille, pieuse ainsi que vous la décrivez, irait consentir aux fiançailles avant l'annulation? demanda Louis d'…vreux.

Monseigneur de Valois se gonfla, torse et panse.

- Je suis trop bon allié de mes parents de Naples pour qu'ils aient rien à

me refuser, répliqua-t-il; et les deux entreprises peuvent se conduire de pair. La reine Marie, qui a jadis tenu à honneur de me donner une de ses filles, m'accordera bien sa petite-fille pour le plus cher de mes neveux, et pour qu'elle soit reine au plus beau royaume du monde. J'en fais mon affaire.

LA REINE …TRANGL…E

277

- Alors ne laissons pas d'agir, mon oncle, dit Louis X. Envoyons une ambassade à Naples. qu'en pensez-vous, Robert?

Robert d'Artois s'avança d'un pas, paumes ouvertes, comme s'il se proposait à partir sur-le-champ pour l'Italie.

Le comte d'…vreux intervint encore. Il n'avait aucune hostilité au projet ; mais pareille décision était affaire de royaume autant que de famille, et il demandait qu'elle soit débattue en Conseil.

- Mathieu, dit aussitôt Louis X s'adressant à son chambellan, faites savoir à Marigny qu'il ait à convoquer le Conseil demain matin.

A s'écouter prononcer ces paroles, le Hutin éprouva un certain plaisir ; brusquement il se sentait roi.

- Pourquoi Marigny? dit Valois. Je puis bien, si vous le souhaitez, m'en charger moi-même ou en charger mon chancelier. Marigny cumule trop de t

‚ches et prépare h‚tivement des Conseils qui n'ont rôle que de l'approuver, sans regarder de bien près ses trafics. Mais nous allons changer cela, Sire mon neveu, et je m'en vais vous réunir un Conseil mieux digne de vous servir.

- C'est fort juste. Eh bien, faites, mon oncle, faites ainsi, répondit Louis X avec un regain d'assurance et comme si l'initiative venait de lui.

Les vêtements étaient secs, et chacun se rhabilla.

" Belle et vertueuse, belle et vertueuse... ", se répétait Louis X. Il fut à ce moment repris d'un accès de toux, et entendit à peine les adieux qu'on lui faisait.

Descendant l'escalier, d'Artois dit à Valois:

- Ah ! mon cousin, comme vous la lui avez bien vendue, votre nièce Clémence ! J'en connais un ce soir que ses draps vont br˚ler.

- Robert ! fit Valois d'un ton de feinte réprimande ; n'oubliez pas que c'est du roi que vous parlez désormais.

Le comte d'…vreux les suivait en silence. Il songeait à la princesse qui vivait dans un ch‚teau de Naples et dont le sort, à son insu, venait peut-

être de se décider aujourd'hui. Monseigneur d'…vreux était toujours frappé

de la manière fortuite, mystérieuse, dont s'agençaient les destinées humaines.

Parce qu'un grand souverain était mort avant son heure, parce qu'un jeune roi supportait mal le célibat, parce que son oncle était impatient de le satisfaire pour affirmer l'empire qu'il exerçait sur lui, parce qu'un nom lancé avait été retenu, une jeune fille aux cheveux blonds et qui, à cinq cents lieues de distance, devant une mer éternellement bleue, pensait vivre un jour comme les autres, se trouvait devenir le centre des préoccupations de la cour de France...

Louis d'…vreux eut un nouvel accès de scrupule.

- Mon frère, dit-il à Valois, cette petite Jeanne, croyez-vous vraiment qu'elle soit b‚tarde?

278

LES ROIS MAUDITS

- Aujourd'hui je n'en suis pas encore certain, mon frère, dit Valois

,'œ!LS1Mi,8Ur répaUlt Sa main baguée- Mais Je vous """ bien u avant longtemps tout le monde la tiendra pour telle !

A partir de quoi le méditatif comte d'…vreux aurait pu se dire eHnii

"Parce^'ui;e Princes<* de France prit un amant, parce rnd t le ! H06?' d Angleterre la dénonca> P*"* qu'un roi justicier rendit le scandale public, parce qu'un mari humilié reporta sa vindicte annZ ^T ^ (tm)Ô* ***"" illéSitime-" & conséquence! appartenaient au futur, à ce déroulement d'une fatalité en constante création par la combinaison continue de la force des choses et des actes des nommes.

VI LA LING»RE EUDELINE

Le ciel de lit, tendu d'un samit bleu sombre semé de fleurs de lis d'or, paraissait un morceau de firmament nocturne. Les rideaux de la courtine, faits de même étoffe, frémissaient sous le faible éclairage de la veilleuse à huile suspendue par trois chaînes de bronze3; la courtepointe de brocart d'or, tombant en plis raides jusqu'au sol, scintillait de phosphorescences étranges.

Depuis deux heures, Louis X cherchait vainement le sommeil sur cette couche qui avait été celle de son père. Il étouffait sous les couvertures doublées de fourrure, et grelottait aussitôt qu'il en sortait.

Bien que Philippe le Bel f˚t décédé à Fontainebleau, Louis éprouvait un malaise à se trouver dans ce lit, comme s'il y percevait la présence du cadavre.

Toutes les images des dernières journées, toutes les hantises des jours à

venir, s'entrechoquaient en sa pensée... quelqu'un criait "cocu" parmi la foule... Clémence de Hongrie refusait, ou bien elle était déjà fiancée ;...

l'austère visage de l'abbé …gidius se penchait sur la tombe... "Nous ferons désormais deux prières....... "Savez-vous sur quoi elle compte? Elle espère que vous mourrez avant elle!"... Un coffret de cristal emprisonnait un cour aux artères tranchées, aussi petit qu'un cour d'agneau...

Il se releva brusquement, son propre cour battant comme une horloge dont le poids se f˚t décroché. Pourtant le physicien de l'hôtel, examinant le roi avant son coucher, ne lui avait pas trouvé les humeurs mauvaises. Le sommeil réparerait une fatigue bien explicable ; si la toux persistait, on verrait le lendemain à prescrire quelque tisane au miel, ou à poser des sangsues... Mais Louis n'avait pas avoué les deux défaillances ressenties pendant la cérémonie à Saint-Denis, ce froid qui lui avait saisi les membres, et ce grand vacillement du monde autour

280

LES ROIS MAUDITS

de lui. Voilà que le même mal, auquel il ne pouvait pas donner de nom, le reprenait.

Torturé par ses hantises, le Hutin, dans une longue chemise blanche sur laquelle il avait jeté une robe fourrée, marchait à travers la chambre, comme chassé devant lui-même et comme s'il risquait, au moindre arrêt, que la vie l'abandonn‚t.

N'allait-il pas succomber de la même façon que son père, frappé à la tête par la main de Dieu? "Moi aussi, pensait-il avec effroi, j'étais présent quand on a br˚lé les Templiers, devant ce Palais..." Sait-on jamais la nuit qu'on doit mourir? Sait-on jamais la nuit qu'on devient fou? Et s'il parvenait à franchir cette abominable nuit, s'il voyait se lever la tardive aube d'hiver, dans quel état d'épuisement ne serait-il pas le lendemain pour présider son premier Conseil? Il dirait: "Messi'res..." quelles paroles, au fait, devait-il dire?... "Chacun de nous, mon neveu, subit dans la solitude l'instant du trépas, et c'est vanité de croire qu'il n'en est pas ainsi des instants de la vie... "

- Ah ! mon oncle, prononça tout haut le Hutin, pourquoi m'avoir dit cela !

Sa propre voix lui parut étrangère. Il continuait d'errer, haletant et frissonnant, autour du grand lit drapé d'ombre.

C'était ce meuble qui l'épouvantait. C'était ce lit qui était maudit, et jamais il ne parviendrait à y dormir. Le lit du mort. " Passerai-je donc ainsi toutes les nuits de mon règne à marcher en rond pour ne pas trépasser?" se demandait-il. Mais le moyen d'aller coucher ailleurs, d'appeler ses gens pour qu'on lui prépar‚t une autre chambre? O˘ puiser le courage d'avouer: "Je ne puis loger ici parce que j'ai peur", et de se présenter aux maîtres de l'hôtel, aux chambellans, ainsi défait, tremblant et désemparé?

Il était roi et ne savait comment régner; il était homme et ne savait comment vivre; il était marié et n'avait point de femme... Et si même Madame de Hongrie acceptait, combien de semaines, de mois lui faudrait-il attendre avant qu'une présence humaine vînt rassurer ses nuits? " Et voudra-t-elle m'aimer, celle-là? Ne fera-t-elle point comme l'autre?"

Soudain il prit sa résolution. Il ouvrit la porte, et alla secouer le premier chambellan qui dormait tout vêtu dans l'antichambre.

- Est-ce toujours dame Eudeline qui veille au linge du Palais?

- Oui, Sire... Je crois, Sire... répondit Mathieu de Trye.

- Eh bien, sachez-le. Et si c'est elle, faites-la quérir aussitôt. Surpris, somnolent... " II dort, lui ! " pensa le Hutin avec haine... le chambellan demanda au roi s'il désirait qu'on change‚t ses draps. Le Hutin eut un geste d'impatience. - Oui, c'est cela. Allez la quérir, vous dis-je !

LA REINE …TRANGL…E

281

Puis il entra dans la chambre et reprit sa ronde anxieuse, en se disant : "

Loge-t-elle toujours ici? Va-t-on la trouver?"

Dix minutes plus tard, dame Eudeline entra, portant une pile de draps, et Louis X aussitôt sentit qu'il cessait d'avoir froid.

- Monseigneur Louis... je veux dire, Sire! s'écria la lingère. Je savais bien qu'il ne fallait point vous mettre de draps neufs. On y dort mal.

C'est messire de Trye qui l'a voulu ; il affirmait que c'était l'usage.

Moi, je voulais donner des draps souvent lavés et bien fins.

C'était une grande femme blonde, épanouie, avec de larges seins, et une belle carrure nourricière qui faisait penser à la paix, à la tiédeur et au repos. Elle avait un peu plus de trente ans, mais son visage exprimait une sorte d'étonnement adolescent et tranquille. De dessous le bonnet blanc qu'elle mettait pour dormir s'échappaient de longues tresses qui avaient la couleur de l'or et qui se dénouaient sur l'épaule de son vêtement de nuit.

Elle s'était h‚tivement couverte d'une chape.

Louis la regarda un moment sans parler, le temps que Mathieu de Trye, prêt à se rendre utile, comprît qu'on n'avait plus besoin de lui.

- Ce n'est point pour les draps que je vous ai fait venir ici, dit enfin le roi. Une douce rougeur de confusion monta aux joues de la lingère.

- Oh ! Monseigneur... Sire, je veux dire ! D'être revenu au Palais vous at-il fait vous souvenir de moi?...

Elle avait été sa première maîtresse, dix années plus tôt. Lorsque Louis,

‚gé de quinze ans, avait appris qu'on allait bientôt le marier à une princesse de Bourgogne, il avait été saisi d'une grande frénésie de découvrir l'amour, en même temps que d'une grande panique à l'idée de ne pas savoir comment se comporter auprès de son épouse. Et tandis que Philippe le Bel et Marigny pesaient les avantages politiques de cette alliance, le jeune prince ne pensait à rien d'autre qu'au mystère de nature. La nuit, il imaginait toutes les dames de la cour succombant à ses ardeurs; mais le jour, il restait muet en face d'elles, mains tremblantes et regard fuyant.

Et puis, un après-midi d'été, il s'était rué brusquement sur cette belle fille qui, le long d'une galerie déserte, allait devant lui d'un pas calme, les bras chargés de linge. Il s'était lancé contre elle avec violence, avec colère, comme s'il lui en voulait de la peur qu'il avait. C'était elle ou aucune, maintenant ou jamais... Il ne l'avait point violée, d'ailleurs; son agitation, son anxiété, sa maladresse l'en eussent rendu bien incapable. Il avait exigé d'Eudeline qu'elle lui apprît l'amour. A défaut d'une assurance d'homme, il entendait user de prérogatives de prince. Il avait eu de la chance; Eudeline ne s'était pas moquée de lui, et dans une pièce de resserre, elle avait mis quelque honneur à se rendre aux désirs de ce fils de roi, lui laissant même croire qu'elle y trouvait de l'agrément. Par la suite, il s'était toujours senti homme devant elle.

282

LES ROIS MAUDITS

Certains matins, lorsqu'il était à se vêtir pour la chasse ou pour aller s'exercer aux armes de tournoi, Louis la faisait appeler; et Eudeline avait vite compris que le besoin d'aimer ne lui venait que lorsqu'il avait peur.

Pendant plusieurs mois, avant l'arrivée de Marguerite de Bourgogne, et même encore après, Eudeline avait ainsi aidé Louis Hutin à surmonter ses terreurs.

- Votre fille, o˘ est-elle à présent? demanda-t-il.

- Elle demeure chez ma mère, qui l'élève. Je n'ai point voulu qu'elle reste ici avec moi; elle ressemble trop à son père, répondit Eudeline en souriant à demi.

- De celle-là, au moins, dit Louis, je puis penser qu'elle est de moi.

- Oh! certes, Monseigneur! Elle est bien de vous!... Sire, je veux dire...

Son visage chaque jour est plus pareil au vôtre. Et cela serait vous gêner que de la laisser voir aux gens du Palais.

Car une enfant, qui devait être baptisée Eudeline, comme sa mère, avait été

conçue de ces amours de h‚te. Toute femme un peu douée pour l'intrigue e˚t assuré sa fortune sur l'état de son ventre, et fait souche de barons. Mais le Hutin tremblait si fort d'avouer la chose au roi Philippe, qu'Eudeline, apitoyée une fois de plus, s'était tue.

Elle avait un mari qui, dans ce temps-là, petit greffier de messire de Nogaret, trottait beaucoup derrière le légiste sur les chemins de France et d'Italie. Trouvant, au retour, sa femme près d'accoucher, il se mit à

compter les mois sur ses doigts et commença de s'emporter. Mais ce sont généralement des hommes de même nature qu'une même femme attire. Le greffier ne possédait pas une ‚me très fortement trempée. Et dès que sa femme lui eut confessé d'o˘ venait le cadeau, la crainte éteignit sa colère comme le vent souffle une bougie. Ayant choisi de prendre lui aussi le parti du silence, il était mort peu après, moins de chagrin d'ailleurs que d'un pernicieux mal d'entrailles rapporté des marais romains.

Et dame Eudeline avait continué de surveiller les lessives du Palais, pour cinq sous le cent de nappes lavées. Elle était devenue première fille lingère, ce qui dans la maison royale était une belle position bourgeoise.

Pendant ce temps, Eudeline la petite grandissait, non sans témoigner de cette position des enfants adultérins à présenter d'évidence sur leurs visages les traits hérités de leur ascendance illégitime ; et dame Eudeline espérait qu'un jour Louis se souviendrait. Il lui avait si fort promis, si solennellement juré que du jour qu'il serait roi il couvrirait sa fille d'or et de titres !

Elle pensait, ce soir, qu'elle avait eu raison de le croire, et s'émerveillait qu'il e˚t mis tant de promptitude à tenir ses serments. " II n'est point mauvais de cour, songeait-elle. Il est hutin de manières, mais il n'est point mauvais. "

LA REINE …TRANGL…E

283

…mue par les souvenirs, par le sentiment du temps enfui, par les étrangetés du destin, elle contemplait ce souverain qui avait trouvé naguère entre ses bras le premier accomplissement d'une virilité inquiète, et qui était là, en longue chemise, assis sur une cathèdre, les cheveux tombant jusqu'au menton et les bras autour des genoux.

" Pourquoi, se disait-elle, pourquoi est-ce à moi que cela est arrivé? "

- quel ‚ge a ta fille, aujourd'hui? demanda Louis X. Neuf ans, n'est-ce pas?

- Neuf ans tout juste, Sire.

- Je lui ferai une position de princesse aussitôt qu'elle sera en ‚ge d'être mariée. Je le veux. Et toi, que désires-tu?

Il avait besoin d'elle. C'e˚t été l'instant ou jamais d'en profiter. La discrétion ne vaut rien avec les grands de la terre, et il faut se h‚ter d'exprimer un besoin, une exigence, un souhait, f˚t-ce à s'en inventer, lorsqu'ils se proposent à les satisfaire. Car ensuite ils se sentent déliés de reconnaissance simplement pour avoir offert, et ils négligent de donner.

Le Hutin aurait volontiers passé la nuit à préciser ses largesses, pour qu'Eudeline lui tînt compagnie jusqu'à l'aube. Mais, surprise par la question, elle se contenta de répondre:

- Ce qu'il vous plaira, Sire.

Aussitôt, il ramena ses pensées sur lui-même.

- Ah ! Eudeline, Eudeline, s'écria-t-il, j'aurais d˚ t'appeler à l'hôtel de Nesle o˘ j'ai été bien en peine ces mois-ci.

- Je sais, Monseigneur Louis, que vous avez été fort mal aimé de votre épouse... Mais je n'aurais point osé venir à vous ; j'ignorais si vous auriez eu joie ou honte à me revoir.

Il la regardait, mais ne l'écoutait plus. Ses yeux avaient pris une fixité

trouble. Eudeline savait bien ce que signifiait ce regard; elle le lui connaissait déjà quand il avait quinze ans.

- Veuille t'étendre, ordonna-t-il brusquement.

- Là, Monseigneur... Je veux dire, Sire? murmura-t-elle avec un peu d'effroi en désignant le lit de Philippe le Bel.

- Oui, là, justement ! répondit le Hutin d'une voix sourde.

Un instant elle hésita devant ce qui lui paraissait un sacrilège. Après tout, Louis était le roi maintenant, et ce lit était devenu le sien. Elle ôta son bonnet, laissa choir sa chape et sa chemise; ses nattes d'or se dénouèrent complètement. Elle était un peu plus grasse qu'autrefois, mais elle avait toujours sa belle courbe de reins, ce dos ample et tranquille, cette hanche au toucher de soie o˘ jouait la lumière... Ses gestes semblaient dociles, et c'était de docilité précisément que le Hutin était avide. De même qu'on bassinait le lit pour en chasser le froid, ce beau corps allait en chasser les démons.

Un peu inquiète, un peu éblouie, Eudeline se glissa sous la couverture d'or.

284

LES ROIS MAUDITS

- J'avais raison, dit-elle aussitôt, ils grattent, ces draps neufs ! Je le savais bien.

Louis s'était fébrilement dépouillé de sa chemise ; maigre, les épaules osseuses, et lourd par maladresse, il se jeta sur elle avec une précipitation désespérée comme si l'urgence ne pouvait tolérer le moindre atermoiement.

H‚te vaine. Les rois ne commandent point à tout et sont, en certaines choses, exposés à mêmes mécomptes que les autres hommes. Les désirs du Hutin étaient surtout de tête. Accroché aux épaules d'Eudeline ainsi qu'un noyé à une bouée, il s'évertuait, par simulacre, à surmonter une défaillance qui donnait peu d'espoir. "Certes, s'il n'honorait pas autrement Madame Marguerite, se disait Eudeline, on comprend mieux qu'elle l'ait trompé. "

Tous les encouragements silencieux qu'elle lui prodigua, tous les efforts qu'il fît et qui n'étaient point d'un prince allant à la victoire, demeurèrent sans succès. Il s'écarta d'elle, défait, honteux ; il tremblait, au bord de la rage ou des sanglots.

Elle essaya de le calmer :

- Vous avez tant cheminé aujourd'hui ! Vous avez eu si froid, et vous devez avoir le cour si triste ! C'est bien naturel le soir qu'on a enterré son père, et cela peut arriver à tout un chacun, vous savez.

Le Hutin contemplait cette belle femme blonde, offerte et inaccessible, étendue là comme pour incarner quelque ch‚timent infernal, et qui le regardait avec compassion.

- C'est la faute de cette gueuse, de cette catin... dit-il. Eudeline recula, croyant que l'injure s'adressait à elle.

- Je voulais qu'on la mît à mort après son forfait, continua-t-il les dents serrées. Mon père a refusé; mon père ne m'a point vengé. Et maintenant, c'est moi qui suis comme mort... dans ce lit o˘ je sens mon malheur, o˘ je ne pourrai jamais dormir !

- Mais si, Monseigneur Louis, dit Eudeline doucement en l'attirant contre elle. Mais si c'est un bon lit; mais c'est un lit de roi. Et pour chasser ce qui vous empêche, c'est une reine qu'il vous faut mettre dedans.

Elle était émue, modeste, sans reproches, ni dépit.

- Crois-tu vraiment, Eudeline?

- Mais oui, Monseigneur Louis, je vous assure: dans un lit de roi, c'est une reine qu'il faut, répéta-t-elle.

- Peut-être en aurai-je une bientôt. Il paraît qu'elle est blonde, comme toi.

- C'est grand compliment que vous me faites là, répondit Eudeline.

- On dit qu'elle est très belle, continua le Hutin, et de grande vertu ; elle vit à Naples...

LA REINE …TRANGL…E

285

- Mais oui, Monseigneur Louis, mais oui, je suis s˚re qu'elle vous rendra heureux. Maintenant il vous faut reposer.

Maternelle, elle lui offrait l'appui d'une épaule tiède qui sentait la lavande, et elle l'écoutait rêver tout haut à cette femme inconnue, à cette princesse lointaine dont elle tenait, cette nuit, si vainement la place. Il se consolait, dans les mirages de l'avenir, de ses infortunes passées et de ses défaites présentes.

- Mais oui, Monseigneur Louis, c'est tout juste une épouse comme cela qu'il vous faut. Vous verrez comme vous vous sentirez bien fort auprès d'elle...

Il se tut enfin. Et Eudeline demeura sans oser bouger, les yeux grands ouverts sur les trois chaînes de la veilleuse, attendant l'aube pour se retirer.

Le roi de France dormait.

DEUXIEME PARTIE

LES LOUPS SE MANGENT ENTRE EUX

I

LOUIS HUTIN TIENT SON PREMIER CONSEIL

Pendant seize ans, Marigny avait siégé au Conseil étroit, dont sept à la droite du roi. Pendant seize ans, il y avait servi le même prince, et pour faire prévaloir la même politique. Pendant seize ans il avait été certain d'y retrouver des amis fidèles et des subordonnés diligents. Il sut bien, ce matin-là, dès qu'il eut passé le seuil de la chambre du Conseil, que tout était changé.

Autour de la longue table, les conseillers se tenaient en même nombre à peu près que de coutume et la cheminée répandait dans la pièce la même odeur de chêne br˚lé. Mais les places étaient différemment distribuées, ou occupées par des personnages nouveaux.

Auprès des membres de droit ou de tradition, tels les princes du sang ou le connétable Gaucher de Ch‚tillon, Marigny n'apercevait ni Raoul de Presles, ni Nicole le Loquetier, ni Guillaume Dubois, légistes éminents, serviteurs fidèles de Philippe le Bel. Ils avaient été remplacés par des hommes tels qu'…tienne de Mornay, chancelier du comte de Valois, ou Béraud de Mercour, grand seigneur turbulent et l'un des plus violemment hostiles, depuis des années, à l'administration royale.

quant à Charles de Valois lui-même, il s'était attribué le siège habituel de Marigny.

Des vieux serviteurs du Roi de fer, seul demeurait, en dehors du connétable, l'ex-chambellan Hugues de Bouville, sans doute parce qu'il appartenait à la haute noblesse. Les conseillers issus de la bourgeoisie avaient été écartés.

Marigny saisit d'un seul regard toutes les intentions d'offense et de défi dont témoignaient à son égard la composition et la disposition d'un tel Conseil. Il resta un moment immobile, la main gauche au collet de sa robe, sous son large menton, le coude droit serré sur son sac à

290

LES ROIS MAUDITS

documents, comme s'il pensait : " Allons ! Il va falloir nous battre ! " et rassemblait ses forces.

Puis, s'adressant à Hugues de Bouville, mais de façon à être entendu de tous, il demanda:

- Messire de Presles est-il malade? Messires de Bourdenai, de Briançon et Dubois ont-ils été empêchés, que je ne vois aucun d'eux? Ont-ils fait tenir excuse de leur absence?

Le gros Bouville eut un instant d'hésitation et répondit, baissant les yeux:

- Je n'ai pas eu charge de réunir le Conseil. C'est messire de Mornay qui y a pourvu.

Se renversant un peu sur le siège qu'il venait de s'approprier, Valois dit alors, avec une insolence à peine voilée :

- Vous n'avez pas oublié, messire de Marigny, que le roi appelle au Conseil qui il veut, comme il veut, et quand il veut. C'est droit de souverain.

Marigny fut au bord de répondre que si c'était, en effet, le droit du roi de convier à son Conseil qui lui plaisait, c'était aussi son devoir de choisir des hommes qui s'entendissent aux affaires, et que les compétences ne se formaient pas du soir au matin.

Mais il préféra réserver ses arguments pour un meilleur débat et s'installa, apparemment calme, en face de Valois, sur la chaise laissée vide à gauche du fauteuil royal.

Il ouvrit son sac à documents, en sortit parchemins et tablettes qu'il rangea devant lui. Ses mains contrastaient, par leur finesse nerveuse, avec la lourdeur de sa personne. Il chercha machinalement, sous le plateau de la table, le crochet auquel d'ordinaire il pendait son sac, ne le trouva pas, et réprima un mouvement d'irritation.

Valois conversait, d'un air de mystère, avec son neveu Charles de France.

Philippe de Poitiers lisait, l'approchant de ses yeux myopes, une pièce que lui avait tendue le connétable et qui concernait un de ses vassaux. Louis d'…vreux se taisait. Tous étaient habillés de noir. Mais Monseigneur de Valois, en dépit du deuil de cour, était aussi superbement vêtu que jamais ; sa robe de velours s'ornait de broderies d'argent et de queues d'hermine qui le paraient comme un cheval de corbillard. Il n'avait devant lui ni parchemin ni tablette, et laissait à son chancelier le soin subalterne de lire et d'écrire ; lui se contentait de parler.

La porte qui donnait accès aux appartements s'ouvrit, et Mathieu de Trye parut, annonçant :

- Messires, le roi.

Valois se leva le premier et s'inclina avec une déférence si marquée qu'elle en devenait majestueusement protectrice. Le Hutin dit:

- Excusez, messires, mon retard...

LA REINE …TRANGL…E

291

II s'interrompit aussitôt, mécontent de cette sotte déclaration. Il avait oublié qu'il était le roi, et qu'il lui appartenait d'entrer le dernier au Conseil. Il fut à nouveau saisi d'un malaise anxieux, comme la veille à

Saint-Denis, et comme la nuit précédente dans le lit paternel.

L'heure était venue, vraiment, de se montrer roi. Mais la vertu royale n'est pas une disposition qui se manifeste par miracle. Louis, les bras ballants, les yeux rouges, ne bougeait pas; il négligeait de s'asseoir et de faire asseoir le Conseil.

Les secondes passaient; le silence devenait pénible.

Mathieu de Trye eut le geste qu'il fallait ; il tira ostensiblement le fauteuil royal. Louis s'assit et murmura :

- Siégez, messires.

Il revit en pensée son père à cette même place et prit machinalement sa pose, les deux mains à plat sur les accoudoirs du fauteuil. Cela lui rendit un peu d'assurance. Se tournant alors vers le comte de Poitiers, il dit:

- Mon frère, ma première décision vous regarde. J'entends, lorsque le deuil de cour aura pris fin, vous conférer la pairie pour votre comté de Poitiers, afin que vous soyez au nombre des pairs et m'aidiez à soutenir le poids de la couronne.

Puis, s'adressant à son second frère :

- A vous, Charles, j'ai vouloir de donner en fief et apanage le comté de la Marche, avec les droits et les revenus qui s'y attachent.

Les deux princes se levèrent et vinrent, de part et d'autre du siège royal, baiser chacun l'une des mains de leur aîné, en signe de merci. Les mesures qui les touchaient n'étaient ni exceptionnelles ni inattendues.

L'attribution de la pairie au premier frère du roi constituait une sorte d'usage; et d'autre part, il était su depuis longtemps que le comté de la Marche, racheté par Philippe le Bel aux Lusignan, irait au jeune Charles4.

Monseigneur de Valois ne s'en rengorgea pas moins, comme si l'initiative lui en revenait ; et il eut à l'adresse des deux princes un petit geste qui voulait exprimer : " Vous voyez, j'ai bien travaillé pour vous. "

Mais Louis X, pour sa part, n'était pas aussi satisfait, car il avait omis de commencer par rendre hommage à la mémoire de son père et de parler de la continuité du pouvoir. Les deux belles phrases qu'il avait préparées lui étaient sorties de l'esprit; à présent il ne savait plus comment enchaîner.

Un silence s'établit à nouveau, gênant et pesant. quelqu'un manquait trop évidemment à cette assemblée: le mort.

Enguerrand de Marigny regardait le jeune roi et attendait visiblement que celui-ci prononç‚t : " Messire, je vous confirme en vos charges de coadjuteur et recteur général du royaume... "

Rien ne venant, Marigny fit comme si cela avait été dit, et demanda: 292

LES ROIS MAUDITS

- De quelles affaires, Sire, désirez-vous être informé? De la rentrée des aides et tailles, de Tét‚t du Trésor, des arrêts du Parlement, de la disette qui sévit dans les provinces, de la position des garnisons, de la situation en Flandre, des requêtes présentées par vos barons de Bourgogne et de Champagne?

Ce qui signifiait en clair: " Sire, voilà les questions dont je m'occupe, et bien d'autres encore, dont je pourrais vous égrener plus longtemps le chapelet. Pensez-vous être capable de vous passer de moi?"

Le Hutin se tourna vers son oncle Valois d'un air qui mendiait appui.

- Messire de Marigny, le roi ne nous a pas réunis pour ces affaires, dit Valois ; il les entendra plus tard.

- Si l'on ne m'avertit pas de l'objet du Conseil, Monseigneur, je ne puis le deviner, répondit Marigny.

- Le roi, messires, poursuivit Valois sans paraître attacher la moindre importance à la remarque, le roi souhaite vous entendre sur le premier souci qu'en bon souverain il doit avoir: celui de sa descendance et de la succession au Trône.

- C'est tout juste cela, messires, dit le Hutin en essayant un ton de grandeur. Mon premier devoir est de pourvoir à la succession, et pour cela il me faut une femme...

Et puis il resta court. Valois reprit la parole.

- Le roi considère donc qu'il doit, dès à présent, s'apprêter à rechoisir épouse, et son attention s'est portée sur Madame Clémence de Hongrie, fille du roi Carlo-Martello et nièce du roi de Naples. Nous souhaitons ouÔr votre conseil avant d'envoyer ambassade.

Ce " nous souhaitons " frappa désagréablement plusieurs membres de l'assistance. …tait-ce donc Monseigneur de Valois qui régnait?

Philippe de Poitiers inclina le visage vers le comte d'…vreux.

- Voilà donc, murmura-t-il, pourquoi l'on a commencé par me beurrer l'oreille avec la pairie. Puis, à voix haute :

- quel est sur ce projet l'avis de messire de Marigny ? demanda-t-il.

Ce faisant, il commettait sciemment une incorrection envers son frère aîné, car il appartenait au souverain, et seulement à lui, d'inviter ses conseillers à donner leur opinion. Personne ne se f˚t aventuré à pareil manquement dans un conseil du roi Philippe. Mais aujourd'hui, chacun paraissait commander; et puisque l'oncle du nouveau roi se donnait les gants de dominer le Conseil, le frère pouvait bien prendre les mêmes libertés.

Marigny avança un peu son buste massif.

- Madame de Hongrie a s˚rement de grandes qualités pour être reine, dit-il, puisque la pensée du roi s'est arrêtée sur elle. Mais à part qu'elle est la nièce de Monseigneur de Valois, ce qui bien s˚r suffit à nous la faire aimer, je ne vois pas trop ce que son alliance apporterait LA REINE …TRANGL…E

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au royaume. Son père Charles-Martel est mort voici longtemps, n'étant roi de Hongrie que de nom; son frère Charobert...

A la différence de Charles de Valois il prononçait les noms à la française...

- ... son frère Charobert est enfin parvenu l'autre année, après quinze ans de brigue et d'expéditions, à coiffer cette couronne magyare qui ne lui tient pas trop fort à la tête. Tous les fiefs et principautés de la maison d'Anjou sont déjà distribués parmi cette famille si nombreuse qu'elle s'étend sur le monde comme l'huile sur la nappe ; et l'on croirait bientôt que la famille de France n'est qu'une branche de la lignée d'Anjou5. On ne peut attendre d'un semblable mariage aucun agrandissement du domaine, comme le souhaitait toujours le roi Philippe, ni aucune aide de guerre, car tous ces princes lointains sont assez occupés à se maintenir dans leurs possessions. En d'autres mots, Sire, je suis certain que votre père se f˚t opposé à une union dont la dot serait composée de plus de nuages que de terres.

Monseigneur de Valois était devenu rouge, et son genou s'agitait sous la table. Chacune des phrases de Marigny contenait une perfidie à son endroit.

- Vous avez beau jeu, messire, s'écria-t-il, à porter parole pour qui est au tombeau. Je vous opposerai, moi, que la vertu d'une reine vaut mieux qu'une province. Les belles alliances de Bourgogne que vous aviez si bien ourdies n'ont pas tourné à tel avantage qu'il faille vous prendre encore pour juge en la matière. Honte et chagrin, voilà ce qu'il en est résulté.

- Oui, cela est ainsi ! déclara brusquement le Hutin.

- Sire, répondit Marigny avec une nuance de lassitude et de mépris, vous étiez bien jeune quand votre mariage fut décidé par votre père; et Monseigneur de Valois n'y paraissait point tellement hostile alors, ni non plus par la suite, puisque voici moins de deux ans il a choisi de marier son propre fils à la propre sour de votre épouse, pour se rendre ainsi plus proche de vous.

Valois accusa le coup, et sa couperose se marqua davantage. Il avait cru, en effet, fort habile d'unir son fils aîné, Philippe, à la sour cadette de Marguerite, celle qu'on appelait Jeanne la Petite, ou la Boiteuse, parce qu'elle avait une jambe plus courte que l'autre6.

Marigny poursuivait :

- La vertu des femmes est chose incertaine, Sire, autant que leur beauté

est chose passagère ; mais les provinces restent. Le royaume, ces temps-ci, a gagné plus d'accroissement par les mariages que par les guerres. Ainsi Monseigneur de Poitiers détient la Comté-Franche; ainsi...

- Ce conseil, dit brutalement Valois, va-t-il se passer à écouter 294

LES ROIS MAUDITS

messire de Marigny chanter sa propre louange, ou bien à pousser avant les volontés du roi?

- Pour ce faire, Monseigneur, répliqua Marigny aussi vivement, il conviendrait de ne pas placer le chariot devant l'attelage. On peut rêver pour le roi de toutes les princesses de la terre, et je comprends bien que l'impatience le gagne ; encore faut-il commencer par le démarier de l'épouse qu'il a. Monseigneur d'Artois ne paraît pas vous avoir rapporté de Ch‚teau-Gaillard les réponses que vous attendiez. L'annulation requiert donc qu'il y ait un pape...

- ... ce pape que vous nous promettez depuis six mois, Marigny, mais qui n'est pas encore sorti d'un conclave introuvable. Vos envoyés ont si bien brimé et défenestré les cardinaux à Carpentras que ceux-ci se sont enfuis, soutanes retroussées, à travers la campagne. Vous n'avez pas là sujet d'afficher beaucoup votre gloire! Si vous aviez marqué plus de modération, et un respect pour les ministres de Dieu qui vous est fort étranger, nous serions moins en peine.

- J'ai évité jusqu'à ce jour qu'on élise un pape qui ne f˚t que la créature des princes de Rome, ou de ceux de Naples, pour ce que le roi Philippe voulait justement un pape qui f˚t serviable à la France.

Les hommes épris de puissance sont avant tout poussés par la volonté d'agir sur l'univers, de faire les événements, et d'avoir eu raison. Richesse, honneurs, distinctions ne sont à leurs yeux que des outils pour leur action. Marigny et Valois appartenaient à cette espèce-là.

Ils s'étaient toujours affrontés, et seul Philippe le Bel avait su tenir à

bout de bras ces deux adversaires, se servant au mieux de l'intelligence politique du légiste, et des qualités militaires du prince du sang. Mais Louis X était dépassé par le débat et totalement impuissant à l'arbitrer.

Le comte d'…vreux intervint, t‚chant à ramener les esprits au calme, et avança une suggestion qui p˚t concilier les deux partis.

- Si en même temps qu'une promesse de mariage avec Madame Clémence, nous obtenions du roi de Naples qu'il accept‚t pour pape un cardinal français?

- Alors certes, Monseigneur, dit Marigny plus posément, un tel accord aurait un sens ; mais je doute fort qu'on y parvienne.

- Nous ne risquons rien à essayer. Envoyons une ambassade à Naples, si tel est le vou du roi.

- Assurément, Monseigneur.

- Bouville, votre conseil? dit brusquement le Hutin pour se donner l'air de prendre l'affaire en main.

Le gros Bouville sursauta. Il avait été excellent chambellan, attentif à la dépense et majordome exact, mais son esprit ne volait pas très LA REINE …TRANGL…E

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haut ; et Philippe le Bel ne s'adressait guère à lui, en Conseil, que pour lui commander de faire ouvrir les fenêtres.

- Sire, dit-il, c'est une noble famille, o˘ vous iriez prendre épouse, et o˘ l'on maintient fort les traditions de chevalerie. Nous aurions honneur à

servir une reine...

Il s'arrêta, interrompu par un regard de Marigny qui semblait dire : "Tu me trahis, Bouville!"

Entre Bouville et Marigny existaient de vieux et solides liens d'amitié.

C'était chez le père de Bouville, Hugues II, grand chambellan d'alors, et qui devait être tué sous les yeux de Philippe le Bel à Mons-en-Pévèle, que Marigny avait commencé de servir en qualité d'écuyer; et, au long de son extraordinaire ascension, il s'était toujours montré fidèle au fils de son premier seigneur.

Les Bouville appartenaient à la très haute noblesse. La fonction de chambellan, sinon celle de grand chambellan, était chez eux, depuis un siècle, quasi héréditaire. Hugues III, qui avait succédé à son frère Jean, qui lui-même avait succédé à leur père, Hugues II, était, par nature et par atavisme, si dévoué serviteur de la couronne, et si ébloui de la grandeur royale, que lorsque le roi lui parlait, il ne savait qu'approuver. que le Hutin f˚t un sot et un brouillon ne faisait pas de différence; et, dès l'instant qu'il était le roi, Bouville s'apprêtait à reporter sur lui tout le zèle qu'il avait témoigné à Philippe le Bel.

Cet empressement reçut immédiatement sa récompense, car Louis X décida que ce serait Bouville qu'on enverrait à Naples. Le choix surprit, mais ne suscita point d'opposition. Valois, s'imaginant qu'il réglerait tout secrètement par lettres, estimait qu'un homme médiocre, mais docile, était juste l'ambassadeur qui lui convenait. Tandis que Marigny pensait: "Envoyez donc Bouville. Il a autant d'aptitude à négocier qu'en aurait un enfant de cinq ans. Vous verrez bien les résultats. "

Le bon serviteur, tout rougissant, se trouva ainsi chargé d'une haute mission, qu'il n'attendait pas.

- Rappelez-vous, Bouville, que nous sommes en besoin d'un pape, dit le jeune roi.

- Sire, je n'aurai que cette idée en tête.

Louis X prenait soudain de l'autorité; il aurait voulu que son messager f˚t déjà en route. Il poursuivit:

- Au retour vous passerez en Avignon, et ferez en sorte de h‚ter ce conclave. Et puisque les cardinaux, paraît-il, sont gens qu'on doit acheter, vous vous ferez pourvoir d'or par messire de Marigny.

- O˘ prélèverai-je cet or, Sire? demanda ce dernier.

- Eh mais... sur le Trésor, bien évidemment!

- Le Trésor est vide, Sire, c'est-à-dire qu'il y reste à peine suffisance pour honorer les paiements d'ici la Saint-Nicolas, et attendre de nouvelles rentrées, mais rien de plus.

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LES ROIS MAUDITS

- Comment, le Trésor est vide, messire? s'écria Valois. Et vous ne l'avez pas dit plus tôt?

- Je voulais commencer par là, Monseigneur, mais vous m'en avez empêché.

- Et pourquoi, à votre avis, sommes-nous dans cette pénurie?

- Parce que les tailles d'impôt rentrent mal quand on les prend sur un peuple en disette. Parce que les barons, comme vous le savez le premier, Monseigneur, rechignent à payer les aides. Parce que le prêt consenti par les compagnies lombardes a servi pour régler aux mêmes barons les soldes de la dernière expédition de Flandre, cette expédition que vous aviez si fort conseillée...

- ... et que vous avez voulu clore de votre chef, messire, avant que nos chevaliers aient pu y trouver gloire, et nos finances profit. Si le royaume n'a pas tiré avantage des h‚tifs traités que vous êtes allé conclure à

Lille, j'imagine qu'il n'en fut pas de même pour vous, car votre habitude n'est point de vous oublier dans les marchés que vous passez. J'en ai subi l'apprentissage à mon détriment.

Ces derniers mots faisaient allusion à l'échange de leurs seigneuries respectives de Gaillefontaine et de Champrond auquel ils avaient procédé, quatre ans plus tôt, à la demande de Valois d'ailleurs, et dans lequel celui-ci s'était jugé dupé. Leur grande brouille datait de là.

- Il n'empêche, dit Louis X, que messire de Bouville doit être mis en chemin au plus tôt.

Marigny ne parut pas avoir entendu que le roi parlait. Il se leva, et l'on eut la certitude que quelque chose d'irréparable allait se produire.

- Sire, j'aimerais que Monseigneur de Valois éclair‚t ce qu'il vient de dire au sujet des conventions de Lille et de Marquette, ou bien qu'il retir

‚t ses paroles.

quelques secondes s'écoulèrent sans qu'il y e˚t aucun bruit dans la chambre du Conseil. Puis Monseigneur de Valois à son tour se leva, faisant tressauter les queues d'hermine qui lui ornaient les épaules et la taille.

- Je déclare devant vous, messire, ce que chacun prononce dans votre dos, à

savoir que les Flamands vous ont acheté le retrait de nos bannières, et que vous avez ensaché pour vous des sommes qui eussent d˚ revenir au Trésor.

Les m‚choires contractées, son visage grumeleux blanchi par la colère, et les yeux regardant comme au-delà des murs, Marigny ressemblait à sa statue de la Galerie mercière.

- Sire, dit-il, j'ai entendu aujourd'hui plus qu'un homme d'honneur ne saurait entendre en toute sa vie. Je ne tiens mes biens que des bontés du roi votre père, dont je fus en toutes choses le serviteur et le second pendant seize années. Je viens d'être devant vous accusé de détournement, et de commerce avec les ennemis du royaume. Puisque LA REINE …TRANGL…E

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nulle voix ici, et la vôtre avant toutes, Sire, ne s'élève pour me défendre contre pareille vilenie, je vous demande de nommer commission afin de faire vérifier mes comptes, desquels je suis responsable devant vous, et devant vous seul.

Les princes médiocres ne tolèrent qu'un entourage de flatteurs qui leur dissimulent leur médiocrité. L'attitude de Marigny, son ton, sa présence même, rappelaient trop évidemment au jeune roi qu'il était inférieur à son père.

S'emportant lui aussi, Louis X s'écria:

- Soit! Cette commission sera nommée, messire, puisque c'est vous-même qui le demandez.

Par cette parole, il se séparait du seul homme capable de gouverner à sa place et de diriger son règne. La France allait payer pendant de longues années ce mouvement d'humeur.

Marigny ramassa son sac à documents, le remplit, et se dirigea vers la porte. Son geste irrita un peu plus le Hutin, qui lui lança: _ Et jusque-là, vous voudrez bien ne plus avoir affaire avec notre Trésor.

- Je m'en garderai bien, Sire, dit Marigny depuis le seuil. Et l'on entendit ses pas décroître dans l'antichambre. Valois triomphait, presque surpris de la rapidité de cette exécution. _ Vous avez eu tort, mon frère, lui dit le comte d'…vreux; on ne force point un tel homme, et de telle sorte.

- J'ai eu grand-raison, mon frère, répliqua Valois, et bientôt vous m'en saurez gré. Ce Marigny est un mal sur le visage du royaume, qu'il fallait se h‚ter de faire crever.

- Mon oncle, demanda Louis X revenant impatiemment à son seul souci, quand mettrez-vous en chemin notre ambassade auprès de la cour de Naples?

Aussitôt que Valois lui eut promis que Bouville partirait dans la semaine, il leva le conseil. Il était mécontent de tout et de tous, parce qu'en vérité, il était mécontent de lui-même.

II

ENGUERRAND DE MARIGNY

Précédé comme à l'ordinaire de deux sergents massiers portant b‚ton à fleur de lis, escorté de secrétaires et d'écuyers, Enguerrand de Marigny, regagnant sa demeure, étouffait de fureur. " Ce coquin, ce brochet, m'accuser de trafiquer des traités! Le reproche est pour le moins plaisant venant de lui, qui a passé sa vie à se vendre au plus offrant... Et ce petit roi qui a de la cervelle comme une mouche et de la hargne comme une guêpe, n'a pas dit un mot à mon adresse, sinon pour m'ôter la gestion du Trésor ! "

II marchait sans rien voir des rues ni des gens. Il gouvernait les hommes de si haut depuis si longtemps qu'il avait perdu l'habitude de les regarder. Les Parisiens s'écartaient devant lui, s'inclinaient, lui tiraient de grands coups de bonnet, et puis le suivaient des yeux en échangeant quelque remarque amère. Il n'était pas aimé, ou ne l'était plus.

Parvenu à son hôtel de la rue des Fossés-Saint-Germain, il traversa la cour d'un pas pressé, jeta son manteau au premier bras qui se tendait et, toujours tenant son sac à documents, gravit l'escalier tournant.

Gros coffres, gros chandeliers, tapis épais, lourdes tentures, l'hôtel n'était meublé que de choses solides et faites pour durer. Une armée de valets y veillait au service du maître, et une armée de clercs y travaillait au service du royaume.

Enguerrand poussa la porte de la pièce o˘ il savait trouver sa femme.

Celle-ci brodait au coin du feu ; sa sour, madame de Chanteloup, une veuve bavarde, était auprès d'elle. Deux levrettes d'Italie, naines et frileuses, sautillaient à leurs pieds.

Au visage que montrait son mari, madame de Marigny aussitôt s'inquiéta.

- Bon ami, que s'est-il produit? demanda-t-elle.

Alips de Marigny, née de Mons, vivait depuis bientôt cinq ans dans LA REINE …TRANGL…E

299

l'admiration de l'homme qui l'avait épousée, en secondes noces, et br˚lait pour lui d'un dévouement constant et passionné.

- Il se produit, répondit Marigny, que, maintenant que le roi Philippe n'est plus là pour les tenir sous le fouet, les chiens se sont lancés après moi.

- Puis-je vous aider d'aucune sorte?

Il la remercia, mais si durement, ajoutant qu'il savait assez bien se conduire seul, que les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme.

Enguerrand alors se pencha pour la baiser au front, et murmura :

- Je ne méconnais point, Alips, que je n'ai que vous pour m'aimer !

Puis il passa dans son cabinet de travail, jeta son sac à documents sur un coffre. Il marcha un moment d'une fenêtre à l'autre, pour donner à sa raison le temps de prendre le pas sur sa colère. " Vous m'avez ôté le Trésor, jeune Sire, mais vous avez omis le reste. Attendez donc ; vous ne me briserez pas si aisément. "

II agita une clochette.

- quatre sergents, promptement, dit-il à l'huissier qui se présenta. Les sergents demandés montèrent de la salle des gardes. Marigny leur distribua les ordres :

- Toi, va quérir messire Alain de Pareilles, au Louvre. Toi, va quérir mon frère l'archevêque, qui doit ce jour être au palais épiscopal. Toi, messires Dubois et Raoul de Presles; toi, messire Le Loquetier. S'ils ne sont point en leurs hôtels, affairez-vous à les remb˚cher. Et dites à tous que je les attends céans.

Les quatre hommes partis, il écarta une tenture et ouvrit la porte de communication avec la chambre des secrétaires privés.

- quelqu'un pour la dictée.

Un clerc arriva, portant pupitre et plumes.

Marigny, le dos au feu, commença :

- " A très puissant, très aimé et très redouté Sire, le roi Edouard d'Angleterre, duc d'Aquitaine... Sire, en l'état que me trouve le retour à

Dieu de mon seigneur, maître et suzerain, le très pleuré roi Philippe et le plus grand que le royaume ait connu, je me tourne devers vous pour vous instruire de choses qui regardent le bien des deux nations... "

II s'interrompit pour agiter à nouveau la clochette. L'huissier reparut.

Marigny lui commanda de faire chercher Louis de Marigny, son fils. Puis il continua sa lettre.

Depuis 1308, date du mariage d'Isabelle de France avec Edouard II d'Angleterre, Marigny avait eu l'occasion de rendre à ce dernier maints services politiques ou personnels.

La situation, dans le duché d'Aquitaine, était toujours difficile et tendue, de par le statut singulier de cet immense fief français tenu par un souverain étranger. Cent ans et plus de guerre, de disputes incessantes, de traités contestés ou reniés, y avaient laissé leurs 300

LES ROIS MAUDITS

séquelles. quand les vassaux guyennais, selon leurs intérêts et leurs rivalités, s'adressaient à l'un ou l'autre des souverains, Marighy, toujours, s'appliquait à éviter les conflits. D'autre part, Edouard et Isabelle ne formaient guère un ménage harmonieux. quand Isabelle se plaignait des mours anormales de son mari et lui reprochait des favoris avec lesquels elle vivait en lutte déclarée, Marigny prêchait le calme et la patience pour le bien des royaumes. Enfin la trésorerie d'Angleterre connaissait des difficultés fréquentes. quand Edouard se trouvait trop à

court de monnaie, Marigny s'arrangeait pour lui faire consentir un prêt. .

En remerciement de tant d'interventions, Edouard, l'année précédente, avait gratifié le coadjuteur d'une pension à vie de mille livres7.

Aujourd'hui, c'était au tour de Marigny d'en appeler au roi anglais et de lui demander soutien. Il importait aux bonnes relations entre les deux royaumes que les affaires de France ne changeassent point de direction.

- "... Il y va, Sire, plus que de ma faveur ou de ma fortune; vous saurez voir qu'il y va de la paix des empires, pour laquelle je suis et je serai toujours votre très fidèle servant. "

II se fit relire la lettre, y apporta quelques corrections.

- Recopiez, et présentez-moi à signer.

- Cela doit-il partir aux chevaucheurs, Monseigneur? demanda le secrétaire.

- Non point. Et je scellerai de mon petit sceau.

Le secrétaire sortit. Marigny dégrafa le haut de sa robe ; l'action lui faisait gonfler le cou.

" Pauvre royaume, pensait-il. En quelle brouille et misère vont-ils le mettre, si je ne m'y oppose ! N'aurai-je donc autant fait que pour voir mes efforts ruinés?"

Les hommes qui pendant un temps très long ont exercé le pouvoir finissent par s'identifier à leur charge et par considérer toute atteinte faite à

leur personne comme une atteinte directe aux intérêts de l'…tat. Marigny en était à ce point, et donc prêt, sans nullement s'en rendre compte, à agir contre le royaume, dès l'instant qu'on lui limitait la faculté de le diriger.

Ce fut dans cette disposition qu'il accueillit son frère l'archevêque.

Jean de Marigny, long et serré dans son manteau violet, avait une attitude constamment étudiée que n'aimait pas le coadjuteur. Enguer-rand avait envie de dire à son cadet: "Prends cette mine pour tes chanoines, si cela te plaît, mais non pas devant moi qui t'ai vu baver ta soupe et te moucher dans tes doigts. "

En dix phrases il lui raconta le conseil dont il sortait et lui communiqua ses directives, du même ton sans réplique qu'il avait pour parler à ses commis.

LA REINE …TRANGL…E

301

- Je ne désire point de pape pour l'instant, car aussi longtemps qu'il n'y a point de pape, ce méchant petit roi est dans ma main. Donc pas de cardinaux bien rassemblés et prêts à entendre Bouville quand celui-ci reviendra de Naples. Pas de paix en Avignon. qu'on s'y dispute, qu'on s'y déchire. Vous ferez ce qu'il convient, mon frère, pour qu'il en soit ainsi.

Jean de Marigny, qui avait commencé par se montrer tout indigné de ce que lui rapportait Enguerrand, se rembrunit aussitôt qu'il fut question du conclave. Il réfléchit un moment, contemplant son anneau pastoral.

- Alors, mon frère? J'attends votre acquiescement, dit Enguerrand.

- Mon frère, vous savez que je ne veux que vous servir en tout; et je pense que je pourrais mieux le faire encore si je deviens quelque jour cardinal.

Or, à semer dans le conclave plus de discorde qu'il n'en pousse déjà, je risque fort de m'aliéner l'amitié de tel ou tel papable, Francesco CaÎtani par exemple, qui, s'il se trouvait plus tard élu, me refuserait alors le chapeau...

Enguerrand éclata.

- Votre chapeau ! Voilà bien l'heure d'en parler ! Votre chapeau, si jamais vous devez l'avoir, mon pauvre Jean, c'est moi qui vous en coifferai comme je vous ai déjà tissé votre mitre. Mais si de sots calculs vous font ménager mes adversaires, comme ce CaÎtani, je vous dis que bientôt vous irez, non seulement sans chapeau, mais sans souliers, en misérable moine qu'on reléguera dans quelque couvent. Vous oubliez trop vite, Jean, ce que vous me devez, et de quel mauvais pas encore je vous ai tiré, voici deux mois à peine, pour ce trafic que vous aviez fait des biens du Temple. A ce propos, ajouta-t-il...

Son regard devint plus étincelant, plus aigu, sous ses sourcils épais.

- ... à ce propos, avez-vous bien pu détruire les preuves laissées imprudemment par vous au banquier Tolomei, et dont les Lombards se sont servis pour me faire plier?

L'archevêque eut un hochement de tête qui pouvait être interprété comme une affirmation; mais aussitôt il se montra plus docile, et pria son frère de lui préciser ses instructions.

- Envoyez en Avignon, reprit Enguerrand, deux émissaires, hommes d'…glise d'une s˚reté absolue, je veux dire des gens à votre merci. Faites-les se promener à Carpentras, à Ch‚teauneuf, à Orange, partout o˘ les cardinaux sont éparpillés, et répandre avec autorité, comme venant de la cour de France, des assurances tout à fait opposées. L'un annoncera aux cardinaux français que le nouveau roi permettrait le retour ou Saint-Siège à Rome; l'autre dira aux Italiens que nous inclinons à établir la papauté plus près encore de Pans, pour qu'elle soit mieux sous notre dépendance. Ce qui n'est rien que vérité,

302

LES ROIS MAUDITS

après tout, et des deux parts, puisque le roi est incapable de juger de ces choses, que Valois veut le pape à Rome et que je le veux en France. Le roi n'a en tête que l'annulation de son mariage et ne voit pas plus loin. Il l'obtiendra, mais seulement à l'heure que je le voudrai, et d'un pontife à

ma convenance... Pour l'instant donc, retardons l'élection. Veillez à ce que vos deux envoyés n'aient pas de lien entre eux ; il serait même souhaitable qu'ils ne se connussent point.

Sur ces paroles, il congédia son frère pour recevoir son fils Louis, qui attendait dans l'antichambre. Mais quand le jeune homme fut entré, Marigny resta un moment silencieux. Il pensait tristement, amèrement: "Jean me trahira dès qu'il y croira trouver son profit... "

Louis de Marigny était un petit garçon mince, de belle tournure, et qui s'habillait avec recherche. Il ressemblait assez, pour les traits de figure, à l'archevêque son oncle.

Fils d'un personnage devant qui le royaume entier s'inclinait, et de plus filleul du nouveau roi, le jeune Marigny ne connaissait ni la lutte ni l'effort. S'il faisait montre, certes, d'admiration et de respect pour son père, il souffrait en secret de l'autorité brutale de celui-ci et de ses rudes manières qui disaient l'homme parvenu par l'action. Pour un peu, il aurait reproché à son père de n'être pas assez bien né.

- Louis, équipez-vous, dit Enguerrand; vous partez tout à l'heure pour Londres délivrer une lettre.

Le visage du jeune homme se rembrunit.

- Cela ne saurait-il attendre après-demain, mon père, ou bien n'avez-vous personne qui me puisse remplacer? Je dois chasser demain dans le bois de Boulogne... petite chasse parce que c'est deuil, mais...

- Chasser ! Vous ne pensez donc qu'à chasser ! s'écria Marigny. Ne demanderai-je jamais la moindre aide aux miens, pour qui je fais tout, sans qu'ils commencent par rechigner? Apprenez que c'est moi que l'on chasse, présentement, pour m'arracher la peau, et la vôtre avec... S'il me suffisait d'un quelconque chevaucheur, j'y aurais songé tout seul ! C'est au roi d'Angleterre que je vous envoie, afin que ma lettre lui soit remise de main à main, et qu'il n'aille pas en circuler copies que le vent pourrait rabattre par ici. Le roi d'Angleterre ! Cela flatte-t-il assez votre orgueil pour que vous renonciez à une chasse?

- Pardonnez-moi, mon père, dit Louis de Marigny ; je vous obéirai.

- En donnant ma lettre au roi Edouard, auquel vous rappellerez qu'il vous a distingué l'autre année, à Maubuisson, vous ajouterez ceci, que je n'ai point écrit, à savoir que Charles de Valois intrigue pour remarier le nouveau roi à une princesse de Naples, ce qui tournerait nos alliances vers le Sud plutôt que vers le Nord. Voilà. Vous m'avez entendu. Et si le roi Edouard vous demande ce qu'il peut faire dans mon sens, dites-lui qu'il m'aiderait bien en me recommandant fortement au roi Louis, son beau-frère... Prenez les écuyers et

LA REINE …TRANGL…E

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sommeliers qu'il vous faut ; mais n'ayez pas trop grand train de prince. Et faites-vous bailler cent livres par mon trésorier. quelques coups furent frappés à la porte.

- Messire de Pareilles est arrivé, dit l'huissier.

- qu'il vienne... Adieu, Louis. Mon secrétaire vous portera la lettre. que le Seigneur veille sur votre chemin.

Enguerrand de Marigny étreignit son fils, geste dont il n'était pas coutumier. Puis il se tourna vers Alain de Pareilles qui entrait, l'empoigna par le bras, et lui montrant un siège devant la cheminée, lui dit:

- Chauffe-toi, Pareilles.

Le capitaine général des archers avait des cheveux couleur d'acier, un visage durement marqué par le temps et la guerre, et ses yeux avaient tant vu de combats, de coups de force, d'émeutes, de tortures, d'exécutions qu'ils ne pouvaient plus s'étonner de rien. Les pendus de Montfaucon lui étaient spectacle habituel. Dans la seule année en cours, il avait conduit le grand-maître des Templiers au b˚cher, conduit les frères d'Aunay à la roue, conduit les princesses royales en prison.

Il commandait au corps des archers, aux sergents d'armes de toutes les forteresses ; le maintien de l'ordre dans le royaume était son affaire, ainsi que l'application des arrêts de justice répressive ou criminelle.

Marigny, qui ne tutoyait aucun membre de sa famille, tutoyait ce vieux compagnon, instrument exact, sans défaut ni faiblesse, du pouvoir d'…tat.

- Deux missions pour toi, Pareilles, dit Marigny, et qui relèvent toutes deux de l'inspection des forteresses. D'abord, je te demande de te rendre à

Ch‚teau-Gaillard afin de secouer l'‚ne qui en est gardien... Comment se nomme-t-il, déjà?

- Bersumée, Robert Bersumée.

- Tu diras donc à ce Bersumée qu'il se conforme mieux aux instructions reçues. J'ai su que Robert d'Artois était là-bas, et qu'il avait eu accès auprès de Madame de Bourgogne. C'est en contreve-nance aux ordres. La reine, pour autant qu'on puisse la dire telle, est condamnée au mur, c'est-

à-dire au secret. Aucun sauf-conduit ne vaut pour l'approcher s'il ne porte mon sceau, ou le tien. Seul le roi peut aller la visiter; je vois petite chance que telle envie le prenne. Donc, ni ambassade, ni message. Et que l'‚ne sache bien que je lui fendrai les oreilles s'il n'obéit point.

- que souhaites-tu, Monseigneur, qu'il advienne de Madame Marguerite?

interrogea Pareilles.

- Rien. qu'elle vive. Elle me sert d'otage et je la veux garder. qu'on veille bien à sa s˚reté. qu'on adoucisse au besoin sa chère et son logis, s'ils devaient nuire à sa santé... Deuxièmement : aussitôt que revenu de 304

LES ROIS MAUDITS

Ch‚teau-Gaillard, tu piqueras sur le Midi, avec trois compagnies d'archers que tu iras installer dans le fort de Villeneuve, pour y renforcer notre garnison en face d'Avignon. Je te prie de bien montrer ton arrivée et de faire défiler tes archers six fois de suite devant la forteresse, de sorte que de l'autre rive on puisse croire qu'ils sont deux mille à y pénétrer.

C'est aux cardinaux que je destine cette parade de guerre, pour compléter le tour que je leur monte d'autre part. Cela fait, tu reviens au plus tôt ; ton service peut m'être grandement nécessaire ces temps-ci...

- ... o˘ l'air qui souffle à l'environ ne nous plaît guère, n'est-ce pas, Monseigneur?

- Certes non... Adieu, Pareilles. Je dicterai tes instructions.

Marigny était plus calme. Les diverses pièces de son jeu commençaient à se disposer. Resté seul, il réfléchit un moment. Puis il entra dans la chambre des secrétaires. Des stalles de chêne sculpté couvraient les murs à mi-hauteur, ainsi que dans le chour d'une église. Chaque stalle était équipée d'une tablette à écrire o˘ pendaient des poids qui maintenaient les parchemins tendus, et de cornes fixées aux accoudoirs pour contenir les encres. Des lutrins tournants, à quatre faces, soutenaient registres et documents. quinze clercs travaillaient là, en silence. Marigny au passage parapha et scella la lettre au roi Edouard ; et il gagna la salle suivante o˘ les légistes qu'il avait mandés se trouvaient réunis, et d'autres avec eux, tels Bourdenai et Briançon, venus de leur propre chef aux nouvelles.

- Messires, leur dit Enguerrand, on ne vous a pas fait l'honneur de vous convier au conseil de ce matin. Aussi allons-nous tenir entre nous un conseil fort étroit.

- Il n'y manquera que notre Sire le roi Philippe, dit Raoul de Presles avec un sourire triste.

- Prions pour que son ‚me nous assiste, dit Geoffroy de Briançon. Et Nicole Le Loquetier ajouta :

- Lui ne doutait pas de nous.

- Siégeons, messires, dit Marigny. Et quand chacun fut assis :

- Il me faut d'abord vous apprendre que la gestion du Trésor vient de m'être ôtée, et que le roi va commettre à viser les comptes. L'offense vous atteint en même temps que moi. Gardez-vous, messires, de vous indigner; nous avons mieux à nous employer. Car je désire présenter des comptes bien nets. Pour ce faire...

Il prit un temps, et se renversa un peu sur son siège.

- ... pour ce faire, répéta-t-il, vous voudrez donner ordre à tous prévôts et receveurs de finances, en tous bailliages et sénéchaussées, de payer tout ce qu'on doit, sur-le-champ. qu'on règle les fournitures, les travaux en cours, et tout ce qui a été commandé par la Couronne, sans LA REINE …TRANGL…E

305

omettre ce qui regarde la maison de Navarre. qu'on paie partout, jusqu'à

épuisement de l'or, et même ce qui pouvait souffrir délai. Et pour le solde, on fera l'état des dettes.

Les légistes regardèrent Marigny, se regardèrent entre eux. Ils avaient compris; et quelques-uns ne purent s'empêcher de sourire. Marigny fit craquer ses phalanges, comme s'il cassait des noix.

- Monseigneur de Valois veut s'assurer mainmise sur le Trésor? acheva-t-il.

Eh bien ! il se retournera les ongles à le racler, et il lui faudra chercher ailleurs la monnaie de ses intrigues !

III

L'H‘TEL DE VALOIS

Or le rude affairement qui régnait rive gauche en l'hôtel de Marigny n'était que petite agitation en regard de ce qui se passait, rive droite, à

l'hôtel de Valois. Là, on chantait victoire, on criait triomphe, et l'on e˚t, pour un peu, mis les pavois aux fenêtres.

"Marigny n'a plus le Trésor!" La nouvelle, d'abord chuchotée, maintenant se clamait. Chacun savait, et voulait montrer qu'il savait; chacun commentait, chacun supputait, chacun prédisait, et cela tissait toute une rumeur de vantardises, de conciliabules, de flatteries quémandeuses. Le moindre bachelier prenait une autorité de connétable pour rabrouer les valets. Les femmes commandaient avec plus d'exigence, les enfants glapissaient avec plus d'énergie. Les chambellans, jouant l'importance, se transmettaient gravement de futiles consignes, et il n'était jusqu'au dernier clerc aux écritures qui ne voul˚t se donner la mine d'un dignitaire.

Les dames de parage caquetaient autour de la comtesse de Valois, haute, sèche, altière. Le chanoine …tienne de Mornay, chancelier du comte, passait comme un navire entre des vagues de nuques plongeant avec respect. Toute une clientèle effervescente, cauteleuse, entrait, sortait, se tenait dans l'embrasure des fenêtres, donnait son avis sur les affaires publiques.

L'odeur du pouvoir s'était répandue dans Paris, et chacun s'empressait à la flairer du plus près.

Il en fut ainsi pendant une entière semaine. On venait, feignant d'avoir été appelé et par espoir de l'être, car Monseigneur de Valois, enfermé dans son cabinet, consultait beaucoup. On vit même apparaître, fantôme de l'autre siècle, que soutenait un écuyer à barbe blanche, le vieux sire de Joinville, croulant et aminci par l'‚ge. Le sénéchal héréditaire de Champagne, compagnon de Saint Louis durant la croisade de 1248, et qui s'était institué son thuriféraire, avait quatre-vingt-onze ans. A demi aveugle, la paupière mouillée et l'entendement

LA REINE …TRANGL…E

307

diminué, il apportait au comte de Valois la caution de l'ancienne chevalerie et de la société féodale.

Le parti baronnial, pour la première fois depuis trente ans, l'emportait; et l'on e˚t dit, devant la grande bousculade de ceux qui se h‚taient de le rallier, que la vraie cour ne se tenait pas au palais de la Cité, mais à

l'hôtel de Valois.

Demeure de roi, d'ailleurs. Nulle poutre aux plafonds qui ne f˚t sculptée, nulle cheminée dont la hotte monumentale ne s'orn‚t des écus de France, d'Anjou, du Valois, du Perche, du Maine ou de Romagne, et même des armes d'Aragon ou des emblèmes impériaux de Constan-tinople, puisque Charles de Valois avait, fugitivement et nominalement, porté tour à tour la couronne aragonaise et celle de l'Empire latin d'Orient. Partout les pavements disparaissaient sous les laines de Smyrne, et les murs sous les tapis de Chypre. Les crédences, les dressoirs soutenaient un étincellement d'orfèvrerie, d'émaux, de vermeil ciselé.

Mais cette façade d'opulence et de prestige cachait une lèpre, le mal d'argent. Toutes ces merveilles étaient aux trois quarts engagées pour couvrir la fabuleuse dépense qui se faisait en cette maison. Valois aimait paraître. A moins de soixante convives, sa table lui semblait vide ; et à

moins de vingt plats par service, il se croyait réduit à menu de pénitence.

Comme il en allait à ses yeux des honneurs et des titres, il en allait des bijoux, des vêtements, des chevaux, des meubles, des vaisselles ; il lui fallait trop de tout pour lui donner le sentiment d'avoir assez.

Chacun autour de lui profitait de ce faste. Mahaut de Ch‚tillon, la troisième Madame de Valois, s'entendait à accumuler robes et parures, et il n'était princesse en France qui se montr‚t pareillement cousue de perles et de gemmes. Philippe de Valois, le fils aîné, dont la mère était Anjou-Sicile, aimait les armures padouanes, les bottes de Cordoue, les lances en bois du Nord, les épées d'Allemagne.

Jamais négociant, s'il venait offrir un objet rare ou somptueux, et s'il avait l'habileté de laisser entendre que quelque autre seigneur en pourrait devenir acquéreur, ne remportait sa marchandise.

Les brodeuses attachées à l'hôtel, et celles qu'on employait en ville, ne suffisaient pas à fournir les cottes d'armes, les oriflammes, les tapis de selle, les caparaçons, les robes de Monseigneur, les surcots de Madame.

Le bouteiller volait sur les vins, les écuyers volaient sur le fourrage, les chambellans volaient sur la chandelle et le saucier grattait sur les épices. Comme on pillait à la lingerie, on gaspillait aux cuisines. Et ce n'était là que le train courant.

Car le comte de Valois devait faire face à d'autres nécessités.

Géniteur prolifique, il avait d'innombrables filles qui lui étaient nées 308

LES ROIS MAUDITS

de ses trois lits. Chaque fois qu'il en mariait une, Charles se voyait contraint de s'endetter davantage afin que dot et fêtes d'épousailles fussent à la mesure des trônes autour desquels il prenait ses gendres. Sa fortune fondait dans ce réseau d'alliances.

Certes, il possédait d'immenses domaines, les plus grands après ceux du roi. Mais les revenus qu'il en tirait ne couvraient plus qu'à peine les intérêts des emprunts. Les prêteurs, de mois en mois, se faisaient plus difficiles. S'il avait connu moins d'urgence à restaurer son crédit, Monseigneur de Valois e˚t montré moins de h‚te à se saisir des affaires du royaume.

Mais certains combats laissent le vainqueur plus embarrassé que le vaincu.

Prenant en main le Trésor, Valois n'empoignait que du vent. Les envoyés qu'il dépêchait dans les bailliages et prévôtés, afin d'y récolter quelques fonds, s'en revenaient la mine piteuse. Tous avaient été précédés par les envoyés de Marigny ; et il ne restait plus un denier aux coffres des prévôts, lesquels avaient soldé les créances autant qu'ils le pouvaient, afin de présenter "des comptes bien nets".

Et tandis qu'au rez-de-chaussée de son hôtel toute une foule se chauffait et s'abreuvait à ses frais, Valois, dans son cabinet, au premier étage, recevant visiteur après visiteur, cherchait les moyens d'alimenter non plus seulement ses caisses, mais encore celles de l'…tat.

Une matinée de la fin de cette semaine-là, il était enfermé avec son cousin Robert d'Artois. Ils attendaient un troisième personnage.

- Ce banquier, ce Lombard, vous l'avez bien mandé pour ce matin? dit Valois. Je vous avoue que j'ai quelque h‚te de le voir paraître.

- Eh! mon cousin, répondit le géant, croyez que mon impatience n'est pas moins grande que la vôtre. Car selon la réponse que vous donnera Tolomei, vieux brigand s'il en est, mais qui s'y entend assez en finances, je m'apprête à vous présenter une requête.

- Laquelle?

- Mes arrérages, mon cousin, les arrérages des revenus de ce comté de Beaumont qu'on m'a octroyé voici cinq ans pour feindre de me payer l'Artois mais dont je n'ai pas encore vu les lisières8. C'est plus de vingt mille livres à cette heure qu'on me doit, et sur quoi ce Tolomei me prête à

usure. Mais puisque vous avez maintenant disposition du Trésor...

Valois leva les bras au ciel.

- Mon cousin, dit-il, la t‚che d'aujourd'hui consiste à trouver le nécessaire pour expédier Bouville vers Naples, car le roi me rebat l'oreille, sans arrêt, de ce départ. Ensuite, la première affaire dont je m'occuperai sera, je vous en fais la promesse, la vôtre.

A combien de personnes, depuis huit jours, n'avait-il pas donné la même assurance?

LA REINE …TRANGL…E

309

- Mais le tour que Marigny vient de nous jouer sera le dernier, je vous le promets aussi ! Le chien rendra gorge, et vos arrérages, nous les prendrons sur ses biens. Car o˘ croyez-vous que soient passés les revenus de votre comté? Dans sa cassette, mon cousin, dans sa cassette !

Et Monseigneur de Valois, déambulant à travers son cabinet, exhala une fois de plus ses griefs contre le coadjuteur, ce qui était manière d'éluder les demandes.

Marigny, à ses yeux, portait la responsabilité de tout. Un vol avait-il été

commis dans Paris? Marigny ne tenait point en main les sergents du guet, et peut-être même partageait avec les malfaiteurs. Un arrêt du Parlement défavorisait-il un grand seigneur? Marigny l'avait dicté.

Petits et grands maux, la voirie boueuse, l'insoumission des Flandres, la pénurie de blé, n'avaient qu'un seul auteur et qu'une seule origine.

L'adultère des princesses, la mort du roi et même l'hiver précoce étaient imputables à Marigny; Dieu punissait le royaume d'avoir si longtemps toléré

un si malfaisant ministre !

D'Artois, d'ordinaire bruyant et h‚bleur, regardait son cousin en silence et sans un instant se lasser. En vérité, pour quelqu'un dont la nature coulait un peu de même fontaine, Monseigneur de Valois avait de quoi fasciner.

…tonnant personnage que celui de ce prince à la fois impatient et tenace, véhément et retors, courageux de son corps mais faible devant la louange, et toujours animé d'ambitions extrêmes, toujours lancé dans de gigantesques entreprises et toujours échouant par manque d'une appréciation juste des réalités. La guerre était mieux son affaire que l'administration de la paix.

A l'‚ge de vingt-sept ans, mis par son frère à la tête des armées françaises, il avait ravagé la Guyenne en révolte ; le souvenir de cette expédition le laissait à jamais grisé. A trente et un ans, appelé par le pape Boniface et par le roi de Naples pour combattre les Gibelins et pacifier la Toscane, il s'était fait délivrer des indulgences de croisade, en même temps que les titres de vicaire général de la Chrétienté et de comte de Romagne. Or sa "croisade", il l'avait employée à rançonner les villes italiennes, et à extraire des seuls Florentins deux cent mille florins d'or pour leur consentir la gr‚ce d'aller piller ailleurs.

Ce grand seigneur mégalomane montrait un tempérament d'aventurier, des go˚ts de parvenu et des volontés de fondateur de dynastie. Aucun sceptre ne se trouvait libre dans le monde, aucun trône vacant, sans qu'aussitôt Valois n'étendît la main. Et sans jamais de succès.

Maintenant, à quarante-quatre ans révolus, Charles de Valois s'écriait volontiers:

- Je ne me suis tant dépensé que pour perdre ma vie. La fortune toujours m'a trahi!

310

LES ROIS MAUDITS

C'est qu'il considérait alors tous ses rêves écroulés, rêve d'Aragon, rêve d'un royaume d'Arles, rêve byzantin, rêve allemand, et les additionnait dans le grand songe d'un empire qui se f˚t étendu de l'Espagne au Bosphore et pareil au monde romain, mille ans auparavant, sous Constantin.

Il avait échoué à dominer l'univers. Au moins lui restait-il la France o˘

déployer sa turbulence.

- Croyez-vous vraiment qu'il accepte, votre banquier? demanda-t-il brusquement à d'Artois.

- Mais oui ; il exigera des gages, mais il acceptera.

- Voilà donc o˘ je suis réduit, mon cousin ! dit Valois avec un grand désespoir qui n'était pas feint. A dépendre du bon vouloir d'un usurier siennois pour commencer à remettre quelque ordre en ce royaume.

IV LE PIED DE SAINT LOUIS

Messer Tolomei fut introduit dans le cabinet, et Robert d'Artois se déplia tout entier pour l'accueillir, paumes ouvertes.

- Ami banquier, je vous ai de grandes dettes, et vous ai toujours promis de vous payer à la première faveur que me ferait le sort. Eh bien ! ce moment est venu.

- Heureuse nouvelle, Monseigneur, répondit Spinello Tolomei en s'inclinant.

- Et d'abord, poursuivit d'Artois, je veux commencer par m'acquitter de la reconnaissance que je vous dois en vous procurant un client royal.

Tolomei s'inclina de nouveau, et plus profondément, devant Charles de Valois, en disant :

- qui ne connaît Monseigneur, au moins de vue et de renommée... Il a laissé

de grands souvenirs à Sienne...

Les mêmes qu'à Florence, à ceci près que Sienne étant plus petite, il n'avait pris que dix-sept mille florins pour la " pacifier " !

- J'ai moi aussi gardé bonne impression de votre ville, dit Valois.

- Ma ville, à présent, Monseigneur, c'est Paris.

Le teint bistre, la joue grasse et pendante, l'oil gauche fermé par la malice, Tolomei attendait qu'on l'invit‚t à s'asseoir, ce que fit Valois en lui désignant un siège. Car messer Tolomei méritait quelques égards. Ses confrères, marchands et banquiers italiens de Paris, l'avaient élu tout récemment, à la mort du vieux Boccanegra, "capitaine général" de leurs compagnies. Cette fonction, qui lui donnait contrôle ou connaissance de la quasi-totalité des opérations de banque dans le pays, lui conférait une puissance secrète, mais primordiale. Tolomei était une sorte de connétable du crédit.

- Vous n'ignorez pas, ami banquier, reprit d'Artois, le grand mouvement qui se fait ces jours-ci. Messire de Marigny, qui n'est pas 312

LES ROIS MAUDITS

fort votre ami, je crois, non plus qu'il n'est le nôtre, se trouve en mauvais point...

- Je sais... murmura Tolomei.

- Aussi ai-je conseillé à Monseigneur de Valois, comme il avait besoin d'appeler un homme de finances, de s'adresser à vous dont l'habileté m'est connue autant que le dévouement.

Tolomei remercia d'un petit sourire de courtoisie. Sous sa paupière close, il observait les deux grands barons, et pensait: "Si l'on voulait m'offrir la gérance du Trésor, on ne me ferait point tant de compliments. "

- que puis-je pour votre service, Monseigneur? demanda-t-il en se tournant vers Valois.

- Eh mais! ce que peut un banquier, messer Tolomei! répondit l'oncle du roi avec cette belle arrogance qu'il avait lorsqu'il s'apprêtait à demander de l'argent.

- Je l'entends bien ainsi, Monseigneur. Avez-vous des fonds à placer en bonnes marchandises qui doubleront de prix dans les six mois à venir?

Désirez-vous quelques parts dans le commerce de navigation qui se développe fort en ce moment o˘ l'on doit apporter par mer tant de choses qui manquent? Voilà de tels services que j'aurais honneur à vous rendre.

- Non, il ne s'agit point de cela, dit vivement Valois.

- Je le déplore, Monseigneur; je le déplore pour vous. Les meilleurs gains se font par temps de pénurie...

- Ce que je souhaite, présentement, c'est que vous m'avanciez un peu d'argent frais... pour le Trésor. Tolomei prit une mine désolée.

- Ah ! Monseigneur, ne doutez point du désir que j'ai de vous obliger ; mais voilà bien la seule chose en quoi je ne puis vous satisfaire. Nos compagnies ont été fort saignées, ces mois derniers. Nous avons d˚

consentir au Trésor un gros prêt, qui ne nous rapporte rien, pour solder le co˚t de la guerre de-Flandre...

- Cela, c'était l'affaire de Marigny.

- Certes, Monseigneur, mais c'était notre argent. De ce fait nos coffres sont un peu rouilles aux serrures. A combien se monte votre besoin?

- Dix mille livres.

Dans ce chiffre, Valois avait calculé cinq mille livres pour l'ambassade de Bouville, mille pour Robert d'Artois, et le reste pour faire face à ses propres embarras les plus pressants.

Le banquier joignit les mains devant son visage.

- Sainte Madone! Mais o˘ les trouverais-je? s'écria-t-il.

Ces protestations devaient s'entendre comme préliminaires d'usage.

LA REINE …TRANGL…E

313

D'Artois en avait prévenu Valois. Aussi ce dernier prit-il le ton d'autorité qui généralement en imposait à ses interlocuteurs.

- Allons, allons, messer Tolomei ! Ne rusons point, ni ne musons. Je vous ai mandé pour que vous fassiez votre métier, comme vous l'avez toujours exercé, avec profit, je pense.

- Mon métier, Monseigneur, répondit tranquillement Tolomei, mon métier est de prêter, il n'est point de donner. Or, depuis quelque temps, j'ai beaucoup donné, sans retour aucun. Je ne fabrique point de monnaie et n'ai pas inventé la pierre philosophale.

- Ne m'aiderez-vous donc point à vous débarrasser de Marigny? C'est votre intérêt, il me semble !

- Monseigneur, payer tribut à son ennemi lorsqu'il est puissant, et puis payer encore pour qu'il ne le soit plus, est une double opération qui, vous en conviendrez, ne rapporte guère. Au moins faudrait-il savoir ce qui va suivre, et si l'on a chance de se rattraper.

Charles de Valois aussitôt entonna le grand couplet qu'il récitait à tout venant depuis huit jours. Il allait, pour peu qu'on lui en procur‚t les moyens, supprimer toutes les " novelletés " introduites par Marigny et ses légistes bourgeois ; il allait rendre l'autorité aux grands barons ; il allait rétablir la prospérité dans le royaume en revenant au vieux droit féodal qui avait fait la grandeur du pays de France. Il allait restaurer

"l'ordre". Comme tous les brouillons politiques, il n'avait que ce mot à la bouche, et ne lui donnait d'autre contenu que les lois, les souvenirs ou les illusions du passé.

- Avant longtemps, je vous assure qu'on sera retourné aux bonnes coutumes de mon aÔeul Saint Louis !

Ce disant il montrait, posé sur une sorte d'autel, un reliquaire en forme de pied et qui contenait un os du talon de son grand-père; ce pied était d'argent avec des ongles d'or.

Car les restes du saint roi avaient été partagés, chaque membre de la famille, chaque chapelle royale voulant en garder une parcelle. La partie supérieure du cr‚ne était conservée dans un beau buste d'orfèvrerie à la Sainte-Chapelle ; la comtesse Mahaut d'Artois, dans son ch‚teau de Hesdin, possédait quelques cheveux ainsi qu'un fragment de m‚choire; et tant de phalanges, d'esquilles, de débris avaient été ainsi répartis qu'on pouvait se demander ce que contenait la tombe de Saint-Denis. Si même la véritable dépouille y avait jamais été déposée... Car une légende tenace courait en Afrique selon laquelle le corps du roi franc avait été enseveli près de Tunis, tandis que son armée ne rapportait en France qu'un cercueil vide ou chargé d'un cadavre de remplacement9.

Tolomei alla baiser dévotement le pied d'argent, puis demanda :

- Pourquoi vous faut-il au juste ces dix mille livres, Monseigneur? Force fut à Valois de révéler en partie ses projets immédiats. Le 314

LES ROIS MAUDITS

Siennois écoutait en hochant la tête et disait, comme s'il prenait mentalement des notes :

- Messire de Bouville, à Naples... oui... oui; nous commerçons avec Naples par nos cousins les Bardi... Marier le roi... Oui, oui, je vous entends, Monseigneur... Rassembler le conclave... Ah! Monseigneur, un conclave co˚te plus cher à b‚tir qu'un palais, et les fondations en sont moins solides...

Oui, Monseigneur, oui, je vous écoute.

quand enfin il eut appris ce qu'il souhaitait savoir, le capitaine général des Lombards déclara :

- Tout cela est certes bien pensé, Monseigneur, et je vous souhaite le succès du fond du cour; mais rien ne m'assure que vous marierez le roi, ni que vous aurez un pape, ni même, si cela était, que je reverrai mon or, à

supposer que je sois en mesure de vous le fournir.

Valois jeta un regard irrité vers d'Artois. "quel étrange bonhomme m'avez-vous amené là, semblait-il dire, et n'aurai-je tant parlé que pour n'en rien obtenir?"

- Allons, banquier, s'écria d'Artois en se levant, quel intérêt demandes-tu? quels gages? quelle franchise ou autre avantage?

- Mais aucun, Monseigneur, aucun gage, protesta Tolomei ; pas de vous, vous le savez bien, ni de Monseigneur de Valois dont la protection m'est chère.

Je cherche, simplement... je cherche comment je pourrais vous aider.

Puis, se tournant à nouveau vers le pied d'argent, il ajouta doucement:

- Monseigneur de Valois vient de dire qu'on allait rendre au royaume les bonnes coutumes de Monseigneur Saint Louis. Mais qu'entend-il par là? Va-t-on remettre en usage toutes les coutumes?

- Certes, répondit Valois sans bien comprendre o˘ l'autre voulait en venir.

- Va-t-on rétablir, par exemple, le droit pour les barons de battre monnaie sur leurs terres? Si telle ordonnance était reprise, alors, Monseigneur, je serais mieux apte à vous appuyer.

Valois et d'Artois se regardèrent. Le banquier pointait droit sur la plus importante des mesures que Valois projetait, et celle qu'il tenait la plus secrète parce qu'elle était la plus préjudiciable au Trésor et pouvait être la plus contestée.

En effet, l'unification de la monnaie dans le royaume, ainsi que le monopole royal de l'émettre, étaient des institutions de Philippe le Bel.

Auparavant les grands seigneurs fabriquaient ou faisaient fabriquer, concurremment avec la monnaie royale, leurs propres pièces d'or et d'argent qui avaient cours en leurs fiefs; et ils tiraient de ce privilège une grosse source de profit. En tiraient profit également ceux qui, comme les banquiers lombards, fournissaient le métal brut et jouaient LA REINE …TRANGL…E

315

sur la variation de taux d'une région à l'autre. Et Valois comptait bien sur cette " bonne coutume " pour relever sa fortune.

- Voulez-vous dire encore, Monseigneur, poursuivit Tolomei continuant à

considérer le reliquaire comme s'il en faisait l'estimation, voulez-vous dire que vous allez restaurer le droit de guerre privée?

C'était là une autre des prérogatives féodales abolies par le Roi de fer, afin d'empêcher les grands vassaux de lever bannières à leur guise et d'ensanglanter le royaume pour régler leurs différends personnels, étaler leur gloriole, ou secouer leur ennui.

- Ah ! que ce sain usage nous soit vite rendu, s'écria Robert, et je ne tarderai pas à reprendre le comté d'Artois sur ma tante Mahaut !

- Si vous avez besoin d'équiper des troupes, Monseigneur, dit Tolomei, je puis vous obtenir les meilleurs prix des armuriers toscans.

- Messer Tolomei, vous venez d'exprimer tout juste les choses que je veux accomplir, dit alors Valois se rengorgeant. Aussi, je vous demande de marcher de confiance avec moi.

Les financiers ne sont pas moins imaginatifs que les conquérants, et c'est mal les connaître que de les croire uniquement inspirés par l'app‚t du gain. Leurs calculs souvent dissimulent des songes abstraits de puissance.

Le capitaine général des Lombards rêvait lui aussi, d'autre manière que le comte de Valois, mais il rêvait ; il se voyait déjà fournissant en or brut les grands barons du royaume, et dirigeant leurs querelles puisqu'il en négocierait l'armement. Or qui tient l'or et tient les armes détient le vrai pouvoir. Messer Tolomei jouait avec des pensées de règne...

- Alors, reprit Valois, êtes-vous décidé maintenant à me procurer la somme que je vous ai demandée?

- Peut-être, Monseigneur, peut-être. Non que je sois en mesure de vous la donner moi-même; mais je puis sans doute vous la trouver en Italie, ce qui conviendrait fort bien puisque c'est là justement que se rend votre ambassade. Pour vous, cela ne fait point de différence.

- Certes non, fut obligé de répondre Valois.

Mais l'arrangement était loin de combler ses voux, lui rendant difficile, sinon même impossible, de puiser dans le prêt pour ses propres nécessités.

Voyant Valois se rembrunir, Tolomei poussa le fer plus avant.

- Vous offrirez la garantie du Trésor; mais chacun sait, chez nous en tout cas, que le Trésor est vide, et ces bruits-là vont vite à courir entre les comptoirs de banque. Je devrai donc engager ma propre garantie, et le ferai de grand cour, Monseigneur, pour vous servir. Mais il sera nécessaire qu'un homme de ma compagnie, porteur des lettres de change, escorte votre envoyé

afin de prendre l'argent en charge et d'en être comptable.

316

LES ROIS MAUDITS

Valois se renfrognait de plus en plus.

- Eh ! Monseigneur ! dit Tolomei, c'est que je ne vais point agir seul en cette affaire ; les compagnies d'Italie sont encore plus méfiantes que les nôtres, et j'ai besoin de leur donner toute assurance qu'elles ne seront point bernées.

En vérité, il voulait avoir un émissaire dans l'expédition, un émissaire qui allait, en son nom et pour son compte, espionner l'ambassadeur, contrôler l'emploi des fonds, se faire instruire des projets d'alliance, connaître les dispositions des cardinaux, et travailler en sous main dans le sens qu'il lui commanderait. Messer Spinello Tolomei régnait déjà, un tout petit peu.

Robert d'Artois avait dit à Valois que le Siennois exigerait un gage ; ils n'avaient pas pensé que le gage, ce pouvait être un morceau du pouvoir.

Force était à l'oncle du roi, et pour satisfaire celui-ci, d'en passer par les conditions du banquier.

- Et qui donc allez-vous désigner, qui ne fasse point mauvaise figure auprès de messire de Bouville? demanda Valois.

- Je vais y penser, Monseigneur, je vais y penser. Je n'ai guère de monde en ce moment. Mes deux meilleurs voyageurs sont sur les routes... quand donc messire de Bouville devrait-il partir?

- Mais demain, s'il se peut, ou le jour d'après.

- Et ce garçon, suggéra Robert d'Artois, qui était allé pour moi en Angleterre...

- Mon neveu Guccio? dit Tolomei.

- C'est cela même, votre neveu. Vous l'avez toujours auprès de vous?... Eh bien! que ne l'envoyez-vous? Il est fin, délié d'esprit, et il a bonne tournure. Il aidera notre ami Bouville, qui ne doit guère parler le langage d'Italie, à se débrouiller sur les chemins. Soyez rassuré, mon cousin, ajouta d'Artois s'adressant à Valois ; ce garçon-là est de bonne recrue.

- Il va fort me manquer ici, dit Tolomei. Mais soit, Monseigneur, je vous l'abandonne. Il est dit que vous obtiendrez toujours de moi tout ce que vous souhaitez.

Bientôt après il prit congé.

Dès que Tolomei fut sorti du cabinet, Robert d'Artois s'étira un grand coup, et dit :

- Eh bien, Charles, m'étais-je trompé?

Comme tout emprunteur après une négociation de cette nature, Valois était à

la fois content et mécontent ; et il se composa une attitude qui ne montr‚t trop ni son soulagement ni son dépit. S'arrêtant à son tour devant le pied de Saint Louis, il dit:

- C'est cela, voyez-vous cousin, c'est la vue de cette sainte relique LA REINE …TRANGL…E

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qui a décidé votre homme. Allons, tout respect de ce qui est noble n'est point perdu en France, et ce royaume peut être redressé !

- Un miracle, en quelque sorte, dit le géant en clignant de l'oil.

Ils réclamèrent leurs manteaux et leurs escortes pour aller porter au roi la bonne nouvelle du départ de l'ambassade.

Dans le même temps, Tolomei informait son neveu Guccio Baglioni d'avoir à

se mettre en route dans les deux jours, et lui énumérait ses instructions.

Le jeune homme ne témoigna pas d'un grand enthousiasme.

- Corne sei strano, figlio mio! * s'écria Tolomei. Le sort te donne l'occasion d'un beau voyage, sans qu'il t'en co˚te un denier, puisque c'est le Trésor, au bout du compte, qui paiera. Tu vas connaître Naples, la cour des Angevins, y côtoyer les princes et, si tu es habile, t'y faire des amis. Et peut-être vas-tu assister aux préliminaires d'un conclave. C'est chose passionnante qu'un conclave! Ambitions, pressions, argent, rivalités... et même la foi chez certains. Tous les intérêts du monde jouent dans la partie. Tu vas voir cela. Et tu me fais la face longue, comme si je t'apprenais un- malheur. A ta place et à ton ‚ge, j'aurais sauté de joie, et je serais déjà à boucler mon porte-manteau... Pour prendre cette figure, il faut qu'il y ait une fille que tu regrettes de quitter. Ne serait-ce pas la demoiselle de Cressay, par hasard?

Le teint couleur d'huile d'olive du jeune Guccio fonça un peu, ce qui était sa façon de rougir.

- Elle t'attendra, si elle t'aime, reprit le banquier. Les femmes sont faites pour attendre. On les retrouve toujours. Et si tu crains qu'elle ne t'oublie, profite donc de celles que tu rencontreras sur ton chemin. La seule chose qu'on ne retrouve pas, c'est la jeunesse, et la force pour courir le monde.

* Comme tu es étrange, mon garçon '

MESDAMES DE HONGRIE, DANS UN CH¬TEAU DE NAPLES

II est des villes plus fortes que les siècles ; le temps ne les change pas.

Les dominations s'y succèdent ; les civilisations s'y déposent comme des alluvions ; mais elles conservent à travers les ‚ges leur caractère, leur parfum propre, leur rythme et leur rumeur qui les distinguent de toutes les autres cités de la terre. Naples, de toujours, fut de ces villes-là. Telle elle avait été, telle elle restait et resterait au long des ‚ges, à demi africaine et à demi latine, avec ses ruelles serrées, son grouillement criard, son odeur d'huile, de safran et de poisson frit, sa poussière couleur de soleil, son bruit de grelots au cou des mules.

Les Grecs l'avaient organisée, les Romains l'avaient conquise, les Barbares l'avaient ravagée, les Byzantins et les Normands tour à tour s'y étaient installés. Naples avait absorbé, utilisé, fondu leurs arts, leurs lois et leur vocabulaire; l'imagination de la rue se nourrissait de leurs souvenirs, de leurs rites et de leurs mythes.

Le peuple n'était ni grec, ni romain, ni byzantin ; il était le peuple napolitain de toujours, peuple pareil à nul autre au monde, qui use de la gaîté comme d'un masque de mime pour dissimuler la tragédie de la misère, qui emploie l'emphase pour donner du piment à la monotonie des jours, et dont l'apparente paresse n'est dictée que par la sagesse de ne point feindre l'activité lorsqu'on n'a rien à faire ; un peuple qui toujours aima la vie et la parole, toujours dut ruser avec le destin, et toujours montra grand mépris de l'agitation militaire parce que la paix, qui ne lui fut que rarement dispensée, jamais ne l'ennuya.

En ce temps-là, et depuis un demi-siècle environ, Naples était passée de la domination des Hohenstaufen à celle des princes d'Anjou. L'établissement de ces derniers, appelés par le Saint-Siège, s'était accompli au milieu des meurtres, des répressions et des massacres qui

LA REINE …TRANGL…E

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ensanglantaient alors la péninsule. Les apports les plus certains de la nouvelle monarchie se voyaient d'une part aux industries de laine qu'elle avait fondées dans les faubourgs pour en tirer revenus, d'autre part à

l'énorme résidence, mi-forteresse et mi-palais, qu'elle s'était fait construire près de la mer par l'architecte français Pierre de Chaulnes, le Ch‚teau-Neuf, gigantesque donjon rosé érigé vers le ciel et que les Napolitains, cédant à leur humour autant qu'à leur attachement aux vieux cultes phalliques, avaient immédiatement surnommé le Maschio Angioino, le M

‚le Angevin.

Un matin de janvier 1315, dans une pièce haute de ce ch‚teau, Roberto Oderisi, jeune peintre napolitain élève de Giotto, contemplait le portrait qu'il venait d'achever et qui constituait le centre d'un tableau à trois volets. Immobile devant son chevalet, un pinceau entre les dents, il ne parvenait pas à s'arracher à l'examen du tableau o˘ l'huile encore fraîche avait des reflets mouillés. Il se demandait si une touche de jaune plus p

‚le, ou au contraire de jaune légèrement orangé, n'aurait pas mieux rendu l'éclat doré des cheveux, si le front était assez clair, si l'oil, ce bel oil bleu un peu rond, avait bien l'expression de la vie. Les traits étaient exactement reproduits, ô certes oui, les traits... mais le regard? A quoi tient le regard? A un point de blanc sur la prunelle? A une ombre un peu plus profonde au coin de la paupière? Comment arriver jamais, avec des couleurs broyées et disposées les unes auprès des autres, à restituer la réalité d'un visage et les étranges variations de la lumière sur le contour des formes ! Peut-être n'était-ce pas l'oil, après tout, qui se trouvait en cause, mais la transparence de la narine, ou bien le clair éclat des lèvres...

"Je peins trop de Vierges, avec toujours la même inclinaison de visage, et toujours la même expression d'extase et d'absence... " pensa le peintre.

- Alors, signor Oderisi, est-ce fini? demanda la belle princesse qui lui servait de modèle.

Depuis une semaine, elle passait trois heures chaque jour assise dans cette pièce, posant pour un portrait demandé par la cour de France.

A travers la grande ogive au vitrage ouvert, on apercevait les m‚tures des bateaux d'Orient amarrés dans le port et, au-delà, le développement de la baie de Naples, la mer immensément bleue sous le poudroiement du soleil, le profil triangulaire du Vésuve. L'air était doux, et le jour heureux à

vivre.

Oderisi ôta son pinceau de sa bouche.

- Hélas ! oui, répondit-il, c'est fini.

- Pourquoi hélas?

- Parce que je vais être privé de la félicité de voir chaque matin Donna Clemenza, et qu'il me semblera désormais que le soleil ne se lève plus.

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LES ROIS MAUDITS

C'était là petit compliment, car déclarer à une femme, qu'elle soit princesse ou servante d'auberge, qu'on va tomber gravement malade de ne pas la revoir ne constitue pour un Napolitain que le minimum obligé de la courtoisie. Et la dame de parage qui brodait, silencieuse, dans un coin de la pièce, avec charge de veiller sur la décence de l'entretien, n'y trouva pas motif à seulement lever la tête.

- Et puis, Madame, et puis... je dis hélas, parce que ce portrait n'est point bon, ajouta Oderisi. Il ne donne pas de vous une image de beauté

aussi parfaite que la vérité.

On l'e˚t approuvé qu'il se f˚t vexé; mais, se critiquant, il était sincère.

Il éprouvait le chagrin de l'artiste devant l'ouvre achevée, à n'avoir pu mieux faire. Ce jeune homme de dix-sept ans présentait déjà les caractères du grand peintre.

- Puis-je voir? demanda Clémence de Hongrie.

- Ah ! Madame, ne m'accablez point. Je sais trop que c'est à mon maître qu'aurait d˚ revenir l'honneur d'accomplir ce portrait.

On avait fait appel, effectivement, à Giotto, lui dépêchant un chevaucheur à travers l'Italie. Mais l'illustre toscan, occupé cette année-là à peindre la vie de saint François d'Assise sur les murs de la Santa-Croce, à

Florence, avait répondu, du haut de ses échafaudages, qu'on s'adress‚t à

son jeune disciple de Naples.

Clémence de Hongrie se leva et s'approcha du chevalet. Haute et blonde, elle avait moins de gr‚ce que de grandeur, et moins de féminité peut-être que de noblesse. Mais l'impression un peu sévère que produisait son maintien était balancée par la pureté du visage, l'expression émerveillée du regard.

- Mais, signor Oderisi, s'écria-t-elle, vous m'avez pourtraite plus belle que je ne suis !

- J'ai fidèlement suivi vos traits, Donna Clemenza; et aussi je me suis appliqué à peindre votre ‚me.

- Alors, j'aimerais que mon miroir e˚t autant de talent que vous. Ils se sourirent, se remerciant mutuellement de leurs compliments.

- Espérons que cette image plaira en France... je veux dire à mon oncle de Valois, ajouta-t-elle en montrant un peu de confusion.

Car une fiction, dont personne n'était dupe, voulait que le portrait f˚t destiné à Charles de Valois, pour la grande affection que celui-ci portait à sa nièce.

Clémence, ce disant, se sentit rougir. A vingt-deux ans, elle rougissait encore facilement et s'en faisait reproche comme d'une faiblesse. Combien de fois sa grand-mère, la reine Marie de Hongrie, ne lui avait-elle pas répété: " Clémence, on ne rougit point lorsqu'on est princesse, et promise à devenir reine ! "

Se pouvait-il vraiment qu'elle devînt reine? Les yeux tournés vers la mer, elle rrvait à ce cousin lointain, ce roi inconnu dont on lui avait LA REINE …TRANGL…E

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tant parlé depuis vingt jours qu'était arrivé de Paris un ambassadeur officieux...

Messire de Bouville lui avait représenté le roi Louis X tel qu'un prince malheureux, parce que durement atteint dans ses affections, mais doué de tous les agréments de visage, d'esprit et de cour qui pouvaient plaire à

une dame de haut lignage. quant à la cour de France, on devait y voir le modèle des cours, offrant un parfait mélange des joies de famille et des grandeurs de la royauté... Or rien n'était mieux fait pour séduire Clémence de Hongrie que la perspective d'avoir à guérir les blessures d'‚me d'un homme éprouvé coup sur coup par la trahison d'une épouse indigne et la mort h‚tive d'un père adoré. Pour Clémence, l'amour ne se pouvait séparer du dévouement. A cela s'ajoutait l'orgueil d'avoir été choisie par la France... " Certes, j'aurais longuement attendu un établissement, au point que je n'en espérais plus. Et voilà peut-être que Dieu va me donner le meilleur époux et le plus heureux royaume. " Aussi, depuis trois semaines elle vivait dans le sentiment du miracle et débordait de reconnaissance envers le Créateur et l'univers entier.

Une tenture, brodée de lions et d'aigles, se souleva, et un jeune homme de petite taille, au nez maigre, aux yeux ardents et gais, aux cheveux très noirs, entra en s'inclinant.

- Oh ! signor Baglioni, vous voilà... dit Clémence de Hongrie d'un ton joyeux.

Elle aimait bien le jeune Siennois qui servait d'interprète à l'ambassadeur et donc, pour elle, faisait partie des messagers du bonheur.

- Madame, dit-il, messire de Bouville m'envoie vous demander s'il peut venir vous rendre sa visite?

- J'ai toujours grand plaisir à voir messire de Bouville. Mais approchez, et dites-moi ce que vous pensez de cette image qui est maintenant achevée.

- Je dis, Madame, répondit Guccio après être resté un instant silencieux devant le tableau, je dis que ce portrait vous est fidèle à merveille, et qu'il montre la plus belle dame que mes yeux aient admirée.

Oderisi, les avant-bras tachés d'ocré et de vermillon, buvait la louange.

- Vous n'aimez donc point quelque demoiselle en France, comme je l'avais cru comprendre? dit Clémence en souriant.

- Certes, j'aime, Madame...

- Alors vous n'êtes point sincère ou devers elle ou devers moi, messire Guccio, car j'ai toujours oui dire que pour qui aime, il n'est de plus beau visage au monde que celui dont on est épris.

- La dame qui a ma foi et qui me garde la sienne, répliqua Guccio 322

LES ROIS MAUDITS

avec élan, est à coup s˚r la plus belle qui soit... après vous, Donna Clemenza, et ce n'est point mal aimer que de dire le vrai.

Depuis qu'il était à Naples, et se trouvait mêlé aux projets d'un mariage de roi, le neveu du banquier Tolomei se plaisait à prendre des airs de héros de chevalerie, blessé d'amour pour une belle lointaine. En vérité, sa passion s'accommodait assez bien de l'éloignement, et il n'avait laissé

perdre aucune occasion des plaisirs qui s'offrent au voyageur.

La princesse Clémence, pour sa part, se sentait pleine de curiosité et de dispositions affectueuses à l'égard des amours d'autrui ; elle aurait voulu que tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles de la terre fussent heureux.

- Si Dieu veut que j'aille un jour en France... Elle rougit à nouveau.

- ... j'aurai plaisir à connaître celle à qui vous pensez tant, et que vous allez épouser, je le souhaite.

- Ah ! Madame, fasse le ciel que vous veniez ! Vous n'aurez pas de plus fidèle serviteur que moi, et, j'en suis certain, de plus dévouée servante qu'elle.

Et il ploya le genou, avec le meilleur air, comme s'il se f˚t trouvé en tournoi devant la loge des dames. Elle le remercia d'un geste de la main; elle avait de beaux doigts fuselés, un peu longs du bout, pareils aux doigts qu'on voyait aux saintes sur les fresques.

"Ah! le bon peuple, les gentilles gens", pensait Clémence en regardant le petit Italien qui, en ce moment, lui représentait toute la France.

- Pouvez-vous me la nommer, demanda-t-elle encore, ou bien est-ce un secret?

- Ce n'est point un secret pour vous, s'il vous plaît de le savoir, Donna Clemenza. Elle se nomme Marie... Marie de Cressay. Elle est de noble lignage; son père était chevalier; elle m'attend dans son ch‚teau qui est à

dix lieues de Paris... Elle a seize ans.

- Eh bien ! soyez heureux, je vous le souhaite, signor Guccio ; soyez heureux avec votre belle Marie de Cressay.

Guccio sortit et s'élança dans les galeries en dansant. Il voyait déjà la reine de France assister à ses noces. Encore fallait-il, pour qu'un si beau projet vît le jour, que le roi Louis, d'une part, f˚t en mesure d'épouser Donna Clemenza, et que la famille de Cressay, d'autre part, voul˚t bien accorder à un Lombard la main de Marie...

Le jeune homme trouva Hugues de Bouville en l'appartement o˘ on l'avait logé. L'ancien grand chambellan, un miroir à la main, cherchait la bonne lumière et tournait sur lui-même pour s'assurer de son apparence et mettre en place les mèches noires et blanches qui le

LA REINE …TRANGL…E

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faisaient ressembler à un gros cheval pie. Il en était à se demander s'il n'aurait pas eu avantage à se teindre.

Les voyages enrichissent la jeunesse; mais il arrive aussi qu'ils troublent l'‚ge m˚r. L'air italien avait grisé Bouville. Ce brave seigneur, fort attentif à ses devoirs, n'avait pu résister, dès Florence, à tromper sa femme, et il s'était aussitôt jeté dans une église pour s'en confesser. A Sienne, o˘ Guccio connaissait quelques dames installées dans la galanterie, il avait récidivé, mais avec déjà moins de remords. A Rome, il s'était conduit comme s'il e˚t rajeuni de vingt ans. Naples, prodigue en voluptés faciles, à condition qu'on f˚t muni d'un peu d'or, faisait vivre Bouville dans une sorte d'enchantement. Ce qui partout ailleurs e˚t passé pour vice prenait ici un aspect désarmant de naturel et presque de naÔveté. De petits maquereaux de douze ans, guenilleux et dorés, vantaient la croupe de leur sour aînée avec une éloquence antique, puis restaient sagement assis dans l'antichambre à se gratter les pieds. Et l'on avait en plus le sentiment d'accomplir une bonne action, en permettant à une famille entière de se nourrir pendant une semaine. Et puis le plaisir de se promener au mois de janvier sans manteau ! Bouville s'était mis à la dernière mode et portait maintenant des surcots à manches de deux couleurs, rayées en travers. Bien s˚r, on l'avait un peu volé au coin de chaque rue. Faible prix, vraiment, pour tant d'agrément !

- Mon ami, dit-il à l'entrée de Guccio, savez-vous que j'ai maigri au point qu'il n'est pas impossible que je reprenne taille fine? La supposition témoignait de beaucoup d'optimisme.

- Messire, dit le jeune homme, Donna Clemenza est prête à vous recevoir.

- J'espère que le portrait n'est point achevé?

- Il l'est, messire.

Bouville poussa un fort soupir.

- Alors, c'est le signe qu'il nous faut retourner en France. J'en ai regret, je l'avoue, car j'ai pris cette nation en amitié, et j'aurais bien donné quelques florins à ce peintre pour qu'il allonge‚t un peu son travail. Allons, les meilleures choses ont une fin.

Ils échangèrent un sourire de connivence, et, pour se rendre aux appartements de la princesse, le gros ambassadeur prit affectueusement Guccio par le bras.

Entre ces deux hommes, si différents par l'‚ge, l'origine et la situation, une véritable amitié avait pris naissance, et s'était, d'étape en étape, affermie. Aux yeux de Bouville, le jeune Toscan semblait l'incarnation même de ce voyage, avec ses libertés, ses découvertes et le sentiment de la jeunesse retrouvée. En outre, le garçon se montrait actif, subtil, discutait avec les fournisseurs, administrait la dépense, aplanissait les difficultés, organisait les plaisirs. quant à Guccio, il 324

LES ROIS MAUDITS

partageait, gr‚ce à Bouville, un train de grand seigneur et vivait dans la familiarité des princes. Ses fonctions mal définies d'interprète, de secrétaire et d'argentier lui valaient des égards. Et puis Bouville n'était pas ménager de ses souvenirs ; et pendant les longues chevauchées, ou bien le soir, au souper dans les auberges ou les hôtelleries des monastères, il avait instruit Guccio de bien des choses touchant le roi Philippe le Bel, la cour de France, les familles royales. De la sorte, ils s'ouvraient mutuellement des mondes inconnus et se complétaient à merveille, formant un curieux attelage o˘ l'adolescent, souvent, guidait le barbon.

Ils pénétrèrent ainsi chez Donna Clemenza ; mais leur air d'insouciance s'effaça aussitôt qu'ils virent, plantée devant le tableau, la vieille reine mère Marie de Hongrie. Ployés en révérences, ils avancèrent d'un pied prudent.

Madame de Hongrie était ‚gée de soixante-dix ans. Veuve du roi de Napies Charles II le Boiteux, mère de treize enfants dont elle avait déjà vu mourir près de la moitié, elle gardait de ses maternités un bassin large, et de ses deuils de longues rides qui joignaient ses paupières à sa bouche édentée. Elle était haute de taille, grise de teint, neigeuse de cheveu, avec sur toute la physionomie une expression de force, de décision, d'autorité que la vieillesse n'avait pas atténuée. Elle portait couronne en tête dès son réveil. Apparentée à toute l'Europe et revendiquant pour sa descendance le royaume de Hongrie, elle avait fini, après vingt ans de lutte, par l'obtenir.

Maintenant que son petit-fils Charles-Robert ou Charobert, héritier de son fils aîné Charles-Martel, mort prématurément, occupait le trône de Buda, que la canonisation de son second fils, le défunt évêque de Toulouse, semblait chose assurée, que son troisième fils, Robert, régnait sur Napies et les Fouilles, que le quatrième était prince de Tarente et empereur titulaire de Constantinople, que le cinquième était duc de Durazzo, et que ses filles survivantes se trouvaient mariées l'une au roi de Majorque, l'autre à Frédéric d'Aragon, la reine Marie ne considérait pas encore sa t

‚che terminée; elle s'occupait de sa petite-fille, Clémence l'orpheline, la sour de Charobert, qu'elle avait élevée.

Se tournant brusquement vers Bouville, comme un faucon de montagne repère un chapon, elle lui fit signe d'approcher.

- Alors, messire, demanda-t-elle, que vous semble de cette image?

Bouville entra en méditation devant le chevalet. Ce qu'il contemplait, c'était moins le visage de la princesse que les deux volets latéraux destinés à se rabattre pour protéger le tableau, et sur lesquels Oderisi avait peint d'une part le Maschio Angioino et de l'autre, dans une perspective en superposition, le port et la baie de Napies. Regardant la figuration de ce paysage qu'il allait devoir incessamment quitter, Bouville éprouvait déjà de la nostalgie.

LA REINE …TRANGL…E

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- L'art m'en paraît sans reproche, dit-il enfin. Sinon que la bordure est peut- être un peu simple pour encadrer un visage si beau. Ne croyez-vous pas qu'un feston doré...

Il cherchait à gagner un jour ou deux.

- Il n'importe, messire, coupa la vieille reine. Trouvez-vous qu'il ressemble? Oui. Alors voilà l'important. L'art est objet frivole et il m'étonnerait que le roi Louis se souci‚t beaucoup de guirlandes. C'est le visage qui l'intéresse, n'est-ce pas vrai?

Elle ne m‚chait pas ses mots, et, à la différence de toute la cour, ne se souciait pas de dissimuler le motif de l'ambassade. Toutefois, elle congédia Oderisi en lui disant :

- Votre travail est bien fait, jeune homme ; vous vous ferez compter votre d˚ par notre trésorier. Et maintenant retournez peindre notre église, et veillez à ce que le diable y soit bien noir et les anges bien resplendissants.