- Je pense qu'il y a dans cette affaire, dit-il, assez d'intrigues pour qu'elles s'anéantissent l'une l'autre. A nous d'être les plus tenaces et les plus fermes.

Après un instant de silence, Philippe le Bel se tourna vers Nogaret. Celui-ci, le visage très p‚le, respirait avec peine.

- Votre conseil, Nogaret?

- Oui... Sire, dit le garde des Sceaux avec effort. Il passa une main tremblante sur son front.

- Veuillez me pardonner... Cette lourde chaleur...

- Mais il ne fait pas chaud, dit Hugues de Bouville. Nogaret, à grand effort, prononça d'une voix lointaine :

- L'intérêt du royaume et celui de la foi commandent d'agir en ce sens.

Puis il se tut ; on s'étonna qu'il e˚t parlé si peu, et pour exprimer une pensée si vague.

- Votre conseil, Marigny?

- Je proposerais, Sire, qu'on prît prétexte de ramener en Guyenne les restes du pape Clément, selon la volonté qu'il en a montrée, pour aller presser un peu le conclave. Messire de Nogaret pourrait être chargé de cette pieuse mission, nanti des pouvoirs nécessaires, et accompagné d'une bonne escorte, armée comme il convient. L'escorte garantira les pouvoirs.

Charles de Valois détourna la tête ; il désapprouvait cette épreuve de force.

- Mon annulation en sera-t-elle h‚tée ? demanda Louis de Navarre.

- Taisez-vous, Louis... dit le roi. C'est aussi à cela que nous travaillons.

- Oui, Sire... dit Nogaret sans même avoir conscience de parler.

Sa voix était rauque et basse. Il éprouvait un grand trouble dans l'esprit, et les choses se déformèrent devant ses yeux. Les vo˚tes de la salle lui parurent devenir hautes comme celles de la Sainte-Chapelle ; puis, soudain, elles se rapprochèrent jusqu'à devenir aussi basses que celles des caveaux o˘ il avait coutume d'interroger les prisonniers.

- qu'advient-il? demanda-t-il en essayant de desserrer son surcot.

Il s'était brusquement ramassé sur lui-même, les genoux contre le ventre, la tête baissée, les mains crispées sur la poitrine. Le roi se leva, imité

de tous les assistants... Nogaret poussa un cri étouffé et s'écroula en vomissant.

Ce fut Hugues de Bouville, le grand chambellan, qui le ramena à son hôtel o˘ il fut aussitôt visité par les médecins du roi.

LE ROI DE FER

177

Ceux-ci consultèrent longuement. Rien ne fut révélé de leur rapport au souverain. Mais bientôt, à la cour et dans toute la ville, on parla d'une maladie inconnue. Le poison? On affirmait avoir essayé des plus puissants antidotes.

Les affaires du royaume, ce jour-là, restèrent comme suspendues.

Lorsque la comtesse Mahaut apprit la nouvelle, elle dit seulement :

- Bon ! Il paie.

Et elle se mit à table. Mais elle promit à Béatrice une robe complète, c'est-à-dire les six pièces, chemise, robe de dessous, robe de dessus, surcot, manteau et chape, le tout de la plus fine étoffe, avec en plus une belle bourse pendue à la ceinture, si le garde des Sceaux trépassait.

Nogaret, effectivement, payait. Depuis plusieurs heures, il ne reconnaissait plus personne. Il était sur son lit, le corps secoué de spasmes, et il crachait du sang. Il n'avait même plus la force de se pencher au-dessus d'un bassin ; le sang coulait de sa bouche sur un gros drap plié qu'un valet changeait de temps en temps.

La chambre était pleine. Amis et serviteurs se relayaient auprès du malade.

Dans un coin, petit groupe sournois et chuchotant, quelques parents pensaient à la curée en évaluant le mobilier.

Nogaret ne les distinguait que comme de vagues spectres qui s'agitaient très loin, sans raison et sans but. D'autres présences, visibles de lui seul, étaient en train de l'assaillir.

Au curé de la paroisse, qui vint l'administrer, il ne confessa que des r

‚les ou des paroles inintelligibles.

- Arrière, arrière! hurla-t-il d'une voix épouvantée quand on l'oignit des saintes huiles.

Les médecins se précipitèrent. Nogaret, hagard, se tordait sur sa couche, les yeux révulsés, repoussant des ombres... Il était entré dans les affres.

Sa mémoire, qui n'aurait plus à lui faire de service, se vidait d'un coup comme une bouteille retournée qu'on va jeter, et lui présentait toutes les agonies auxquelles il avait assisté, tous les trépas qu'il avait ordonnés.

Morts pendant les interrogatoires, morts dans les prisons, morts dans les flammes, morts sur la roue, morts aux cordes des gibets, se bousculaient en lui et venaient y mourir une deuxième fois.

Les mains à la gorge, il s'efforçait d'écarter les fers rougis dont il avait vu br˚ler tant de poitrines nues. Ses jambes furent saisies de crampes ; on l'entendit crier :

- Les tenailles ! Otez-les, par pitié !

L'odeur du sang qu'il vomissait lui semblait l'odeur du sang de ses victimes.

Il arrivait à Nogaret, pour sa dernière heure, de se sentir enfin à la place des autres ; et c'était cela son ch‚timent.

- Je n'ai rien fait en mon nom ! Le roi seul... j'ai servi le roi...

178

LES ROIS MAUDITS

Ce légiste, devant le tribunal de l'agonie, tentait une ultime procédure.

Les assistants, avec moins d'émotion que de curiosité, et plus de dégo˚t que de compassion, regardaient s'enfoncer dans l'au-delà l'un des vrais maîtres du royaume.

Vers le soir la chambre se vida. Un barbier et un frère de saint Dominique restèrent seuls auprès de Nogaret. Les serviteurs se couchèrent à même le sol, dans l'antichambre, et la tête sous leurs manteaux.

Bouville eut à les enjamber, lorsqu'il vint dans la nuit, de la part du roi. Il interrogea le barbier.

- Rien n'a pu agir, dit celui-ci à voix basse. Il vomit moins, mais ne cesse de délirer. Nous n'avons plus qu'à attendre que Dieu le prenne !

R‚lant faiblement, Nogaret était seul à voir les Templiers morts qui l'attendaient au fond des ténèbres. La croix cousue sur l'épaule, ils se tenaient le long d'une route nue, bordée de précipices, et qu'éclairait la lueur des b˚chers.

- Aymon de Barbonne... Jean de Fumes... Pierre Suffet... Brintin-hiac...

Ponsard de Gizy...

Les morts se servaient de sa voix, qu'il ne reconnaissait plus, pour se faire reconnaître de lui.

- Oui, Sire... Je partirai demain...

Bouville, vieux serviteur de la couronne, eut le cour serré en percevant ce murmure qu'il se promit de rapporter au roi.

Mais soudain Nogaret se dressa, le menton en avant, le cou tendu, et lui cria, effrayant :

- Fils de Cathare !

Bouville regarda le dominicain, et tous deux se signèrent.

- Fils de Cathare ! répéta Nogaret.

Et il retomba sur ses oreillers. Dans l'immense, le tragique paysage de montagnes et de vallées qu'il portait en lui et qui le conduisait vers le jugement dernier, Nogaret était reparti pour sa grande expédition. Il chevauchait, un jour de septembre, sous l'éblouissant soleil d'Italie, à la tête de six cents cavaliers et d'un millier de fantassins, vers le rocher d'Anagni. Sciarra Colonna, l'ennemi mortel du pape Boniface VIII, l'homme qui avait préféré ramer trois ans au banc d'une galère barbaresque plutôt que risquer d'être rendu à la papauté, marchait à côté de lui. Et Thierry d'Hirson était de l'expédition. La petite cité d'Anagni ouvrait d'elle-même ses portes; les assaillants, passant par l'intérieur de la cathédrale, envahissaient le palais CaÎtani et les appartements pontificaux. Là, le vieux pape de quatre-vingt-huit ans, tiare en tête, croix en main, seul dans une immense salle désertée, voyait entrer cette horde en armures.

Sommé d'abdiquer, il répondait : " Voilà

LE ROI DE FER

179

mon cou, voilà ma tête; je mourrai, mais je mourrai pape." Sciarra Colonna le giflait de son gantelet de fer. Et Boniface lançait à Nogaret : " Fils de Cathare ! Fils de Cathare ! ".

- J'ai empêché qu'on ne le tu‚t, gémit Nogaret.

Il plaidait encore. Mais bientôt il se mit à sangloter, comme avait sangloté Boniface jeté au bas de son trône ; il était de nouveau à la place de l'autre...

La raison du vieux pape n'avait pas résisté à l'attentat et à l'outrage.

Tandis qu'on le ramenait à Rome, Boniface continuait de pleurer comme un enfant. Puis il était tombé dans une démence furieuse, insultant quiconque l'approchait, et se traînant à quatre pattes dans la chambre o˘ on le gardait. Un mois plus tard il mourait en repoussant, dans une crise de rage, les derniers sacrements...

Penché sur Nogaret et multipliant les signes de croix, le frère dominicain ne comprenait pas pourquoi l'ancien excommunié s'obstinait à refuser une extrême-onction qu'il avait reçue quelques heures plus tôt.

Bouville partit. Le barbier, se sachant inutile jusqu'au moment o˘ il aurait à procéder à la toilette funéraire, s'était endormi sur son siège et dodelinait la tête. Le dominicain de temps à autre abandonnait son chapelet pour moucher la chandelle.

Vers quatre heures du matin les lèvres de Nogaret articulèrent faiblement :

- Pape Clément... chevalier Guillaume... roi Philippe... Ses grands doigts bruns et plats grattaient le drap.

- Je br˚le, dit-il encore.

Puis les fenêtres devinrent grises de la timide lueur de l'aube, et une cloche tinta, de l'autre côté de la Seine. Les serviteurs remuèrent dans le vestibule. L'un deux entra, traînant les pieds, et vint ouvrir une croisée.

Paris sentait le printemps et les feuilles. La ville s'éveillait dans une rumeur confuse.

Nogaret était mort et un filet de sang séchait sous ses narines. Le frère de saint Dominique dit :

- Dieu l'a pris !

III

LES DOCUMENTS D'UN REGNE

Une heure après que Nogaret eut rendu l'‚me, messire Alain de Pareilles, accompagné de Maillard, le secrétaire du roi, vint se saisir de tous les documents, pièces et dossiers qui se trouvaient en la demeure du garde des Sceaux.

Puis le roi lui-même fît une dernière visite à son ministre. Il ne resta devant le corps qu'un temps assez bref. Ses yeux p‚les fixaient le mort, sans ciller, comme lorsqu'il lui posait sa question habituelle : " Votre conseil, Nogaret?" Et il semblait déçu de ne plus avoir réponse.

Philippe le Bel, ce matin-là, n'accomplit point sa quotidienne promenade à

travers les rues et les marchés. Il rentra directement au Palais o˘ il commença, aidé de Maillard, l'examen des dossiers pris chez Nogaret et qu'on avait déposés dans son cabinet.

Bientôt, Enguerrand de Marigny se présenta chez le roi. Le souverain et son coadjuteur se regardèrent, et le secrétaire sortit.

- Le pape, au bout d'un mois... dit le roi. Et un mois après, Nogaret...

Il y avait de l'angoisse, presque de la détresse, dans la façon dont il avait prononcé ces mots. Marigny s'assit sur le siège que le souverain lui désignait. Il resta un moment silencieux, puis dit :

- Certes, ce sont d'étranges coÔncidences, Sire. Mais de semblables choses arrivent sans doute chaque jour, dont nous ne sommes pas frappés parce que nous les ignorons.

- Nous avançons en ‚ge, Enguerrand. C'est une malédiction suffisante.

Il avait quarante-six ans, Marigny quarante-neuf. Peu d'hommes, à cette époque, atteignaient la cinquantaine.

- Il faut faire tri de tout ceci, reprit le roi en montrant les dossiers.

Ils se mirent au travail. Une partie des pièces seraient déposées aux Archives du royaume, dans le Palais même23. D'autres, qui concer-LE ROI DE FER

181

naient des affaires en cours, seraient conservées par Marigny ou remises à

ses légistes; d'autres enfin, par prudence, iraient au feu.

Le silence régnait dans le cabinet, à peine troublé par les cris lointains des marchands et la rumeur de Paris.

Le roi se penchait sur les liasses ouvertes. C'était tout son règne qu'il voyait repasser devant lui, vingt-neuf années pendant lesquelles il avait administré le sort de millions d'hommes, et imposé son influence à l'Europe entière.

Et brusquement cette suite d'événements, de problèmes, de conflits, de décisions, lui parut comme étrangère à sa propre vie, à son propre destin.

Une autre lumière éclairait ce qui avait fait le travail de ses jours et le souci de ses nuits.

Car il découvrait soudain ce que les autres pensaient et écrivaient de lui; il se voyait de l'extérieur. Nogaret avait gardé des lettres d'ambassadeurs, des minutes d'interrogatoires, des rapports de police.

Toutes ces lignes faisaient apparaître un portrait du roi que celui-ci ne reconnaissait pas, l'image d'un être lointain, dur, étranger à la peine des hommes, inaccessible aux sentiments, une figure abstraite incarnant l'autorité au-dessus et à l'écart de ses semblables. Plein d'étonne-ment, il lisait deux phrases de Bernard de Saisset, cet évêque qui avait été à

l'origine de la grande querelle avec Boniface VIII : " II a beau être le plus bel homme du monde, il ne sait que regarder les gens sans rien dire.

Ce n'est ni un homme ni une bête, c'est une statue. "

Et il lut aussi ces mots, d'un autre témoin de son règne : " Rien ne le fera ployer, c'est un roi de fer. "

- Un roi de fer, murmura Philippe le Bel. Ai-je donc su si bien cacher mes faiblesses? Comme les autres nous connaissent peu, et comme je serai mal jugé !

Un nom rencontré le fit se souvenir de l'extraordinaire ambassade qu'il avait reçue tout au début de son règne. Rabban Kaumas, évêque nestorien chinois, était venu lui proposer de la part du grand Khan de Perse, descendant de Gengis Khan, la conclusion d'une alliance, une armée de cent mille hommes et la guerre contre les Turcs.

Philippe le Bel avait alors vingt ans. quelle griserie, pour un jeune homme, que la perspective d'une croisade o˘ participeraient l'Europe et l'Asie, quelle entreprise digne d'Alexandre ! Ce jour-là pourtant, il avait choisi une autre voie. Plus de croisades, plus d'aventures guerrières ; c'était sur la France et la paix qu'il avait résolu d'exercer ses efforts.

Avait-il eu raison? quelle e˚t été sa vie, et quel empire e˚t-il fondé s'il avait accepté l'alliance avec le Khan de Perse? Il rêva, un instant, d'une gigantesque conquête des terres chrétiennes qui aurait assuré sa gloire dans la suite des siècles... Mais Louis VII, mais Saint Louis avaient poursuivi de semblables rêves, qui s'étaient tournés en désastres.

182

LES ROIS MAUDITS

II revint au réel, souleva une nouvelle pile de parchemins. Sur le dossier, il lisait une date : 1305. C'était l'année de la mort de son épouse la reine Jeanne, qui avait apporté la Navarre au royaume, et à lui le seul amour qu'il e˚t connu. Il n'avait jamais désiré d'autre femme ; depuis neuf ans qu'elle était disparue, il n'en avait plus regardé d'autre. Or, à peine avait-il dépouillé l'habit de deuil, qu'il devait affronter les émeutes.

Paris, soulevé contre ses ordonnances, le forçait à se réfugier au Temple.

Et l'année suivante, il faisait arrêter ces mêmes Templiers qui lui avaient fourni asile et protection... Nogaret avait conservé ses notes concernant la conduite du procès.

Et maintenant? Après tant d'autres, le visage de Nogaret allait s'effacer du monde. Il ne restait de lui que ces liasses d'écriture, témoignages de son labeur.

" que de choses promises à l'oubli dorment ici, pensa le roi. Tant de procédures, de tortures, de morts... "

Les yeux fixes, il méditait.

"Pourquoi? se demandait-il encore. Pour quelle fin? O˘ sont mes victoires?

Gouverner est une ouvre qui ne connaît point d'achèvement. Peut-être n'ai-je que quelques semaines à vivre. Et qu'ai-je fait qui soit assuré de durer après moi... "

II ressentait la grande vanité d'agir qu'éprouvé l'homme assailli par l'idée de sa propre mort.

Marigny, le poing sous son large menton, restait immobile, inquiet de la gravité du roi. Tout était relativement aisé au coadjuteur dans l'exercice de ses charges et t‚ches, sauf de comprendre les silences du souverain.

- Nous avons fait canoniser mon grand-père le roi Louis par le pape Boniface, dit Philippe le Bel; mais était-il vraiment un saint?

- Sa canonisation était utile au royaume, Sire, répondit Marigny. Une famille de rois est mieux respectée si elle compte un saint.

- Mais fallait-il, dans la suite, employer la force contre Boniface?

- Il était sur le point de vous excommunier, Sire, parce que vous ne pratiquiez point dans vos …tats la politique qu'il voulait. Vous n'avez pas manqué au devoir des rois. Vous êtes resté à la place o˘ Dieu vous avait mis, et vous avez proclamé que vous ne teniez votre royaume de personne, fors de Dieu.

Philippe le Bel désigna un long parchemin.

- Et les Juifs? N'en avons-nous pas br˚lé trop? Ils sont créatures humaines, souffrantes et mortelles comme nous. Dieu ne l'ordonnait pas.

- Vous avez suivi l'exemple de Saint Louis, Sire; et le royaume avait besoin de leurs richesses.

Le royaume, le royaume, sans cesse le royaume. " II le fallait, pour le royaume... Nous le devons, pour le royaume... "

LE ROI DE FER

183

- Saint Louis aimait la foi et la grandeur de Dieu. Moi, qu'ai-je donc aimé? dit Philippe le Bel à voix basse.

- La justice, Sire, la justice qui est nécessaire au commun bien, et qui frappe tous ceux qui ne suivent pas le train du monde.

- Ceux qui ne suivent pas le train du monde ont été nombreux le long de mon règne, et ils seront nombreux encore si tous les siècles se ressemblent.

Il soulevait les dossiers de Nogaret et les reposait sur la table, l'un après l'autre.

- Le pouvoir est chose amère, dit-il.

-"- Rien n'est grand, Sire, qui n'ait sa part de fiel, répondit Marigny, et le Seigneur Christ l'a su. Vous avez régné grandement. Songez que vous avez réuni à la couronne Chartres, Beaugency, la Champagne, la Bigorre, Angoulême, la Marche, Douai, Montpellier, la Comté-Franche, Lyon, et une part de Guyenne. Vous avez fortifié vos villes, comme votre père Monseigneur Philippe III le souhaitait, pour qu'elles ne soient plus à la merci d'autrui, du dehors comme du dedans... Vous avez refait la loi d'après les lois de l'ancienne Rome. Vous avez donné au Parlement sa règle pour qu'il rende de meilleurs arrêts. Vous avez octroyé à beaucoup de vos sujets la bourgeoisie du roi24. Vous avez affranchi des serfs dans maints bailliages et sénéchaussées. Non, Sire, c'est à tort que vous craignez d'avoir erré. D'un royaume partagé, vous avez fait un pays qui commence à

n'avoir qu'un seul cour.

Philippe le Bel se leva. La conviction sans faille de son coadjuteur le rassurait, et il s'appuyait sur elle pour lutter contre une faiblesse qui n'était pas dans sa nature.

- Peut-être dites-vous vrai, Enguerrand. Mais si le passé vous satisfait, que dites-vous du présent? Hier des gens ont d˚ être tenus au calme par les archers, rue Saint-Merri. Lisez ce qu'écrivent les baillis de Champagne, de Lyon et d'Orléans. Partout on crie, partout on se plaint du renchérissement du blé et des maigres salaires. Et ceux-là qui crient, Eguerrand, ne peuvent comprendre que ce qu'ils réclament, et que je voudrais leur donner, dépend du temps et non de ma volonté. Ils oublieront mes victoires pour ne se souvenir que de mes impôts, et l'on m'accablera de ne point les avoir nourris, du temps qu'ils vivaient...

Marigny écoutait, plus inquiet maintenant des paroles du roi que de ses silences. Jamais il ne l'avait entendu avouer de semblables incertitudes, ni manifester un tel découragement.

- Sire, dit-il, il faut que nous décidions en plusieurs matières.

Philippe le Bel regarda encore un instant, épars sur la table, les documents de son règne. Puis il se redressa, comme s'il venait de se donner un ordre.

- Oui, Enguerrand, dit-il, il faut.

184

LES ROIS MAUDITS

Le propre des hommes forts n'est pas d'ignorer les hésitations et les doutes qui sont le fonds commun de la nature humaine, mais seulement de les surmonter plus rapidement.

IV L'…T… DU ROI

Avec la mort de Nogaret, Philippe le Bel parut avoir pénétré dans un pays o˘ personne ne pouvait le rejoindre. Le printemps réchauffait la terre et les maisons; Paris vivait dans le soleil; mais le roi était comme exilé

dans un hiver intérieur. La prophétie du grand-maître ne quittait plus guère son esprit.

Souvent, il partait pour l'une de ses résidences de campagne, o˘ il suivait de longues chasses, sa seule distraction apparente. Mais il était vite rappelé à Paris par des rapports alarmants. La situation alimentaire, dans le royaume, était mauvaise. Le co˚t des vivres augmentait; les régions prospères n'acceptaient pas de diriger leurs excédents vers les régions pauvres. On disait volontiers: "Trop de sergents, et pas assez de froment.

" On refusait de payer les impôts, et l'on se révoltait contre les prévôts et les receveurs de finances. A la faveur de cette crise, les ligues de barons, en Bourgogne et en Champagne, se reconstituaient pour soutenir de vieilles prétentions féodales. Robert d'Artois, mettant à profit le scandale des princesses royales et le mécontentement général, recommençait à fomenter des troubles sur les terres de la comtesse Mahaut.

- Mauvais printemps pour le royaume, dit un jour Philippe le Bel devant Monseigneur de Valois.

- Nous sommes dans la quatorzième année du siècle, mon frère, répondit Valois, une année que le sort a toujours marquée pour le malheur.

Il rappelait par là une troublante constatation faite à propos des années 14, au cours des ‚ges : 714, invasion des musulmans d'Espagne ; 814, mort de Charlemagne et déchirement de son empire ; 914, invasion des Hongrois, accompagnée de la grande famine; 1114, perte de la Bretagne; 1214, la coalition d'Othon IV, vaincue de justesse à

186

LES ROIS MAUDITS

Bouvines... une victoire au bord de la catastrophe. Seule, Tannée 1014

manquait à l'appel des drames.

Philippe le Bel regarda son frère comme s'il ne le voyait pas. Il laissa tomber la main sur le cou du lévrier Lombard, qu'il caressa à rebrousse-poil.

- Or le malheur cette fois, mon frère, est le produit de votre mauvais entourage, reprit Charles de Valois. Marigny ne connaît plus de mesure. Il use de la confiance que vous lui faites pour vous tromper, et vous engager toujours plus avant dans la voie qui le sert mais qui nous perd. Si vous aviez écouté mon conseil dans la question de Flandre...

Philippe le Bel haussa les épaules, d'un mouvement qui voulait dire : " A cela, je ne puis rien. "

Les difficultés avec la Flandre resurgissaient, périodiquement. Bruges la riche, irréductible, encourageait les soulèvements communaux. Le comté de Flandre, de statut mal défini, refusait d'appliquer la loi générale. De traités en dérobades, de négociations en révoltes, cette affaire flamande était une plaie inguérissable à l'épaule du royaume. que restait-il de la victoire de Mons-en-Pévèle? Une fois encore, il allait falloir employer la force.

Mais la levée d'une armée exigeait des fonds. Et si l'on reparlait en campagne, le compte du Trésor dépasserait sans doute celui de 1299, demeuré

dans les mémoires comme le plus élevé que le royaume e˚t connu: 1642649

livres de dépenses, accusant un déficit de près de 70000 livres. Or, depuis quelques années, les recettes ordinaires s'équilibraient autour de 500000

livres. O˘ trouver la différence?

Marigny, contre l'avis de Charles de Valois, fit alors convoquer une assemblée populaire pour le 1er ao˚t 1314, à Paris. Il avait déjà eu recours à de pareilles consultations, mais surtout à l'occasion des conflits avec la papauté. C'était en aidant le pouvoir royal à se dégager de l'obédience au Saint-Siège que la bourgeoisie avait conquis son droit de parole. Maintenant, on demandait son approbation en matière de finances.

Marigny prépara cette réunion avec le plus grand soin, envoyant dans les villes messagers et secrétaires, multipliant entrevues, démarches, promesses.

L'Assemblée se tint dans la Galerie mercière dont les boutiques, ce jour-là, furent fermées. Une grande estrade avait été dressée o˘ s'installèrent le roi, les membres de son Conseil, ainsi que les pairs et les principaux barons.

Marigny prit la parole, debout, non loin de son effigie de marbre, et sa voix semblait plus assurée encore qu'à l'accoutumée, plus certaine d'exprimer la vérité du royaume. Il était sobrement vêtu ; il avait, de l'orateur, la prestance et le geste. Son discours, dans la forme, LE ROI DE FER

187

s'adressait au roi; mais il le prononçait tourné vers la foule qui, de ce fait, se sentait un peu souveraine. Dans l'immense nef à deux vo˚tes, plusieurs centaines d'hommes, venus de toute la France, écoutaient.

Marigny expliqua que si les vivres se faisaient rares, donc plus chers, on ne devait point s'en montrer trop surpris. La paix qu'avait maintenue le roi Philippe favorisait l'accroissement en nombre de ses sujets. "Nous mangeons le même blé, mais nous sommes plus à le partager. " II fallait donc semer davantage ; et pour semer, il fallait la tranquillité de l'…tat, l'obéissance aux ordonnances, la participation de chaque région à la prospérité de tous.

Or qui menaçait la paix? La Flandre. qui refusait de contribuer au bien général? La Flandre. qui gardait ses blés et ses draps, préférant les vendre à l'étranger plutôt que de les diriger vers l'intérieur du royaume o˘ sévissait la pénurie? La Flandre. En refusant d'acquitter les tailles et droits de "traites", les villes flamandes aggravaient forcément la proportion des charges, pour les autres sujets du roi. La Flandre devait céder; on l'y contraindrait par la force. Mais pour cela, il fallait des subsides; toutes les villes, ici représentées par leurs bourgeois, devaient donc, dans leur propre intérêt, accepter une levée exceptionnelle d'impôts.

- Ainsi se feront voir, acheva Marigny, ceux qui donneront aide à aller contre les Flamands.

Une rumeur s'éleva, bientôt dominée par la voix d'…tienne Barbette.

Barbette, maître de la Monnaie de Paris, échevin, prévôt des marchands, et fort riche d'un commerce de toiles et de chevaux, était l'allié de Marigny.

Son intervention avait été préparée. Au nom de la première ville du royaume, Barbette promit l'aide requise. Il entraîna l'assistance, et les députés de quarante-trois " bonnes villes " acclamèrent d'une même voix le roi, Marigny, et Barbette.

Si l'Assemblée avait été une victoire, les résultats financiers se montrèrent assez décevants. L'armée fut mise sur pied avant que la subvention ait été recouvrée.

Le roi et son coadjuteur souhaitaient faire une démonstration rapide d'autorité plutôt que conduire une vraie guerre. L'expédition fut une imposante promenade militaire. Marigny, à peine les troupes en marche, fit connaître à l'adversaire qu'il était prêt à négocier, et se h‚ta de conclure, les premiers jours de septembre, la convention de Marquette.

Mais aussitôt l'armée partie, Louis de Nevers, fils de Robert de Béthune, comte de Flandre, dénonça la convention. Pour Marigny, c'était l'échec.

Valois, qui en venait à se réjouir d'une défaite pour le royaume si cette défaite nuisait au coadjuteur, accusait ce dernier, publiquement, de s'être laissé acheter par les Flamands.

La note de la campagne demeurait à payer; et les officiers royaux 188

LES ROIS MAUDITS

continuaient donc de percevoir, à grand-peine et au vif mécontentement des provinces, l'aide exceptionnelle consentie pour une entreprise déjà close, et par l'insuccès.

Le Trésor s'épuisait et Marigny devait envisager de nouveaux expédients.

Les Juifs avaient été spoliés par deux fois; les tondre à nouveau donnerait peu de laine. Les Templiers n'existaient plus, et leur or était depuis longtemps fondu. Restaient les Lombards.

Déjà, en 1311, on les avait décrétés d'expulsion, sans intention véritable d'exécuter l'ordonnance, mais pour les obliger de racheter, fort cher, leur droit de séjour. Cette fois, il ne pouvait s'agir de rachat ; c'était la saisie de tous leurs biens, et leur renvoi de France, que Marigny méditait.

Le trafic qu'ils maintenaient avec la Flandre, au mépris des instructions royales, et l'appui financier qu'ils apportaient aux ligues seigneuriales, justifiaient la mesure en préparation.

Mais le morceau était de taille. Les banquiers et négociants italiens, bourgeois du roi, avaient réussi à très solidement s'organiser, en

"compagnies", avec à leur tête un "capitaine général" élu. Ils contrôlaient le commerce vers l'étranger et régnaient sur le crédit. Les transports, le courrier privé et même certains recouvrements d'impôts passaient par leurs mains. Ils prêtaient aux barons, aux villes, aux rois. Ils faisaient même l'aumône, lorsqu'il le fallait.

Aussi Marigny passa-t-il plusieurs semaines à mettre au point son projet.

Il était homme tenace, et la nécessité l'aiguillonnait.

Mais Nogaret n'était plus là. D'autre part, les Lombards de Paris, gens bien informés et instruits par l'expérience, payaient cher les secrets du pouvoir.

Tolomei, de son seul oil ouvert, veillait.

L'ARGENT ET LE POUVOIR

Un soir de la mi-octobre, une trentaine d'hommes tenaient réunion, toutes portes closes, chez messer Spinello Tolomei.

Le plus jeune, Guccio Baglioni, neveu de la maison, avait dix-huit ans. Le plus ‚gé en comptait soixante-quinze; c'était Boccanegra, capitaine général des compagnies lombardes. Si différents qu'ils fussent d'‚ge et de traits, il y avait entre tous ces personnages une curieuse ressemblance dans l'attitude, la mobilité de visage et de geste, la manière de porter le vêtement.

…clairés par de gros cierges fichés dans des candélabres forgés, ces hommes de teint brun formaient une famille au langage commun. Une tribu en guerre aussi, et dont la puissance était égale à celle des grandes ligues de noblesse ou des assemblées de bourgeois.

Il y avait là les Peruzzi, les Albizzi, les Guardi, les Bardi avec leur principal commis et voyageur Boccace, les Pucci, les Casinelli, tous originaires de Florence comme le vieux Boccanegra. Il y avait les Salimbene, les Buonsignori, les Allerani et les Zaccaria, de Gênes; il y avait les Scotti, de Piacenza; il y avait le clan siennois autour de Tolomei. Entre tous ces hommes existaient des rivalités de prestige, des concurrences commerciales, et même parfois des haines solides pour raisons de famille ou affaires d'amour. Mais dans le péril ils se retrouvaient comme frères.

Tolomei venait d'exposer la situation avec calme, sans en dissimuler la gravité. Ce n'était d'ailleurs pour personne une totale surprise. Il y avait peu d'imprévoyants parmi ces hommes de banque, et la plupart avaient déjà mis à l'abri, hors de France, une partie de leur fortune. Mais il est des choses qui ne se peuvent emporter et chacun songeait avec angoisse ou colère ou déchirement à ce qu'il allait devoir abandonner: la belle demeure, les biens fonciers, les marchandises en

190

LES ROIS MAUDITS

magasin, la situation acquise, la clientèle, les habitudes, les amitiés, la jolie maîtresse, le fils naturel...

- Je possède peut-être, dit alors Tolomei, un moyen d'enchaîner le Marigny, sinon même de l'abattre.

- Alors, n'hésite pas: ammazzahl * dit Buonsignori, le chef de la plus grosse compagnie génoise.

- quel est ton moyen? questionna le représentant des Scotti. Tolomei secoua la tête :

- Je ne puis le dire encore.

- Des dettes sans doute? s'écria Zaccaria. Et après? Est-ce que cela a jamais gêné cette sorte de gens? Au contraire ! Ils auront, s'ils nous expulsent, une bonne occasion d'oublier ce qu'ils nous doivent...

Zaccaria était amer; il ne possédait qu'une petite compagnie et enviait à

Tolomei sa clientèle de grands seigneurs. Tolomei se tourna vers lui et, sur un ton de profonde conviction, répondit :

- Beaucoup plus que des dettes, Zaccaria ! Une arme empoisonnée, et dont je ne veux pas éventer le venin. Mais, pour l'utiliser, j'ai besoin de vous tous, mes amis. Car il me faudra traiter avec le coadjuteur de force à

force. Je tiens une menace ; il me faut pouvoir l'assortir d'une offre...

afin que Marigny choisisse ou l'entente ou le combat.

Il développa son idée. Si l'on voulait spolier les Lombards, c'était pour combler le déficit des finances publiques. Marigny devait à tout prix remplir le Trésor. Les Lombards allaient feindre de se montrer bons sujets, et proposer spontanément un prêt très important à faible intérêt. Si Marigny refusait, Tolomei sortait l'arme du fourreau.

- Tolomei, il faut nous éclairer, dit l'aîné des Bardi. quelle est cette arme dont tu parles tant?

Après un instant d'hésitation, Tolomei dit :

- Si vous y tenez, je puis la révéler à notre capitano, mais à lui seul. Un murmure courut, et l'on se consulta du regard.

- Si... d"accorda, facciamo cosi... ** entendit-on.

Tolomei attira Boccanegra dans un coin de la pièce. Les autres guettaient le visage au nez mince, aux lèvres rentrées, aux yeux usés, du vieux Florentin; ils saisirent seulement les mots de fratello, et <f arcivescovo

***.

- Deux mille livres, bien placées, n'est-ce pas? murmura enfin Tolomei. Je savais qu'elles me serviraient un jour.

Boccanegra eut un petit rire gargouillant au fond de sa vieille gorge ; puis il reprit sa place et dit simplement en désignant du doigt Tolomei :

* Assomme-le

** Oui... d'accord... faisons ainsi...

*** Frère... archevêque.

LE ROI DE FER

191

- Abbiatefiducia*.

Alors Tolomei, tablette et stylet en mains, commença d'interroger chacun sur le chiffre de la subvention qu'il pouvait consentir.

Boccanegra s'inscrivit le premier pour une somme considérable: dix mille et treize livres.

- Pourquoi les treize livres? lui demanda-t-on.

- Perportar loro scarogna**.

- Peruzzi, combien peux-tu faire? demanda Tolomei. Peruzzi calculait.

- Je vais te dire... dans un moment, répondit-il.

- Et toi, Salimbene?

Les Génois, autour de Salimbene et de Buonsignori, avaient la mine d'hommes à qui l'on arrache un morceau de chair. Ils étaient connus pour être les plus retors en affaires. On disait d'eux : " Si un Génois te regarde seulement la bourse, elle est déjà vide. " Pourtant, ils s'exécutèrent.

Certains des assistants se confiaient:

- Si Tolomei réussit à nous tirer de là, c'est lui un jour qui succédera à

Boccanegra. Tolomei s'approcha des deux Bardi qui parlaient bas avec Boccace.

- Combien faites-vous, pour votre compagnie? L'aîné des Bardi sourit:

- Autant que toi, Spinello. L'oil gauche du Siennois s'ouvrit.

- Alors, ce sera le double de ce que tu pensais.

- Ce serait encore bien plus lourd de tout perdre, dit le Bardi en haussant les épaules. N'est-ce pas vrai, Boccacio?

Celui-ci inclina la tête. Mais il se leva pour prendre Guccio à part. Leur rencontre sur la route de Londres avait établi entre eux des liens d'amitié.

- Est-ce que ton oncle a vraiment le moyen de briser le cou d'Enguerrand?

Guccio, de son air le plus sérieux, répondit :

- Je n'ai jamais entendu mon oncle faire une promesse qu'il ne pouvait tenir.

quand on leva la séance, le Salut était achevé dans les églises, et la nuit tombait sur Paris. Les trente banquiers sortirent de l'hôtel Tolomei. …

clairés par les torches que tenaient leurs valets, ils se raccompagnèrent de porte en porte, à travers le quartier des Lombards, formant dans les rues sombres une étrange procession de la fortune menacée, la procession des pénitents de l'or.

Dans son cabinet, Spinello Tolomei, seul avec Guccio, faisait le total

* Ayez confiance.

** Pour leur porter malheur.

192

LES ROIS MAUDITS

des sommes promises, comme on compte des troupes avant une bataille. quand il eut terminé, il sourit. L'oil mi-clos, les mains nouées sur les reins, regardant le feu o˘ les b˚ches devenaient cendre, il murmura:

- Messire de Marigny, vous n'avez pas encore vaincu. Puis, à Guccio:

- Et si nous réussissons, nous demanderons de nouveaux privilèges en Flandre.

Car, si près du désastre, Tolomei songeait déjà, s'il l'évitait, à en tirer profit. Il se dirigea vers son coffre, l'ouvrit.

- La décharge signée par l'archevêque, dit-il en prenant le document. Si l'on venait à nous faire ce qu'on fit aux Templiers, je préférerais que les sergents de messire Enguerrand ne la puissent trouver ici. Tu vas sauter sur le meilleur cheval, et partir aussitôt pour Neauphle, o˘ tu mettras ceci en cache, dans notre comptoir. Tu resteras là-bas.

Il regarda Guccio bien en face, et ajouta gravement:

- S'il m'arrivait quelque malheur...

Tous deux firent les cornes avec leurs doigts, et touchèrent du bois.

- ... tu remettrais cette pièce à Monseigneur d'Artois, pour qu'il la remette au comte de Valois, lequel en saurait faire bon usage. Sois défiant, car le comptoir de Neauphle ne sera pas non plus à l'abri des archers...

- Mon oncle, mon oncle, dit vivement Guccio, j'ai une idée. Plutôt que de loger au comptoir, je pourrais aller à Cressay dont les ch‚telains restent nos obligés. Je leur ai naguère été fort secourable, et nous avons toujours créance sur eux. J'imagine que la fille, si les choses n'ont point changé, ne refusera pas de m'aider.

- C'est bien pensé, dit Tolomei. Tu m˚ris, mon garçon ! Chez un banquier, le bon cour doit toujours servir à quelque chose... Fais donc ainsi. Mais puisque tu as besoin de ces gens, il te faut arriver avec des cadeaux.

Emporte quelques aunes d'étoffe, et de la dentelle de Bruges, pour les femmes. Il y a aussi deux garçons, m'as-tu dit? Et qui aiment à chasser?

Prends les deux faucons qui nous sont arrivés de Milan.

Il retourna au coffre.

- Voici quelques billets souscrits par Monseigneur d'Artois, reprit-il. Je pense qu'il ne refuserait pas de t'aider, si le besoin s'en faisait sentir.

Mais son appui sera encore plus s˚r si tu lui présentes ta requête d'une main et ses comptes de l'autre... Et voici la créance du roi Edouard... Je ne sais pas, mon neveu, si tu seras riche avec tout cela, mais au moins tu pourras te rendre redoutable. Allons ! Ne l'attardé plus maintenant. Va faire seller ton cheval, et préparer ton bagage. Ne prends qu'un seul valet d'escorte, pour n'être point remarqué. Mais dis-lui de s'armer.

LE ROI DE FER

193

II glissa les documents dans un étui de plomb qu'il remit à Guccio, en même temps qu'un sac d'or.

- Le sort de nos compagnies est à présent moitié entre tes mains, moitié

entre les miennes, ajouta-t-il. Ne l'oublie pas.

Guccio embrassa son oncle avec émotion. Il n'avait pas besoin, cette fois, de se créer un personnage ni de s'inventer un rôle; le rôle venait à lui.

Une heure plus tard, il quittait la rue des Lombards.

Alors, messer Spinello Tolomei mit son manteau doublé de fourrure, car l'octobre était frais; il appela un serviteur auquel il fit prendre torche et dague, et se rendit à l'hôtel de Marigny.

Il attendit un long moment, d'abord dans la conciergerie, puis dans une salle des gardes qui servait d'antichambre. Le coadjuteur menait train royal, et il y avait grand mouvement en sa demeure, jusque fort tard.

Messer Tolomei était homme patient. Il rappela sa présence, à plusieurs reprises, en insistant sur la nécessité qu'il avait d'entretenir le coadjuteur en personne.

- Venez, messer, lui dit enfin un secrétaire.

Tolomei traversa trois grandes salles et se trouva en face d'Enguer-rand de Marigny qui, seul dans son cabinet, finissait de souper tout en travaillant.

- Voici une visite imprévue, dit Marigny froidement. quelle est votre affaire?

Tolomei répondit d'une voix aussi froide :

- Affaire du royaume, Monseigneur. Marigny lui désigna un siège.

- …clairez-moi, dit-il.

- Il est bruit depuis quelques jours, Monseigneur, d'une certaine mesure qui se préparerait en Conseil du roi, et qui toucherait aux privilèges des compagnies lombardes. Le bruit, à se répandre, nous inquiète, et gêne fort le commerce. La confiance est suspendue, les acheteurs se font rares ; les fournisseurs exigent paiement sur l'heure ; nos débiteurs diffèrent de s'acquitter.

- Cela n'est point affaire du royaume, répondit Marigny.

- A voir, Monseigneur, à voir. Beaucoup de gens, ici et ailleurs, s'émeuvent. On en parle même hors de France... Marigny se frotta le menton et la joue.

- On parle trop. Vous êtes un homme raisonnable, messer Tolomei, et vous ne devez pas accorder foi à ces bruits, dit-il en regardant tranquillement un des hommes qu'il s'apprêtait à abattre.

- Si vous me l'affirmez, Monseigneur... Mais la guerre flamande a co˚té

fort cher, et le Trésor peut se trouver en nécessité d'or frais. Aussi avons-nous préparé un projet...

- Votre commerce, je le répète, n'est point affaire qui me concerne.

194

LES ROIS MAUDITS

Tolomei leva la main comme pour dire : " Patience, vous ne savez pas tout..." et poursuivit:

- Si nous n'avons pas pris parole à la grande Assemblée, nous n'en sommes pas moins désireux de fournir aide à notre roi bien-aimé. Nous sommes disposés à un gros prêt auquel participeraient toutes les compagnies lombardes, sans limite de temps, et au plus faible intérêt. Je suis ici pour vous en donner avis.

Puis Tolomei se pencha et murmura un chiffre. Marigny tressaillit, mais aussitôt pensa : " S'ils sont prêts à s'amputer de cette somme, c'est qu'il y a vingt fois plus à prendre. "

A lire beaucoup et à veiller ainsi qu'il le faisait, ses yeux se fatiguaient et il avait les paupières rouges.

- C'est bonne pensée et louable intention dont je vous sais gré, dit-il après un silence. Il convient toutefois que je vous témoigne ma surprise...

Il m'est venu aux oreilles que certaines compagnies auraient dirigé vers l'Italie des convois d'or... Cet or ne saurait être en même temps ici et là-bas.

Tolomei ferma tout à fait l'oil gauche.

- Vous êtes un homme raisonnable, Monseigneur, et vous ne devez pas accorder foi à ces bruits-là, dit-il en reprenant les propres paroles du coadjuteur. Notre offre n'est-elle pas la preuve de notre bonne foi?

- Je souhaite pouvoir donner croyance à ce que vous m'assurez. Car, si cela n'était, le roi ne saurait souffrir ces brèches à la fortune de la France, et il lui faudrait y mettre terme...

Tolomei ne broncha pas. La fuite des capitaux lombards avait commencé du fait de la menace de spoliation, et cet exode allait servir à Marigny pour justifier la mesure. C'était le cercle vicieux.

- Je vois qu'en cela au moins, vous considérez notre négoce comme affaire du royaume, répondit le banquier.

- Nous nous sommes dit, je crois, ce qu'il fallait, messer Tolomei, conclut Marigny.

- Certes, Monseigneur...

Tolomei se leva et fit un pas. Puis, soudain, comme si quelque chose lui revenait en mémoire :

- Monseigneur l'archevêque de Sens est-il en la ville ? demanda-t-il.

- Il y est.

Tolomei hocha la tête, pensivement.

- Vous avez plus que moi occasion de le voir. Votre Seigneurie aurait-elle l'obligeance de lui faire savoir que je souhaiterais l'entretenir dès demain, et quelle que soit l'heure, du sujet qu'il sait. Mon avis lui importera.

- qu'avez-vous à lui dire? J'ignorais qu'il e˚t affaire avec vous!

- Monseigneur, dit Tolomei en s'inclinant, la première vertu d'un banquier, c'est de savoir se taire. Toutefois, comme vous êtes frère à

LE ROI DE FER

195

Monseigneur de Sens, je puis vous confier qu'il s'agit de son bien, du nôtre... et de celui de notre Sainte-Mère l'…glise.

Puis, comme il allait sortir, il répéta sèchement :

- Dès demain, s'il lui plaît.

VI TOLOMEI GAGNE

Tolomei, cette nuit-là, ne dormit pour ainsi dire pas. " Marigny aura-t-il averti son frère? se demandait-il. Et l'archevêque lui aura-t-il avoué ce qu'il a laissé en mes mains? Ne vont-ils pas se h‚ter d'obtenir dans la nuit le seing du roi, afin de me devancer? Ou bien ne vont-ils pas se concerter pour m'assassiner?"

Se retournant dans son insomnie, Tolomei pensait avec amertume à sa seconde patrie qu'il considérait avoir si bien servie de son travail et de son argent. Parce qu'il s'y était enrichi, il tenait à la France plus qu'à sa Toscane natale et l'aimait vraiment, à sa manière. Ne plus sentir sous ses semelles le pavé de la rue des Lombards, ne plus entendre à midi le bourdon de Notre-Dame, ne plus respirer l'odeur de la Seine, ne plus se rendre aux réunions du Parloir aux Bourgeois25, tous ces renoncements lui déchiraient le cour. "Aller recommencer une fortune ailleurs, à mon ‚ge... si encore on me laisse la vie pour recommencer ! "

II ne s'assoupit qu'avec l'aube, pour être bientôt réveillé par des coups de heurtoir et des bruits de pas dans sa cour. Il crut qu'on venait l'arrêter, et se jeta dans ses vêtements. Un valet tout effaré parut.

- Monseigneur l'archevêque est en bas, dit-il.

- qui l'accompagne?

- quatre serviteurs en froc, mais qui ressemblent plus à des sergents de prévôté qu'à des clercs de chapitre. Tolomei fit une moue.

- Ote les volets de mon cabinet, dit-il.

Monseigneur Jean de Marigny montait déjà l'escalier. Tolomei l'attendit, debout sur le palier. Mince, une croix d'or lui battant la poitrine, l'archevêque affronta aussitôt le banquier.

LE ROI DE FER

197

- que veut dire, messer, cet étrange message que mon frère m'a fait tenir dans la soirée? Tolomei éleva ses mains grasses et pointues, d'un geste apaisant.

- Rien qui vous doive troubler, Monseigneur, ni qui méritait votre dérangement. Je me serais rendu à votre convenance au palais épiscopal...

Voulez-vous entrer dans mon cabinet?

Le valet achevait de décrocher les volets intérieurs, ornementés de peintures. Il mit du bois menu sur les braises du foyer, et bientôt des flammes montèrent avec un pétillement. Tolomei avança un siège à son visiteur.

- Vous êtes venu en compagnie, Monseigneur, dit-il. …tait-ce bien utile?

N'avez-vous point confiance en moi? Pensez-vous courir ici quelque péril?

Vous m'aviez, je dois dire, habitué à d'autres manières...

Sa voix s'efforçait d'être cordiale, mais son accent toscan était plus prononcé que de coutume.

Jean de Marigny s'assit en face du feu vers lequel il tendit sa main baguée.

" Cet homme-là n'est pas s˚r de lui et ne sait comment me prendre, pensa Tolomei. Il arrive avec un grand fracas, comme s'il allait tout briser, et puis maintenant il se regarde les ongles. "

- Votre h‚te à me voir m'a donné sujet d'inquiétude, dit enfin l'archevêque. J'aurais préféré choisir le temps de ma visite.

- Mais vous l'avez choisi, Monseigneur, vous l'avez choisi... Vous vous rappelez avoir reçu de moi deux mille livres, en avance sur des...

articles, fort précieux, qui provenaient des biens du Temple, et que vous m'avez confiés à la vente.

- Ont-ils été vendus? demanda l'archevêque.

- En partie, Monseigneur, en bonne partie. Ils ont été envoyés hors de France, comme nous en étions convenus, puisque nous ne pouvions les écouler ici... J'attends l'avis de compte. J'espère qu'il y aura dessus argent à

vous revenir.

Tolomei, son gros corps bien campé, les mains croisées sur le ventre, hochait la tête avec bonhomie.

- La décharge que je vous ai signée ne vous est donc plus nécessaire? dit Jean de Marigny.

Il cachait son inquiétude, mais il la cachait mal.

- N'avez-vous pas froid, Monseigneur? Vous avez le visage bien blanc, dit Tolomei qui se baissa pour mettre une b˚che dans le feu.

Puis, comme s'il avait oublié la question posée par l'archevêque, il reprit :

- que pensez-vous, Monseigneur, de la question dont on a cette semaine débattu en Conseil? Est-il possible qu'on projette de nous voler nos biens, de nous réduire à la misère, à l'exil, à la mort?...

198

LES ROIS MAUDITS

T

LE ROI DE FER

199

- Je n'ai pas d'avis, dit l'archevêque. Ce sont affaires du royaume.

Tolomei secoua le front.

- J'ai transmis, hier, à Monseigneur le coadjuteur, une proposition dont il ne me semble pas qu'il ait bien aperçu l'avantage. C'est regrettable. On se dispose à nous spolier parce que le royaume est à court de monnaie. Or, nous offrons de servir le royaume par un prêt énorme, Monseigneur, et votre frère reste muet. Ne vous en a-t-il point touché mot? C'est regrettable, bien regrettable, en vérité!

Jean de Marigny se déplaça un peu sur son siège.

- Je n'ai pas titre à discuter les décisions du roi, dit-il.

- Ce ne sont point encore décisions, répliqua Tolomei. Ne pouvez-vous remontrer au coadjuteur que les Lombards, sommés de donner leur vie, qui est toute au roi croyez-le, et leur or, qui est à lui tout également, voudraient, s'il se peut, garder la vie? J'entends par la vie leur droit à

demeurer en ce royaume. Ils offrent l'or, de bon gré, alors qu'on le leur veut prendre de force. Pourquoi ne pas les entendre? C'est à cette fin, Monseigneur, que je souhaitais vous voir.

Un silence se fit. Jean de Marigny, immobile, semblait regarder au-delà des murs.

- que me disiez-vous tout à l'heure? reprit Tolomei. Ah oui... cette décharge.

- Vous allez me la rendre, dit l'archevêque. Tolomei se passa la langue sur les lèvres.

- qu'en feriez-vous, Monseigneur, si vous étiez à ma place? Imaginez un instant... ce n'est qu'étrange imagination, assurément... mais imaginez que l'on menace de vous ruiner, et que vous possédiez... quelque chose... un talisman, c'est cela, un talisman! qui puisse vous servir à éviter cette ruine...

Il alla vers la fenêtre, car il entendait du bruit dans la cour. Des porteurs délivraient des caisses et des ballots d'étoffes. Tolomei évalua machinalement le montant des marchandises qui allaient entrer chez lui ce jour-là, et soupira.

- Oui... un talisman contre la ruine, murmura-t-il.

- Vous ne voulez pas dire...

- Si, Monseigneur, je veux le dire et je le dis, prononça nettement Tolomei. Cette décharge témoigne que vous avez trafiqué des biens du Temple, qui étaient sous séquestre royal. Elle témoigne que vous avez volé, et volé le roi.

Il regardait l'archevêque bien en face. " Cette fois, pensa-t-il, tout est fait. C'est à qui fléchira le premier. "

- Vous serez tenu pour mon complice ! dit Jean de Marigny.

- Alors, nous nous balancerons ensemble à Montfaucon, comme deux larrons, répondit Tolomei froidement. Mais je ne me balancerai pas seul...

- Vous êtes un bien fort coquin ! s'écria Jean de Marigny. Tolomei haussa les épaules.

- Je ne suis pas archevêque, Monseigneur, et ce n'est pas moi qui ai détourné les ostensoirs d'or o˘ les Templiers présentaient le corps du Christ. Je ne suis qu'un marchand, et en ce moment nous traitons un marché, que cela vous convienne ou non. Voilà la seule vérité de toutes nos paroles. Point de spoliation des Lombards, et point de scandale sur vous.

Mais si je tombe, Monseigneur, vous tomberez aussi. Et de plus haut. Et votre frère, qui a trop de fortune pour n'avoir que des amis, sera entraîné

à votre suite.

L'archevêque s'était levé. Il avait les lèvres blanches ; son menton, ses mains et tout son corps tremblaient.

- Rendez-moi la décharge, dit-il, en saisissant le bras de Tolomei. Celui-ci se dégagea doucement.

- Non, dit-il.

- Je vous rembourse les deux mille livres que vous m'avez données, dit Jean de Marigny, et vous gardez tous les fruits de la vente.

- Non.

- Je vous donne d'autres objets pour même valeur.

- Non.

- Cinq mille livres! Je vous donne cinq mille livres contre cette décharge ! Tolomei sourit.

- Et o˘ les prendriez-vous? Il faudrait encore que je vous les prête ! Jean de Marigny, les poings serrés, répéta :

- Cinq mille livres ! Je les trouverai. Mon frère m'aidera.

quote-part dix-sept mille

- Mais qu'il vous aide donc comme je vous en requiers, dit Tolomei en ouvrant les mains. J'offre pour ma seule quote-part dix-s livres au Trésor royal !

L'archevêque comprit qu'il lui fallait changer de tactique.

- Et si j'obtiens de mon frère que vous soyez excepté de l'ordonnance? On vous laisse emporter toute votre fortune, on vous rachète vos biens immeubles...

Tolomei réfléchit un instant. On lui donnait le moyen de se sauver seul.

Tout homme sensé, à qui l'on fait une proposition de cette sorte, la considère, et n'en a que plus de mérite lorsqu'il la repousse.

- Non, Monseigneur, répondit-il. Je subirai le sort qui sera fait à tous.

Je ne veux point recommencer ailleurs, et n'ai point de raison de le faire.

Je suis de France, maintenant, autant que vous l'êtes. Je suis bourgeois du roi. Je veux rester dans cette maison que j'ai construite, à Paris. J'y ai passé trente-deux ans de ma vie, Monseigneur, et, si Dieu veut, c'est ici que ma vie s'achèvera... Du reste, ajouta-t-il, eusse-je le désir de vous restituer la décharge, je ne le pourrais pas ; je ne l'ai plus en main.

200

LES ROIS MAUDITS

- Vous mentez! s'écria l'archevêque.

- Non, Monseigneur.

Jean de Marigny porta la main à sa croix pectorale et la serra comme s'il allait ta briser. Il eut un regard vers la fenêtre, puis vers la porte.

- Vous pouvez appeler votre escorte et faire fouiller ma demeure, dit Tolomei. Vous pouvez même me mettre les pieds à rôtir dans la cheminée, ainsi que cela se pratique dans vos tribunaux d'Inquisition. Vous causerez grand tapage et scandale, mais vous repartirez tel que vous êtes venu, que je sois mort ou vif. Mais si d'aventure j'étais mort, sachez que cela ne vous rapporterait guère. Car mes parents de Sienne ont ordre, s'il m'arrivait de trépasser trop tôt, d'avoir à faire connaître cette décharge au roi et aux grands barons.

Dans son corps gras, le cour battait vite, et la sueur lui coulait sur les reins.

- A Sienne? dit l'archevêque. Mais vous m'aviez assuré que cette pièce ne sortirait pas de vos coffres?

- Elle n'en est pas sortie, Monseigneur. Ma famille et moi, c'est tout un.

L'archevêque fléchissait. Tolomei sentit en ce moment précis qu'il avait gagné, et que les choses allaient à présent s'enchaîner comme il le souhaitait.

- Alors? demanda Marigny.

- Alors, Monseigneur, dit Tolomei calmement, je n'ai rien d'autre à vous dire que ce que je vous ai déclaré tout à l'heure. Parlez au coadjuteur et pressez-le d'accepter l'offre que je lui ai faite, pendant qu'il en est temps. Sinon...

Le banquier, sans achever sa phrase, alla vers la porte et l'ouvrit.

La scène qui, le jour même, opposa l'archevêque à son frère, fut terrible.

Mis brusquement face à face, dans la nudité de leurs natures, les deux Marigny qui, jusqu'alors, avaient marché d'un même pas, se déchiraient.

Le coadjuteur accabla son cadet de reproches et de mépris, et le cadet se défendit comme il put, avec l‚cheté.

- Vous avez bonne mine de m'écraser! s'écria-t-il. D'o˘ vous est venue votre richesse? De quels Juifs écorchés? De quels Templiers grillés? Je n'ai fait que vous imiter. Je vous ai assez servi dans vos manouvres ; servez-moi à votre tour.

- Si j'avais su qui vous étiez, je ne vous aurais point fait archevêque, dit Enguerrand.

- Vous ne trouviez personne qui accept‚t de condamner le grand-maître !

Oui, le coadjuteur savait que l'exercice du pouvoir oblige à des collusions indignes. Mais il était écrasé soudain d'en voir l'effet dans sa propre famille. Un homme qui acceptait de vendre sa conscience LE ROI DE FER

201

contre une mitre pouvait aussi bien voler, aussi bien trahir. Cet homme était son frère, voilà tout...

Enguerrand de Marigny prit son projet d'ordonnance contre les Lombards et, de rage, le jeta dans le feu.

- Tant de travail pour rien, dit-il, tant de travail !

LE ROI DE FER

203

VII LES SECRETS DE GUCCIO

Cressay, dans la lumière du printemps, avec ses arbres aux feuilles transparentes et le frémissement argenté de la Mauldre, était resté pour Guccio une vision heureuse. Mais quand, ce matin d'octobre, le jeune Siennois, qui se retournait sans cesse pour s'assurer qu'il n'avait pas d'archers à ses trousses, arriva sur les hauteurs de Cressay, il se demanda un instant s'il ne s'était pas trompé. Il semblait que l'automne e˚t rapetissé le manoir. " Les tourelles étaient-elles donc si basses? se disait Guccio. Et suffit-il d'une demi-année pour vous changer à ce point la mémoire?" La cour était devenue une mare boueuse o˘ son cheval enfonçait jusqu'au paturon. "Au moins, pensa Guccio, il y a peu de chances qu'on me vienne trouver ici. " II jeta les rênes à son valet.

- qu'on bouchonne les chevaux et qu'on leur donne à manger !

La porte du manoir s'ouvrit et Marie de Cressay apparut.

L'émotion la força de s'appuyer au chambranle.

" Comment elle est belle ! pensa Guccio ; et elle n'a point cessé de m'aimer. " Alors les lézardes des murs s'effacèrent, et les tours du manoir reprirent pour Guccio les proportions du souvenir.

Mais déjà Marie criait vers l'intérieur de la maison :

- Mère ! C'est messire Guccio qui est revenu !

Dame …liabel fit grande fête au jeune homme, le baisa aux joues et le serra contre sa forte poitrine. L'image de Guccio avait souvent peuplé ses nuits.

Elle le prit par les mains, le fit asseoir, commanda qu'on lui apport‚t du cidre et des p‚tés.

Guccio accepta de bon cour cet accueil, et il expliqua sa venue de la façon qu'il avait méditée. Il arrivait à Neauphle pour remettre en ordre le comptoir qui souffrait d'une mauvaise gestion. Les commis ne faisaient pas rentrer à temps les créances... Aussitôt dame …liabel s'inquiéta.

- Vous nous aviez donné toute une année, dit-elle. L'hiver vient après une bien chétive récolte et nous n'avons pas encore...

Guccio resta dans le vague. Les ch‚telains de Cressay étant de ses amis, il ne permettrait pas qu'on les inquiét‚t. Mais il se rappelait leur invitation à séjourner... Dame …liabel s'en réjouit. Nulle part au bourg, assura-t-elle, il ne trouverait plus d'aises ni meilleure compagnie. Guccio réclama son porte-manteau, qui chargeait le cheval de son valet.

- J'ai là, dit-il, quelques étoffes qui vous plairont, j'espère... quant à

Pierre et Jean, j'ai pour eux deux faucons bien dressés, qui leur feront faire meilleures chasses, s'il est possible.

Les étoffes, les dentelles, les faucons éblouirent la maison et furent reçus avec des cris de gratitude. Pierre et Jean, leurs vêtements toujours imprégnés d'une forte odeur de terre, de cheval et de gibier, posèrent à

Guccio cent questions. Ce compagnon miraculeusement surgi, alors qu'ils se préparaient au long ennui des mauvais mois, leur parut encore plus digne d'affection qu'à son premier passage. On e˚t dit qu'ils se connaissaient depuis toujours.

- Et notre ami le prévôt Portefruit, que devient-il? demanda Guccio.

- Il continue de piller autant qu'il peut, mais plus chez nous, gr‚ce à

Dieu... et gr‚ce à vous.

Marie glissait dans la pièce, ployant le buste devant le feu qu'elle attisait, ou disposant de la paille fraîche sur le bat-flanc à courtine o˘

dormaient ses frères. Elle ne parlait pas, mais ne cessait de regarder Guccio. Celui-ci, au premier instant qu'il fut seul avec elle, la prit doucement par les coudes et l'attira vers lui.

- N'y a-t-il rien dans mes yeux pour vous rappeler le bonheur? dit-il, empruntant sa phrase à un récit de chevalerie qu'il avait lu récemment.

- Oh ! si, messire ! répondit Marie d'une voix tremblante. Je n'ai point cessé de vous voir ici, aussi loin que vous fussiez. Je n'ai rien oublié, ni rien défait.

Il se chercha une excuse à n'être pas revenu de six mois, et à n'avoir donné aucun message. Mais, à sa surprise, Marie, loin de lui faire reproche, le remercia d'un retour plus prompt qu'elle ne le prévoyait.

- Vous aviez dit que vous reviendrez au bout de l'an, pour les intérêts, dit-elle. Je ne vous espérais point avant. Mais vous ne seriez point venu que je vous aurais attendu toute ma vie.

Guccio avait emporté de Cressay le léger regret d'une aventure inachevée à

laquelle, pour être bien franc, il avait peu songé pendant tous ces mois.

Or, il retrouvait un amour ébloui, qui avait grandi, pareil à une plante, au long du printemps et de l'été. " que j'ai de chance ! pensait-il. Elle pourrait m'avoir oublié, s'être mariée... "

204

LES ROIS MAUDITS

Les hommes de nature infidèle, si infatués qu'ils paraissent, sont souvent assez modestes en amour, parce qu'ils imaginent les autres d'après eux-mêmes. Guccio s'émerveillait d'avoir inspiré, l'entretenant si peu, un sentiment aussi puissant, et aussi rare.

- Moi non plus, Marie, je n'ai cessé de vous voir, et rien ne m'a délié de vous, dit-il avec toute la chaleur que réclamait un si gros mensonge.

Ils se tenaient l'un devant l'autre, également émus, également embarrassés de leurs paroles et de leurs gestes.

- Marie, reprit Guccio, je ne suis point venu ici pour le comptoir, ni pour aucune créance. Mais à vous je ne peux ni ne puis rien cacher. Ce serait offenser l'amour qui nous lie. Le secret que je vais vous confier engage la vie de beaucoup, et la mienne propre... Mon oncle et des amis puissants m'ont chargé de dissimuler en lieu s˚r des pièces écrites qui importent au royaume et à leur propre salut... A cette heure, des archers sont s˚rement à ma recherche.

Cédant à son penchant, il recommençait à gonfler un peu son personnage.

- J'avais vingt places o˘ chercher un refuge, mais c'est vers vous, Marie, que je suis venu. Ma vie dépend de votre silence.

- C'est moi, dit Marie, qui dépends de vous, mon seigneur. Je n'ai foi qu'en Dieu, et en celui qui le premier m'a tenue dans ses bras. Ma vie est votre vie. Votre secret est le mien. Je cèlerai ce que vous voudrez celer, je tairai ce que vous voudrez taire, et le secret mourra avec moi.

Des larmes embuaient ses prunelles bleu sombre.

- Ce que je dois cacher, dit Guccio, est contenu dans un coffret de plomb à

peine grand comme les deux mains. Y a-t-il quelque place ici? Marie réfléchit un instant.

- Dans le four de la vieille étuve, peut-être... répondit-elle. Non; je sais un meilleur endroit. Dans la chapelle. Nous irons demain matin. Mes frères quittent la maison à l'aube, pour la chasse. Demain, ma mère les suivra de peu, car elle doit se rendre au bourg. Si elle voulait m'emmener, je me plaindrais de douleurs au gosier. Feignez de dormir longtemps.

Guccio fut logé à l'étage, dans la grande pièce propre et froide qu'il avait déjà occupée. Il se coucha, sa dague au flanc, et la boîte de plomb sous la tête. Il ignorait qu'à la même heure les deux frères Marigny avaient déjà eu leur dramatique entrevue, et que l'ordonnance contre les Lombards n'était plus que cendre.

Il fut réveillé par le départ des deux frères. S'étant approché de la croisée, il vit Pierre et Jean de Cressay, montés sur de mauvais bidets, qui passaient le porche leurs faucons sur le poing. Puis des portes battirent. Un peu plus tard, une jument grise, assez fatiguée par l'‚ge, fut amenée à dame …liabel qui s'éloigna à son tour, escortée du valet boiteux. Alors Guccio enfila ses bottes et attendit.

LE ROI DE FER

205

quelques instants après, Marie l'appela du rez-de-chaussée. Guccio descendit, le coffret glissé sous sa cotte.

La chapelle était une petite pièce vo˚tée, à l'intérieur du manoir, et dans la partie tournée vers l'est. Les murs en étaient blanchis à la chaux.

Marie alluma un cierge à la lampe à huile qui br˚lait devant une statue de bois, assez grossière, de saint Jean l'…vangéliste. Dans la famille Cressay, l'aîné des fils portait toujours le prénom de Jean.

Elle amena Guccio sur le côté de l'autel.

- Cette pierre se soulève, dit-elle en désignant une dalle de petite dimension, munie d'un anneau rouillé.

Guccio eut quelque peine à déplacer la dalle. A la lueur du cierge, il aperçut un cr‚ne et quelques débris d'ossements.

- qui est-ce? demanda-t-il en faisant les cornes avec les doigts.

- Un aÔeul, dit Marie. Je ne sais pas lequel. Guccio déposa dans le trou, près du cr‚ne blanch‚tre, la boîte de plomb. Puis la pierre fut remise en place.

- Notre secret est scellé auprès de Dieu, dit Marie. Guccio la prit dans ses bras et voulut l'embrasser.

- Non, pas ici, dit-elle avec un accent de crainte, pas dans la chapelle.

Ils regagnèrent la grand-salle o˘ une servante achevait de placer sur la table le lait et le pain du premier repas. Guccio se mit dos à la cheminée jusqu'à ce que, la servante partie, Marie vînt auprès de lui.

Alors ils nouèrent leurs mains ; Marie posa la tête sur l'épaule de Guccio, et elle demeura ainsi un long moment à apprendre, à deviner ce corps d'homme, auquel il était décidé, entre elle et Dieu, qu'elle appartiendrait.

- Je vous aimerai toujours, même si vous deviez ne plus m'aimer, dit-elle.

Puis elle alla verser le lait chaud dans les écuelles et y rompit le pain.

Chacun de ses gestes était un geste heureux.

quatre jours passèrent. Guccio accompagna les frères à la chasse et n'y fut pas maladroit. Il fit au comptoir de Neauphle plusieurs visites, afin de justifier son séjour. Une fois, il rencontra le prévôt Portefruit qui le reconnut et le salua avec servilité. Ce salut rassura Guccio. Si quelque mesure avait été décrétée contre les Lombards, messire Portefruit n'e˚t pas usé de tant de politesse. " Et si c'est lui qui doit un prochain jour venir m'arrêter, pensa Guccio, l'or que j'ai emporté m'aidera bien à lui fourrer la paume. "

Dame …liabel, apparemment, ne soupçonnait rien de l'aventure de sa fille avec le jeune Siennois. Guccio en fut convaincu par une conversation qu'il surprit, un soir, entre la ch‚telaine et son fils cadet. Guccio était dans sa chambre à l'étage; dame …liabel et Pierre de

206

LES ROIS MAUDITS

Cressay parlaient auprès du feu, dans la grand-salle, et leurs voix montaient par la cheminée.

- Il est dommage en vérité que Guccio ne soit point noble, disait Pierre.

Il fournirait un bon époux à ma sour. Il est bien fait, instruit, et placé

avantageusement dans le monde... Je me demande si ce n'est point chose à

considérer.

Dame …liabel prit fort mal la suggestion.

- Jamais! s'écria-t-elle. L'argent te fait perdre la tête, mon fils. Nous sommes pauvres présentement, mais notre sang nous donne droit aux meilleures alliances, et je n'irai point donner ma fille à un garçon de roture qui, par surcroît, n'est même pas de France. Ce damoiseau, certes, est plaisant, mais qu'il ne s'avise point de fleureter avec Marie. J'y mettrais bon ordre... Un Lombard ! D'ailleurs il n'y songe. Si l'‚ge ne me rendait modeste, je t'avouerais qu'il a plus d'yeux pour moi que pour elle, et que c'est la raison pour laquelle le voilà installé ici comme un greffon sur l'arbre.

Guccio, s'il sourit des illusions de la ch‚telaine, fut blessé du mépris dans lequel elle tenait et sa naissance et son métier. " Ces gens-là vous empruntent de quoi manger, ne vous payent point ce qu'ils vous doivent, mais ils vous considèrent pour moins que leurs manants. Et comment feriez-vous, bonne dame, sans les Lombards? se disait Guccio fort agacé. Eh bien !

essayez donc de marier votre fille à un grand seigneur et voyez comment elle acceptera. "

Mais en même temps, il se sentait assez fier d'avoir si bien séduit une fille de noblesse ; et ce fut ce soir-là qu'il décida de l'épouser, en dépit de tous les obstacles qu'on pourrait y mettre.

Au repas qui suivit, il regardait Marie en pensant : " Elle est à moi ; elle est à moi ! " Tout dans ce visage, les beaux cils relevés, les lèvres entrouvertes, tout semblait lui répondre: "Je suis à vous. " Et Guccio se demandait: "Mais comment les autres ne voient-ils pas?"

Le lendemain, Guccio reçut à Neauphle un message de son oncle o˘ celui-ci lui faisait savoir que le péril était pour l'heure conjuré, et l'invitait à

rentrer aussitôt.

Le jeune homme dut donc annoncer qu'une affaire importante le rappelait à

Paris. Dame …liabel, Pierre et Jean montrèrent de vifs regrets. Marie ne dit rien et continua l'ouvrage de broderie auquel elle était occupée. Mais, lorsqu'elle fut seule avec Guccio, elle laissa paraître son angoisse. …

tait-il arrivé un malheur? Guccio était-il menacé?

Il la rassura. Au contraire, gr‚ce à lui, gr‚ce à elle, les hommes qui voulaient la perte des financiers italiens étaient vaincus.

Alors Marie éclata en sanglots parce que Guccio allait partir.

- Vous me quittez, dit-elle, et c'est comme si je mourais.

- Je reviendrai, aussitôt que je pourrai, dit Guccio.

LE ROI DE FER

207

En même temps, il couvrait de J>aisers le visage de Marie. Le salut des compagnies lombardes ne le réjouissait qu'à moitié. Il e˚t voulu que le danger dur‚t encore.

- Je reviendrai, belle Marie, répéta-t-il, je vous le jure, car je n'ai point au monde plus grand désir que de vous.

Et cette fois il était sincère. Il était arrivé cherchant un refuge; il repartait avec un amour au cour.

Comme son oncle, dans le message, ne lui parlait point des documents cachés, Guccio feignit de comprendre qu'il devait les laisser à Cressay. Il ménageait ainsi le prétexte à un retour.

T

LE ROI DE FER

209

VIII

LE RENDEZ-VOUS DE PONT-SAINTE-MAXENCE

Le 4 novembre, Philippe le Bel devait chasser en forêt de Pont-Sainte-Maxence. Avec son premier chambellan, Hugues de Bouville, son secrétaire Maillard et quelques familiers, il avait dormi au ch‚teau de Clermont, à

deux lieues du rendez-vous.

Le roi semblait détendu et de meilleure humeur qu'on ne l'avait vu depuis longtemps. Les affaires du royaume le laissaient en repos. Le prêt consenti par les Lombards avait remis le Trésor à flot. L'hiver allait ramener au calme les seigneurs agités de Champagne ainsi que les communaux de Flandre.

La neige était tombée dans la nuit, première neige de l'année, précoce, presque insolite; le gel de l'aube avait fixé cette poudre blanche sur les champs et les bois, transformant le paysage en une immense étendue givrée, et inversant les couleurs du monde.

Le souffle des hommes, des chiens et des chevaux s'épanouissait dans l'air gelé en grosses fleurs cotonneuses.

Lombard trottait derrière la monture du roi. Bien que ce f˚t un chien à

lièvre, il participait aussi aux courres de cerf, travaillant à son compte, mais remettant souvent la meute sur la voie. Les lévriers, s'ils sont appréciés pour leur oil et leur train, sont généralement réputés pour ne sentir rien; or celui-là avait du nez comme un chien poitevin.

Dans la clairière du rendez-vous, au milieu des aboiements, des hennissements, des claquements de fouets, le roi passa un bon moment à

regarder sa magnifique meute, à demander des nouvelles des lices qui avaient mis bas, et à parler à ses chiens.

- Oh! mes valets! Holà, mes beaux! Haoh, haoh!

Le maître des chasses vint lui faire le rapport. On avait rembuché

plusieurs cerfs, dont un grand dix-cors qui, au dire des valets de limiers, portait ses douze andouillers, un dix-cors royal, le plus noble animal de forêt qui se p˚t rencontrer. De surcroît, il semblait que ce f˚t un de ces cerfs dits " pèlerins " qui vont, sans harde, de forêt en forêt, plus forts et plus sauvages d'être seuls.

- qu'on l'attaque, dit le roi.

Les chiens, découplés, furent conduits à la brisée et mis à la voie ; les chasseurs s'égaillèrent vers les points o˘ le cerf pouvait sauter.

- Taille-hors ! Taille-hors !26 entendit-on bientôt crier.

Le cerf avait été aperçu ; la forêt s'emplit de la voix des chiens, des appels de cors, et de grands fracas de galopades et de branches rompues.

D'ordinaire, les cerfs se font chasser un certain temps autour de l'endroit o˘ on les a levés, tournent en forêt, rusent, brouillent leurs voies, cherchent un cerf plus jeune pour faire change et tromper le nez des chiens, reviennent à l'enceinte d'attaque.

Celui-ci surprit son monde et, sans buissonner, courut droit vers le nord.

Sentant le danger, il repartait d'instinct vers la lointaine forêt des Ardennes d'o˘ sans doute il venait.

Il emmena ainsi la chasse une heure, deux heures, sans trop se h‚ter, maintenant juste le train qu'il fallait pour distancer les chiens. Puis quand il sentit que la meute commençait à fléchir, il força brusquement son allure et disparut.

Le roi, fort animé, coupa à travers bois pour prendre les grands devants, gagner la lisière et attendre le cerf à sa sortie en plaine.

Or rien ne se perd plus vite qu'une chasse. On se croit à cent toises des chiens et des autres veneurs qu'on entend clairement ; et l'instant d'après on se trouve dans un silence total, une solitude absolue, au milieu d'une cathédrale d'arbres, sans savoir o˘ s'est évanouie cette meute qui criait si fort, ni quelle fée, quel sortilège a effacé vos compagnons.

De plus, ce jour-là, l'air portait mal les sons, et les chiens chassaient difficilement, à cause du givre partout répandu qui refroidissait les odeurs.

Le roi était perdu. Il contemplait une grande plaine blanche, o˘ tout, jusqu'à l'horizon, les prairies, les haies courtes, les chaumes de la récolte passée, les toits d'un village, les lointains moutonnements de la forêt suivante, tout était recouvert d'une même couche scintillante immaculée. Le soleil avait percé.

Le roi se sentit soudain comme étranger à l'univers; il éprouva une sorte d'étourdissement, de vacillement sur sa selle. Il n'y prit pas garde, car il était robuste et ses forces ne l'avaient jamais trahi.

Tout préoccupé de savoir si son cerf avait débuché ou non, il suivit la lisière du bois, au pas, cherchant à distinguer sur le sol le pied de l'animal. " Dans ce givre, je le devrais voir aisément", se disait-il.

210

LES ROIS MAUDITS

II aperçut un paysan qui marchait non loin.

- Holà, l'homme !

Le paysan se retourna et vint vers lui. C'était un manant d'une cinquantaine d'années; il avait les jambes protégées par des guêtres de grosse toile et tenait un gourdin dans la main droite. Il ôta son bonnet, découvrant des cheveux grisonnants.

- N'as-tu pas vu un grand cerf fuyant? lui demanda le roi. L'homme hocha la tête et répondit :

- Oui-da, mon Sire. Un animal comme vous le dites m'a passé au nez, tout à

l'heure. Il portait la hotte et tirait la langue. C'est s˚rement votre bête. Vous n'aurez point long à courir ; comme il était, il cherchait l'eau. N'en trouvera qu'aux étangs des Fontaines.

- Avait-il les chiens après lui?

- Point de chiens, mon Sire. Mais vous reprendrez sa voie, auprès de ce grand hêtre, là-bas. Il va aux étangs. Le roi s'étonna.

- Tu as l'air de savoir le pays et la chasse, dit-il. Le visage du manant se fendit d'un bon sourire. De petits yeux marron et malins fixaient le roi.

- Je sais le pays et la chasse, un peu, dit l'homme, et je souhaite qu'un aussi grand roi que vous êtes y go˚te longtemps son plaisir, tant que Dieu veuille.

- Tu m'as donc reconnu?

L'autre hocha la tête de nouveau et dit fièrement :

- Je vous ai vu passer, lors d'autres chasses, et aussi Monseigneur de Valois votre frère, quand il est venu affranchir les serfs du comté.

- Tu es homme libre?

- Gr‚ce à vous, mon Sire, et point serf comme je suis né. Je sais mes chiffres, et tenir le stylet pour compter s'il le faut.

- Es-tu content d'être libre?

- Content... s˚r qu'on l'est. C'est-à-dire qu'on se sent autrement, on cesse d'être comme des morts en notre vivant. Et nous savons bien, nous autres, que c'est à vous qu'on doit les ordonnances. On se les répète souvent, comme notre prière sur la terre: "Attendu que toute créature humaine qui est formée à l'image de Nôtre-Seigneur doit généralement être franche par droit naturel... " C'est bon d'entendre ça, quand on se croyait pour toujours ni plus ni moins que les bêtes.

- Combien as-tu payé ta franchise?

- Soixante-cinq livres.

- Tu les possédais?

- Le travail d'une vie, mon Sire.

- Comment te nommes-tu?

- André... l'André du bois, on m'appelle, parce que c'est par là que j'habite.

LE ROI DE FER

211

Le roi, qui n'était point ordinairement généreux, éprouva le désir de donner quelque chose à cet homme. Point une aumône, un présent.

- Sois toujours bon serviteur du royaume, André du bois, lui dit-il, et garde ceci qui te fera souvenir de moi.

Il détacha son cor, un beau morceau d'ivoire sculpté, serti d'or, et d'un prix plus élevé que celui dont l'homme avait acheté sa liberté.

Les mains du paysan tremblèrent d'orgueil et d'émotion.

- Oh! ça... oh! ça... murmura-t-il. Je le mettrai sous la statue de Madame la Vierge, pour qu'il protège la maison. que Dieu vous ait en garde, mon Sire.

Le roi s'éloigna, empli d'une joie comme il n'en avait pas connu depuis bien des mois. Un homme lui avait parlé dans la solitude des champs, un homme qui, gr‚ce à lui, était libre et heureux. La lourde traîne du pouvoir et des années s'en trouvait allégée d'un coup. Il avait bien fait son travail de roi. " On sait toujours, du haut d'un trône, qui l'on frappe, se disait-il; mais on ne sait jamais si le bien qu'on a voulu est vraiment fait, ni à qui." Cette approbation qui lui venait, inattendue, des profondeurs de son peuple, lui était plus précieuse et plus douce que toutes les louanges de cour. "J'aurais d˚ étendre la franchise à tous les bailliages... Cet homme que je viens de voir, si on l'avait instruit au jeune ‚ge, aurait pu faire un prévôt ou un capitaine de ville meilleur que beaucoup. "

II songeait à tous les André du bois, du val ou du pré, les Jean-Louis des champs, les Jacques du hamel ou bien du clos, dont les enfants, sortis de la condition serve, constitueraient une grande réserve d'hommes et de forces pour le royaume. " Je vais voir avec Enguerrand à reprendre les ordonnances. "

A ce moment, il entendit un "raou... raou" rauque, bref, sur sa droite, et il reconnut la voix de Lombard.

- Beau, mon valet, beau! Rallie là-haut, rallie là-haut! s'écria-t-il.

Lombard était sur la voie, courant d'une foulée longue, le nez à quelques pouces du sol. Ce n'était point le roi qui avait perdu la chasse, mais tout le reste de la compagnie. Philippe le Bel ressentit un plaisir déjeune homme à penser qu'il allait forcer le grand dix-cors, seul avec son chien préféré.

Il remit son cheval au galop et, sans notion du temps, à travers champs et vallons, sautant les talus et les barrières, il suivit Lombard. Il avait chaud et la sueur lui ruisselait tout le long du dos.

Soudain, il aperçut une masse sombre qui fuyait sur la plaine blanche.

- Taille-hors! hurla le roi. A la tête, mon Lombard, à la tête! C'était bien le cerf d'attaque, un grand animal noir à ventre beige. Il n'avait plus son allure légère du début de la chasse; son échine 212

LES ROIS MAUDITS

dessinait cette forme de hotte dont avait parlé le paysan, et qui décelait la fatigue ; il s'arrêtait, regardait en arrière, repartait d'un bond pesant.

Lombard aboyait plus fort de chasser à vue, et gagnait du terrain.

La ramure du dix-cors intriguait le roi. quelque chose y brillait par instants, puis s'éteignait. Le cerf n'avait rien pourtant des bêtes fabuleuses dont les légendes étaient pleines, tel le cerf de saint Hubert, infatigable, avec sa croix d'église plantée sur le front. Celui-ci n'était qu'un grand animal épuisé, qui avait fait une chasse sans finesse, filant droit devant sa peur à travers la campagne, et qui serait bientôt aux abois.

Ayant Lombard aux jarrets, il pénétra dans un boqueteau de hêtres et n'en ressortit point. Et bientôt la voix de Lombard prit cette sonorité plus longue, plus haute, à la fois furieuse et poignante, que les chiens émettent quand l'animal qu'ils poursuivent est hallali.

Le roi à son tour entra dans le boqueteau ; à travers les branches passaient les rayons d'un soleil sans chaleur qui rosissait le givre.

Le roi s'arrêta, dégagea la poignée de sa courte épée ; il sentait entre ses jambes cogner le cour de son cheval; lui-même était haletant et aspirait l'air froid à grandes goulées. Lombard ne cessait de hurler. Le grand cerf était là, adossé à un arbre, la tête basse et le mufle presque à

ras du sol ; son pelage ruisselait et fumait. Entre ses bois immenses, il portait une croix, un peu de travers, et qui brillait. Ce fut la vision qu'eut le roi l'espace d'un instant, car aussitôt sa stupeur tourna au pire effroi : son corps avait cessé de lui obéir. Il voulait descendre, mais son pied ne quittait pas l'étrier ; ses jambes étaient devenues deux bottes de marbre. Ses mains, laissant échapper les rênes, restaient inertes. Il tenta d'appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Le cerf, la langue pendante, le regardait de ses grands yeux tragiques.

Dans ses ramures, la croix s'éteignit, puis brilla de nouveau. Les arbres, le sol et l'ensemble du monde se déformèrent devant les yeux du roi, qui ressentit comme un effroyable éclatement dans la tête ; puis un noir total se fit en lui.

quelques moments plus tard, quand le reste de la chasse arriva, on découvrit le roi de France gisant aux pieds de son cheval. Lombard aboyait toujours le grand cerf pèlerin dont on remarqua que les andouillers étaient chargés de deux branches mortes, accrochées dans quelque sous-bois, et qui luisaient au soleil sous leur vernis de givre.

Mais on ne perdit point de temps à se soucier du cerf. Tandis que les piqueurs arrêtaient la meute, il prit la fuite, un peu reposé, suivit seulement de quelques chiens acharnés qui erreraient avec lui, jusqu'à la nuit, ou le conduiraient se noyer dans un étang.

Hugues de Bouville, penché sur Philippe le Bel, s'écria :

- Le roi vit !

Avec deux baliveaux taillés sur place à coups d'épée, et entre lesquels LE ROI DE FER

213

on noua ceintures et manteaux, on fabriqua une civière de fortune, o˘ l'on étendit le roi. Celui-ci ne remua un peu que pour vomir et se vider de toutes parts comme un canard qu'on étouffe. Il avait les yeux vitreux et mi-clos.

On le porta ainsi jusqu'à Clermont o˘, dans la nuit, il recouvra partiellement l'usage de la parole. Les médecins, aussitôt mandés, l'avaient saigné.

A Bouville, qui le veillait, son premier mot péniblement articulé fut :

- La croix... la croix...

Et Bouville, pensant que le roi voulait prier, alla lui chercher un crucifix.

Puis Philippe le Bel dit :

- J'ai soif.

A l'aube, il demanda en bégayant d'être conduit à Fontainebleau, o˘ il était né. Le pape Clément V lui aussi, se sentant mourir, avait voulu revenir vers le lieu de sa naissance.

On décida de faire voyager le roi par eau, pour qu'il f˚t moins secoué ; on l'installa dans une grande barque plate qui descendit l'Oise. Les familiers, les serviteurs et les archers d'escorte suivaient dans d'autres barques, ou bien à cheval le long des berges.

La nouvelle devançait l'étrange cortège, et les riverains accouraient pour voir passer la grande statue abattue. Les paysans étaient leurs coiffures, comme lorsque la procession des Rogations traversait leurs champs. A chaque village, des archers allaient quérir des bassines de braises qu'on déposait dans la barque, pour réchauffer l'air autour du roi. Le ciel était uniformément gris, lourd de nuées neigeuses.

Le sire de Vauréal vint de son manoir, qui commandait une boucle de l'Oise, pour saluer le roi; il lui trouva un teint de mort répandu sur le visage.

Le roi ne lui répondit que des paupières. O˘ était l'athlète qui naguère faisait ployer deux hommes d'armes rien qu'en leur pesant sur les épaules?

Le jour finissait tôt. On alluma de grandes torches, à l'avant des barques, dont la lumière rouge et dansante se projetait sur les berges; et l'on e˚t dit du cortège une grotte de flammes qui traversait la nuit.

On arriva ainsi au confluent de la Seine et, de là, jusqu'à Poissy. Le roi fut porté au ch‚teau.

Il demeura là une dizaine de jours, au bout desquels il parut un peu rétabli. La parole lui était revenue. Il pouvait se tenir debout, avec des gestes encore gourds. Il insista pour continuer vers Fontainebleau, et, faisant un grand effort de volonté, il exigea qu'on le mît à cheval. Il alla de la sorte, prudemment, jusqu'à Essonne; mais là, il dut abandonner ; le corps n'obéissait plus au vouloir.

Il acheva le trajet dans une litière. La neige tombait à nouveau, le pas des chevaux s'y étouffait.

214

LES ROIS MAUDITS

A Fontainebleau, la cour était déjà rassemblée. Des feux flambaient dans toutes les cheminées du ch‚teau. Le roi, quand il entra, murmura : - Le soleil, Bouville, le soleil...

IX UNE GRANDE OMBRE SUR LE ROYAUME

Pendant une douzaine de jours, le roi erra en lui-même comme un voyageur perdu. Par moments, encore qu'il se fatigu‚t très vite, il paraissait reprendre son activité, s'inquiétait des affaires du royaume, exigeait de contrôler les comptes, demandait avec une impatience autoritaire qu'on présent‚t toutes les lettres et ordonnances à sa signature: il n'avait jamais montré un tel appétit de signer. Puis, brusquement, il retombait dans l'hébétude, prononçant de rares mots sans suite et sans objet. Il passait sur son front une main amollie dont les doigts pliaient mal.

On disait à la cour qu'il était absent de soi. En fait, il commençait d'être absent du monde.

De cet homme de quarante-six ans, la maladie, en trois semaines, avait fait un vieillard aux traits effondrés qui ne vivait plus qu'à demi au fond d'une chambre du ch‚teau de Fontainebleau.

Et toujours cette soif qui le peignait et lui faisait réclamer à boire !

Les médecins assuraient qu'il n'en réchapperait pas, et l'astrologue Martin, en termes prudents, annonça une terrible épreuve à subir vers le bout du mois par un puissant monarque d'Occident, épreuve qui coÔnciderait avec une éclipse de soleil. " II se fera ce jour-là, écrivait maître Martin, une grande ombre sur le royaume... "

Et soudain, un soir, Philippe le Bel éprouva de nouveau sous le cr‚ne ce terrible éclatement noir et cette chute dans les ténèbres qu'il avait connus dans la forêt de Pont-Sainte-Maxence. Cette fois, il n'y avait plus ni cerf ni croix. Il n'y avait qu'un grand corps prostré dans un lit, et sans aucun sentiment des soins qu'on lui prodiguait.

Lorsqu'il émergea de cette nuit de la conscience, dont il était incapable de savoir si elle avait duré une heure ou deux jours, la première chose que distingua le roi fut une large forme blanche

216

LES ROIS MAUDITS

surmontée d'une étroite couronne noire, et qui se penchait sur lui. Il entendit aussi une voix qui lui parlait.

- Ah ! Frère Renaud, dit le roi faiblement, je vous reconnais bien... Mais vous me paraissez comme entouré de brume. Et pujs aussitôt, il ajouta :

- J'ai^oif.

Frère Renaud, des dominicains de Poissy, humecta les lèvres du malade d'un peu d'eau bénite.

- A-t-on mandé l'évêque Pierre? Est-il arrivé? demanda alors le roi.

Par un de ces mouvements de l'esprit fréquents chez les mourants et'qui les reportent vers leurs plus lointains souvenirs, c'avait été l'obsession du roi dans les derniers jours que de réclamer à son chevet l'un de ses compagnons d'enfance, Pierre de Latille, évêque de Ch‚lons et membre de son Conseil. On s'interrogeait sur ce désir, auquel on cherchait des motifs cachés, alors qu'on aurait d˚ n'y voir qu'un accident de la mémoire.

- Oui, Sire, on l'a fait mander, répondit frère Renaud.

Il avait effectivement dépêché un chevaucheur vers Ch‚lons, mais le plus tard possible, avec l'espoir que l'évêque n'arriverait pas à temps.

Car frère Renaud avait un rôle à jouer dont il n'entendait se dessaisir au profit d'aucun autre ecclésiastique. En effet, le confesseur du roi était en même temps le grand inquisiteur de France ; leurs consciences partageaient les mêmes lourds secrets. Le monarque tout-puissant ne pouvait requérir l'ami de son choix pour l'assister au grand passage.

- Me parliez-vous depuis longtemps, frère Renaud? demanda le roi.

Frère Renaud, le menton effacé dans la chair, l'oil attentif, était chargé, à présent, sous le couvert des volontés divines, d'obtenir du roi ce que les vivants attendaient encore de lui.

- Sire, dit-il, Dieu vous saurait gré de laisser bien en ordre les affaires du royaume.

Le roi resta un instant sans répondre.

- Frère Renaud, ai-je dit ma confession? demanda-t-il.

- Mais oui, Sire, avant-hier, répondit le dominicain. Une belle confession, et qui a fait notre grande admiration et fera celle de tous vos sujets.

Vous vous êtes repenti d'avoir harassé votre peuple, et surtout l'…glise, de trop d'impôts ; et aussi vous avez déclaré que vous n'aviez point à

implorer pardon des morts ordonnées par votre justice, parce que la Foi et la Justice se doivent assistance.

Le grand inquisiteur avait élevé la voix pour que les assistants l'entendissent bien.

- Ai-je dit cela? demanda le roi.

Il ne savait plus. Avait-il vraiment prononcé ces paroles, ou bien LE ROI DE FER

217

frère Renaud était-il en train de lui inventer cette fin édifiante que doit faire tout grand personnage? Il murmura simplement:

- Les morts...

- Il faudrait que vous nous instruisiez de vos volontés dernières, Sire, insista frère Renaud. Il s'écarta un peu, et le roi s'aperçut que la chambre était pleine.

- Ah ! dit-il, je vous reconnais bien, vous tous qui êtes ici.

Il paraissait surpris d'avoir conservé cette faculté d'identifier les visages.

Ils étaient tous là autour de lui, ses physiciens, son chambellan, son frère Charles à la stature avantageuse, son frère Louis un peu en retrait, le col penché, et Enguerrand, et Philippe le Convers, son légiste, et son secrétaire Maillard, le seul assis, à une petite table, contre les draps...

tous immobiles, et tellement silencieux, et tellement estompés qu'ils semblaient arrêtés dans une irréalité éternelle.

- Oui, oui, répéta-t-il, je vous reconnais bien.

Ce géant, au loin, dont la tête émergeait au-dessus de tous les fronts, c'était Robert d'Artois, son turbulent parent... Une haute femme, à quelque distance, retroussait ses manches d'un geste d'accoucheuse. La vue de la comtesse Mahaut rappela au roi les princesses condamnées.

- Le pape est-il élu? demanda-t-il.

- Non, Sire.

Plusieurs problèmes se bousculaient, s'enchevêtraient dans son esprit épuisé.

Chaque homme, parce qu'il croit un peu que le monde est né en même temps que lui, souffre, au moment de quitter la vie, de laisser l'univers inachevé. A plus forte raison un roi.

Philippe le Bel chercha du regard son fils aîné.

Louis de Navarre, Philippe de Poitiers, Charles de France se tenaient au chevet du lit, flanc à flanc, et comme soudés devant l'agonie de leur géniteur. Le roi dut renverser la tête pour les voir.

- Pesez, Louis, pesez, murmura-t-il, ce que c'est que d'être le roi de France ! Sachez au plus tôt l'état de votre royaume.

La comtesse Mahaut manouvrait pour se rapprocher, et l'on devinait bien quels pardons ou quelles gr‚ces elle se disposait à arracher au mourant.

Frère Renaud adressa au comte de Valois un regard qui signifiait : "

Monseigneur, intervenez. "

Louis de Navarre dans quelques moments serait roi de France, et nul n'ignorait que Valois le dominait complètement. Aussi l'autorité de ce dernier croissait-elle à proportion, et le grand inquisiteur se tournait vers lui comme vers la puissance véritable.

Valois, coupant la route à Mahaut, vint se placer entre elle et le lit.

218

LES ROIS MAUDITS

- Mon frère, dit-il, n'avez-vous rien à changer dans votre testament de 1311?

- Nogaret est mort, répondit le roi.

Valois hocha le front, tristement, vers le grand inquisiteur, lequel, aussi tristement, écarta les mains comme pour déplorer qu'on e˚t trop attendu.

Mais le roi ajouta :

- Il était exécuteur de mes volontés.

- Il vous faut alors dicter un codicille pour nommer à nouveau vos exécuteurs, mon frère, dit Valois.

- J'ai soif, murmura Philippe le Bel.

On lui remit un peu d'eau bénite sur les lèvres.

Valois reprit :

- Vous désirez toujours, je pense, que je veille au respect de vos volontés.

- Certes... Et vous aussi, Louis, mon frère, dit le roi en regardant le comte d'…vreux.

Maillard avait commencé d'écrire, prononçant à mi-voix les formules rituelles des testaments royaux.

Après Louis d'…vreux, le roi désigna ses autres exécuteurs testamentaires, à mesure que ses yeux, plus impressionnants encore maintenant que leur large p‚leur se troublait, rencontraient certains visages autour de lui. Il nomma ainsi Philippe le Convers, et puis Pierre de Chambly, qui était un familier de son second fils, et encore Hugues de Bouville.

Alors, Enguerrand de Marigny s'avança et fit en sorte que sa massive personne f˚t bien en vue du mourant.

Le coadjuteur savait que, depuis deux semaines, Charles de Valois ressassait devant le souverain affaibli ses griefs et ses accusations.

"C'est Marigny, mon frère, qui est cause de votre souci... C'est Marigny qui a mis le Trésor au pillage... C'est Marigny qui a déshonnêtement marchandé la paix de Flandre... C'est Marigny qui vous a conseillé de br˚ler le grand-maître... "

Philippe le Bel allait-il, comme chacun d'évidence s'y attendait, citer Marigny parmi ses exécuteurs, lui donnant par là même une ultime confirmation de sa confiance?

Maillard, la plume levée, observait le roi. Mais Valois dit très vite :

- Le nombre y est, je crois, mon frère.

Et il eut pour Maillard un geste impératif qui signifiait de clore la liste. Marigny, blême, serra les poings sur sa ceinture et, forçant la voix, prononça :

- Sire !... Je vous ai toujours fidèlement servi. Je vous demande de me recommander à Monseigneur votre fils.

Entre ces deux rivaux qui se disputaient son esprit, entre Valois et Marigny, entre son frère et son premier ministre, le roi eut un moment de flottement. Comme ils pensaient à eux-mêmes, et bien peu à lui !

LE ROI DE FER

219

- Louis, dit-il avec lassitude, qu'on ne lèse point Marigny s'il prouve qu'il a été fidèle.

Alors Marigny comprit que les calomnies avaient porté. Devant un abandon si flagrant, il se demanda si Philippe le Bel l'avait jamais aimé.

Mais Marigny connaissait les pouvoirs dont il disposait. Il avait en main l'administration, les finances, l'armée. Il savait, lui, " l'état du royaume", et qu'on ne pouvait, sans lui, gouverner. Il croisa les bras, releva son large menton et, regardant Valois et Louis de Navarre de l'autre côté du lit o˘ agonisait son souverain, il parut défier le règne suivant.

- Sire, avez-vous d'autres désirs? dit frère Renaud. Hugues de Bouville replantait sur un candélabre un cierge qui menaçait de s'effondrer.

- Pourquoi fait-il si sombre? demanda le roi. Est-ce encore la nuit, et le jour ne s'est-il point levé?

Bien qu'on f˚t au milieu de la journée, une obscurité rapide, anormale, angoissante, enveloppait le ch‚teau. L'éclipsé annoncée était en cours et, maintenant totale, couvrait de son ombre le royaume de France.

- Je rends à ma fille Isabelle, dit brusquement le roi, la bague dont elle me fit présent et qui porte le gros rubis qu'on nomme la Cerise. Il s'interrompit un instant, puis demanda une nouvelle fois :

- Pierre de La tille est-il arrivé? Comme personne ne répondait, il ajouta :

- Je lui donne ma belle émeraude.

Il continua en léguant à diverses églises, à Notre-Dame de Boulogne, parce que sa fille s'y était mariée, à Saint-Martin de Tours, à Saint-Denis, des fleurs de lis d'or, "d'un prix de mille livres", précisa-t-il pour chacune.

Frère Renaud se pencha et lui dit à l'oreille :

- Sire, n'oubliez point notre prieuré de Poissy. Sur le visage effondré de Philippe le Bel, on vit passer une expression d'agacement.

- Frère Renaud, dit-il, je donne à votre couvent la belle bible que j'ai annotée de ma main. Elle vous sera bien utile, à vous et à tous les confesseurs des rois de France.

Le grand inquisiteur, bien qu'il attendît davantage, sut cacher son dépit.

- A vos sours de saint Dominique, à Poissy, je lègue la grande croix des Templiers. Et mon cour aussi y sera porté.

Le roi avait terminé la liste de ses dons. Maillard relut à haute voix le codicille. quand il arriva aux derniers mots: "de par le roi", Valois attirant à lui l'héritier du trône et lui serrant fermement le bras, dit:

- Ajoutez: "et du consentement du roi de Navarre".

220

LES ROIS MAUDITS

Philippe le Bel abaissa le menton, presque imperceptiblement, d'un mouvement d'approbation résignée. Son règne était clos.

Il fallut lui guider la main pour qu'il sign‚t au bas du parchemin. Il murmura:

- Est-ce tout?

Non; la dernière journée d'un roi de France n'était pas encore achevée.

- Il faut maintenant, Sire, que vous remettiez le miracle royal, dit frère Renaud.

Il invita l'assistance à se retirer afin que le roi transmît à son fils le pouvoir, mystérieusement attaché à la personne royale, de guérir les écrouelles.

Renversé sur ses coussins, Philippe le Bel gémit:

- Frère Renaud, regardez ce que vaut le monde. Voici le roi de France !

A l'instant qu'il mourait, on exigeait encore de lui un effort pour qu'il investît son successeur de la capacité, réelle ou supposée, de soulager une affection bénigne.

Ce ne fut point Philippe le Bel qui enseigna les formules et prières du miracle; il les avait oubliées. Ce fut frère Renaud. Et Louis de Navarre, agenouillé auprès de son père, ses mains trop chaudes jointes aux mains glacées du roi, recueillit l'héritage secret.

Ce rite accompli, la cour fut à nouveau admise dans la chambre, et frère Renaud commença de réciter les prières des agonisants.

La cour reprenait le verset " In manus tuas, Domine... Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit... ", lorsqu'une porte s'ouvrit; l'évêque Pierre de Latille, l'ami d'enfance du roi, arrivait. Tous les regards se dirigèrent vers lui, tandis que toutes les lèvres continuaient de marmonner.

- In manus tuas, Domine, dit l'évêque Pierre reprenant avec les autres.

On se retourna vers le ht, et les prières s'arrêtèrent dans les gorges ; le Roi de fer était mort.

Frère Renaud s'approcha pour lui fermer les yeux. Mais les paupières qui n'avaient jamais battu se relevèrent d'elles-mêmes. Par deux fois, le grand inquisiteur essaya vainement de les abaisser. On dut couvrir d'un bandeau le regard de ce monarque qui entrait les yeux ouverts dans l'…ternité.

NOTES HISTORIqUES

1. - Premier en date des poètes français de langue romane, le duc Guillaume IX d'Aquitaine (22 octobre 1071-1127) est l'une des figures les plus importantes et les plus attachantes du Moyen Age.

Grand seigneur, grand amant, grand lettré, il eut une manière de vivre et de penser tout à fait exceptionnelle pour son époque. Le faste raffiné avec lequel il vivait en ses ch‚teaux est à l'origine des fameuses " cours d'amour ".

Se voulant totalement affranchi de l'autorité de l'…glise, il refusa au pape Urbain II, venu exprès le visiter dans ses …tats, de participer à la croisade. Il profita de l'absence de son voisin, le comte de Toulouse, pour mettre la main sur les terres de ce dernier. Mais les récits d'aventures l'incitèrent, un peu plus tard, à prendre le chemin de l'Orient, à la tête d'une armée de 30000 hommes qu'il conduisit jusqu'à Jérusalem.

Ses Vers, dont onze poèmes seulement ont été conservés, introduisirent dans la littérature romane et, plus généralement, française, une conception idéalisée de la femme et de l'amour qui n'existait pas avant lui; ils sont la source du grand courant de lyrisme amoureux qui traverse, irrigue et féconde toute notre littérature. Ce prince-troubadour n'était pas sans avoir subi quelque peu l'influence des poètes hispano-arabes.

2. - L'affaire de la succession d'Artois, l'un des plus grands drames d'héritage de l'histoire de France - et dont il sera souvent question dans ce volume et les suivants - se présentait de la manière que voici : Saint Louis avait donné, en 1237, la comté-pairie d'Artois en apanage à son frère Robert. Ce Robert Ier d'Artois eut un fils, Robert II, qui épousa Amicie de Courtenay, dame de Conches. Robert II eut deux enfants: Philippe, mort en 1298 de blessures reçues

224

LES ROIS MAUDITS

à la bataille de F˚mes, et Mahaut qui épousa Othon, comte palatin de Bourgogne.

A la mort de Robert II, tué en 1302 (donc quatre ans après son fils Philippe) à la bataille de Courtrai, l'héritage du comté fut réclamé à la fois par Robert III, fils de Philippe, - notre héros - et par Mahaut, sa tante, laquelle invoquait une disposition du droit coutumier artésien.

Philippe le Bel, en 1309, trancha en faveur de Mahaut. Celle-ci, devenue régente du comté de Bourgogne par la mort de son mari, avait marié ses deux filles, Jeanne et Blanche, au second et au troisième fils de Philippe le Bel, Philippe et Charles ; la décision qui la favorisa fut grandement inspirée par ces alliances qui apportaient notamment à la couronne la comté

de Bourgogne, ou Comté-Franche, remise en dot à Jeanne. Mahaut devint donc comtesse-pair d'Artois.

Robert ne devait pas se tenir pour battu, et, pendant vingt ans, avec une

‚preté rare, soit par action juridique, soit par action directe, il allait poursuivre contre sa tante une lutte o˘ tous les procédés furent employés de part et d'autre: délation, calomnie, usage de faux, sorcellerie, empoisonnements, agitation politique, et qui, comme on le verra, se termina tragiquement pour Mahaut, tragiquement pour Robert, tragiquement pour l'Angleterre et pour la France.

D'autre part, en ce qui concerne la maison, ou plutôt les maisons de Bourgogne, liées comme à toutes les grandes affaires du royaume à cette affaire d'Artois, nous rappelons au lecteur qu'il y avait à l'époque deux Bourgognes absolument distinctes l'une de l'autre : la Bourgogne-Duché qui était terre vassale de la couronne de France, et la Bourgogne-Comté qui formait un palatinat relevant du Saint Empire. Le duché avait Dijon pour capitale, et le comté, Dole.

La fameuse Marguerite de Bourgogne appartenait à la famille ducale; ses cousine et belle-sour, Jeanne et Blanche, à la maison comtale.

3. - On appelait au Moyen Age du terme imagé de bougette ou bolgèîe la bourse qu'on portait à la ceinture, ou le sac qu'on pendait à l'arçon de la selle, et qui y " bougeait ". Le mot, passé en Angleterre et prononcé

"boudgett", désigna également le sac du trésorier du royaume, et par extension le contenu. Ceci est l'origine du terme " budget " qui nous est revenu d'Outre-Manche.

4. - L'Ordre souverain des Chevaliers du Temple de Jérusalem fut fondé en 1128 pour assurer la garde des Lieux saints de Palestine, et protéger les routes des pèlerinages. Sa règle, reçue de saint Bernard, était sévère.

Elle imposait aux chevaliers la chasteté, la pauvreté, l'obéissance. Ils ne devaient " trop regarder face de femme... ni... baiser LE ROI DE FER

225

femelle, ni veuve, ni pucelle, ni mère, ni sour, ni tante, ni nulle autre femme ". Ils étaient tenus, à la guerre, d'accepter le combat à un contre trois et ne pouvaient pas se racheter par rançon. Il ne leur était permis de chasser que le lion.

Seule force militaire bien organisée, ces moines-soldats servirent d'encadrement aux bandes souvent désordonnées qui formaient les armées des croisades. Placés en avant-garde de toutes les attaques, en arrière-garde de toutes les retraites, gênés par l'incompétence ou les rivalités des princes qui commandaient ces années d'aventure, ils perdirent en deux siècles plus de vingt mille des leurs sur les champs de batailles, chiffre considérable par rapport aux effectifs de l'Ordre. Ils n'en commirent pas moins, vers la fin, quelques funestes erreurs

stratégiques.

Ils s'étaient montrés, pendant tout ce temps, bons administrateurs. Comme on avait grand besoin d'eux, l'or de l'Europe afflua dans leurs coffres. On remit à leur garde des provinces entières. Pendant cent ans, ils assurèrent le gouvernement effectif du royaume latin de Constan-tinople. Ils se déplaçaient en maîtres dans le monde, n'ayant à payer ni impôts, ni tribut, ni péage. Ils ne relevaient que du pape. Ils avaient des commanderies dans toute l'Europe et le Moyen-Orient; mais le centre de leur organisation était à Paris. Ils furent amenés par la force des choses à faire de la grande banque. Le Saint-Siège et les principaux souverains d'Europe avaient chez eux leurs comptes courants. Ils prêtaient sur garantie, et avançaient les rançons des prisonniers. L'empereur Baudouin leur engagea "la vraie Croix".

Expéditions, conquêtes, fortune, tout est démesuré dans l'histoire des Templiers, jusqu'à la procédure même qui fut employée pour parvenir à leur suppression. Le rouleau de parchemin qui contient la transcription des interrogatoires de 1307 mesure à lui seul 22 m 20.

Depuis ce prodigieux procès, les controverses n'ont jamais cessé; certains historiens ont pris parti contre les accusés, d'autres contre Philippe le Bel. Il n'est pas douteux que les accusations portées contre les Templiers étaient, en grande partie, exagérées ou mensongères; mais il n'est pas douteux non plus qu'il y ait eu chez eux d'assez profondes déviations dogmatiques. Leurs longs séjours en Orient les avaient mis en contact avec certains rites perpétués de la religion chrétienne primitive, avec la religion islamique qu'ils combattaient, voire avec les traditions ésotériques de l'Egypte ancienne. C'est à propos de leurs cérémonies initiatiques que se forma, par une confusion très habituelle à

l'Inquisition médiévale, l'accusation d'adoration d'idoles, de pratiques démoniaques et de sorcellerie.

L'affaire des Templiers nous intéresserait moins si elle n'avait des prolongements jusque dans l'histoire du monde moderne. Il est connu que l'Ordre du Temple, aussitôt après sa destruction officielle, se MAUIJllà

reconstitua sous la forme d'une société secrète internationale, et Ton a les noms de grands-maîtres occultes jusqu'au xvine siècle.

Les Templiers sont à l'origine du Compagnonnage, institution qui existe encore aujourd'hui. Ils avaient besoin, dans leurs commanderies lointaines, d'ouvriers chrétiens. Ils les organisèrent et leur donnèrent une règle nommée "devoir". Ces ouvriers, qui ne portaient pas l'épée, étaient vêtus de blanc; ils firent les croisades et b‚tirent au Moyen-Orient ces formidables citadelles, construites selon ce qu'on appelle en architecture

" l'appareil des croisés ". Ils acquirent là-bas un certain nombre de méthodes de travail héritées de l'Antiquité et qui leur servirent à édifier en Occident les églises gothiques. A Paris, ces compagnons vivaient soit dans l'enceinte du Temple, soit dans le quartier avoisinant, o˘ ils jouissaient de "franchises", et qui demeura pendant cinq cents ans le centre des ouvriers initiés.

Par le truchement des sociétés de compagnons, l'Ordre du Temple se rattache aux origines de la franc-maçonnerie. On retrouve en celle-ci les " épreuves

" des cérémonies initiatiques et jusqu'à des emblèmes très précis qui non seulement sont ceux des anciennes compagnies d'ouvriers, mais, fait plus étonnant encore, figurent sur les murs de certaines tombes d'architectes de l'Egypte pharaonique. Tout donne donc à penser que ces rites, ces emblèmes, ces procédés de travail, furent rapportés en Europe par les Templiers.

5. - La datation utilisée au Moyen Age n'était pas la même que celle employée de nos jours, et en outre elle changeait d'un pays à l'autre.

L'année officielle commençait, en Allemagne, en Suisse, en Espagne et au Portugal, le jour de NoÎl; à Venise, le 1er mars; en Angleterre, le 25

mars ; à Rome, tantôt le 25 janvier et tantôt le 25 mars ; en Russie, à

l'équinoxe de printemps.

En France, le début de l'année légale était le jour de P‚ques. C'est ce qu'on appelle le " style de P‚ques ", ou " style français ", ou " ancien style". Cette singulière coutume de prendre une fête mobile comme point de départ de datation amenait à avoir des années qui variaient entre trois cent trente et quatre cents jours. Certaines années avaient deux printemps, l'un au début, l'autre à la fin.

Cet ancien style est la source d'une infinité de confusions, et il en surgit de grandes difficultés dans l'établissement d'une date exacte. Ainsi selon l'ancien style, la fin du procès des Templiers se plaçait en 1313, puisque P‚ques, l'année 1314, tomba le 7 avril.

C'est seulement en décembre 1564, sous le règne de Charles IX, avant-dernier roi de la dynastie Valois, que le début de l'année légale fut fixé

au premier janvier.

LE ROJ DE FEK m

La Russie n'adopta le "nouveau style" qu'en 1725, l'Angleterre en 1752, et Venise, la dernière, à la conquête de Bonaparte.

Les dates données dans ce récit sont naturellement accordées sur le nouveau style.

6. - L'hôtel des Templiers, ses annexes, ses "cultures", et toutes les rues avoisinantes formaient le quartier du Temple dont le nom s'est perpétué

jusqu'à nous. C'est dans la grande tour qui avait servi de geôle pour Jacques de Molay que Louis XVI fut enfermé quatre siècles et demi plus tard. Il n'en sortit que pour être conduit à la guillotine. Cette tour disparut en 1811.

7. - Les sergents étaient des fonctionnaires subalternes chargés de différentes t‚ches d'ordre public et de justice. Leur rôle se confondait sensiblement avec celui des huissiers (gardiens des portes) et des massiers. Il était parmi leurs attributions d'escorter ou de précéder le roi, les ministres, les maîtres du Parlement et de l'Université.

Le b‚ton de nos sergents de ville actuels est une lointaine survivance du b

‚ton des sergents d'autrefois, de même que la masse que portent encore les massiers dans les cérémonies universitaires

II y avait, en 1254, soixante sergents spécialement affectés à la police de Paris.

8. - Cette concession, faite à certaines corporations marchandes, de vendre aux abords ou dans la demeure du souverain semble venir d'Orient. A Byzance, c'étaient les marchands de parfums qui avaient droit de tenir boutique devant l'entrée du palais impérial, leurs essences étant la chose la plus agréable qui p˚t parvenir aux narines du Basileus.

9. - La tour de Nesle, d'abord tour Hamelin du nom du prévôt de Paris qui avait présidé à sa construction, et l'hôtel de Nesle occupaient l'emplacement actuel de l'Institut de France et de la Monnaie. Le jardin était bordé au couchant par le rempart de Philippe Auguste, dont les fossés, qu'on appelait sur cette partie les "fossés de Nesle", ont servi de tracé à la rue Mazarine. L'ensemble fut scindé en Grand Nesle, Petit Nesle, et séjour de Nesle; sur ses diverses parties s'élevèrent ultérieurement les hôtels de Nevers, de Guénégaud, de Conti, des Monnaies. La Tour ne fut détruite qu'en 1663 pour permettre la construction du collège Mazarin ou des quatre Nations, affecté depuis 1805 à l'Institut.

10. - Le papier de coton, qu'on pense d'invention chinoise, et qui s'appela d'abord " parchemin grec " parce que les Vénitiens l'avaient trouvé en usage en Grèce, fit son apparition en Europe vers le xe siècle. Le papier de lin (ou de chiffe) fut importé d'Orient un peu plus tard 228

LES ROIS MAUDITS

par les Sarrasins d'Espagne. Les premières fabriques de papier s'établirent en Europe au cours du xme siècle. Pour des raisons de conservation et de résistance, le papier n'était jamais utilisé dans les documents officiels qui devaient supporter des " sceaux pendants ".

11. - C'est à partir de ces assemblées instituées sous Philippe le Bel que les rois de France prirent l'habitude de recourir à des consultations nationales qui, par la suite, reçurent le nom d'…tats généraux, et d'o˘

sont issues, à leur tour, après 1789, nos premières institutions parlementaires.

'12. - La notion du temps étant, au Moyen Age, beaucoup moins précise qu'aujourd'hui, on employait pour désigner les différentes parties de la journée, la division ecclésiastique en prime, tierce, none et vêpres.

Prime commençait environ à six heures du matin. Tierce s'appliquait aux heures de la matinée. None au temps de midi et au milieu de la journée. Et vêpres ou la vêprée (avec une distinction entre haute et basse vêprée) à

toute la fin du jour jusqu'au coucher du soleil.

13. - Primitivement appelé Yîle aux Chèvres, cet îlot, en aval et à la pointe de l'île de la Cité, avait pris le nom d'île aux Juif s depuis qu'on y avait procédé aux exécutions de Juifs parisiens.

Réuni à un autre îlot voisin et à l'île même, pour permettre la construction du Pont Neuf, il forme aujourd'hui le jardin du Vert-Galant.

14. - Dans la répartition des juridictions religieuses établie au très haut Moyen Age, Paris ne figurait que comme évêché. De ce fait, il n'apparaît pas dans la liste des vingt et une " métropoles " de l'Empire énumérées au testament de Charlemagne. Paris relevait, et continua de relever jusqu'au xvne siècle, de l'archidiocèse de Sens. L'évêque de Paris était suffragant de l'archevêque de Sens, c'est-à-dire que les décisions ou sentences prononcées par le premier venaient en appel devant l'officialité du second.

Paris ne prit rang d'archevêché que sous le règne de Louis XIII.

15. - Les prévôts étaient des fonctionnaires royaux qui cumulaient les fonctions aujourd'hui réparties entre les préfets, les chefs de subdivisions militaires, les commissaires divisionnaires, les agents du Trésor, du fisc et de l'enregistrement. C'est assez dire qu'ils étaient rarement aimés. Mais déjà, à cette époque, en certaines régions, ils commençaient de partager leurs attributions avec des receveurs de finance.

LE ROI DE FER

229

16. - La tenue des veuves de la noblesse, assez semblable au vêtement des religieuses, se composait d'une longue robe noire, sans ornement ni bijoux, d'une guimpe blanche enfermant le cou et le menton, et d'un voile blanc posé sur les cheveux.

17. - Depuis la fin du xie siècle et l'établissement de la dynastie normande, la noblesse d'Angleterre était en majeure partie de souche française. Constituée d'abord par les barons normands compagnons de Guillaume le Conquérant, renouvelée avec les Angevins et les Aquitains des Plantagenets, cette aristocratie conservait sa langue et ses habitudes d'origine.

Au XIVe siècle, le français était toujours le parler habituel de la cour, ainsi qu'en témoigne le Honni soit qui mal y pense prononcé par le roi Edouard III à Calais en rattachant la jarretière de la comtesse de Salisbury, parole qui devint la devise de l'ordre de la Jarretière.

La correspondance des rois était rédigée en français. De nombreux seigneurs anglais avaient d'ailleurs des fiefs dans les deux pays.

Notons aussi, à ce point de notre récit, que le roi Edouard III dans les deux premières années de sa vie, vint deux fois en France. Au cours du premier voyage, en 1313, il avait failli périr étouffé dans son berceau par la fumée d'un incendie qui s'était déclaré à Maubuisson. C'est son second voyage, fait avec sa mère seule, que nous relatons ici.

18. - Le bachelier, dans la hiérarchie féodale, tenait le rang intermédiaire entre le chevalier et l'écuyer. Ce titre s'appliquait soit aux gentilshommes qui n'avaient pas les moyens de lever une bannière, c'est-à-dire une troupe personnelle, soit à déjeunes seigneurs en attente de recevoir la chevalerie. L'écuyer, au sens littéral, portait l'écu du chevalier, mais le mot était souvent employé comme terme générique pour désigner bacheliers et varlets.

19. - On appelait chevaucheurs les courriers chargés des messages officiels. Les princes souverains, les papes, les grands seigneurs et les principaux dignitaires civils ou ecclésiastiques avaient chacun leurs propres chevaucheurs qui portaient costume à leurs armes. Les chevaucheurs royaux avaient droit de réquisition par priorité pour se procurer des montures de rechange en cours de route. Les chevaucheurs pouvaient facilement, en relayant, franchir cent kilomètres par jour.

20. - Le ternie de mahôte - du bas latin mala tolta, mauvaise prise, mauvaise levée - fut adopté par le peuple pour désigner un impôt sur les transactions institué par Philippe le Bel, et qui consistait 230

LES ROIS MAUDITS

en une taxe d'un denier à la livre sur le prix des marchandises vendues. Ce fut cette taxe de 0,50 %, si l'on comptait en livres tournois, et de 0,33

%, si l'on comptait en livres parisis, qui déclencha de graves émeutes et laissa le souvenir d'une mesure financière écrasante.

21. - Le poison ainsi désigné était vraisemblablement le sulfo-cyanure de mercure. Ce sel donne, par combustion, de l'acide sulfureux, des vapeurs mercurielles et des composés cyanhydriques pouvant déclencher une intoxication à la fois cyanhydrique et mercu-rielle.

Presque tous les poisons du Moyen Age étaient d'ailleurs à base de mercure, matière de prédilection des alchimistes. Le nom de " serpent de Pharaon"

est passé ultérieurement à un jouet d'enfant dans la fabrication duquel ce sel était utilisé.

22. - Philippe le Bel peut être considéré comme le premier roi gallican.

Boniface VIII, par la bulle Unam Sanctam, avait déclaré: "... que toute créature humaine est soumise au Pontife romain, et que cette soumission est une nécessité de son salut. " Philippe le Bel lutta constamment pour l'indépendance du pouvoir civil en matière temporelle. Au contraire, son frère Charles de Valois était résolument ultramontain.

23. - Les Archives, au temps de Philippe le Bel, étaient une institution relativement récente. La fondation n'en remontait qu'à Saint Louis qui avait voulu qu'on group‚t et class‚t toutes les pièces intéressant les droits et coutumes du royaume. Jusque-là les pièces étaient gardées, quand elles l'étaient, par les seigneurs ou par les communes; le roi ne conservait par devers lui que les traités, ou les documents concernant les propriétés de la couronne. Sous les premiers capétiens, ces pièces étaient placées dans un fourgon qui suivait tous les déplacements du roi.

24. - Institués vers le milieu du xnic siècle, les bourgeois du roi constituaient une catégorie particulière de sujets qui, en réclamant la justice du roi, se détachaient, soit de leurs liens de sujétion envers un seigneur, soit de leurs obligations de résidence dans une ville, et dès lors ne relevaient plus que du pouvoir central.

Cette institution prit un grand développement sous Philippe le Bel. On peut dire que les bourgeois du roi furent les premiers Français à avoir un statut juridique comparable à celui du citoyen moderne.

25. - La première " maison commune " de Paris, appelée d'abord Maison de la marchandise, puis, à partir du xie siècle, Parloir aux LE ROI DE FER

231

Bourgeois, était située aux parages du Ch‚telet. Ce fut …tienne Marcel, en 1357, qui transféra les services municipaux et le lieu d'assemblée des bourgeois dans une maison de la place de Grève, à l'emplacement actuel de l'Hôtel de Ville de Paris.

26. - Ce cri de taille-hors est l'origine du mot taÔaut, toujours employé

en vénerie, pour signaler qu'on voit l'animal, qu'il est "hors taille" ou,

"hors taillis".

27. - D'après les documents et rapports d'ambassadeurs que l'on possède, on peut conclure que Philippe le Bel fut frappé d'un ictus qui s'était produit dans une zone non motrice du cerveau. Il fit une rechute mortelle le 26 ou le 27 novembre.

II

LA REINE …TRANGL…E

"Toute l'histoire de ce temps est dans le combat à mort du légiste et du baron. "

Michelet