Clémence pensa que sa complaisance serait l'occasion de quelque bien et, qu'à défaut de pénitence, des prisonniers seraient libérés.

Or, cette nuit-là, un grand cri s'éleva vers le plafond de la chambre royale. Mariée depuis cinq mois, la reine Clémence venait de découvrir qu'on n'était pas reine seulement pour être malheureuse, et que les portes du mariage pouvaient s'ouvrir sur des éblouissements inconnus.

Elle resta de longues minutes épuisée, haletante, émerveillée, et comme si la mer de son rivage natal l'avait déposée sur quelque plage dorée. Ce fut elle qui chercha l'épaule du roi pour s'y endormir, tandis que Louis, éperdu de reconnaissance pour ce plaisir qu'il venait de dispenser, et se sentant plus roi que le jour de son sacre, connaissait sa première nuit d'insomnie qui ne f˚t pas traversée par la hantise de la mort.

Mais cette félicité fut, hélas, sans seconde. Dès le lendemain, sans le secours d'aucun confesseur, Clémence associa indissolublement le plaisir au péché. Elle était de nature plus nerveuse qu'il n'y paraissait car, dès lors, l'approche de son époux lui causa d'intolérables douleurs, qu'elle ne parvenait pas toujours à taire, et qui parfois la rendaient incapable d'accepter l'hommage royal, non par volonté, mais par intolérance du corps.

Elle s'en attristait sincèrement, s'en excusait, faisait effort, mais en vain, pour assouvir les ardeurs insistantes de Louis.

- Je vous assure, mon doux sire, je vous assure, lui disait-elle, qu'il nous faut aller en pèlerinage, je ne pourrai point avant.

- Eh bien, nous irons, ma mie, nous irons bientôt, et aussi loin qu'il vous plaira, et la corde au cou si vous le voulez; mais laissez-moi d'abord régler les affaires d'Artois.

VI L'ARBITRAGE

Deux jours avant la NoÎl, dans la plus grande salle du manoir de Vincennes, aménagée pour l'occasion en chambre de justice, pairs, seigneurs et légistes, assis sur des bancs couverts de tapis, attendaient le roi.

Une délégation des barons d'Artois, ayant à sa tête Gérard Kiérez et Jean de Fiennes, ainsi que les inséparables Souastre et Caumont, était arrivée du matin. Il semblait que tout f˚t arrangé. Les émissaires du roi avaient multiplié les démarches entre les adversaires ; le comte de Poitiers avait inspiré des solutions de sagesse et conseillé à sa belle-mère de céder sur plusieurs points afin de ramener la paix dans ses …tats.

Obéissant aux instructions du roi, à vrai dire assez vagues mais généreuses quant aux intentions : " Je ne veux plus de sang versé ; je ne veux plus de gens injustement maintenus en cachot ; je veux qu'il soit rendu à chacun selon son droit et que la bonne entente et l'amitié régnent partout... ", le chancelier Etienne de Mornay avait rédigé une longue sentence dont le Hutin, lorsqu'on la lui présenta, se sentit infiniment fier, comme s'il en avait dicté personnellement tous les articles.

Dans le même temps, Louis X faisait libérer Raoul de Presles, et six autres conseillers de son père qui croupissaient en prison depuis le mois d'avril.

Ce mouvement de mansuétude générale l'avait également amené à gracier, en dépit de l'opposition de Charles de Valois, la femme et le fils d'Enguerrand de Marigny, gardés en geôle jusque-là.

Un tel changement d'attitude surprenait la cour. Le roi n'était-il pas allé

jusqu'à recevoir Louis de Marigny, en présence de la reine et de plusieurs dignitaires? L'embrassant, il lui avait déclaré:

- Mon filleul, le passé est oublié.

Le Hutin employait maintenant cette formule à tout propos, comme 514

LES ROIS MAUDITS

s'il voulait se persuader, et persuader aux autres, qu'une nouvelle phase de son règne avait commencé.

Il se sentait particulièrement bonne conscience, ce matin-là, tandis qu'on lui mettait sa couronne et qu'on lui posait sur les épaules le grand manteau orné de fleurs de lis.

Mathieu de Trye lui tendit la main de justice, d'or et aux deux doigts levés.

- Comme elle est pesante ! dit Louis. Elle m'avait parut telle, déjà, le jour du sacre.

- Sire, recevrez-vous d'abord maître Martin, qui vient d'arriver de Paris, ou bien le verrez-vous après le Conseil? demanda le grand chambellan.

- Maître Martin est là? s'écria Louis. Je veux le voir céans. qu'on me laisse avec lui.

Le personnage qui entra était un homme d'une cinquantaine d'années, d'assez forte corpulence, au teint très brun et aux yeux rêveurs. Bien qu'il f˚t vêtu fort simplement, presque comme un moine, il avait, dans toute sa tournure, dans ses gestes à la fois onctueux et assurés, dans sa façon de replier son manteau au creux du bras et de s'incliner en saluant, quelque chose d'oriental. Maître Martin, en sa jeunesse, avait beaucoup voyagé et poussé jusqu'aux rivages de Chypre, de Constantinople et d'Alexandrie. On n'était pas absolument certain qu'il e˚t porté toujours ce nom de Martin sous lequel on le connaissait.

- Avez-vous éclairé les questions que je vous ai posées? lui dit d'emblée le Hutin.

- Je l'ai fait, Sire, je l'ai fait, avec grand honneur d'être consulté par vous.

- Alors, dites-moi le vrai, même s'il doit être mauvais ; je ne crains pas de l'entendre.

Un astrologue tel que maître Martin savait ce qu'il fallait penser de pareil préambule, surtout venant d'un roi.

- Sire, répondit-il, notre science n'est pas absolue, et si les astres ne mentent jamais, notre entendement, lui, peut errer en les observant.

Toutefois, je ne vois pas que vos inquiétudes soient fondées, et rien ne paraît empêcher que vous ayez une descendance. Le ciel de votre naissance vous est plutôt favorable en cela, et les astres y sont disposés de bonne façon pour la paternité. En effet, Jupiter s'y montre à la pointe du Cancer, ce qui est signe de fécondité, et ce Jupiter de votre naissance, de plus, forme trigone d'amitié avec la Lune et la planète Mercure. Vous ne devez donc pas renoncer à l'espérance d'engendrer, loin de là. En revanche, l'opposition que la Lune fait à Mars n'annonce point à l'enfant une vie exempte de difficultés; il faudra l'entourer, dès ses premiers jours, de soins bien vigilants et de serviteurs fidèles.

LES POISONS DE LA COURONNE

515

Maître Martin s'était acquis une belle notoriété en annonçant longtemps à

l'avance, encore qu'à mots fort couverts, la mort de Philippe le Bel comme devant coÔncider avec l'éclipsé de novembre 1314. Il avait écrit: " Un puissant monarque d'Occident... ", se gardant bien de préciser. Louis X

tenait depuis lors maître Martin en grande estime.

- Votre avis m'est précieux, maître Martin, et vos paroles me confortent.

Avez-vous pu discerner les moments les plus favorables à concevoir les héritiers que je souhaite?

Toujours maître Martin s'exprimait avec lenteur, pour se donner le temps de trouver à ses réponses le tour le plus encourageant.

- Ne parlons que du premier, Sire, car pour les autres je ne pourrais me prononcer avec assez d'assurance... Il me manque l'heure de naissance de la reine, qu'elle ne sait point et que personne n'a pu me fournir; mais je ne pense pas commettre une grande erreur en vous disant qu'avant l'entrée du soleil dans le Sagittaire, un enfant vous sera né, ce qui placerait le temps de la conception environ la mi-février.

- Il convient donc de me h‚ter d'accomplir à Saint-Jean d'Amiens le pèlerinage que la reine souhaite tant. Et quand pensez-vous, maître Martin, que je doive reprendre ma guerre contre les Flamands?

- Je crois qu'il vous faut suivre en cela, Sire, les inspirations de votre sagesse. Avez-vous fait le choix d'une date?

- Je compte réunir l'ost avant l'ao˚t prochain.

Le regard rêveur de maître Martin resta un instant en suspens sur le roi, sur sa couronne, sur la main de justice qui semblait l'embarrasser et qu'il portait sur l'épaule comme un jardinier sa bêche.

- Avant le mois d'ao˚t, il y aura juin à franchir... murmura l'astrologue.

Puis, plus haut:

- A l'ao˚t prochain, Sire, il se peut que les Flamands aient cessé de vous inquiéter.

- Je le crois volontiers, s'écria le Hutin ; car je leur ai inspiré grand-peur l'été passé, et ils viendront sans doute à merci sans bataille, avant la saison des chevauchées.

C'est une étrange impression que de regarder un homme avec la quasi-certitude qu'avant six mois il sera mort, et de l'entendre faire des projets pour un avenir qu'il ne verra probablement pas. " A moins qu'il ne dure jusqu'à novembre..." se disait Martin. Car, en dehors de la redoutable échéance de juin, l'astrologue avait décelé un second aspect funeste, une méchante direction de Saturne à vingt-sept ans et quarante-quatre jours de la naissance de Louis. " Deux conjonctions de fatalité, à six mois d'intervalle. Si vraiment il engendre, la seconde se rencontrerait alors avec la naissance de l'enfant... De toute manière, ce ne sont pas choses à

dire. "

516

LES ROIS MAUDITS

Pourtant, avant de partir, la paume garnie d'une bourse que le roi venait de lui tendre, maître Martin se sentit tenu d'ajouter

- Sire, un mot encore pour la sauvegarde de votre santé Défiez-vous des venins, surtout au déclin du printemps

- Faut-il m'abstenir des mousserons, giroles et morilles9 demanda Louis J'en suis friand, mais il est vrai qu'ils m'ont causé parfois des dérangements d'entrailles

Puis soudain soucieux

- Venin Entendez-vous les morsures de vipère7

- Non, Sire, je parle bien des nourritures de bouche

- Ah bien Je vous sais gré du conseil, maître Martin Aussitôt, tandis qu'il se dirigeait vers la Chambre de justice, Louis prescrivit à son grand chambellan qu'on redoubl‚t de surveillance aux cuisines, qu'on s'assur‚t de n'employer que des denrées de provenance connue, et qu'on fit éprouver tous les mets deux fois au lieu d'une avant de les lui servir

Puis il entra dans la grand-salle o˘ l'assistance s'était levée et attendait qu'il f˚t installé sous le dais

Bien assis, les pans de son manteau ramenés sur les genoux, et la main de justice un peu inclinée dans la saignée du bras, Louis se sentit pareil, un instant, au Seigneur du ciel sur les vitraux d'églises A sa droite et à sa gauche, ses barons bellement vêtus inclinaient la tête dévotement II y avait quand même des moments de satisfaction dans le métier de roi, et Louis faisait durer son plaisir

"Voila, pensait-il, je vais rendre ma sentence et chacun va s'y conformer, et je vais rétablir la paix et la bonne harmonie parmi mes sujets "

Devant lui se tenaient les deux partis entre lesquels il allait rendre arbitrage D'un côte, la comtesse Mahaut, dépassant de la tête et de la couronne ses conseillers groupés autour d'elle De l'autre, la délégation des " alliés " d'Artois II y avait chez ces derniers un certain manque d'unité dans l'apparence, car chacun avait mis ses meilleurs vêtements qui n'étaient pas toujours a la dernière mode Ces petits seigneurs sentaient leur province, Souastre et Caumont s'étaient affubles comme pour paraître en tournoi, et semblaient un peu embarrasses de leurs heaumes qu'ils portaient a la main, devant la poitrine

Les grands barons désignes pour assister le roi avaient été sagement choisis en nombre égal parmi les amis des deux camps Charles de Valois et son fils Philippe, Charles de la Marche, Louis de Clermont, Beraud de Mercour, et surtout Robert d'Artois lui-même, constituaient le soutien des allies On savait que de l'autre part Philippe de Poitiers, Louis d'Evreux, Henri de Sully, les comtes de Boulogne, de

LES POISONS DE LA COURONNE

517

Savoie, de Forez, et messire Miles de Noyers donnaient appui à Mahaut

- In nomme patns etfiln

Les assistants se regardèrent, surpris. C'était la première fois que le roi ouvrait séance par une prière, et appelait sur ces décisions les lumières divines

- On nous l'a changé, souffla Robert d'Artois à Philippe de Valois, le voilà maintenant qui se prend pour évêque en chaire

- Mes bien chers frères, mes bien chers oncles, mes bons cousins, mes bien-aimés vassaux, nous avons le désir très grand, et le devoir, par commission de Dieu, de maintenir la paix en notre royaume et de condamner la division entre nos sujets .

Louis, qui souvent bredouillait en public, s'exprimait cette fois d'une parole lente, mais claire, vraiment, il se sentait inspiré, et l'on se demandait, à l'écouter ce jour-là, si son véritable destin n'e˚t pas été de faire un bon vicaire en un modeste bailliage

II se tourna d'abord vers la comtesse Mahaut, et la pria de suivre ses conseils Mahaut répondit

- Sire, je ne désire nen tant que la concorde et souhaite pouvoir en tout vous complaire

Le roi adressa ensuite aux alliés la même recommandation

- Sire, répondit Gérard Kiérez, nous n'avons d'autre vouloir que l'apaisement, et nous montrer vos fidèles vassaux Louis regarda autour de lui ses oncles, frères et cousins " Voyez, semblait-il dire, comme j'ai bien su arranger toutes choses "

Puis rassemblée s'assit, et le chancelier …tienne de Mornay lut la sentence d'arbitrage qui débutait par une déclaration d'intention Le passe, selon la formule chère au roi, était oublié, et les haines, offenses et rancunes pardonnées de part et d'autre La comtesse Mahaut reconnaissait ses obligations envers ses sujets, elle s'engageait a maintenir bonne paix au pays d'Artois, à n'exercer aucunes représailles sur les allies ni chercher aucune occasion de leur causer mal ou nuisance Elle scellerait, comme le roi l'avait fait, les coutumes en usage au temps de Saint Louis et qui seraient prouvées devant elle par gens dignes de foi, chevaliers, clercs, bourgeois, avocats

Louis X écoutait a peine Ayant dicte la première phrase, il estimait avoir tout fait Le détail des dispositions juridiques, dont il avait laisse la rédaction a Mornay, ne l'intéressait guère Sa pensée dérivait ailleurs II était en train de compter sur ses doigts "Février, mars, avril, mai ainsi ce serait donc vers novembre qu'il me naîtrait un héritier "

- " Si Ton se plaint de la comtesse, lisait …tienne de Mornay, le roi fera examiner par des enquêteurs si la plainte est fondée et, dans ce cas, si la comtesse refuse justice, le roi la contraindra D'autre part, la T

518

LES ROIS MAUDITS

comtesse devra, pour les amendes qu'elle réclame, en déclarer le montant pour chaque délit. La comtesse devra rendre aux seigneurs les terres qu'elle détient sans jugement..."

Mahaut commençait à s'agiter; mais les quatre frères d'Hirson, autour d'elle, le chancelier, le trésorier, le panetier, le bailli, la calmèrent.

- Il n'a jamais été question de ceci à l'entrevue de Compiègne ! disait Mahaut. C'est un mauvais ajout.

- Il vaut mieux perdre un peu que tout perdre, lui souffla Denis.

Le souvenir de la promenade qu'il avait faite, enchaîné, le jour de la décapitation du sergent Cornillot, l'incitait au compromis.

Mahaut retroussa ses manches et continua d'écouter, contenant sa colère.

La lecture durait depuis près d'un quart d'heure quand un frémissement d'intérêt passa sur la salle ; Mornay abordait le passage relatif à Thierry d'Hirson. Tous les regards se tournèrent vers le chancelier de Mahaut et vers ses frères.

- "... En ce qui concerne maître Thierry d'Hirson dont les alliés ont réclamé qu'il f˚t mis en jugement, le roi décide que les accusations devront être portées devant l'évêque de Thérouanne, dont maître Thierry dépend ; mais il ne pourra aller en Artois présenter sa défense pour ce que ledit maître Thierry est moult haÔ au pays. Ses frères, sours et neveux n'y pourront point aller non plus tant que le jugement n'aura pas été rendu par l'évêque de Thérouanne et certifié par le roi... "

Dès ce moment, les d'Hirson abandonnèrent l'attitude conciliante qu'ils avaient observée jusque-là.

- Voyez votre neveu, Madame, voyez comme il triomphe! dit Pierre, le bailli d'Arras.

Robert d'Artois, en effet, échangeait des sourires avec ses cousins Valois.

- Tout n'est pas dit, mes amis, tout n'est pas dit! murmura Mahaut, les m

‚choires serrées. Vous ai-je jamais abandonné, Thierry?

quand la lecture de la sentence d'arbitrage fut terminée, l'évêque de Soissons, qui avait participé aux négociations, s'avança. Il tenait un …

vangile qu'il alla présenter aux alliés; ceux-ci se levèrent tous ensemble et tendirent la main droite, tandis que Gérard Kiérez, en leur nom, jurait qu'ils respecteraient scrupuleusement l'arbitrage du roi. Puis l'évêque se dirigea vers Mahaut.

La pensée de Louis X, dans ce moment-là, voyageait sur les routes. "Pour ce pèlerinage d'Amiens, nous le ferons à pied, pendant les dernières lieues.

quant au reste, nous irons en char. Il nous faudra de bonnes bottes fourrées... Et puis j'emmènerai mes queux et mes sauciers, puisque je dois me défier des venins... Espérons que Clémence sera délivrée de ces douleurs qui la gênent pour l'amour..." Il rêvait,

LES POISONS DE LA COURONNE

519

tout en contemplant les doigts d'or de la main de justice, quand soudain il entendit Mahaut prononcer d'une voix forte :

- Je refuse de jurer ; je ne scellerai point cette méchante sentence !

Un grand silence tomba sur l'assemblée. L'audace de ce refus, lancé à la face du souverain, effrayait. On se demandait quelle sanction terrible allait tomber de la bouche royale.

- que se passe-t-il? dit Louis en se penchant vers son chancelier. Pourquoi refuse-t-elle? Cet arbitrage pourtant me semblait bien rendu. Il regardait les assistants, l'air absent et plus surpris que contrarié. Robert d'Artois alors se leva et lança de sa voix de bataille :

- Sire mon cousin, allez-vous accepter qu'on vous brave et qu'on vous soufflette au visage? Nous, vos parents et vos conseillers, ne le supporterons point. Voyez le gré qu'on vous a d'user de mansuétude ! Vous savez que, pour ma part, j'étais opposé à toute amiable convention avec Madame Mahaut, dont j'ai honte qu'elle soit de mon sang ; car toute bienveillance qu'on lui accorde ne l'encourage qu'à plus de vilenie. Me croira-t-on enfin, Messeigneurs, continua-t-il en prenant à témoin l'assemblée, me croira-t-on quand je dis, quand j'affirme, et depuis tant d'années, que j'ai été frustré, trahi, volé par ce monstre femelle qui n'a respect ni pour le pouvoir du roi ni pour le pouvoir de Dieu ! Mais faut-il s'en étonner de la part d'une femme qui n'a point obéi aux volontés de son père mourant, s'est approprié le bien qui ne lui revenait pas, et a profité

de mon enfance pour me dépouiller?

Mahaut, debout, les bras croisés, regardait son neveu avec colère et mépris tandis qu'à deux pas d'elle l'évêque de Soissons hésitait à déposer le lourd Evangile.

- Savez-vous pourquoi, Sire, poursuivit Robert, Madame Mahaut refuse aujourd'hui votre arbitrage qu'elle acceptait hier? Parce que vous y avez ajouté sentence contre Thierry d'Hirson, contre cette ‚me vendue et damnée, contre ce maître coquin dont je voudrais qu'on le déchauss‚t pour voir s'il n'a pas le pied fourchu ! C'est lui qui pour le compte de Madame Mahaut a si bien travaillé et travesti les écrits qu'il m'a fait perdre mon hoirie.

Le secret de leurs mauvaises actions les a liés si honteusement que la comtesse Mahaut a d˚ pourvoir de bénéfices tous les frères et parents de Thierry, lesquels rançonnent le malheureux peuple d'Artois, si prospère autrefois, si misérable à présent qu'il n'a plus de recours que dans la révolte.

Les alliés écoutaient, le visage comme ensoleillé, et l'on sentait qu'ils étaient sur le point d'acclamer Robert. Celui-ci, dans le même mouvement d'emphase, ajouta:

- Si vous avez le front, si vous avez l'audace, Sire, de léser maître Thierry, de lui ôter la moindre parcelle de ses larcins, de menacer le petit ongle du petit doigt du plus petit de ses neveux, voici Madame Mahaut toutes griffes dehors, et prête à cracher au visage de Dieu. Car 520

LES ROIS MAUDITS

les voux qu'elle a prononcés au baptême et l'hommage qu'elle vous fit, genou en terre, ne pèsent rien auprès de son allégeance envers maître Thierry, son véritable suzerain ! Mahaut n'avait pas bougé.

- Le mensonge et la calomnie, Robert, coulent comme salive de ta bouche, dit-elle. Prends garde de ne jamais te mordre la langue, tu pourrais en mourir.

- Taisez-vous, Madame! s'écria brusquement le Hutin. Taisez-vous ! Vous m'avez trompé ! Je vous fais défense de retourner en Artois avant d'avoir scellé la sentence qui vient de vous être signifiée, et qui est une bonne sentence, chacun me l'a dit. Jusque-là vous vous tiendrez en votre hôtel de Paris ou votre ch‚teau de Conflans, mais nulle part ailleurs. C'est assez pour ce jour, ma justice est rendue.

Il fut pris d'une violente quinte de toux, qui le ploya en deux sur son trône.

" qu'il crève ! " dit Mahaut entre ses dents.

Le comte de Poitiers n'avait pas prononcé une parole. Il balançait une jambe et se caressait pensivement le menton.

TROISIEME PARTIE

LE TEMPS DE LA COMETE

I

LE NOUVEAU MçTRE DE NEAUPHLE

Le second jeudi après l'Epiphanie, qui était jour de marché, il y avait grande agitation à la banque lombarde de Neauphle-le-Ch‚teau. On nettoyait la maison de fond en comble ; le peintre du village couvrait d'un enduit neuf l'épaisse porte d'entrée ; on astiquait les coffres-forts dont les traverses de fer brillaient mieux que l'argent ; on passait le balai entre les poutres pour enlever les toiles d'araignées ; on chaulait les murs, on cirait les comptoirs; et les commis, cherchant les registres épars, les balances, les échiquiers à calcul, avaient peine à garder leur calme devant la clientèle.

Une jeune fille d'environ dix-sept ans, haute de taille, belle de traits, les joues colorées par le froid, franchit le seuil et s'arrêta, surprise par ce remue-ménage. Au manteau de camelin beige dont elle était emmitouflée, au fermail qui retenait son col, et à tout son maintien, on reconnaissait une fille de noblesse. Les villageois ôtèrent leur bonnet.

- Ah! damoiselle Marie! s'écria Ricardo, le premier commis. Soyez la bienvenue ! Entrez, et venez vous chauffer. Votre corbeillon est prêt, comme chaque semaine ; mais, dans tout ce mouvement, je l'ai fait serrer à

part.

Il fit passer la jeune fille dans une pièce voisine, qui servait de salle commune aux employés de la banque et o˘ br˚lait un grand feu. Il sortit d'un placard une corbeille d'osier, couverte d'une toile.

- Noix, huile, lard frais, épices, farine de froment, pois secs, et trois grosses saucisses, dit-il. Tant que nous aurons à manger, vous en aurez aussi. Ce sont les ordres de messire Guccio. Et j'inscris tout à son compte, comme de coutume... L'hiver commence à se faire long et je serais surpris qu'il ne se finît pas par une disette, ainsi que l'an passé. Mais cette année, nous serons mieux pourvus.

Marie de Cressay prit le corbeillon.

- Point de lettre? demanda-t-elle.

524

LES ROIS MAUDITS

Le premier commis secoua la tête avec une feinte tristesse.

- Eh non ! belle damoiselle, pas de lettre cette fois. Il sourit du désappointement de la jeune fille, et ajouta :

- Non, pas de lettre, mais une bonne nouvelle.

- Il est guéri? s'écria Marie.

- Et pour qui croyez-vous que nous fassions tous ces apprêts, en plein cour de janvier, alors qu'on ne repeint jamais avant l'avril venu?

- Ricardo ! Est-ce donc vrai? Votre maître arrive?

- Eh, si, par la Madone! Il arrive; il est à Paris et nous a fait annoncer qu'il serait ici demain.

- que je suis heureuse ! que je suis heureuse de le revoir ! Puis, se reprenant, comme si l'explosion de sa joie e˚t manqué de pudeur, Marie ajouta :

- Toute ma famille va être heureuse de le revoir.

- Il a demandé qu'on lui aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie, je voudrais votre avis sur ce que nous lui avons préparé, et que vous me disiez si vous le trouvez à votre go˚t.

Il la conduisit à l'étage, et ouvrit la porte d'une chambre de bonnes dimensions, mais basse de plafond, o˘ les solives venaient d'être cirées.

Elle était garnie de quelques meubles de chêne assez grossiers, d'un lit étroit, mais couvert d'un beau brocart d'Italie, de quelques objets d'étain et d'un chandelier. Marie fit des yeux le tour de la pièce.

- Tout ceci paraît fort bien, dit-elle. Mais j'espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir. Ricardo sourit à nouveau.

- Je le crois aussi, répondit-il. Tout le monde, ici, je vous assure, s'intrigue bien de cette arrivée de messire Guccio et de la nouvelle qu'il veut résider parmi nous. Depuis hier, les gens ne cessent d'entrer et de nous déranger pour un rien, à croire que personne d'autre dans le bourg ne peut leur compter le change des douze deniers d'un sol. Tout cela pour s'ébaudir des travaux et s'en faire répéter la raison. Il faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis qu'il a réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun avait à se plaindre. On va lui réserver grand accueil, et je le vois tout juste devenir le vrai maître de Neauphle... après vos frères, bien s˚r, ajouta-t-il en reconduisant la jeune fille qu'il fit sortir par la porte du jardin.

Jamais le chemin qui séparait le bourg de Neauphle du manoir de Cressay n'avait paru plus court à Marie. "Il arrive... il arrive... il arrive..., se répétait-elle comme une chanson, en sautant d'une ornière à l'autre. Il arrive, il m'aime, et bientôt nous serons mariés. Il va être le vrai maître de Neauphle. " La corbeille de vivres était légère à son bras.

Dans la cour de Cressay, elle rencontra son frère Pierre qui sortait des écuries.

LES POISONS DE LA COURONNE

525

- Il arrive ! lui cria-t-elle.

- qui arrive?

C'était la première fois depuis des mois que Pierre de Cressay voyait sa sour manifester une vraie joie.

- Guccio arrive !

- Ah ! la bonne nouvelle ! dit le garçon. C'est un gentil compagnon et j'aurai plaisir à le revoir.

- Il vient demeurer à Neauphle, dont son oncle lui donne le comptoir. Et surtout...

Elle s'arrêta ; mais incapable de taire son secret plus longtemps, elle attira le visage mal rasé de son frère, l'embrassa, et ajouta :

- Il va demander ma main.

- Ah bah ! fit Pierre. Et d'o˘ te vient cette idée?

- Ce n'est pas une idée, je le sais... je le sais... je le sais.

Attiré par le bruit, Jean de Cressay, leur aîné, sortit à son tour de l'écurie o˘ il était en train de panser lui-même son cheval. Il tenait un bouchon de paille à la main.

- Jean, il paraît qu'un beau-frère nous arrive de Paris, dit le cadet.

- Un beau-frère? Le beau-frère de qui?

- Notre sour s'est trouvé un époux.

- Eh bien ! voilà une bonne chose, répondit Jean.

Il entrait dans le jeu de la bonne humeur et croyait à une farce de gamine.

Pierre de Cressay était blond, comme sa sour; Jean avait le poil ch‚tain et portait barbe, une barbe touffue, mal entretenue.

- Et comment se nomme, reprit Jean, ce puissant baron qui convoite de s'unir à nos tours en ruine et à notre belle fortune de dettes? J'espère au moins, ma sour, qu'il est riche, car nous en avons grand besoin.

- Certes, il l'est, répondit Marie. C'est Guccio Baglioni.

Au regard que lui lança son frère aîné, elle eut la certitude immédiate qu'elle courait à un drame. Elle eut froid tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner.

Jean de Cressay feignit encore quelques secondes de prendre l'affaire en plaisanterie, mais le ton de sa voix était changé. Il désirait savoir quelle raison incitait sa sour à parler de la sorte. Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les limites de l'honnêteté?

Lui avait-il écrit à l'insu de la famille?

A chaque question, Marie répondait par une dénégation vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se faisait plus insistant. Pierre se sentait mal à l'aise. "J'aurais été mieux avisé de me taire", se disait-il.

Ils entrèrent tous trois dans la grand-salle du manoir o˘ leur mère, dame …

liabel, filait la laine auprès de la cheminée. La ch‚telaine avait 526

LES ROIS MAUDITS

repris son embonpoint naturel gr‚ce aux victuailles que chaque semaine, depuis la disette de l'hiver précédent, Guccio leur procurait.

- Regagne ta chambre, dit Jean de Cressay à sa sour.

Comme aîné, il avait autorité de chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et qu'on eut entendu, à mi-étage, la porte se fermer, Jean mit sa mère au courant de ce qu'il venait d'apprendre.

- En es-tu s˚r, mon garçon? Est-ce possible? s'écria dame …liabel. A qui donc poindrait la sotte idée qu'une fille de notre sang, dont les pères ont la chevalerie depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard? Je suis certaine que ce jeune Guccio, qui est plaisamment tourné d'ailleurs, et montre de gentilles manières, n'y a jamais songé.

- Je ne sais pas s'il y a songé, ma mère, répondit Jean, mais je sais que Marie, elle, y songe.

Les fortes joues de dame …liabel se colorèrent.

- Cette enfant se monte la cervelle ! Si ce jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter, et s'il nous a témoigné si grande amitié, c'est qu'il porte, je crois bien, plus d'intérêt à votre mère qu'à

votre sour. Oh! sans déshonnêteté aucune! se h‚ta d'ajouter dame …liabel, et jamais un mot qui p˚t offenser n'a passé ses lèvres. Mais ce sont tout de même choses qu'on devine lorsqu'on est femme, et j'ai bien compris qu'il m'admirait...

Ce disant, elle se redressait sur son siège et gonflait le corsage.

- Je n'en suis pas aussi assuré que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay. Rappelez-vous qu'à son dernier passage, nous avons laissé Guccio seul, à plusieurs reprises avec notre sour, alors qu'elle semblait si malade; et c'est depuis ce moment qu'elle a recouvré la santé.

- Peut-être parce que depuis ce moment elle a commencé de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre.

- Oui, mais vous noterez que c'est toujours par Marie, depuis lors, que nous avons des nouvelles de Guccio. Son voyage en Italie, son accident de jambe... C'est toujours Marie que Ricardo informe, et jamais nul autre d'entre nous. Et cette grande insistance qu'elle met à aller chercher ellemême les vivres au comptoir ! Je pense qu'il y a là-dessous quelque machination sur laquelle nous n'avons pas assez ouvert les yeux.

Dame …liabel abandonna sa quenouille, chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se levant, dit d'un ton outragé:

- En vérité, ce serait grande vilenie de la part de ce jouvenceau que d'avoir fait usage de sa fortune mal acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter notre alliance par des dons de bouche ou de vêtements, alors que l'honneur d'être notre ami devrait largement suffire à le payer.

Pierre de Cressay était seul dans la famille à posséder un sens à peu LES POISONS DE LA COURONNE

527

près juste des réalités. Il était simple, loyal, et sans préjugés. Les déclarations qu'il entendait, tissues de mauvaise foi, de jalousie et de vaines prétentions, l'irritèrent.

- Vous semblez oublier l'un et l'autre, dit-il, que l'oncle de Guccio a toujours sur nous une créance de trois cents livres qu'on nous fait la gr

‚ce de ne pas nous réclamer, non plus que les intérêts qui ne cessent de s'allonger. Et si nous n'avons pas été saisis, terres et murs, par le prévôt Portefruit, c'est bien à Guccio que nous le devons. Rappelez-vous aussi qu'il nous a évité de mourir de famine en nous fournissant des victuailles que nous n'avons jamais payées. Avant de l'écarter, songez un peu si vous pouvez vous acquitter. Guccio est riche et le sera plus encore avec les années. Il est fort protégé, et si le roi de France l'a trouvé

d'assez bonne apparence pour le joindre à l'ambassade qui allait à Naples chercher la nouvelle reine, je ne vois pas que nous ayons tant à faire les difficiles.

Jean haussa les épaules.

- C'est encore Marie qui nous a conté cela, dit-il. Il y est allé comme marchand, pour faire son négoce.

- Et même si le roi l'a envoyé à Naples, cela ne veut pas dire qu'il lui donnerait sa fille ! s'écria dame …liabel.

- Ma pauvre mère... répliqua Pierre; Marie n'est pas la fille du roi de France, que je sache! Elle est fort belle, certes...

- Je ne vendrai pas ma sour pour argent, cria Jean de Cressay. Ses yeux brillaient au milieu d'un poil hirsute.

- Tu ne la vendrais pas, non, répondit Pierre ; mais tu t'accommoderais pour elle d'un barbon, sans t'offenser qu'il f˚t riche, à condition qu'il traîn‚t éperons à ses talons goutteux. Si elle aime Guccio, tu ne la vends pas !... La noblesse? Bah ! nous sommes assez de deux garçons pour la maintenir. Je me dois de vous dire que je ne verrais pas ce mariage d'un si mauvais regard.

- Et tu ne verrais point non plus d'un mauvais regard ta sour installée à

Neauphle, dans notre fief, derrière un comptoir de banque, à peser le billon et à trafiquer de l'épice? Tu déraisonnes, Pierre, et je me demande d'o˘ peut te venir si peu de respect de ce que nous sommes, dit dame …

liabel. En tout cas, je ne consentirai jamais à une telle mésalliance, et ton frère non plus; n'est-il pas vrai, Jean?

- Certes, ma mère, et c'est déjà trop que d'en débattre. Je prie Pierre de n'en plus jamais parler.

- C'est bon, c'est bon, tu es l'aîné; agis comme tu l'entends, dit Pierre.

- Un Lombard! un Lombard! reprit dame …liabel. Ce jeune Guccio arrive, me dites-vous? Laissez-moi faire, mes fils. La créance et les obligations que nous lui avons nous empêchent de lui fermer

528

LES ROIS MAUDITS

notre porte. Soit, nous allons bien le recevoir; mais s'il est fourbe, je le serai aussi, et je me charge de lui ôter l'envie de venir à nouveau, si c'est pour le motif que nous craignons !

II

LA RECEPTION DE DAME ELIABEL

Le lendemain, dès l'aube, il semblait que la fièvre qui agitait le comptoir de Neauphle e˚t gagné le manoir de Cressay. Dame …liabel bousculait sa servante et six serfs du domaine avaient été requis en corvée pour la journée. On lavait les dalles à grande eau, on dressait la table, on entassait les b˚ches de part et d'autre de la cheminée; l'écurie était garnie de paille fraîche, la cour balayée ; dans la cuisine, un marcassin et un mouton entiers tournaient déjà sur leur broche ; les p‚tés cuisaient au four ; et le bruit se répandait dans le hameau que les Cressay attendaient un envoyé du roi.

L'air était froid, léger, traversé d'un p‚le soleil de janvier qui égayait les branchages nus et posait dans les flaques des chemins quelques gouttes de lumière.

Guccio arriva en fin de matinée, couvert d'un manteau doublé de fourrure, coiffé d'un large chaperon de drap vert dont la crête lui retombait sur l'épaule, et monté sur un beau cheval bai, bien nourri et finement harnaché. Il était accompagné d'un valet, et sentait d'une lieue l'homme riche.

Il trouva la ch‚telaine et ses deux fils en vêtements de fête. L'accueil qu'on lui fit, l'empressement des serviteurs, les embrassades de dame Eliabel, l'apprêt du couvert et de la maison, lui parurent signes d'excellent augure. Marie, d'évidence, avait parlé à sa famille. On savait pourquoi il venait, et on le traitait déjà comme le fiancé. Pierre de Cressay, toutefois, montrait un peu de gêne.

- Mes bons amis, s'écria Guccio, que j'ai donc de joie à vous revoir ! Mais il ne fallait pas vous mettre tellement en frais. Traitez-moi tout juste comme si j'étais de votre famille.

Le mot déplut à Jean, qui échangea un regard avec sa mère.

Guccio avait un peu changé d'aspect. De son accident, il lui restait une légère raideur dans la jambe droite qui n'était pas sans donner 530

LES ROIS MAUDITS

quelque élégance hautaine à sa démarche. Les semaines d'immobilité sur un lit d'hôpital avaient favorisé une dernière poussée de croissance. Ses traits s'étaient accusés; son visage offrait une expression plus sérieuse, m˚rie. L'adolescence chez lui s'effaçait pour lui laisser prendre son apparence d'homme.

Sans avoir rien perdu de son assurance d'antan, bien au contraire, il se donnait moins de mal pour en imposer à autrui. Il parlait avec moins d'accent et un peu plus de lenteur, mais toujours avec autant de gestes.

Regardant les murs autour de lui comme si déjà il en était le maître, il demanda aux frères Cressay s'ils avaient l'intention d'effectuer quelques réparations sur leur manoir.

- J'ai vu en Italie, dit-il, certains plafonds à peinture qui seraient ici du meilleur effet. Et votre salle d'étuve, ne comptez-vous pas la reb‚tir?

On en fait aujourd'hui de petites qui ont beaucoup de commodité et, à mon avis, ceci est indispensable aux soins du corps, pour les gens de qualité.

Il fallait comprendre, en sous-entendu: "Je suis prêt à payer tout cela, car c'est ainsi que j'aime à vivre. " Guccio avait également des idées sur le mobilier, sur les tapisseries à suspendre aux murailles pour les égayer.

Il commençait à fort agacer Jean de Cressay, et Pierre lui-même estimait que c'était aller un peu vite en besogne que de parler, au débotté, de refaire déjà toute la maison.

Guccio devisait ainsi, de choses et d'autres, depuis une demi-heure, et Marie n'était toujours pas apparue. "Peut-être, pensa-t-il, dois-je d'abord me déclarer..."

- Aurai-je le plaisir de voir mademoiselle Marie; nous fait-elle compagnie pour dîner?

- Certes, certes; elle s'apprête, elle descendra tout à l'heure, répondit dame …liabel. Vous allez la trouver bien différente ; elle est tout à son nouveau bonheur.

Guccio se leva, le cour battant.

- Vraiment? s'écria-t-il. Oh! dame …liabel, quelle joie vous me causez!

- Oui, et nous aussi, nous sommes bien joyeux de pouvoir nous louer de cette bonne nouvelle avec un ami tel que vous. Notre chère Marie est fiancée...

Elle marqua un temps.

- ... elle est fiancée à l'un de nos parents, le sire de Saint-Venant, un gentilhomme d'Artois de fort vieille noblesse qui s'est épris d'elle, et dont elle est éprise.

Guccio demeura un instant comme dans le brouillard, incapable de parler, tripotant machinalement le reliquaire d'or que lui avait donné la reine Clémence et qui brillait sur son justaucorps de deux couleurs, LES POISONS DE LA COURONNE

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à la dernière mode italienne. Il entendit Jean de Cressay ouvrir la porte et appeler sa sour.

Faisant effort pour se reprendre, Guccio dit, d'une voix qui lui sembla celle d'un autre :

- Et quand les noces auront-elles lieu?

- Aux premiers jours de l'été, répondit dame …liabel.

- Mais c'est tout juste comme si c'était fait, précisa Jean de Cressay, car les paroles sont échangées.

Celle à qui Guccio dédiait ses pensées depuis tant de mois, dont il avait si souvent parlé à Clémence de Hongrie, à Bouville, à Tolomei, et qui avait été dans Péloignement et la maladie le centre de ses rêves, entra, raide, distante, mais les yeux rouges. Elle souhaita du bout des lèvres la bienvenue à Guccio. Il se contraignit à la féliciter, et elle mit autant de dignité qu'elle put à recevoir ses compliments. Elle était tout près d'éclater en sanglots, mais réussit à se dominer, si bien que Guccio prit pour une froideur réelle ce qui n'était chez Marie que la crainte de se trahir et d'encourir les ch‚timents dont on l'avait menacée.

Le repas, trop copieux, fut pénible. Dame …liabel, se délectant de sa propre perfidie, jouait la gaieté, obligeait son hôte à reprendre de chaque plat et ordonnait aux serviteurs de lui porter un nouveau quartier de mouton ou de marcassin sur sa tranche de pain.

- Avez-vous perdu l'appétit en vos longs voyages? s'écriait-elle. Allons, allons, messire Guccio, il faut se bien nourrir à votre ‚ge. N'est-ce point de votre go˚t?... Servez-vous mieux de ce p‚té!

Pas une fois Guccio ne put rencontrer le regard de Marie.

" Elle ne paraît pas trop fière d'avoir renié la foi qu'elle m'avait jurée, pensait-il. N'ai-je donc échappé à la mort que pour recevoir pareil affront ! Ah ! mes craintes n'étaient pas vaines, quand je désespérais à

Phôtel-Dieu de Marseille. Et ces absurdes lettres que je lui ai envoyées !

Mais pourquoi m'avoir fait répondre par Ricardo qu'elle demeurait dans les mêmes pensées, et qu'elle se languissait de m'attendre... alors qu'elle s'engageait ailleurs? Cela est traîtrise et je ne le pardonnerai jamais.

Ah ! le mauvais dîner que voilà ! Jamais je n'en ai go˚té de pire."

La recherche d'une vengeance est parfois un dérivatif au chagrin. "Je pourrais, bien s˚r, pensait Guccio, exiger immédiatement le remboursement de la créance, et peut-être cela les mettrait-il en telle difficulté qu'il leur faudrait renoncer aux noces. " Mais le procédé lui parut d'une inadmissible bassesse. Avec des bourgeois, il en aurait peut-être usé

ainsi ; avec des gentilshommes qui prétendaient l'écraser de leur noblesse, il cherchait une réponse de gentilhomme. Il voulait leur prouver qu'il était plus grand seigneur que tous les Cressay et tous les Saint-Venant de la terre.

Ce souci l'occupa pendant la fin du repas. Comme on disposait les 532

LES ROIS MAUDITS

desserts, il détacha soudain son reliquaire et le tendit à la jeune fille en disant :

- Voici, belle Marie, le cadeau qu'il me plaît de vous offrir pour vos noces. C'est la reine Clémence... oui, c'est la reine de France qui me l'a elle-même attaché au col pour les services que je lui ai portés et l'amitié

dont elle m'honore. Une relique de saint Jean-Baptiste y est enfermée. Je ne pensais pas vouloir jamais m'en séparer ; mais il semble qu'on puisse se défaire sans peine de ce qu'on tenait pour le bien le plus cher... que ceci donc vous protège, ainsi que les enfants que je vous souhaite d'avoir avec votre gentilhomme d'Artois.

Il n'avait trouvé que cette manière à la fois de témoigner son mépris et de prouver aux Cressay qu'ils avaient fait fi, en sa personne, d'un beau parti. C'était payer cher l'occasion d'une phrase. Décidément, envers ces gens qui n'avaient pas trois deniers vaillants, les grands mouvements d'‚me de Guccio se soldaient toujours par un geste co˚teux. Venu pour prendre, il s'en allait immanquablement en ayant donné.

Marie eut grand-peine à ne pas fondre en larmes. Ses mains tremblaient lorsqu'elle approcha le reliquaire de ses lèvres. Mais Guccio s'était déjà

détourné.

Prétextant sa blessure récente et la fatigue du voyage, il prit congé surle-champ, appela son valet, passa son manteau fourré, sauta en selle et sortit de la cour de Cressay avec la certitude qu'il n'y remettrait plus les pieds.

- A présent, il nous faudrait tout de même écrire au cousin de Saint-Venant, dit dame …liabel à ses fils lorsque Guccio eut passé le portail.

Rentré au comptoir de Neauphle, Guccio ne desserra pas les dents de la soirée. Il se fit présenter les livres et feignit de s'absorber dans l'examen des comptes. Le commis Ricardo comprit bien que les affaires de son jeune maître avaient rencontré quelque traverse; mais il jugea prudent de s'abstenir d'aucune question.

Guccio passa une nuit sans sommeil dans l'appartement qu'on lui avait préparé avec tant de soin pour un long séjour Maintenant, il regrettait son reliquaire, il regrettait sa décision de se fixer à Neauphle, il regrettait ses lettres, il regrettait tout. "Elle ne méritait pas tant; je ne suis qu'un sot... Et l'oncle Spmello, comment va-t-il prendre mon retour9 se demandait-il en s'agitant entre les draps rugueux. Car je ne demeurerai pas ici un jour de plus, après une telle humiliation... Je n'en ferai jamais d'autres et le sort, vraiment, m'est contraire. Je pouvais revenir dans l'escorte de la reine et obtenir une charge dans sa maison, je manque le quai pour avoir voulu sauter trop vite, et me voilà en hospice pendant six mois Au lieu de rentrer à Pans et d'y travailler à ma fortune, je me précipite en ce bourg perdu, afin d'épouser une fille LES POISONS DE LA COURONNE

533

de campagne dont je me monte la tête depuis bientôt deux ans, comme s'il n'était d'autre femme à travers le monde !... et je la trouve engagée à un niais de sa race. Beau travail ! "

Au matin, épuisé de regrets, de rancune et d'insomnie, il fit boucler son bagage et seller son cheval. Il avalait un bol de soupe, avant de partir, lorsque la servante qu'il avait vue la veille à Cressay se présenta au comptoir et demanda à lui parler sans témoin. Elle était chargée d'un message: Marie, qui avait réussi à s'échapper pour une heure, attendait Guccio à mi-chemin entre Neauphle et Cressay, au bord de la Mauldre, "à

l'endroit que vous savez bien", ajouta-t-elle.

Guccio comprit qu'il s'agissait du clos de pommiers, au bord de la rivière, o˘ Marie et lui avaient échangé leur premier baiser.

- Dites à madame Marie que c'est de sa part un soin inutile, car, pour la mienne, je ne souhaite plus la rencontrer.

- Madame Marie fait peine à voir, dit la servante. Je vous jure, messire, que vous devriez aller la retrouver; si l'on vous a offensé, cela ne vient point d'elle.

Sans daigner répondre, il se mit en selle en s'engagea sur la route. " Le quai de Marseille... le quai de Marseille... que cela me serve de leçon, se disait-il. Assez de sottises. Dieu sait ce qui m'attend encore si je la revois ! qu'elle mange donc ses larmes toute seule, s'il lui vient l'envie de pleurer ! "

II parcourut ainsi deux cents toises en direction de Paris; puis brusquement, devant son valet stupéfait, il fit volter son cheval, le mit au galop et coupa à travers champs.

En quelques minutes, il fut au bord de la Mauldre ; il aperçut le clos et, sous les pommiers, Marie qui l'attendait.

III

RUE DES LOMBARDS

Lorsque Guccio, en fin de journée, entra dans la cour de la banque Tolomei, rue des Lombards, son cheval était couvert d'écume.

Guccio lança les rênes au valet, traversa la longue salle des comptoirs, déserte à cette heure, et grimpa, aussi vite que le lui permettait sa hanche raide, l'escalier qui menait au cabinet de son oncle.

Il ouvrit la porte; la lumière était masquée par le dos de Robert d'Artois.

Celui-ci se retourna.

- Ah ! c'est la Providence qui vous envoie, ami Guccio, s'écria-t-il en ouvrant les bras. Je demandais justement à votre oncle un messager diligent et s˚r pour courir sur-le-champ en Artois joindre messire de Fiennes. Mais il vous faudra être prudent, mon jouvenceau, ajouta-t-il comme si l'acceptation de Guccio ne pouvait faire de doute ; car mes bons amis d'Hirson ne ménagent pas leur peine, et ils ont l‚ché leurs chiens sur tout ce qui vient de chez moi.

- Monseigneur, répondit Guccio encore essoufflé, Monseigneur, j'ai manqué

vomir mon ‚me sur la mer, l'autre année, pour aller vous servir en Angleterre ; je viens de passer six mois couché pour m'être rendu à Naples au service du roi, et toutes ces courses n'ont guère fait pour ma félicité.

Vous permettrez que, cette fois, je ne vous obéisse point, car j'ai mes propres affaires qui ne souffrent plus de délai.

- Je vous paierai si bien que vous ne le regretterez pas.

- Pour mille livres, Monseigneur, je n'irai point ! s'écria Guccio. Et surtout pas en Artois.

Robert se tourna vers Tolomei qui se tenait en retrait, les mains croisées sur le ventre.

- Dites-moi, ami banquier, avez-vous jamais entendu chose pareille? Pour qu'un Lombard refuse mille livres, que je ne lui ai pas offertes au demeurant, il faut qu'il ait de sérieux motifs. Votre neveu LES POISONS DE LA COURONNE

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ne serait-il point payé par maître Thierry... que Dieu l'étrangle, celui-là, et avec ses propres tripes, s'il est possible ! Tolomei se mit à rire.

- Ne craignez rien, Monseigneur ; je soupçonne mon neveu d'être plutôt requis ces jours-ci par une intrigue d'amour avec une dame de noblesse...

- Ah ! s'il y a service de dame, dit d'Artois, je n'y peux rien, et lui pardonne son refus. Mais cela ne m'avance guère.

- J'ai ce qu'il vous faut, ne vous mettez pas en peine, répondit Tolomei; un excellent messager, qui vous servira d'autant plus discrètement qu'il ne vous connaît pas. Et puis... une robe de moine se fait peu remarquer par les chemins.

- Un moine?

Et Robert d'Artois fit la moue.

- ... italien, ajouta le banquier.

- Ah ! c'est déjà mieux... Car voyez-vous, Tolomei, je veux réussir un grand coup. Puisque, sauf à enfreindre les ordres du roi, ma tante Mahaut ne peut présentement s'éloigner de Paris, je me propose de faire investir par mes alliés son ch‚teau d'Hesdin, ou plutôt mon ch‚teau d'Hesdin. Je me suis acquis... oui, avec votre or, vous alliez le dire !... je me suis acquis la conscience de deux sergents de cette bonne comtesse, deux coquins comme tous ceux qu'elle emploie, vendables au plus offrant, et qui laisseront mes amis pénétrer dans la place. Si je ne peux jouir de ce qui m'appartient, au moins j'escompte un solide pillage dont je vous chargerai de vendre le butin.

- Eh là, Monseigneur, vous me mêlez à une belle affaire !

- Bah ! pendu pour pendu, autant que ce soit pour quelque chose ! Puisque vous êtes banquier, vous êtes voleur, et le recel n'est point pour vous effrayer; je ne détourne jamais les gens de leur état.

Depuis l'arbitrage, il était de la meilleure humeur du monde. Il remit au banquier le message qu'il voulait faire parvenir en Artois.

- Au sire de Fiennes, n'est-ce pas, et à nul autre. Souastre et Caumont sont trop surveillés... Adieu, ami, je vous aime bien.

Il se leva, agrafa le fermail d'or de son manteau; puis, plaquant les mains aux épaules de Guccio :

- Amusez-vous, mon gentillet, amusez-vous avec les dames de haut lignage; c'est de votre ‚ge. quand vous aurez pris quelques années, vous saurez qu'elles sont aussi catins que les autres, et que les plaisirs dont elles se font marchandes, on les a pour dix sols au bordeau.

Il sortit, et l'on entendit pendant plusieurs secondes son grand rire résonner dans l'escalier.

- Alors, mon neveu, à quand la noce? demanda Tolomei. Je ne t'attendais pas si vite.

536

LES ROIS MAUDITS

- Mon oncle, mon oncle, il faut que vous m'aidiez ! s'écria Guccio. Savez-vous que ces gens sont des monstres, qu'ils ont interdit à Marie de me revoir, que leur cousin du Nord est vieux et difforme, et qu'elle va s˚rement en mourir !

- quels gens? quel cousin? demanda Tolomei. J'ai l'impression, mon garçon, que tes affaires n'ont pas avancé comme tu l'espérais. Conte-moi donc cela, en y mettant un peu d'ordre.

Guccio fit alors à son oncle le récit de sa visite à Neauphle. Avec un sens tout latin de la tragédie, il ne manqua pas de noircir le tableau. La jeune fille était séquestrée; elle avait risqué la mort, courant à travers les champs, pour supplier Guccio de la sauver. La famille Cressay voulait la marier de force à un lointain parent, personnage chargé de toutes les disgr

‚ces corporelles et morales.

- Un vieillard de quarante-cinq ans ! s'écria Guccio.

- Jeune vieillard... murmura Tolomei.

- Mais Marie n'aime que moi, elle me l'a dit et redit. Et je sais bien qu'elle mourra si on la contraint d'en épouser un autre. Mon oncle, il faut m'aider.

- Mais de quelle manière veux-tu que je t'aide, mon ami?

- Il faut m'aider à enlever Marie. Je l'emmènerai en Italie, nous séjournerons là-bas...

Spinello Tolomei, un oil clos, l'autre ouvert, observait son neveu d'un air mi-inquiet, mi-amusé.

- Je t'avais averti, mon garçon ; je pensais bien que cela ne serait pas si facile, et que tu avais tort d'aller t'enticher d'une fille de noblesse.

Ces gens-là n'ont pas leur chemise à eux; ils nous doivent jusqu'au lit dans lequel ils dorment, mais ils nous crachent au nez si nos garçons veulent y coucher. Oublie cette aventure, crois-moi. Lorsqu'on nous fait insulte, c'est généralement que nous avons tendu la tête pour la recevoir.

Choisis donc quelque belle fille de nos familles, fortement pourvue de l'or de nos banques, qui te donnera d'aussi beaux enfants, et dont le char éclaboussera les pieds crottés de ta jouvencelle de campagne.

Guccio eut une soudaine inspiration.

- Saint-Venant, n'est-ce pas le nom d'un des alliés d'Artois? s'écria-t-il.

Si j'allais porter le message de Monseigneur Robert, et puis trouver ce Saint-Venant, le provoquer et le tuer?

Il avait déjà la main sur la dague.

- Bonne chose, dit Tolomei, et qui ne fera pas de bruit. Et puis les Cressay choisiront pour ta belle un autre parti, en Bretagne ou en Poitou, et il faudra que tu ailles le tuer aussi. Tu te prépares du travail !

- J'épouserai Marie ou personne, mon oncle, et je ne laisserai personne l'épouser. Tolomei éleva les mains au-dessus de la tête.

LES POISONS DE LA COURONNE

537

- La voilà bien la jeunesse ! Dans quinze ans, de toute façon, ta femme sera laide ; et tu te demanderas, en la regardant, si ce visage fripé, ce gros ventre, ces mamelles pendantes valaient vraiment la peine que tu t'es donnée.

- Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai ! Et puis, je ne pense pas à quinze ans en avant, mais au jour o˘ je suis, et je sais que rien au monde ne peut me remplacer Marie. Elle m'aime.

- Elle t'aime, dis-tu? Alors, mon garçon, si elle t'aime si fort, le mariage n'est pas un état indispensable pour être heureux à deux. L'évêque de Paris te tiendrait évidemment un autre langage ; mais moi je t'invite à

te réjouir de ce qu'on veuille donner à cette beauté un mari goitreux, difforme et qui perd ses dents, selon le portrait que tu m'en fais sans l'avoir vu... Rien ne peut mieux te favoriser.

- Ah ! mon oncle, vous ne connaissez pas Marie, sa pureté, ni la force de sa religion. Elle ne sera à moi que par mariage, et jamais elle n'appartiendra qu'à celui auquel elle se sera unie devant Dieu... Pour ce qui me regarde, je n'accepterais pas de la partager... Si c'est ainsi, je l'enlèverai sans ton aide, dussions-nous courir les routes comme des gueux et mourir de froid en passant les montagnes. Mais d'abord, je vais aller trouver la reine Clémence ; elle me connaît, et me tient en amitié...

Tolomei frappa légèrement la table du bout des doigts. Son oil ordinairement clos s'était brusquement ouvert.

- Maintenant, tu vas te taire, dit-il sans presque hausser le ton. Tu n'iras trouver personne, et surtout pas la reine, car nos affaires ne vont pas si fort depuis qu'elle est là que nous ayons besoin d'attirer l'attention sur nous par un scandale. La reine est toute bonté, toute charité, toute pitié, oui, je sais ! En attendant, depuis qu'elle a pris empire sur l'esprit du roi, nous, les Lombards, on nous taille jusqu'au sang. C'est avec notre bien que le Trésor fait l'aumône! On nous reproche de prêter avec usure ; on nous charge de tous les péchés du royaume.

Monseigneur de Valois nous défend peu et nous déçoit beaucoup... La reine Clémence te dispensera de douces paroles et force bénédictions ; mais je connais des gens à la cour qui se complairaient à te faire appliquer le ch

‚timent réservé aux séducteurs de demoiselles nobles, ne serait-ce que pour retourner le grief contre moi, capitaine général des Lombards. Le vent ne souffle plus du même côté ; au vrai, on ne sait plus de quel côté il souffle. Les amis d'Enguerrand de Marigny, qui ne m'avait guère en gr‚ce, ont été libérés et forment parti autour du comte de Poitiers...

Mais Guccio n'entendait rien; il se moquait, pour le présent, des taxes, des ordonnances, et des dispositions du pouvoir. La perspective même de la prison et d'un procès ne l'effrayait pas. Il s'obstinait dans son projet; sans l'appui de personne, il enlèverait Marie.

538

LES ROIS MAUDITS

- Mais, pauvre disgracié, dit Tolomei en se touchant le front, vous ne ferez pas dix lieues sans être arrêtés. Ta donzelle sera mise au couvent; quant à toi... Tu veux l'épouser? Bon! Je vais tenter de t'en fournir le moyen, puisqu'il semble que ce soit la seule façon de te guérir...

Et sa paupière gauche retomba.

- Folie pour folie, puisque fou il y a, ce sera toujours moins grave que de te laisser agir seul, ajouta-t-il. Mais pourquoi doit-on servir les sottises de sa famille !

Il agita une clochette ; un commis se présenta.

- Va au couvent des frères augustins, lui dit Tolomei, me quérir fra Vicenzo qui est arrivé l'autre matin de Pérouse...

IV LE MARIAGE DE MINUIT

Deux jours plus tard, Guccio reprenait la route de Neauphle en compagnie du moine italien qui devait délivrer le message de Monseigneur Robert aux alliés d'Artois. Largement défrayé, fra Vicenzo avait volontiers consenti ce détour afin de rendre à Tolomei deux services au lieu d'un.

Ce religieux itinérant, employé par son ordre à courir les chemins entre la France et l'Italie, n'en était pas à sa première intrigue. Et le banquier, améliorant un peu la vérité, avait su présenter les ennuis de son neveu sous un jour assez pathétique. Guccio ayant séduit une jeune fille, et commis avec elle les fautes de la chair, Tolomei ne voulait pas que ces deux enfants vécussent plus longtemps dans l'état de péché. Mais il faudrait procéder discrètement, pour ne pas éveiller les soupçons de la famille...

Guccio et son moine se présentèrent à la nuit venue au manoir de Cressay.

Dame …liabel et ses enfants étaient prêts à se mettre au lit.

Le jeune Lombard leur demanda l'hospitalité, prétextant qu'il n'avait pas les clefs de son logis de Neauphle, que ses commis étaient à Montfort et qu'il lui fallait abriter cet homme d'…glise venu lui porter des nouvelles de Toscane. Comme Guccio avait dormi au manoir à plusieurs reprises, et sur l'insistance des Cressay eux-mêmes, sa démarche ne parut pas autrement surprenante ; la famille s'efforça de lui faire bon accueil.

- Fra Vicenzo et moi logerons dans la même chambre, dit Guccio.

Fra Vicenzo montrait un visage rond qui inspirait confiance tout autant que son habit; en outre, il ne parlait qu'italien, ce qui le dispensait de répondre à aucune question.

Durant le frugal souper offert aux voyageurs, nulle allusion ne fut faite au prétendu engagement de Marie à un lointain cousin ; chacun semblait souhaiter éviter le sujet.

540

LFS ROIS MAUDITS

Marie n'osait pas regarder Guccio, mais le jeune homme profita de ce qu'elle passait près de lui pour lui souffler

- Cette nuit, ne vous endormez pas, et soyez prête à sortir Au moment de se séparer, fra Vicenzo adressa à Guccio une phrase incompréhensible pour les Cressay, ou il était question de chiave et de capella

- Fra Vicenzo demande, traduisit Guccio, si vous pouvez lui confier la clé

de la chapelle, car il doit repartir fort tôt, et voudrait dire sa messe auparavant

- Ne désire-t-il pas, répondit la ch‚telaine, que l'un de mes fils l'aide à

dire son office9

Guccio se récria Fra Vicenzo se lèverait vraiment très tôt, avant la pointe du jour, et insistait pour que personne ne se dérange‚t Mais lui, Guccio, se^ ferait un devoir et un bonheur de l'assister

Dame …habel remit donc au moine une chandelle, la clé de la chapelle et celle du tabernacle, puis on se sépara

- Ce Guccio, je croîs décidément que nous l'avons mal jugé, il est bien respectueux des choses de la religion, dit Pierre de Cressay à son frère en se dirigeant vers leur appartement, dans l'aile gauche de la maison Dame …habel occupait la chambre seigneuriale, au rez-de-chaussée Mane logeait à mi-étage de la tour carrée par laquelle on accédait aux pièces réservées pour les hôtes

Une fois enfermés dans celle qui leur avait été apprêtée, fra Vicenzo invita Guccio à se confesser Et soudain Guccio s'émerveilla des étranges agencements du destin qui l'amenaient, lui, petit Siennois né dans un des plus riches palais de sa ville, à se trouver là, agenouillé sur un plancher disjoint, au milieu de la campagne d'Ile-de-France et se préparant l'‚me devant un môme perugm qu'il connaissait à peine, pour épouser nuitamment, au risque de sa vie s'il était découvert, une fille de pauvre chevalier Seuls les battements précipités de son cour lui rappelaient que c'était bien a lui, au Guccio de tous les jours, que telle chose arrivait Vers minuit, alors que tout le manoir était plonge dans le silence, Guccio et le moine sortirent a pas de loup de leur chambre Le jeune homme alla gratter doucement a la porte de Marie, la jeune fille parut aussitôt Sans un mot, Guccio lui prit la main, ils descendirent tous trois l'escalier à

vis et gagnèrent l'extérieur par les cuisines

- Voyez, Marie, murmura Guccio, il y a des étoiles Le frère va nous unir Marie ne témoignait ni surprise m réticence Trois jours plus tôt, dans le verger de pommiers, Guccio lui avait promis de revenir promptement, et il était revenu de l'épouser, et il allait le faire Peu LES POISONS DE LA COURONNE

541

importaient les circonstances, elle lui était entièrement, totalement soumise

Un chien grogna, puis, ayant reconnu Marie, se tut La nuit était glacée, mais ni Guccio m Mane ne sentaient le froid

Ils entrèrent dans la chapelle Fra Vicenzo alluma le cierge à la lampe minuscule qui br˚lait au-dessus de l'autel Bien que nul ne p˚t les entendre, ils continuaient à parler à voix basse Le môme demanda si la fiancée s'était confessée Elle répondit qu'elle l'avait fait l'avant-veille, et fra Vicenzo lui donna l'absolution pour les péchés qu'elle aurait pu commettre depuis

quelques minutes plus tard, par l'échange de deux " oui " étouffés, le neveu du capitaine général des Lombards de Pans et la demoiselle de Cressay étaient unis devant Dieu, sinon devant les hommes

- J'aurais voulu vous offrir de plus somptueuses noces, murmura Guccio

- Pour moi, mon doux aimé, il n'en peut être de plus belles, répondit Marie, puisque c'est à vous qu'elles me lient.

Ils revinrent sans difficulté dans la maison, remontèrent l'escalier Arrivés à mi-étage, fra Vicenzo prit Guccio par les épaules et le poussa doucement dans la chambre de Mane

Depuis près de deux ans, Marie aimait Guccio Depuis près de deux ans, elle ne pensait qu'à lui et ne vivait que de l'espoir de lui appartenir Maintenant que sa conscience était en paix et que l'effroi de la damnation était écarté, rien ne l'obligeait plus à contenir sa passion La souffrance des filles, a l'instant de leurs noces charnelles, vient plus souvent de la peur que de la nature Marie avait le go˚t de l'amour avant que de l'avoir connu, elle s'y abandonna avec franchise, avec éblouissement Guccio, pour sa part, bien qu'il n'e˚t que dix-neuf ans, possédait assez d'expérience pour éviter les h‚tes maladroites II fit de Marie, cette nuit-là, une femme heureuse, et comme, en amour, on ne reçoit qu'à la mesure de ce qu'on donne, il fut lui-même comblé

Vers quatre heures, le moine vint les réveiller, et Guccio regagna sa chambre Puis fra Vicenzo descendit avec quelque bruit, passa par la chapelle, alla sortir sa mule de l'écurie et disparut dans la nuit Aux premières lueurs de l'aurore, dame …habel entrouvrit la porte de la chambre des voyageurs et jeta un coup d'oil à l'intérieur Guccio dormait d'un bon sommeil au souffle régulier, ses cheveux noirs bouclaient sur l'oreiller, son visage avait une expression de paix et d'enfance

" Ah ' le joli cavalier que voila ' " pensa dame …habel en soupirant LA COMETE

Dans ce même temps de la fin janvier o˘ Guccio Baglioni épousait secrètement Marie de Cressay, la cour de France, pour accomplir le vou de la reine Clémence, effectuait le pèlerinage d'Amiens.

Après avoir franchi, les pieds dans la boue, la dernière partie du chemin, et traversé la ville en chantant des psaumes, les pèlerins royaux parcoururent à genoux la nef de la cathédrale, pour parvenir au bout d'une lente et pénible reptation devant la tête présumée de saint Jean-Baptiste, exposée dans une chapelle latérale.

La relique provenait d'un nommé Wallon de Sartou, croisé en 1202, qui s'était fait en Terre sainte chercheur de pieuses dépouilles et avait rapporté dans ses bagages trois pièces inestimables : le chef de saint Christophe, celui de saint Georges, et une partie de celui de saint Jean.

Entourée d'innombrables cierges et de milliers d'ex-voto accumulés pendant un siècle, la relique d'Amiens n'était constituée que des os du visage, ench‚ssés dans un reliquaire de vermeil dont le haut, en forme de calotte, remplaçait le cr‚ne manquant. Cette face de squelette, toute noire sous sa couronne de saphirs et d'émeraudes, semblait rire, et était proprement terrifiante. On y distinguait, au-dessus de l'orbite gauche, un trou qui, selon la tradition, était la marque du coup de stylet porté par Hérodiade lorsqu'on lui avait présenté la tête du précurseur. Le tout reposait sur un plat d'or.

Clémence, apparemment insensible au froid de la chapelle, s'abîma en dévotions, et Louis X lui-même, touché par la ferveur, parvint à demeurer immobile durant toute la cérémonie, l'esprit évoluant en des régions qu'il n'avait pas coutume d'atteindre.

Les heureux résultats de ce pèlerinage ne tardèrent pas à se manifester.

Vers la mi-mars, la reine présenta des symptômes qui lui permirent d'espérer que la bienfaisante intercession du saint avait exaucé ses prières.

LES POISONS DE LA COURONNE

543

Néanmoins, physiciens et sages-femmes n'osaient encore se prononcer, et demandaient un plein mois avant d'émettre une certitude.

Pendant cette attente, le mysticisme de la reine gagna son époux, lequel se mit à gouverner tout juste comme s'il aspirait à la canonisation.

Il est généralement mauvais de détourner les gens de leur nature. Mieux vaut laisser un méchant à sa méchanceté que de le transformer en mouton; la bonté n'étant pas son affaire, il en usera de façon déplorable.

Le Hutin, imaginant qu'il obtiendrak de la sorte la rémission de ses propres péchés, graciait et amnistiait sans discernement, tout ému de vider les prisons; si bien que le crime florissait à Paris o˘ se commettaient plus de rapines, d'agressions et de meurtres qu'on n'en avait vu depuis quarante ans. Le guet était sur les dents. Parce qu'on avait repoussé les filles follieuses dans les limites exactes de leur quartier tel qu'assigné

par Saint Louis, la prostitution se développait dans les tavernes et surtout dans les étuves, à ce point qu'un honnête homme ne pouvait plus aller prendre son bain d'eau chaude sans être exposé à des tentations de chair qui s'offraient sans voile.

Clémence avait suggéré à Louis de restituer aux héritiers Marigny les biens de l'ancien recteur du royaume, au moins pour la part à elle-même attribuée.

- Ah ! cela, ma mie, je ne puis le faire, avait répondu le Hutin, et je ne saurais me déjuger à ce point ; le roi ne peut avoir tort. Mais je vous promets, dès que l'état du Trésor le permettra, de constituer à Louis de Marigny une pension qui le remboursera largement.

Cependant les Lombards, dont on avait réduit les privilèges, maniaient moins aisément les clés de leurs coffres lorsqu'il s'agissait des besoins de la cour. Et les anciens légistes de Philippe le Bel, Raoul de Presles en tête, formaient un groupe d'opposition autour du comte de Poitiers ; le connétable Gaucher de Ch‚tillon s'était franchement déclaré de ce côté.

En Artois, la situation ne s'améliorait nullement. En dépit de démarches multipliées, la comtesse Mahaut demeurait irréductible et refusait de signer l'arbitrage. Elle se plaignait de ce que les barons aient machiné

une opération pour investir son ch‚teau d'Hesdin. La trahison de deux sergents, qui devaient livrer la place aux alliés, avait été découverte à

temps; et maintenant deux squelettes pendaient, pour l'exemple, aux créneaux d'Hesdin. Néanmoins la comtesse, obligée de se plier à

l'interdiction, n'était pas retournée en Artois depuis la NoÎl, non plus qu'aucun membre de la famille d'Hirson. Aussi la confusion était-elle grande dans tout le pays autour d'Arras, chacun se réclamant 544

LES ROIS MAUDITS

du pouvoir qui lui plaisait; et les bonnes paroles n'avaient pas plus d'effet sur les barons que du lait coulant sur leur cuirasse.

- Point de sang, mon doux seigneur, point de sang! suppliait Clémence.

Amenez par la prière vos peuples à raison.

Cela n'empêchait pas qu'on s'étrip‚t ferme sur les routes du Nord.

Peut-être le Hutin e˚t-il mis plus d'énergie à résoudre l'affaire si, dans le même moment, environ le temps de P‚ques, toute son attention n'avait été

requise par la situation de Paris.

Le pluvieux été de 1315, l'été de l'ost boueux, s'était révélé doublement funeste, le roi ayant enlisé son armée et le peuple vu les récoltes pourrir sur pied. Toutefois, instruits par l'expérience de l'année précédente, les gens de campagne, si démunis qu'ils fussent, n'avaient pas vendu le peu de blé moissonné. La famine se déplaça donc des provinces vers la capitale o˘

le froment croissait en prix à mesure que les habitants maigrissaient.

- Mon Dieu, mon Dieu, qu'on les nourrisse, disait la reine Clémence en voyant les hordes faméliques qui se traînaient jusqu'à Vincennes pour mendier pitance.

Il vint tant de pauvres qu'on dut faire défendre l'accès du ch‚teau par la troupe. Clémence conseilla de grandes processions du clergé à travers les rues, et imposa à toute la cour, après P‚ques, le même je˚ne que pendant le carême. Monseigneur de Valois s'y plia complaisam-ment; mais il trafiquait des céréales de son comté. Robert d'Artois, chaque fois qu'il lui fallait se rendre à Vincennes, avalait au préalable le repas de quatre hommes, en répétant l'une de ses maximes favorites : " Vivons bien, nous mourrons gras. " Après quoi, à la table de la reine, il pouvait faire figure de pénitent.

Au milieu de ce mauvais printemps, une comète passa dans le ciel de Paris, o˘ elle resta visible trois nuits durant. Rien n'arrête l'imagination du malheur. Le peuple voulut reconnaître là l'annonce de grandes calamités, comme si celles qu'il subissait ne suffisaient pas. La panique s'empara de la foule et des émeutes éclatèrent en plusieurs points, sans qu'on s˚t au juste contre qui elles étaient dirigées.

Le chancelier engagea vivement le roi à rentrer en ville, ne f˚t-ce que pour quelques jours, afin de se montrer au milieu de la population. Ainsi, au moment o˘ les bois commençaient à verdir autour de Vincennes, Clémence, qui retrouvait du charme à ce séjour, fut obligée de se transporter dans le grand palais de la Cité qui lui semblait si hostile et si froid.

Ce fut là qu'eut lieu la consultation des physiciens et des sages-femmes qui devaient se prononcer sur sa grossesse.

Le roi était fort agité le matin de cette réunion et, pour tromper son impatience, il avait organisé une partie de longue paume dans le jardin du Palais à quelques toises de l'île aux Juifs. Un mur et un mince bras LES POISONS DE LA COURONNE

545

d'eau séparaient ce verger, o˘ Louis courait après une balle de cuir, de l'emplacement sur lequel, vingt-cinq mois plus tôt, le grand-maître des Templiers se tordait parmi les flammes...

Tout ruisselant de sueur, le Hutin s'enorgueillissait fort d'un point que ses gentilshommes lui avaient laissé gagner, lorsque Mathieu de Trye s'approcha d'un pas pressé. Louis interrompit la partie et demanda :

- Alors, la reine est-elle grosse?

- On ne sait pas encore, Sire ; les physiciens sont à délibérer. Mais Monseigneur de Poitiers vous demande, s'il vous plaît, de le venir rejoindre d'urgence. Il est dans la petite salle de justice, avec Monseigneur de Valois, Monseigneur de la Marche et divers autres.

- Je ne veux point qu'on m'importune; je n'ai point pour l'heure la tête aux affaires.

- La chose est grave, Sire, et Monseigneur de Poitiers affirme que des paroles vont se dire qu'il vous faut entendre de vos oreilles.

Louis, à regret, laissa choir la balle de cuir, s'essuya le visage, remit sa robe par-dessus sa chemise et dit :

- Continuez sans moi, Messeigneurs!

Puis il rentra dans le Palais, en ajoutant à l'intention du chambellan :

- Aussitôt qu'on saura, pour la reine, venez me prévenir.

I

VI

LE CARDINAL ENVO€TE LE ROI

L'homme n'était pas gardé par des sergents ou des archers, ainsi qu'un prévenu ordinaire, mais encadré par deux jeunes gentilshommes au service du comte de Poitiers. Il portait un froc trop court qui laissait voir un pied tordu.

Louis X lui porta à peine attention. Il salua de la tête ses frères, son oncle Valois, et messire Miles de Noyers, qui s'étaient levés à son entrée.

- De quoi s'agit-il? demanda-t-il en prenant place au milieu d'eux et en faisant signe qu'on se rassît.

- D'une sombre et tortueuse affaire de sorcellerie, nous assure-t-on, répondit Charles de Valois avec une nuance d'ironie.

- Ne pouvait-on charger le garde des Sceaux de l'instruire lui-même, sans me déranger dans mes soucis?

- C'est tout juste ce que je faisais observer à votre frère Philippe, dit Valois.

Le comte de Poitiers croisa les doigts d'un geste tranquille.

- Mon frère, dit-il, la chose m'est apparue importante, non point tant pour le fait de sorcellerie, qui est assez commun, mais parce que cette sorcellerie semble s'être accomplie au sein même du conclave, et qu'elle nous ouvre la vue sur les sentiments que certains cardinaux nourrissent à

notre endroit.

Un an plus tôt, au seul mot de conclave, le Hutin e˚t montré une vive agitation. Mais depuis qu'en faisant supprimer sa première femme il avait pu convoler, l'élection du pape l'intéressait beaucoup moins.

- Cet homme se nomme Evrard, continua le comte de Poitiers.

- Evrard... répéta machinalement le roi.

- Il est clerc à Bar-sur-Aube ; mais il a appartenu naguère à l'ordre du Temple, o˘ il avait rang de chevalier.

- Un Templier, ah oui !... fit le roi.

LES POISONS DE LA COURONNE

547

- Il est venu se livrer voici deux semaines à nos gens de Lyon, qui nous l'ont envoyé.

- qui vous l'ont envoyé, Philippe, précisa Charles de Valois. Poitiers feignit d'ignorer la pointe, et poursuivit :

- Evrard a dit qu'il avait des révélations à faire, et on lui promit qu'il ne souffrirait aucun mal, à condition qu'il avou‚t bien le vrai, promesse que nous lui certifions ici. D'après ses déclarations...

Le roi avait les yeux fixés sur la porte, guettant l'apparition de son chambellan; seules le préoccupaient pour l'heure ses chances de paternité.

Le plus grand défaut de ce souverain était peut-être d'avoir l'esprit toujours requis par une autre question que celle en débat. Il était incapable de commander à son attention, ce qui constitue la pire inaptitude au pouvoir.

Il fut surpris du silence qui s'était établi et sortit de son rêve.

Seulement alors il regarda le prévenu, remarqua son visage parcouru de tics, ses longues m‚choires maigres, ses yeux noirs un peu fous, sa bizarre pose déhanchée. Puis, revenant à Philippe de Poitiers:

- Eh bien, mon frère... dit-il.

- Mon frère, je ne veux point troubler vos pensées. J'attends que vous ayez fini de songer. Le Hutin rougit un peu.

- Non, non, je vous écoute bien, continuez.

- D'après ses déclarations, Evrard serait venu à Valence pour y trouver la protection d'un cardinal au sujet d'un différend qu'il avait avec son évêque... Il faudra d'ailleurs tirer ce point au clair, ajouta Poitiers en se penchant vers Miles de Noyers, qui conduisait l'interrogatoire.

Evrard entendit, mais ne broncha pas, et Poitiers enchaîna:

- A Valence, Evrard aurait fait, par hasard prétend-il, connaissance du cardinal Francesco CaÎtani...

- Le neveu du pape Boniface, dit Louis pour prouver qu'il suivait.

- C'est cela même... et il serait entré dans l'intimité de ce cardinal, fort versé en alchimie, puisqu'il a chez lui, toujours au dire d'Evrard, une pièce emplie de fourneaux, de cornues et de poudres diverses.

- Tous les cardinaux sont plus ou moins alchimistes; c'est leur marotte, dit Charles de Valois en haussant les épaules. Monseigneur Duèze a même écrit un traité là-dessus...

- C'est exact, mon oncle; mais la présente affaire ne ressort pas précisément de l'alchimie qui est science fort utile et respectable... Le cardinal CaÎtani voulait trouver quelqu'un qui p˚t évoquer le diable et procéder à des envo˚tements.

Charles de la Marche, imitant l'attitude ironique de son oncle Valois, dit:

- Voilà un cardinal qui sent fort le fagot.

548

LES ROIS MAUDITS

- Eh bien, qu'on le br˚le, dit avec indifférence le Hutin qui de nouveau regardait la porte.

- qui voulez-vous br˚ler, mon frère? Le cardinal?

- Ah! c'est le cardinal?... Alors, non, il ne faut pas. Philippe de Poitiers eut un soupir de lassitude avant de reprendre, en appuyant un peu sur les mots :

- Evrard répondit au cardinal qu'il connaissait un homme qui fabriquait de l'or au profit du comte de Bar... En entendant ce nom, Valois se leva, indigné, et s'écria :

- En vérité, mon neveu, on nous fait perdre notre temps! Nous connaissons assez notre parent le comte de Bar pour savoir qu'il ne donne point dans de telles sottises, si même, dans l'heure présente, il n'est pas trop notre ami. Nous sommes devant une fausse dénonciation de diablerie, comme il s'en fait vingt chaque jour, et qui ne mérite pas d'y ouvrir les oreilles.

Si calme qu'il s'impos‚t d'être, Philippe finit par perdre patience.

- Vous avez bien, mon oncle, ouvert vos oreilles aux dénonciations de sorcellerie quand elles atteignaient Marigny; veuillez au moins accorder l'ouÔe à celle-ci. D'abord, il ne s'agit pas du comte de Bar, ainsi que vous l'allez voir. Car Evrard n'alla pas chercher l'homme qu'il avait dit, mais présenta au cardinal un certain Jean du Pré, autre ancien Templier, qui se trouvait lui aussi à Valence, par hasard... C'est bien cela, Evrard?

L'interrogé approuva silencieusement, inclinant la tête si bas qu'il montra sa tonsure.

- Ne vous semble-t-il pas, mon oncle, reprit Poitiers, que voici bien des hasards ensemble, et beaucoup de Templiers du côté du conclave, à rôder autour du neveu de Boniface?

- En effet, en effet... murmura Valois.

Revenant à Evrard, Poitiers lui demanda brusquement :

- Connais-tu messire Jean de Longwy?

Evrard serra ses longs doigts plats sur la cordelière de son froc, et son visage osseux fut secoué d'un tic plus violent. Mais il répondit sans trouble :

- Non, Monseigneur, je ne le connais pas autrement que de nom. Je sais seulement qu'il est le neveu de feu notre grand-maître.

- Feu... l'expression est bonne! fit remarquer Valois en sourdine.

- Tu es bien certain de n'avoir jamais eu rapport avec lui? insista Poitiers. Ni d'avoir reçu, par d'anciens frères à toi, aucun avis de sa part?

- J'ai oui dire que messire de Longwy cherchait à garder lien avec d'aucuns d'entre nous ; mais rien de plus.

- Et tu n'aurais pas appris, de ce Jean du Pré par exemple, le nom LES POISONS DE LA COURONNE

549

du Templier qui vint à l'ost de Flandre délivrer des messages au sire de Longwy et emporter les siens9

Charles de Valois haussa les sourcils. Son neveu Philippe, décidément, en savait long sur bien des choses; mais pourquoi gardait-il toujours ses renseignements pour lui?

Evrard s'était mis à trembler. Philippe de Poitiers ne le quittait pas des yeux. L'homme correspondait bien à la description qu'on lui en avait faite

- As-tu été tourmenté auUefois?

- Ma jambe, Monseigneur, ma jambe répond pour moi ! s'écria Evrard.

Le Hutm pensait " C'est trop de temps que prennent ces physiciens. Clémence n'est pas grosse, et nul n'ose venir m'en avertir." Il fut rappelé à la réalité immédiate par Evrard qui s'était jeté à ses genoux et suppliait.

- Sire' Sire' de gr‚ce, ne me faites point tourmenter à nouveau! Je jure Dieu que je veux confesser le vrai.

- Il ne faut point jurer, c'est péché, dit le roi. Les deux bacheliers obligèrent Evrard à se relever.

- Il conviendrait d'éclaircir aussi ce point de l'ost, dit Poitiers Continuons l'interrogation Miles de Noyers demanda.

- Alors, Evrard, que vous a déclaré le cardinal?

L'ancien Templier, mal revenu de sa panique, répondit d'une voix précipitée.

- Le cardinal nous a déclaré, à Jean du Pré et à moi, qu'il voulait venger la mémoire de son oncle et devenir pape, et que pour cela il lui fallait détruire les ennemis qui lui faisaient obstacle; et il nous promit trois cents livres si nous pouvions l'y aider. Et les deux premiers ennemis qu'il nous désigna ..

Evrard hésita, leva les yeux vers le roi, les baissa.

- Allons, poursuivez, fit Miles

- Il nous désigna le roi de France et le comte de Poitiers, en nous disant qu'il serait bien aise de les voir passer les pieds outre.

Le Hutin, machinalement, contempla ses propres souliers quelques secondes, puis sursautant, il s'écria

- Les pieds outre9 Mais c'est tout juste ma mort que complote ce méchant cardinal '

- Tout juste, mon frère, dit Poitiers en souriant ; et la mienne aussi

- Et vous, le boiteux, ne saviez-vous pas que pour un tel forfait vous seriez br˚lé dans ce monde et damné dans l'autre9 continua le Hutin

- Sire, le cardinal Caetani nous avait assuré que lorsqu'il serait pape il nous ferait absoudre de tout

550

LES ROIS MAUDITS

Le buste penché, les mains aux genoux, Louis dévisageait avec stupeur l'ancien Templier En même temps les avertissements de maître Martin lui revenaient à l'esprit

- Me déteste-t-on si fort que l'on désire me tuer? dit-il Et de quelle façon le cardinal voulait-il m'expédier les pieds outre?

- Il nous dit que vous étiez trop bien gardé, Sire, pour qu'on p˚t vous atteindre par le fer ou par le poison, et qu'il fallait procéder par envo˚tement A cette fin, il nous fit bailler une livre de cire vierge, que nous mîmes à mollir en un bassin d'eau chaude, dans la chambre aux fourneaux Puis frère Jean du Pré fabnqua bien habilement une image d'homme, avec une couronne dessus

Louis X fit un rapide signe de croix

- et ensuite une autre plus petite, avec une plus petite couronne Pendant notre travail, le cardinal vint nous visiter, il sembla tout joyeux, et il se prit même à rire en regardant la première image et il nous dit " II a moult grand membre "

- Et après? demanda le Hutm, nerveusement qu'avez-vous fait de ces images?

- Nous y avons mis les papiers

- quels papiers?

- Les papiers qu'il faut placer dans l'image avec le nom de celui qu'elle figure, et les mots de la conjuration Mais je vous jure, Sire, s'écria Evrard, que nous n'avons pas écrit votre nom, ni celui de Monseigneur de Poitiers ' Au dernier moment, nous avons pris peur, et nous avons inscrit les noms de Jacques et Pierre de la Colonne

- Les deux cardinaux Colonna, précisa Philippe de Poitiers

- parce que le cardinal nous les avait cites aussi comme ses ennemis Je jure, je jure que c'est ainsi '

Louis X se tourna vers son cadet comme s'il cherchait avis et appui

- Croyez-vous, Philippe, que cet homme dise la le vrai? Il faut le faire bien travailler par les tourmenteurs

Au mot de "tourmenteur", Evrard tomba une seconde fois a genoux, et se traîna vers le roi, les mains jointes, en rappelant qu'on lui avait promis de ne pas le torturer s'il faisait des aveux complets Un peu d'écume blanche lui moussait au coin des lèvres, et la peur lui donnait un regard de dément

- Arrêtez-le' Empêchez qu'il ne me touche' cria Louis X Cet homme est possède

Et l'on n'aurait pu dire lequel, du roi ou de l'envo˚teur, était le plus effraye par l'autre

- Les tourments ne servent de rien, hurlait l'ancien Templier C'est a cause des tourments que j'ai renie Dieu

Miles de Noyers prit note de cet aveu spontané

- A présent, c'est le repentir qui me conduit, continua Evrard US POISONS DE LA COURONNE

D51

touiours a genoux Je vais tout confesser Nous n'avions pas de chrême pour baptiser les images Nous en avertîmes le cardinal qui se trouvait en consistoire dans la grande église, et qui nous fit répondre tout bas par son secrétaire Andneu de nous adresser au prêtre Pierre en l'église derrière la boucherie, en feignant que ce chrême f˚t destiné a un malade II n'était plus besoin de poser de questions Evrard, de lui-même, fournissait des détails, livrait les noms des gens au service du cardinal

- Puis nous prîmes les deux images et deux chandelles bénites, et encore un pot d'eau bénite en cachant le tout sous nos frocs, et le frère Bost nous conduisit chez l'orfèvre du cardinal, nommé Baudon, qui avait fort avenante jeune femme II fut le parrain et sa femme la marraine Nous avons baptisé

les images dans un plat à barbier Apres quoi, nous les avons rapportées au cardinal, qui nous en fit grand merci, et y planta lui-même de longues épingles a l'emplacement du cour et des parties vitales La porte s'entrouvrit et Mathieu de Trye montra la tête Mais le roi, de la main, lui fit signe de se retirer

- Ensuite? demanda Miles de Noyers

- Ensuite le cardinal nous demanda de procéder a d'autres envo˚tements, répondit Evrard Mais alors je m'inquiétai parce que trop de gens commençaient d'être dans le secret, et je suis parti pour Lyon, ou je me suis remis aux gens du roi, qui m'ont envoyé ici

- Avez-vous touché les trois cents livres?

- Oui, messire

- Peste ' dit Charles de la Marche que peut un clerc avoir besoin de trois cents livres? Evrard baissa le front

- Les filles, Monseigneur, répondit-il assez bas

- Ou bien le Temple prononça, comme pour lui-même, le comte de Poitiers Le roi ne disait rien, abîme en de secrètes angoisses

- Au Petit-Ch‚telet ' dit Poitiers a ses deux bacheliers en désignant Evrard

Celui-ci se laissa emmener sans reagir II paraissait brusquement a bout de forces

- Ces anciens Templiers semblent former un beau vivier de sorciers, reprit Poitiers

- Notre père aurait d˚ ne point br˚ler le grand-maître, murmura Louis X

- Ah' l'avais-je assez dit' s'écria Valois J'ai tout fait pour m opposer a cette sentence funeste

- Certes mon oncle, vous l'aviez dit, répliqua Poitiers Mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit II saute au regard que les rescapés du 552

LES ROIS MAUDITS

Temple restent associés, et qu'ils sont prêts à tout pour le service de nos ennemis. Cet Evrard n'a pas avoué la moitié de ce qu'il sait. Son conte était préparé, vous pensez bien ; mais tout n'en peut être inventé. Il en ressort que ce conclave qui se traîne de ville en ville depuis deux ans déshonore la chrétienté autant qu'il nuit au royaume, et que des cardinaux s'y conduisent, par ‚preté de la tiare, tout juste de manière à mériter l'excommunication.

- Ne serait-ce pas le cardinal Duèze, dit Miles de Noyers, qui nous aurait expédié cet homme afin de nuire à CaÎtani?

- La chose n'est pas impossible, dit Poitiers. Cet Evrard doit se nourrir à

toutes les mangeoires, pourvu que le fourrage y soit un peu pourri.

Il fut interrompu par Monseigneur de Valois dont le visage avait pris un grand air de sérieux et de réflexion.

- Ne serait-il pas souhaitable, Philippe, que vous fissiez un tour vous-même du côté du conclave, dont vous montrez que vous connaissez si bien les affaires? Vous seul, à mon jugement, êtes apte à débrouiller cet écheveau d'intrigues, faire la lumière sur ces manouvres criminelles, et aussi h‚ter une nécessaire élection.

Philippe eut un léger sourire. " Notre oncle se croit bien habile, en ce moment, pensa-t-il. Il a découvert enfin le moyen de m'écarter de Paris, et de m'envoyer dans un bon guêpier... "

- Ah ! le sage conseil que vous nous portez là, mon oncle ! s'écria Louis X. Certes, il faut que Philippe nous rende ce service. Mon frère, je vous saurais bien gré d'accepter... et de vous enquérir par vous-même de ces images baptisées qui nous représentaient. Ah oui ! il le faut au plus tôt; vous y êtes aussi intéressé que moi. Savez-vous par quel moyen de religion on peut se défendre des envo˚tements? Tout de même, Dieu est plus fort que le Diable...

Il ne donnait pas l'impression d'en être absolument s˚r.

Le comte de Poitiers réfléchissait. La proposition, d'une certaine façon, le tentait. quitter pour quelques semaines la cour, o˘ il était impuissant à empêcher les erreurs, et o˘ il se trouvait constamment en opposition avec Valois et Mornay... Aller accomplir enfin une ouvre utile. Emmener avec lui ses amis et soutiens fidèles, le connétable Gaucher, le légiste Raoul de Presles, Miles de Noyers... un homme de guerre, un homme de loi et un homme de guerre et de loi, puisque Miles était conseiller au Parlement après avoir été maréchal de l'ost. Et puis, qui sait? Celui qui fait un pape se trouve en bonne position pour recevoir une couronne. Le trône de l'empire d'Allemagne, auquel son père avait déjà songé pour lui, et qu'il était en droit de briguer comme comte palatin, pouvait un jour redevenir libre...

- Eh bien ! soit, mon frère, j'accepte, pour vous servir.

- Ah ! le bon frère que voilà ! s'écria Louis X.

LES POISONS DE LA COURONNE

553

II se leva pour embrasser le comte de Poitiers, et s'arrêta dans son geste en poussant un hurlement.

- Ma jambe! ma jambe! la voilà toute froide et parcourue de frémissements ; je ne sens plus le sol en dessous.

On e˚t cru, parce qu'il le croyait, que le démon, déjà, le tenait par le mollet.

- Eh quoi! mon frère, dit Philippe, vous avez des fourmis dans le pied, voilà tout. Frottez-vous un peu.

- Ah!... vous pensez?...

Et le Hutin sortit en boitillant, comme Evrard.

En rentrant dans ses appartements, il apprit que les physiciens s'étaient prononcés affirmativement, et qu'il serait père, avec l'aide de Dieu, vers le mois de novembre. Ses familiers s'étonnèrent de ne pas le voir, sur l'instant, témoigner pleinement sa joie.

VII

"JE PLACE L'ARTOIS SOUS MA MAIN ! "

Le lendemain, Philippe de Poitiers fit visite à sa belle-mère afin de lui annoncer son proche départ. Mahaut d'Artois résidait alors en son ch‚teau neuf de Conflans, ainsi nommé parce que situé exactement au confluent de la Seine et de la Marne, à Charenton ; les aménagements et la décoration n'en étaient pas terminés.

Béatrice d'Hirson assistait à l'entretien. Lorsque le comte de Poitiers raconta l'interrogatoire du Templier, la même pensée vint aux deux femmes ; elles échangèrent un bref regard. Le personnage employé par le cardinal CaÎtani offrait de bien frappantes similitudes avec le faux fabricant de cierges qui les avait aidées, deux ans plus tôt, à empoisonner Guillaume de Nogaret.

" II serait bien étonnant qu'il y e˚t deux anciens Templiers du même nom, et tous deux versés en sorcellerie. La mort de Nogaret lui était une bonne introduction auprès du neveu de Boniface. Il est allé se faire payer de ce côté-là! Oh! méchante affaire..." se disait Mahaut.

- Comment s'est-il présenté, cet Evrard... pour la figure? demanda-t-elle à

Philippe.

- Maigre, noir, l'air un peu fou, et un pied boiteux.

Mahaut observait Béatrice; celle-ci fit un signe affirmatif, avec les paupières. La comtesse d'Artois sentit le malheur la saisir aux épaules. On allait certainement questionner davantage Evrard, avec de bons instruments à explorer la mémoire. Et si jamais il parlait... Non qu'on regrett‚t beaucoup Nogaret dans l'entourage de Louis X; mais on serait trop content de se servir de ce meurtre pour lui intenter procès, à elle. quel parti Robert en saurait tirer! Or il y avait tout à craindre qu'Evrard parl‚t, si même ce n'était déjà fait... Mahaut échafaudait des plans. " Faire occire un prisonnier dans le fond d'une prison royale n'est pas chose aisée... qui va m'aider là-dedans, s'il est encore temps?

LES POISONS DE LA COURONNE

555

Philippe, il n'y a que Philippe ; il faut que je lui avoue. Mais comment va-t-il prendre cela? qu'il refuse de me soutenir, et c'est ma fin... "

- L'a-t-on tourmenté? demanda-t-elle. Béatrice, elle aussi, avait la gorge sèche.

- On n'a pas eu le temps... répondit Poitiers qui s'était baissé pour remettre en place sa boucle de soulier; mais...

" Dieu soit loué, pensa Mahaut, rien n'est perdu. Allons, jetons-nous à

l'eau ! "

- Mon fils... dit-elle.

- ... mais c'est grand dommage, continua Poitiers toujours penché, car maintenant nous ne saurons rien de plus. Evrard s'est pendu cette nuit dans sa geôle du Petit-Ch‚telet. La peur, sans doute, d'être de nouveau mis à la gêne.

Il entendit deux profonds soupirs ; il se releva, un peu surpris que les deux femmes marquassent tant de compassion pour le sort d'un inconnu, et de si basse espèce.

- Vous alliez me dire quelque chose, ma mère, et je vous ai interrompue...

Mahaut instinctivement touchait, à travers sa robe, la relique qu'elle portait sur la poitrine.

- Je voulais vous dire... que voulais-je vous dire, au fait?... Ah! oui. Je voulais vous parler de ma fille Jeanne. Voyons... remmenez-vous en votre voyage?

Elle avait retrouvé ses esprits, et son ton naturel. Mais, Seigneur, quelle alerte !

- Non, ma mère, son état me paraît l'interdire, répondit Philippe, et moi aussi je souhaite vous entretenir d'elle. Elle est à trois mois d'accoucher, et il serait imprudent de l'aventurer sur de mauvaises routes.

J'aurai fort à me déplacer...

Béatrice d'Hirson, pendant ce temps, voguait dans le monde des souvenirs.

Elle revoyait Tanière-boutique de la rue des Bourdonnais ; elle respirait le parfum de cire, de suif et de chandelle ; elle se rappelait le contact des dures mains d'Evrard sur sa peau, et cette impression étrange qu'elle avait eue de s'unir au diable. Et voilà que le diable s'était pendu...

- Pourquoi souriez-vous, Béatrice? lui demanda le comte de Poitiers.

- Pour rien, Monseigneur... sinon parce que j'ai toujours plaisance à vous voir et à vous écouter.

- En mon absence, ma mère, reprit Philippe, j'aimerais que Jeanne véc˚t ici, auprès de vous. Vous pourrez l'entourer des soins qu'il faut, et serez mieux à même de la protéger. Pour tout dire, je me méfie assez des entreprises de notre cousin Robert, qui, lorsqu'il ne peut venir à bout des hommes, s'attaque aux femmes.

556

LES ROIS MAUDITS

- Ce qui signifie, mon fils, que vous me rangez parmi les hommes Si c'est un compliment, il ne me déplaît point

- En venté, c'est un compliment, dit Philippe

- Serez-vous toutefois de retour pour la délivrance de Jeanne9

- Je le souhaite fort, mais ne puis vous l'assurer Ce conclave est si finement embrouillé que je n'en pourrai dénouer les fils sans patience

- Ah ' il m'inquiète que vous soyez éloigné pour un si long temps, Philippe, car mes ennemis vont s˚rement en faire leur profit quant a l'Artois

- Eh bien ' prétextez de mon absence pour ne céder rien, ce sera le plus sage, dit Philippe en prenant congé

quelques jours plus tard, le comte de Poitiers partit pour le Midi, et Jeanne vint s'installer à Conflans

Ainsi que Mahaut l'avait prévu, la situation en Artois empira presque aussitôt Le printemps incitait les alliés à sortir de leurs ch‚teaux Sachant la comtesse isolée et tenue en quasi-disgr‚ce, ils avaient décidé

d'administrer directement la province et le faisaient très mal Mais l'état d'anarchie leur plaisait assez, et il était à redouter que leur exemple ne f˚t suivi dans les comtés voisins

Louis X, qui avait regagné le séjour de Vincennes, résolut d'en finir une bonne fois II y était encouragé par son trésorier, car les impôts d'Artois ne rentraient plus du tout Mahaut avait beau jeu de dire qu'on l'avait mise dans l'incapacité de percevoir les tailles, et les barons opposaient la même réponse C'était le seul point sur lequel les adversaires fussent d'accord

- Je ne veux plus de grands Conseils, ni de tractations par envoyés parlementaires, ou chacun ment a chacun et ou rien n'avance, avait déclare Louis X Cette fois, je vais procéder par entretien direct, et amener la comtesse Mahaut a me céder

Le Hutin, durant ces semaines-la, donnait les signes de la meilleure santé

II n'éprouva que fort peu les malaises, flux de toux et maux de ventre auxquels il était sujet, les je˚nes pieux imposes par Clémence lui avaient certainement été salutaires II en conclut que l'envo˚tement pratique contre lui était reste inopérant Néanmoins, par précaution, il communiait plusieurs fois la semaine

Egalement, il entourait la grossesse de la reine non seulement des sages-femmes les plus réputées du royaume, mais aussi des saints les plus compétents du paradis saint Léon, saint Norbert, sainte Colette, sainte Julienne, saint Druon, sainte Marguerite et sainte Félicite, cette dernière parce qu'elle n'eut que des enfants m‚les Chaque jour arrivaient de nouvelles reliques, tibias et prémolaires s'accumulaient dans la chapelle royale

La perspective d'une progéniture dont il était certain qu'elle f˚t LES POISONS DE 1A COURONNE

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sienne avait parachevé la transformation du roi, et fait de lui un homme moyen, presque normal

II était apparemment calme, courtois, détendu, le jour o˘ il convoqua la comtesse Mahaut De Charenton à Vincennes, la distance était courte Pour conférer à l'entretien un caractère d'intimité familiale, Louis reçut Mahaut dans l'appartement de Clémence Celle-ci brodait Louis parla d'un ton conciliant

- Scellez pour la forme l'arbitrage que j'ai rendu, ma cousine, puisqu'il semble que nous ne puissions obtenir la paix qu'à ce prix Et puis nous verrons' Ces coutumes de Saint Louis, après tout, ne sont pas si bien définies, et vous aurez toujours moyen de reprendre d'une main ce que vous aurez feint de donner de l'autre Imitez ce que j'aî fait moi-même avec les Champenois, quand le comte de Champagne et le sire de Samt-Phalle sont venus me réclamer leur charte J'ai fait ajouter "fors les cas qui d'ancienne coutume appartiennent au souverain prince et à nul autre "

Aussi, maintenant quand un cas apparaît comme litigieux, il relève toujours de la souveraineté royale

En même temps, il poussait vers la comtesse, d'un geste amical, la coupe o˘, tout en parlant, il puisait des dragées

Mahaut s'abstint de rappeler que l'ingénieuse formule dont Louis à présent s'enorgueillissait était due à Enguerrand de Mangny

- Voyez-vous, Sire mon cousin, le fait ne se présente pas de même pour moi, répondit-elle, car je ne suis point souverain prince

- qu'importé, puisque j'exerce la souveraineté au-dessus de vous ' S'il y a différend, il sera porté devant moi, et je le trancherai en votre faveur Mahaut prit une poignée de dragées dans la coupe

- Fort bonnes, fort bonnes dit-elle la bouche pleine, s'efforçant de gagner du temps Je ne suis pas bien gourmande de sucreries, mais je dois dire qu'elles sont fort bonnes

- Ma bien-aimée Clémence sait que j'aime en grignoter a toute heure, et elle veille à ce que sa chambre en soit pourvue, dit Louis en se tournant vers la reine de l'air d'un époux qui veut marquer qu'il est comble Clémence leva les yeux de dessus son métier a broder, et rendit a Louis son sourire

- Alors, ma cousine, reprit-il, vous allez sceller7 Mahaut acheva de broyer une amande enrobée de sucre

- Eh bien ' non, Sire mon cousin, je ne puis sceller Car aujourd'hui nous avons en vous un fort bon roi, et je ne doute pas que vous agissiez selon les sentiments que vous me dites Mais vous ne durerez pas toujours, et moi moins longtemps encore II peut venir après vous le plus tard possible, Dieu le veuille ' des rois qui ne jugeront pas avec

558

LES ROIS MAUDITS

la même équité Je suis forcée de penser à mes héritiers et ne puis les mettre à discrétion du pouvoir royal pour plus que nous ne lui devons Si nuancée qu'en f˚t la forme, le refus n'était pas moins catégorique Louis, qui avait affirmé qu'il viendrait à bout de la comtesse par sa diplomatie personnelle bien mieux que par grandes audiences publiques, perdit rapidement patience, sa vanité était en jeu II commença d'arpenter la chambre, éleva le ton, frappa sur un meuble, mais, rencontrant le regard de Clémence, il s'arrêta, rougit, et s'efforça de reprendre un maintien royal.

Au jeu des arguments, Mahaut était plus forte que lui

- Mettez-vous à ma place, mon cousin, disait-elle Vous allez avoir un héritier, supporteriez-vous de lui transmettre un pouvoir diminué9

- Eh bien ' justement, Madame, je ne lui laisserai pas un pouvoir diminué, ni le souvenir qu'il eut un père faible A la parfin, c'est trop me tenir tête ' Et puisque vous vous obstinez à m'affronter, je place l'Artois sous ma main1 C'est dit Et vous pouvez retrousser vos manches de robe, vous ne me faites point peur Désormais, votre comté sera gouverné en mon nom, par un de mes seigneurs que je vais y nommer quant à vous, vous n'aurez plus droit de vous écarter que de deux lieues des séjours que je vous ai assignés Et ne vous présentez plus devant moi, car je n'aurai point plaisir à vous voir.

Le coup était de taille et Mahaut ne s'y attendait pas Décidément, le Hutin avait bien changé

Les malheurs surviennent en série Si brusquement congédiée, Mahaut, sortant de l'appartement de la reine, tenait encore une dragée Elle la mit machinalement en bouche et y mordit avec tant de violence qu'elle se fendit une dent

Pendant une semaine, Mahaut fut à Conflans comme un tigre en cage De son grand pas masculin, elle allait des appartements d'habitation, qui dominaient la Seine, à la cour principale, entourée de galeries d'o˘, pardessus les frondaisons du bois de Vincennes, on pouvait apercevoir les étendards du manoir royal Sa rage ne connut plus de bornes lorsque, le 15

mai, Louis X, mettant à exécution ses projets, nomma gouverneur de l'Artois le maréchal de Champagne, Hugues de Conflans Mahaut vit, dans le choix de ce gouverneur, une volonté de dérision et comme un suprême outrage

- Conflans' Conflans' répétait-elle, on m'enferme a Conflans, et l'on nomme Conflans pour me voler mon bien

En même temps, sa dent cassée la faisait cruellement souffrir, un abcès s'était formé Sans cesse, Mahaut tordait la langue, ne pouvant se retenir d'aviver le mal

Elle déchargeait sa colère sur son entourage, elle avait gifle, pendant un office, maître Renier, chantre de sa chapelle, pour une défaillance de voix Jeannot le Follet, son nain, se cachait dans les encoignures du LES POISONS DE 1^4 COURONNE

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plus loin qu'il l'apercevait Elle s'emportait contre Thierry d'Hirson qu'elle accusait, lui et son abusive famille, d'être la cause de tous les ennuis, elle reprochait même à sa fille Jeanne de n'avoir pas su retenir son mari de courir au conclave

- que nous importe un pape, criait-elle, lorsqu'on est en train de nous dépouiller ' Ce n'est pas le pape qui nous rendra l'Artois. Un matin elle apostropha Béatrice

- Et toi, tu ne peux rien faire, non9 N'es-tu donc bonne qu'à me prendre mon argent, t'affubler de robes et tourner de la croupe devant le premier chien coiffé7 As-tu décidé de ne m'être d'aucune ressource9

- Comment, Madame les clous de girofle que je vous ai portés ne vous ont-ils point apaisé la douleur9

- Il s'agit bien de ma dent ' J'en ai une plus grosse à arracher, et tu en sais le nom Ah' quand il est question de philtres d'amour, tu t'agites, tu te donnes de la peine, tu découvres des magiciennes' Mais s'il me faut un vrai service

- Vous oubliez, Madame Vous oubliez bien vite comment j'ai fait enfumer messire de Nogaret et ce que j'ai risqué pour vous

- Je n'oublie pas, je n'oublie pas Mais Nogaret aujourd'hui me semble petit gibier

Si Mahaut ne reculait guère devant l'idée du crime, il lui déplaisait d'avoir a l'exprimer précisément Béatrice, qui la connaissait bien, mettait quelque perfidie a l'y obliger La regardant à travers ses longs cils noirs, la demoiselle de parage de sa voix lente, vaguement ironique, et qui traînait sur la fin des mots, répondit

- Vraiment, Madame9 Est-ce si haute mort que vous souhaitez9

- Et à quoi crois-tu donc que je pense depuis une semaine, double sotte9

que veux-tu qu'il me reste a faire, sinon que de prier Dieu, de l'aube au soir et du soir au matin, pour que Louis se rompe le col en tombant de cheval ou qu'il s'étouffe la gorge avec une noix sèche9

- Il est peut-être de plus rapides moyens, Madame

- Va donc me les trouver, tu seras bien habile' Oh' de toute manière, ce roi n'est pas destine a faire de vieux os, il n'est que de l'entendre tousser pour s'en convaincre Mais c'est maintenant qu'il me conviendrait qu'il crev‚t Je ne serai en paix que lorsque je l'aurai conduit a Saint-Denis

- Car ainsi, Monseigneur de Poitiers deviendrait peut-être régent du royaume et il vous rendrait l'Artois

- Et voila ' Ma petite Béatrice, tu me comprends à merveille, mais tu comprends aussi que ce n'est point une entreprise aisée Ah ' celui qui me fournirait une bonne recette de délivrance, je ne lui marchanderais pas l'or, je te l'assure

- La dame de Fenennes connaît de ces recettes

- Par magie, cire fondue et formules de conjuration9 Louis a été

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LES ROIS MAUDITS

envo˚té déjà, à ce qu'il paraît, et regarde-le ! Il ne s'est jamais mieux porté que ce printemps. A croire qu'il a partie liée avec le diable

- S'il a partie liée avec le diable, il n'y a peut-être pas grand péché à

l'envoyer en enfer... par nourriture convenablement préparée.

- Et comment t'y prendras-tu? Tu vas aller lui dire: "Voici une belle tarte aux groseilles que votre cousine Mahaut, qui vous aime tant, vous envoie. "

Et il va y mordre les yeux fermés... Sache que depuis cet hiver, par quelque soudaine peur qu'il a prise, il fait go˚ter troirfois^ les mets qui lui sont servis, et que deux écuyers en armes accompagnent son plat depuis le four jusqu'à la table. Ah ! c'est qu'il est craintif autant que méchant.

Béatrice regardait en Pair, et se caressait le cou, du bout des doigts.

- Il communie souvent, m'a-t-on dit... et l'hostie s'avale de confiance...

- C'est chose qui vient trop facilement à l'esprit pour qu'on ne s'en défie pas. Le chapelain lui-même est surveillé; Mathieu de Trye garde constamment sur lui la clef du tabernacle, dans son aumônière. Est-ce là que tu Tiras prendre?

- Bah ! on ne sait, dit Béatrice en souriant. L'aumônière se porte sous la ceinture... Mais c'est quand même un moyen hasardeux.

- Si nous frappons, mon enfant, ce doit être à coup s˚r, et sans que nul puisse jamais savoir d'o˘ il vient... Elles demeurèrent un moment silencieuses.

- Vous vous êtes plainte, l'autre jour, dit Béatrice, de ce que les cerfs infestaient vos bois, et mangeaient vos jeunes arbres... Je ne verrais point de mal à demander à la Fériennes quelque bon poison o˘ tremper des flèches, pour tirer les cerfs... Le roi est assez friand de venaison.

- Bien s˚r, et toute la cour en crèvera ! Oh ! pour ma part, je ne risque rien, je ne suis plus conviée. Mais je te le répète, tous les plats sont essayés sur des valets avant d'être présentés, et de plus ils sont touchés à la licorne15. On découvrirait vite de quelle forêt provient le cerf...

Enfin... avoir le poison est une chose, le placer en est une autre. Fais-le préparer dès à présent; et qu'il soit d'action brève et ne laisse point de trace... Béatrice, ce manteau de marbré, que j'avais mis pour voyager, en allant au sacre, il te plaisait fort, je crois? Eh bien ! il est à toi.

- Oh! Madame, Madame... quelle bonne ‚me vous avez... Et Béatrice embrassa Mahaut.

- AÔe! ma dent! s'écria la comtesse en portant la main à la joue. Et dire que je l'ai brisée sur une dragée que Louis m'a offerte... Elle s'arrêta net, et son oil gris se mit à luire sous le sourcil.

- Les dragées... murmura-t-elle. Eh bien, c'est cela, Béatrice; procure-toi ce poison, en disant bien qu'il est destiné à mes cerfs. Je pense qu'il nous sera utile.

VIII EN L'ABSENCE DU ROI

Le roi se trouvait à la chasse au faucon, un des derniers jours de mai, lorsqu'on vint annoncer à la reine Clémence la comtesse de Poitiers. Les deux belles-sours se voyaient assez souvent, et Jeanne ne manquait jamais de témoigner à Clémence la reconnaissance qu'elle lui devait pour avoir obtenu sa gr‚ce. Clémence, de son côté, se sentait liée à la comtesse de Poitiers par cette tendresse que l'on ressent si volontiers envers les gens auxquels on a fait du bien.

Si la reine avait éprouvé un peu de jalousie, ou plus exactement le sentiment d'une injustice du destin, lorsqu'elle avait appris que Jeanne était enceinte, ce mouvement d'‚me s'était vite dissipé quand elle-même s'était trouvée dans un semblable état. Mieux encore, leur grossesse paraissait avoir rapproché les deux belles-sours. Elles s'entretenaient longuement de leur santé, du régime qu'elles observaient, des soins à

prendre, et Jeanne qui, avant sa réclusion, avait donné le jour à trois filles, faisait profiter Clémence de son expérience.

On admirait l'élégance avec laquelle, à sept mois passés, Madame de Poitiers portait son fardeau. Elle entra chez la reine la tête haute, le pied s˚r, le visage frais, harmonieuse en son allure comme elle l'était toujours; sa robe s'épanouissait autour d'elle.

La reine se leva pour l'accueillir, mais le sourire qu'elle avait aux lèvres s'effaça lorsqu'elle s'aperçut que Jeanne de Poitiers n'était pas seule ; à sa suite marchait la comtesse d'Artois.

- Madame ma sour, dit Jeanne, je voulais vous demander de montrer à ma mère ces tapis de beau tissu dont vous avez tendu et partagé nouvellement votre chambre.

- En effet, dit Mahaut, ma fille me les a tant vantés que j'ai conçu l'envie de les admirer à mon tour. Vous savez que je suis assez connaisseuse en ce genre d'ouvrage.

Clémence était perplexe. Il lui déplaisait d'enfreindre les décisions 562

LES ROIS MAUDITS

de son époux qui avait défendu à Mahaut d'Artois de reparaître à la cour; mais d'autre part il lui semblait peu habile de renvoyer la redoutable comtesse, maintenant qu'elle était arrivée jusque-là, en se faisant un bouclier du ventre de sa fille. " Sa visite doit avoir quelque sérieux motif, pensa Clémence. Peut-être est-elle venue à composition et cherche-t-elle moyen de rentrer en gr‚ce sans trop de peine pour son orgueil. Voir mes tapis n'est s˚rement qu'une occasion. "

Elle feignit donc de croire au prétexte et conduisit les deux visiteuses dans sa chambre dont l'aménagement venait d'être transformé.

Les tapisseries servaient non seulement à décorer les murs, mais étaient également pendues depuis le plafond de manière à cloisonner la vaste pièce en petites chambres plus intimes, plus aisées à chauffer, et qui permettaient mieux aux souverains de s'isoler de leur entourage. C'était un peu comme si des princes nomades avaient dressé leurs tentes à l'intérieur de l'édifice.

La suite de tapisseries que possédait Clémence représentait des scènes de chasse en des paysages exotiques o˘ une quantité de lions, tigres et autres animaux sauvages bondissaient, couraient sous des orangers, et o˘ des oiseaux aux plumages étranges s'ébattaient parmi les fleurs. Les chasseurs et leurs armes n'apparaissaient que dans le fond des tableaux, à demi cachés par le feuillage, comme si l'artiste avait eu honte de montrer l'homme en ses instincts de carnage.

- Ah ! les belles choses, s'écria Mahaut, et comme on a plaisir à voir drap de haute lisse si bien ouvré.

Elle s'approcha, palpa le tissu, le caressa.

- Regardez, Jeanne, reprit-elle, comme le grain est uni et moelleux, et voyez le joli contraste entre ce fond ramage, ces fleurettes piquées d'indigo, et le beau rouge de kermès dont sont faites les plumes de ces papegais. C'est grand art, vraiment, dans le maniement des laines !

Clémence l'observait avec un peu d'étonnement. Les yeux gris de la comtesse Mahaut brillaient de joie ; sa main se faisait douce. La tête un peu penchée, elle s'attardait à contempler la délicatesse des contours, l'opposition des teintes. Cette étrange femme, solide comme un guerrier, rusée comme un chanoine, indomptable en ses appétits comme en ses haines, s'abandonnait, soudain désarmée, à l'enchantement d'un tapis de haute lisse. Et, de fait, elle était certainement, à travers tout le royaume, le meilleur expert qu'on p˚t trouver16.

- C'est bon choix que celui-là, ma cousine, reprit-elle, et je vous en complimente. Cette étoffe donnerait à la plus laide muraille un air de fête. C'est la manière d'Arras, et pourtant les laines chantent avec plus d'ardeur sur la trame. Les gens sont bien habiles qui vous ont ouvré cela.

- Ce sont des haute-lissiers qui travaillent dans mon pays, expliqua Clémence; mais je dois vous confesser qu'ils viennent du vôtre, les LES POISONS DE LA COURONNE

563

maîtres d'ouvre tout au moins. Ma grand-mère, qui m'a fait envoyer ces tapis à images pour remplacer mes cadeaux g‚chés en mer, m'a envoyé aussi les lissiers. Je les ai installés près d'ici, pour un temps, o˘ ils vont continuer de tisser pour moi et pour la cour. Et s'il vous plaît de les employer, ou bien s'il plaît à Jeanne, vous pouvez bien en disposer. Vous leur commandez le dessin de votre choix, et ils font avec leurs doigts et leurs broches l'image telle que vous la voyez.

- Eh bien ! c'est chose dite, ma cousine, j'accepte de bon cour, déclara Mahaut. J'ai grand désir d'orner un peu ma demeure, o˘ je m'ennuie... et puisque messire de Conflans gouverne mes lissiers d'Arras, le roi me pardonnera bien de placer un peu vos lissiers de Naples sous ma main.

Clémence accueillit la pointe comme elle avait été dite, avec un demi-sourire. Entre elle et la comtesse d'Artois venait de se glisser cette complicité que fait naître un go˚t partagé pour le luxe et les ouvres de l'art humain.

Tandis que la reine continuait à montrer à Jeanne les tapisseries des murs, Mahaut se dirigea vers celles qui isolaient le lit royal, auprès duquel elle avait vu une coupe pleine de dragées.

- Le roi s'est-il entouré, lui aussi, de tapis à images? demanda-t-elle à

Clémence.

- Non, Louis n'a pas encore de tentures dans sa chambre. Il faut dire qu'il y dort bien peu.

- Cela prouve qu'il go˚te fort votre compagnie, ma cousine, répliqua Mahaut d'un ton gaillard. D'ailleurs, quel homme n'apprécierait pas créature si bellement faite !

- J'avais craint, reprit Clémence avec l'impudeur tranquille des ‚mes pures, que Louis n'all‚t s'écarter de moi parce que j'étais grosse. Eh bien ! nullement. Et nous dormons fort chrétiennement !

- J'en suis aise, vraiment bien aise, dit Mahaut. Il continue de dormir avec vous! Le bon époux que vous avez là. Le mien, que Dieu garde, n'en faisait pas autant.

Elle était arrivée à côté de la table de chevet.

- Puis-je... ma cousine? demanda-t-elle en désignant la coupe. Savez-vous que vous m'avez donné le go˚t des dragées?

En dépit des maux de dents dont elle souffrait toujours, elle prit une dragée et la croqua stoÔquement.

- Oh! celle-ci était faite d'une amande amère, j'en prends une autre.

Tournant le dos à la reine et à Jeanne de Poitiers, qui se tenaient à moins de cinq pas, Mahaut sortit de son aumônière une dragée fabriquée chez elle et la glissa dans la coupe.

" Rien ne ressemble à une dragée comme une autre dragée, se dit-elle, 564

LES ROIS MAUDITS

et s'il trouve celle-ci un peu acre à la langue, il pensera que c'est l'amertume de l'amande. "

Elle revint vers les deux femmes.

- Allons, Jeanne, reprit-elle, dites maintenant à Madame votre belle-sour ce que vous avez sur le cour, et que vous vouliez tant lui faire savoir.

- En vérité, ma sour, dit Jeanne un peu hésitante, je voulais vous confier ma peine.

" Nous y sommes donc, pensa Clémence, je vais savoir pourquoi elles sont venues. "

- Voici que mon époux est fort loin, continua Jeanne, et cette absence m'inquiète l'‚me. Ne pourriez-vous obtenir du roi que Philippe revînt pour le moment de mes couches? C'est un temps o˘ l'on n'aime guère savoir son mari éloigné. C'est faiblesse, peut-être ; mais on se sent comme protégée, et l'on craint moins les douleurs si le père est proche. Vous connaîtrez bientôt ce sentiment, ma sour.

Mahaut s'était gardée de mettre Jeanne dans la confidence de son entreprise, mais elle se servait de sa fille pour en réaliser les préparatifs. " Si le coup réussit, avait-elle imaginé, il conviendrait que Philippe f˚t à Paris au plus tôt afin d'y saisir la régence. "

La requête de Jeanne était des mieux faites pour émouvoir Clémence. Celle-ci, qui avait craint qu'on ne lui parl‚t de l'Artois, se sentit presque soulagée dès lors qu'il ne s'agissait que d'un appel à sa bonté. Elle promit de s'employer à ce que le souhait de Jeanne f˚t exaucé.

Jeanne lui baisa les mains, et Mahaut l'imita en s'écriant :

- Ah ! que vous êtes bonne dame ! Je disais bien à Jeanne qu'il n'y avait de recours qu'auprès de vous !

En sortant de Vincennes pour regagner Conflans, Mahaut pensait : "Voilà qui est fait... Maintenant, il nous faut attendre. quand la mangera-t-il? Ce soir peut-être, ou bien dans trois jours. A moins que Clémence... Elle n'est point friande de sucre; mais pourvu qu'elle n'aille pas, par une envie de femme grosse, croquer justement celle-là ! Bah ! ce serait tout de même atteindre Louis, en lui ôtant du coup sa femme et son enfant... Il se peut aussi que le valet de la chambre renouvelle les dragées avant qu'elles soient épuisées. Alors le travail serait à refaire...

- Vous êtes bien silencieuse, ma mère, s'étonna Jeanne. Cette entrevue s'est fort aimablement passée. En avez-vous quelque déplaisir?

- Nullement, ma fille, nullement, répondit Mahaut. C'est une utile démarche que nous avons accomplie là.

IX LE MOINE EST MORT

Or le même événement naturel qui, pour l'heure, à la cour de France, comblait de joie la reine et la comtesse de Poitiers, allait répandre drame et désastre dans un petit manoir, à dix lieues de Paris.

Marie de Cressay, depuis quelques semaines, avait le visage ravagé

d'angoisse et de chagrin. Elle répondait à peine aux questions qu'on lui posait. Ses yeux bleu sombre s'étaient agrandis d'un cerne mauve ; une petite veine se dessinait sur sa tempe transparente. Il y avait de l'égarement dans son attitude.

- Ne va-t-elle pas nous faire un mal de langueur, comme l'autre année?

disait son frère Pierre.

- Mais non, elle ne maigrit pas, répondait dame Eliabel. Une impatience d'amour, voilà ce qui la tient; et ce Guccio lui trotte par la tête. Il est grand temps de la marier.

Mais le cousin de Saint-Venant, pressenti par les Cressay, avait répondu que les affaires de la ligue d'Artois l'occupaient trop, dans le moment, pour qu'il p˚t songer au mariage.

- Il a d˚ s'enquérir de l'état de nos biens, disait Pierre de Cressay. Vous verrez, ma mère, vous verrez; nous regretterons peut-être d'avoir écarté

Guccio.

Le jeune Lombard continuait d'être reçu de temps à autre au manoir o˘ l'on feignait de le traiter en ami, comme par le passé. La créance de trois cents livres courait toujours, ainsi que ses intérêts. D'autre part, la disette n'était pas terminée, et les Cressay n'avaient pas été sans s'apercevoir que le comptoir de Neauphle ne se trouvait pourvu de vivres que les jours, précisément, o˘ Marie s'y rendait. Jean de Cressay, par un souci de dignité, demandait parfois à Guccio le compte de leurs dettes; mais, une fois la note en main, il négligeait d'en acquitter la moindre partie. Et dame Eliabel laissait sa fille aller à Neauphle, une 566

LES ROIS MAUDITS

fois la semaine, mais la faisait maintenant accompagner de la servante et lui mesurait soigneusement le temps.

Les entrevues des époux clandestins étaient donc rares. Mais la jeune servante se montrait sensible à la générosité de Guccio et, de plus, Ricardo, le premier commis, ne lui était pas indifférent; elle rêvait d'une position bourgeoise et s'attardait volontiers parmi les coffres et les registres, écoutant l'agréable tintement de l'argent dans les balances, tandis que le premier étage de la banque abritait des amours pressées.

Ces minutes, dérobées à la surveillance de la famille Cressay et aux interdits du monde, avaient d'abord été comme des îlots de lumière pour cet étrange'ménage qui ne comptait pas encore dix heures de vie commune. Guccio et Marie vivaient sur le souvenir de ces instants-là pendant une semaine entière ; l'émerveillement de leur nuit de noces ne s'était pas démenti.

Aux dernières rencontres, toutefois, Guccio avait noté un changement dans l'attitude de sa jeune femme. Lui aussi, comme dame …liabel, avait remarqué

chez Marie l'anxiété du regard, la tristesse, et l'ombre neuve qui lui mangeait les joues.

Il attribuait ces signes aux difficultés et aux menaces qui pesaient sur leur situation, fausse s'il en f˚t. Le bonheur dispensé à la petite mesure, et toujours enveloppé des haillons du mensonge, devient vite une torture. "

Mais c'est elle-même qui s'oppose à ce que nous déchirions le silence ! se disait-il. Elle prétend que sa famille ne voudra jamais reconnaître notre union et me fera poursuivre. Et mon oncle est de même avis. Alors, que faire?"

- De quoi vous inquiétez-vous, ma bien-aimée? lui demanda-t-il le troisième jour de juin. Voici plusieurs fois que nous nous voyons et que vous paraissez moins heureuse. que craignez-vous? Vous savez bien que je suis là

pour vous défendre de tout.

Devant la fenêtre s'épanouissait un cerisier en fleurs, tout bruissant d'oiseaux et de guêpes. Marie se retourna, les yeux humides.

- De ce qu'il m'advient, mon doux aimé, répondit-elle, vous-même ne pouvez point me défendre.

- que vous arrive-t-il donc?

- Rien que ce qui doit, par Dieu, me venir de vous, dit Marie en baissant la tête. Il voulut s'assurer d'avoir bien compris.

- Un enfant? murmura-t-il.

- Je craignais de vous l'avouer. J'ai peur que vous m'en aimiez moins.

Il resta quelques secondes sans pouvoir prononcer un mot, parce qu'aucun ne lui venait aux lèvres. Puis, il lui prit le visage dans ses mains et la força de le regarder.

Comme presque tous les êtres destinés aux folies de la passion, Marie LES POISONS DE LA COURONNE

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avait un oil légèrement plus petit que l'autre ; cette différence, qui ne nuisait en rien à sa beauté, s'accentuait dans l'état de trouble o˘ elle se trouvait et rendait son expression plus émouvante.

- Marie, n'en êtes-vous pas heureuse? dit Guccio.

- Oh ! certes je le serai, si vous l'êtes aussi.

- Mais Marie, c'est merveille ! s'écria-t-il. Voici qui nous comble, et nos épousailles vont devoir éclater au plein jour. Votre famille sera bien forcée de s'incliner, cette fois. Un enfant! Un enfant!

Et il la regardait de la tête aux pieds, tout ébloui. Il se sentait homme, il se sentait fort. Pour un peu, il se f˚t penché à la fenêtre et il e˚t crié la nouvelle à tout le bourg.

Ce jeune homme, dans l'instant qu'une chose lui survenait, la voyait toujours sous la meilleure apparence. Il n'apercevait que le lendemain les ennuis qui pouvaient résulter de ses actes.

Du rez-de-chaussée monta la voix de la servante, qui leur rappelait l'heure.

- que vais-je faire? que vais-je faire? dit Marie. Jamais je n'oserai l'annoncer à ma mère.

- Eh bien, c'est moi qui viendrai le lui dire.

- Attendez, attendez encore une semaine.

Il la précéda dans l'étroit escalier de bois, lui présentant les mains pour l'aider à descendre, marche par marche, comme si elle était devenue éminemment fragile et qu'il d˚t la soutenir à chacun de ses pas.

- Mais je ne suis point encore gênée, dit-elle.

Il sentit ce que sa propre attitude avait de comique et eut un grand rire heureux. Puis il la prit dans ses bras et ils échangèrent un si long baiser qu'elle en perdit le souffle.

- Il me faut partir, il me faut partir, dît-elle.

Mais la joie de Guccio était contagieuse, et Marie s'en alla rassurée. Elle avait repris confiance, simplement parce que Guccio partageait son secret.

- Vous verrez, vous verrez la belle vie que nous allons avoir ! lui dit-il en la reconduisant à la porte du jardin.

C'est un grand acte de sagesse à la fois et de pitié de la part du Créateur, que de nous avoir interdit la connaissance de l'avenir, alors qu'il nous a octroyé les délices du souvenir et les prestiges de l'espérance. A beaucoup de gens la découverte de ce qui les attend ôterait sans doute leur persévérance à vivre. qu'auraient fait ces deux époux, ces deux amants, s'ils avaient su ce matin-là qu'ils ne se reverraient plus de leur existence entière?

Marie chanta tout au long du chemin de retour, entre les prés semés de boutons d'or et les arbres fleuris. Elle voulut s'arrêter au bord de la Mauldre pour y cueillir des iris.

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LES ROIS MAUDITS

- C'est pour orner notre chapelle, dit-elle.

- Madame, h‚tez-vous, lui répondit la servante, vous aurez des remontrances.

Marie rentra au manoir, monta droit dans sa chambre et, arrivée là, sentit le sol lui fuir sous les pieds. Dame …liabel se tenait au milieu de la pièce et mesurait un surcot décousu au niveau de la taille. Marie vit toute sa garde-robe, peu fournie et dont elle avait élargi chaque pièce de la même manière, étalée sur le lit.

- D'o˘ viens-tu pour être si tardive? demanda dame …liabel froidement.

Marie ne dit pas un mot, et laissa choir les iris qu'elle avait encore à la main.

- Je n'ai pas besoin que tu parles pour le savoir, reprit dame …liabel.

Déshabille-toi.

- Ma mère!... fit Marie d'une voix étranglée.

- Dévêts-toi, je te le commande.

- Jamais, répliqua Marie.

Une gifle sonore répondit à son refus.

- Et maintenant, vas-tu te soumettre? Vas-tu avouer ton péché?

- Je n'ai point péché ! répondit Marie avec violence.

- Et ce nouvel embonpoint? o˘ l'as-tu pris? cria dame …liabel en montrant les vêtements.

Sa colère croissait d'avoir en face d'elle, non plus une enfant docile à la volonté maternelle, mais soudainement une femme qui lui tenait tête.

- Eh bien, oui, je vais être mère; eh bien, oui, c'est Guccio! disait Marie, et je n'ai pas à en rougir, car je n'ai point péché. Guccio est mon époux.

Dame …liabel n'accorda aucune foi au récit du mariage de minuit. L'e˚t-elle admis pour véridique que cela, d'ailleurs, n'e˚t rien changé. Marie avait agi contre la volonté familiale, contre l'autorité paternelle exercée, au nom du père mort, par la mère et le fils aîné. Une fille n'avait pas le droit de disposer de soi. Et puis, ce moine italien pouvait aussi bien être un faux moine. Non, décidément, dame …liabel ne croyait pas à la mauvaise fable de ce prétendu mariage.

- A ma mort, vous entendez, ma mère, à ma mort je ne confesserai rien d'autre ! répétait Marie.

La tempête dura une grande heure ; enfin dame …liabel enferma sa fille à

double tour.

- Au couvent ! C'est au couvent des filles repenties que tu vas aller, lui lança-t-elle à travers la porte.

Et Marie s'écroula en sanglots parmi ses robes éparses.

Dame …liabel dut attendre jusqu'au soir, pour mettre ses fils au courant, qu'ils fussent rentrés des champs. Le conseil de famille fut LES POISONS DE LA COURONNE

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bref. La colère saisit les deux garçons, et Pierre, le cadet, se sentant presque fautif d'avoir jusque-là soutenu Guccio, se montra le plus exalté

et le plus porté aux solutions de vengeance. .On avait déshonoré leur sour, on les avait abominablement trahis sous leur propre toit ! Un Lombard ! Un usurier ! Ils allaient le clouer par le ventre à la porte de son comptoir.

Ils s'armèrent de leurs épieux de chasse, ressanglèrent leurs chevaux et coururent à Neauphle.

Or, ce soir-là, Guccio, trop agité pour trouver le sommeil, marchait à

travers le jardin. La nuit était constellée d'étoiles, imprégnée de parfums; le printemps d'Ile-de-France à son apogée chargeait l'air d'une fraîche saveur de sève et de rosée.

Dans le silence de la campagne, Guccio entendait avec plaisir ses semelles crisser... un pas fort, un pas faible... sur les graviers, et sa poitrine n'était pas assez large pour contenir sa joie.

" Et dire qu'il y a six mois, pensait-il, je gisais sur ce mauvais lit d'hôtel-Dieu... Comme vivre est bon ! >"

II rêvait. Alors que son destin était déjà joué, il rêvait à son bonheur futur. Il voyait déjà croître autour de lui une progéniture nombreuse, née d'un merveilleux amour, et qui mêlerait dans ses veines le libre sang siennois au noble sang de France. Il allait être le grand Baglioni, chef d'une puissante dynastie. Il songeait à franciser son nom, à devenir Balion de Neauphle ; le roi lui conférerait bien une seigneurie, et le fils que portait Marie, car il n'était pas douteux que ce f˚t un garçon, serait un jour armé chevalier.

Il ne sortit de ses songes qu'en entendant une galopade crépiter sur les pavés de Neauphle, et puis s'arrêter devant le comptoir ; le heurtoir de la porte résonna avec violence.

- O˘ est-il ce coquin, ce pendard, ce Juif? cria une voix que Guccio reconnut aussitôt pour celle de Pierre de Cressay.

Et comme on n'ouvrait pas assez vite, des manches d'épieux se mirent à

cogner sur le battant de chêne. Guccio porta la main à sa ceinture. Il n'avait pas sa dague sur lui. Le pas de Ricardo, pesant, descendait l'escalier.

- Voilà, voilà! J'arrive! disait le premier commis d'une voix d'homme mécontent d'être tiré de son sommeil.

Puis il y eut un bruit de verrous tirés, de barres qu'on glissait et, aussitôt après, les éclats d'une discussion furieuse dont Guccio ne saisit que des bribes.

- Ou est ton maître? Nous voulons le voir sur-le-champ ! Guccio ne percevait pas les réponses de Ricardo, mais la voix des frères Cressay reprenait, plus forte :

- Il a déshonoré notre sour, ce chien, cet usurier! Nous ne partirons point que nous n'ayons sa peau!

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LES ROIS MAUDITS

La discussion se termina par un grand cri. Ricardo venait certainement d'être frappé.

- Fais-nous de la lumière, ordonnait Jean de Cressay. Et Guccio saisit encore la voix de Pierre qui lançait à travers la maison :

- Guccio ! o˘ te caches-tu? Tu n'as donc de courage que devant les filles?

Ose donc apparaître, l‚che puant!

Des volets s'étaient entrouverts aux fenêtres de la place. Les villageois écoutaient, chuchotaient, ricanaient, mais nul d'entre eux ne se montra. Un scandale est toujours divertissant ; et le tour joué à leurs petits seigneurs, à ces deux garçons qui les traitaient de si haut et les requéraient sans cesse pour des corvées, leur procurait un certain plaisir.

A choisir, ils préféraient le Lombard, sans aller toutefois jusqu'à risquer la bastonnade pour lui.

Guccio ne manquait pas de bravoure ; mais il lui restait un grain de cervelle. Il e˚t tiré peu de profit, n'ayant pas même un stylet au côté, d'affronter deux furieux en armes.

Tandis que les frères Cressay fouillaient la maison, et passaient leur colère sur les meubles, Guccio courut à l'écurie. La nuit lui porta encore la voix de Ricardo qui gémissait :

- Mes livres ! mes livres !

Guccio pensa : " Tant pis ; ils ne parviendront pas à faire sauter les coffres. "

La lune donnait assez de clarté pour lui permettre de passer en h‚te une bride à son cheval ; i! le sella à l'aveuglette, empoigna la crinière pour s'aider à monter, et s'échappa par la porte du jardin. Ce fut ainsi qu'il quitta sa banque.

Les frères Cressay, entendant son galop, se précipitèrent aux fenêtres de la maison.

- Il fuit, le couard, il fuit! Il prend le chemin de Paris. Holà! manants, sus à lui ; qu'on lui coupe la route !

Personne, évidemment, ne bougea.

Les deux frères alors surgirent du comptoir et se lancèrent à la poursuite de Guccio.

Mais la monture du jeune Lombard, un coursier de belle race, sortait fraîche de sa stalle. Les chevaux des Cressay étaient de pauvres bidets de campagne, qui avaient déjà fait leur journée. Vers Rennemoulins, l'un d'eux se mit à boiter si bas qu'il fallut l'abandonner; et les deux frères durent monter sur le même cheval qui, de surcroît, étant cornard, produisait avec les naseaux un bruit de r‚pe à bois.

Si bien que Guccio eut le temps de gagner une large avance. Il arriva rue des Lombards à l'aurore, et sortit son oncle du lit.

- Le moine? O˘ est le moine? lui demanda-t-il.

LES POISONS DE LA COURONNE

571

- quel moine, mon garçon, que t'arrive-t-il? Tu veux entrer dans les ordres, maintenant?

- Mais non, oncle Spinello, ne vous moquez point. Il me faut retrouver le moine qui a prononcé mon mariage. On me poursuit et je suis en péril de la vie !

Il conta d'une traite son histoire ; il lui était indispensable d'obtenir le témoignage du moine.

Spinello Tolomei l'écoutait, un oil ouvert, l'autre fermé. Il b‚illa à deux reprises, ce qui irrita Guccio.

- Ne t'agite pas tant. Le moine est mort, dit enfin Tolomei.

- Mort?... fit Guccio.

- Eh oui ! La sottise de te marier t'aura au moins évité la sottise de mourir; car si tu étais allé, comme Monseigneur Robert le voulait, porter son message aux alliés d'Artois, tu n'aurais sans doute plus à t'inquiéter pour les petits-neveux que tu me donnes sans que je t'y aie encouragé. Fra Vicenzo a été occis du côté de Saint-Pol par les gens de Thierry d'Hirson.

Il avait sur lui cent livres à moi. Ah ! Monseigneur Robert me co˚te cher !

Tolomei sonna son valet pour qu'il lui apport‚t un bassin d'eau tiède et ses vêtements.

- Mais comment vais-je faire, oncle Spinello? Comment prouver que je suis vraiment l'époux de Marie?

- Ce n'est pas là le plus important, dit Tolomei. quand bien même ton nom et celui de ta donzelle seraient proprement écrits sur un registre, cela ne changerait rien. Tu n'en aurais pas moins épousé une fille noble sans le consentement des siens. Les gaillards qui te poursuivent peuvent bien te tirer le sang du corps, ils n'ont rien à risquer. Ils sont nobles, et ces gens-là peuvent massacrer impunément. Ils auront au plus à payer l'amende due pour la vie d'un Lombard, et qui n'est pas très élevée. Il est possible même qu'on les complimente.

- Eh bien ! je me suis mis dans de beaux linceuls.

- Tu peux le dire, fit Tolomei en plongeant son visage dans l'eau. Il s'ébroua une minute, se sécha avec une toile.

- Allons, ce n'est pas encore aujourd'hui que j'aurai le temps de me faire raser. Ah! J'ai été aussi sot que toi... Il était visiblement soucieux.

- Ce qu'il faut d'abord, c'est te mettre à couvert, reprit-il. Tu ne peux te cacher chez aucun Lombard. Si tes poursuivants ont ameuté un village, ils vont aussi bien requérir le prévôt de Paris, et ne te trouvant pas ici, envoyer le guet fouiller chez tous les nôtres. Je vais avoir bon visage, devant les autres compagnies... Laisse-moi penser... Ah si ! Il y a ton ami Boccace, le voyageur des Bardi.

- Mais mon oncle, il est Lombard autant que nous, et en outre, il est hors de France pour le moment.

572

LES ROIS MAUDITS

- Oui, mais il plaît à une dame qui est bourgeoise de Paris et dont il a eu un enfant sans mariage. Elle est gentille personne, je le sais; et elle, au moins, elle comprendra ton affaire. Tu vas aller lui demander gîte... Et puis, moi, je me charge de recevoir tes mignons beaux-frères quand ils se présenteront... à moins qu'ils ne se chargent de moi et que ce soir tu n'aies plus d'oncle.

- Oh! non, vous, vous n** craignez rien. Ils sont violents, mais nobles.

Ils auront le respect de votre ‚ge.

- La belle armure que a avoir les jambes faibles !

- Peut-être même qu'ils se seront lassés en route et qu'ils ne viendront pas.

Tolomei émergea de la robe qu'il venait de passer par-dessus sa chemise de jour.

- - Cela m'étonnerait fort, répondit-il. En tout cas, ils vont déposer plainte et nous faire procès... Il me faut alerter quelque personne haut placée qui arrête l'affaire avant qu'elle fasse trop grand scandale... Je puis m'adresser à Monseigneur de Valois; mais il promet, promet, et ne tient jamais. Monseigneur Robert? Autant prendre les hérauts de ville et leur faire annoncer la nouvelle par trompettes.

- La reine Clémence... dit Guccio. Elle m'aimait fort pendant le voyage...

- Je t'ai déjà répondu l'autre fois. La reine va s'adresser au roi, qui s'adressera au chancelier... qui va mettre tout le Parlement sur les dents.

La belle cause que nous allons soutenir.

- Et pourquoi pas Bouville?

- Ah ! voilà une bonne idée, s'écria Tolomei, la première que tu aies eue depuis des mois. Oui, Bouville ne brille pas par l'esprit, mais il a gardé

du crédit d'avoir été le chambellan du roi Philippe. Il n'est pas compromis dans les intrigues et fait figure d'honnête homme...

- Et puis, il m'aime fort, dit Guccio.

- Oui, nous savons ! Décidément, tout le monde t'aime. Ah ! qu'un peu moins d'amour nous servirait bien ! Allez, va te cacher chez cette dame de ton ami Boccace et... de gr‚ce! qu'elle n'aille pas se mettre à t'aimer, elle aussi! Moi, je vais courir à Vincennes pour parler à Bouville. Tu vois; Bouville est probablement le seul homme qui ne me doive rien, et c'est justement à lui qu'il me faut demander quelque chose.

X

LE DEUIL …TAIT ¿ VINCENNES

quand messer Tolomei, monté sur sa mule grise et suivi de son valet, pénétra dans la première cour du manoir de Vincennes, il fut surpris d'y trouver un grand rassemblement de gens de toutes sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et bourgeois; mais leurs mouvements s'effectuaient dans un silence total, comme si hommes, bêtes et choses avaient cessé d'émettre le moindre bruit.

On avait couvert le sol d'épaisses jonchées de paille afin d'étouffer le roulement des chars et le son des pas. Nul n'osait parler sinon à voix basse.

- Le roi se meurt... dit à Tolomei un seigneur de sa connaissance.

A l'intérieur du ch‚teau, il semblait qu'il n'y e˚t plus aucune défense, et les archers de garde laissaient entrer tout venant. Assassins ou voleurs eussent pu s'introduire dans ce désordre sans que personne songe‚t à les arrêter. On entendait murmurer :

- L'apothicaire, faites place à l'apothicaire.

Deux officiers de l'hôtel passaient, charriant un lourd bassin d'étain couvert d'un linge, et qu'ils allaient présenter aux physiciens.

Ceux-ci, qu'on reconnaissait à leurs costumes, tenaient conciliabule dans une antichambre. Les médecins portaient un camail brun pardessus leur robe de bure, et sur la tête une petite calotte semblable à celle des moines; les chirurgiens avaient la robe de toile à longues manches étroites et, de leur bonnet rond, partait une écharpe blanche qui leur couvrait les joues, la nuque et les épaules.

Tolomei se renseigna. Le roi la veille encore se portait fort bien, puisqu'il avait joué à la paume l'après-midi. Puis il était entré chez la reine, et peu après, on l'avait vu se plier en deux et se mettre à vomir.

Dans la nuit, se tordant de douleur, il avait de lui-même demandé les sacrements.

Les physiciens n'étaient pas d'accord sur la nature de son mal ; les 574

LES ROIS MAUDITS

uns, se fondant sur les étouffements et les pertes de conscience, assuraient que l'eau froide, bue après l'effort, avait déterminé cet accès ; les autres affirmaient que ce ne pouvait être l'eau qui avait br˚lé

les entrailles du roi au point " qu'il faisait le sang sous lui ".

Discutant plus qu'ils n'agissaient, et se neutralisant parce que trop nombreux au chevet d'un si haut patient, ils ne conseillaient que des remèdes bénins qui n'engageaient guère leur responsabilité.

Parmi les seigneurs de la cour, on se confiait à mots couverts l'affaire de l'envo˚tement, en prenant l'air d'en savoir plus long qu'on n'en disait. Et puis, déjà on agitait d'autres problèmes. qui allait prendre la régence?

Certains regrettaient que Monseigneur de Poitiers f˚t absent, d'autres au contraire s'en louaient. Le roi avait-il exprimé des volontés formelles à

ce sujet? On l'ignorait. Mais il avait appelé le chancelier pour lui dicter un codicille complétant ses dispositions testamentaires.

Avançant à travers cette agitation feutrée, Tolomei put parvenir jusqu'au seuil même de la chambre o˘ le souverain agonisait entre ses chambellans, ses serviteurs, et les membres de sa famille et de son Conseil.

Se hissant sur la pointe des pieds, le chef des banques lombardes put apercevoir, par-dessus un mur d'épaules, Louis X, le buste soutenu par des coussins, et dont le visage creusé, réduit de moitié, portait les stigmates de la fin. Une main à la poitrine, l'autre au ventre, les m‚choires serrées, il gémissait.

On chuchota :

- La reine, la reine... le roi demande la reine...

Clémence était assise dans la pièce voisine, entourée de ses dames de parage, du comte de Bouville et d'Eudeline, la première lingère, dont elle tenait la main. La reine n'avait pas dormi un instant de toute la nuit. Le désespoir et l'insomnie lui étreignaient les tempes, tandis que Monseigneur de Valois, s'agitant devant elle, lui disait:

- Ma chère, ma bonne nièce, il faut vous préparer au pire.

" Mais j'y suis préparée, pensait Clémence, et n'ai point besoin de lui pour le savoir. Dix mois de bonheur, était-ce donc tout ce à quoi j'avais droit? Peut-être n'ai-je pas assez remercié Dieu de me les avoir accordés.

Le pire n'est pas la mort, puisque nous nous retrouverons dans la vie éternelle. Le pire est pour cet enfant qui va naître dans cinq mois, que Louis n'aura pas connu, et qui ne connaîtra son père que lorsqu'il arrivera lui-même dans l'Au-delà. Pourquoi Dieu permet-il cela?"

- Reposez-vous sur moi, ma nièce, de toutes les t‚ches et difficultés, et songez seulement que vous portez en vos flancs les espoirs du royaume.

Votre état ne vous permet guère d'assumer la t‚che de régente ; et puis les Français souffriraient mal d'être gouvernés par une LES POISONS DE LA COURONNE

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main de femme étrangère. Blanche de Castille, me direz-vous?... Certes, certes, mais elle était reine depuis un plus long temps. Nos barons n'ont point encore assez appris à vous connaître. Je dois vous décharger des soins du trône, ce qui ne me changera guère, au fond... Le chambellan, qui venait dire à la reine que le mourant la demandait, entra à cet instant; mais Valois l'arrêta du geste, et poursuivit :

- Je n'ai guère de mérite à me proposer; je suis seul à pouvoir utilement régenter. Et je saurai, soyez-en assurée, inspirer aux Français l'amour qu'ils doivent à la mère de leur prochain roi, si Dieu nous fait la gr‚ce que vous attendiez un fils.

- Mon oncle, s'écria Clémence, Louis respire encore. Veuillez plutôt prier pour qu'un miracle le sauve, ou différez au moins vos projets jusqu'à son trépas. Et plutôt que de me retenir ici, laissez-moi regagner ma place, qui est auprès de sa couche.

- Certes, ma nièce, certes; mais il est quand même des choses auxquelles il faut penser lorsqu'on est reine. Nous ne pouvons point nous abandonner aux douleurs du commun. Louis, dans son codicille, vous a fait tout à l'heure de grandes donations; il a généreusement attribué diverses pensions, dont une même à Louis de Marigny, qui vont un peu plus obérer le Trésor. Mais il n'a pris nulle disposition relativement à la régence...

- Eudeline, ne m'abandonne pas, murmura la reine en se levant. Et à

Bouville, tandis qu'elle se dirigeait vers la chambre du roi:

- Mon ami Hugues, mon ami Hugues, je ne puis pas y croire ; dites-moi que cela n'arrivera pas !

C'en était trop pour le brave Bouville qui se mit à sangloter.

- quand je pense, quand je pense, disait-il, qu'il m'a envoyé à Naples vous quérir !

Plus étrange était l'attitude d'Eudeline. La lingère ne quittait pas la reine, qui s'adressait à elle pour toutes choses. Devant l'agonie de l'homme dont elle avait été la première maîtresse, qu'elle avait aimé avec docilité, puis qu'elle avait haÔ avec persévérance, Eudeline n'éprouvait rien. Elle ne pensait ni à lui, ni à elle-même. Il semblait que ses souvenirs fussent morts avant celui qui les avait créés. Toutes ses forces d'émotion étaient tournées vers la reine, son amie. Et si Eudeline souffrait en cet instant, c'était de la souffrance de Clémence.

La reine traversa la chambre, s'appuyant d'un côté au bras d'Eudeline, de l'autre au bras de Bouville.

En apercevant ce dernier, Tolomei, toujours dans l'encadrement de la porte, se rappela soudain ce qu'il était venu faire.

" En vérité, ce n'est guère le temps de parler à Bouville, pensa-t-il. Et les deux Cressay sont sans doute chez moi, à l'heure qu'il est. Ah ! cette mort tombe bien mal. "

576

LES ROIS MAUDITS

A ce moment, il fut bousculé par une masse puissante ; la comtesse Mahaut, manches retroussées, se frayait un passage. Si grande était son autorité

que, en dépit de la disgr‚ce qui la frappait, nul ne s'opposa à son approche ni même ne s'étonna de la voir là, venant reprendre sa place de proche parente et de pair du roi.

Elle avait composé son visage pour lui donner l'expression de la stupeur et de l'affliction.

Du seuil, elle murmura, mais bien distinctement, pour que dix personnes au moins l'entendissent :

- Deux en si peu de temps ! C'est vraiment trop. Pauvre royaume !

Elle avança de son pas de soldat vers le groupe o˘ se tenaient Charles de la Marche, Robert d'Artois et Philippe de Valois.

Mahaut tendit à Robert les deux mains, en lui faisant signe des yeux qu'elle était trop émue pour parler et que toute dissension, un tel jour, s'oubliait. Puis, elle alla choir à genoux près du lit royal et, d'une voix brisée, dit :

- Sire, je vous supplie de m'accorder pardon pour les peines que je vous ai causées.

Louis la regarda; ses gros yeux glauques étaient entourés des cernes profonds de la mort. On était justement en train de changer son bassin, au vu de tous; dans cette inconfortable position, t‚chant à garder empire sur lui-même, il prenait pour la première fois un peu de véritable majesté et quelque chose, enfin, de royal, qui lui avait manqué toute sa vie.

- Je vous pardonne, ma cousine, si vous vous soumettez au pouvoir du roi, répondit-il quand on lui eut glissé sous le siège un nouveau bassin.

- Sire, je vous en fais serment ! répondit Mahaut.

Et plus d'une personne, dans l'assistance, fut sincèrement bouleversée de voir la terrible comtesse courber l'échiné.

Robert d'Artois plissa les paupières et laissa tomber dans l'oreille de ses cousins :

- Elle ne jouerait pas mieux, si c'était elle qui l'avait tué.

Le Hutin fut saisi d'un nouvel accès de coliques et porta les mains au ventre. Ses lèvres découvrirent ses dents serrées ; la sueur coulait de ses tempes et lui collait les cheveux le long des joues. Après quelques secondes, il dit:

- Est-ce donc cela souffrir? Est-ce donc cela...

XI TOLOMEI PRIE POUR LE ROI

Lorsque Tolomei, au milieu de l'après-midi, rentra chez lui, son premier commis vint aussitôt l'avertir que deux gentilshommes de campagne l'attendaient dans l'antichambre de son cabinet.

- Ils ont l'air fort courroucés. Ils sont là depuis none, sans avoir rien mangé, et disent qu'ils ne bougeront point qu'ils ne vous aient vu.

- Oui, je suis au courant, répondit Tolomei. Fermez les portes et appelez dans mon cabinet tous les gens de la maison, commis, valets, palefreniers et servantes. Et qu'on se h‚te ! Tous en haut.

Puis il monta lentement l'escalier, prenant un pas de vieillard accablé par le malheur ; il s'arrêta un moment sur le palier, écoutant le branle-bas que ses ordres provoquaient à travers la banque ; il attendit que les premières têtes fussent apparues au bas des marches, et enfin pénétra dans son antichambre en se tenant le front.

Les frères Cressay se levèrent, et Jean, le barbu, marchant à lui, s'écria :

- Messer Tolomei, nous sommes... Tolomei l'arrêta d'un geste du bras.

- Oui, je sais ! dit-il d'une voix gémissante ; je sais qui vous êtes, et je sais aussi ce que vous venez me dire. Mais ceci n'est rien auprès de ce qui nous afflige.

Comme l'autre voulait poursuivre, il se retourna vers la porte et dit au personnel qui commençait à se montrer :

- Entrez, mes amis, entrez tous dans mon cabinet ; venez entendre l'affreuse nouvelle de la bouche de votre maître ! Allons, entrez, mes petits.

La pièce fut bientôt pleine. Les frères Cressay, s'ils avaient voulu tenter le moindre mouvement, eussent été en un instant désarmés.

- Mais enfin, messer, que cela signifie-t-il? demanda Pierre que l'impatience gagnait.

578

LES ROIS MAUDITS

- Un instant, un instant, répondit Tolomei. Tout le monde doit savoir.

Les frères Cressay, subitement inquiets, pensèrent que le banquier allait dévoiler publiquement leur déshonneur. C'était plus qu'ils n'en souhaitaient.

- Tout le monde est là? dit Tolomei. Alors, mes amis, écoutez-moi.

Et puis rien ne vint. Il y eut un long silence. Tolomei s'était caché le visage dans les mains. quand il se découvrit la face, son seul oil ouvert était rempli de larmes.

- Mes petits amis, mes enfants, prononça-t-il enfin, c'est chose trop affreuse! Notre roi... oui, notre bien-aimé roi vient de trépasser.

Sa voix s'étranglait dans sa gorge ; il se frappait la poitrine comme s'il était responsable de la mort du souverain. Il profita de l'effet de surprise pour commander:

- Alors, à genoux, tous, et prions pour son ‚me. Lui-même, lourdement, se laissa choir au sol, et tout son personnel l'imita.

- Voyons, messires, à genoux! dit-il d'un ton de reproche aux frères Cressay qui, saisis par la nouvelle et complètement ahuris devant ce spectacle, étaient seuls demeurés debout.

- Innomme patris... commença Tolomei. Alors éclata un concert de lamentations stridentes. C'étaient les servantes italiennes de la maison qui se mettaient à former un chour de pleureuses selon la tradition de leur pays.

- Un uomo cosi buono, un signore tanto generoso ! Il cielo se lèpreso !

hurlait la cuisinière.

- Ahimè, ahimè! Tanto buono, tanto generoso f reprenaient les filles d'office et de buanderie.

La jupe de dessus retroussée pour s'en couvrir la tête, elles se balançaient de gauche à droite tendant vers le plafond leurs mains jointes.

- Era corne un padre per noi tutti! Era il protêt tore degli umili.

- Il nostro padre, il nostro protettore, l'abbiamo perduto. Ahimè! Ahimè!

*.

Tolomei s'était relevé et circulait à travers son personnel.

- Allez, priez, priez bien ! Oui, il était pur, oui, il était saint ! Des pécheurs, voilà ce que nous sommes, d'incurables pécheurs! Priez aussi, jeunes gens, disait-il en appuyant sur la tête des frères Cressay. Vous aussi, la mort vous agrippera. Repentez-vous, repentez-vous!

* - Un homme si bon, un seigneur si généreux ! Le ciel l'a pris.

- Hélas, hélas ! Si bon, si généreux !

- Il était notre père à tous ! Le protecteur des humbles.

- Notre père, notre protecteur, nous l'avons perdu. Hélas, hélas !

LES POISONS DE LA COURONNE

579

La représentation dura un gros quart d'heure. Puis Tolomei ordonna:

- Fermez les portes, fermez les guichets. C'est jour de deuil : on ne fera point commerce ce soir.

Les serviteurs sortirent, reniflant leurs larmes. Lorsque le premier commis passa près de lui, Tolomei lui glissa:

- Surtout ne payez rien. L'or aura peut-être changé de cours demain... Les femmes hurlaient encore en descendant l'escalier.

- Il était le bienfaiteur du peuple. Jamais, jamais plus nous n'aurons un roi aussi bon! Ahimè...

Tolomei laissa retomber la tenture qui fermait l'entrée de son cabinet.

- Et voilà, dit-il, et voilà ! Ainsi passent les gloires du monde.

Les deux Cressay, ahuris et matés, se taisaient. Leur drame personnel se trouvait noyé dans le malheur du royaume. En outre, ils éprouvaient la fatigue d'une nuit de chevauchée, et dans quel équipage !

Leur arrivée à Paris, au petit matin, montés à deux sur leur bidet cornard, et habillés des vieux vêtements qu'ils usaient aux champs, avait soulevé le rire sur leur passage. Escortés d'une escouade de gamins criards, ils s'étaient perdus dans le dédale de la Cité. Ils se sentaient le ventre creux, et leur assurance, sinon leur ressentiment, avait sérieusement faibli devant la somptuosité de la demeure Tolomei. Cette richesse partout répandue, ce personnel nombreux, bien vêtu et bien gras, ces tapisseries, ces meubles sculptés, ces émaux, ces ivoires... "Au fond, pensaient-ils chacun à part soi et sans oser le confier à l'autre, au fond, nous avons peut-être eu tort de nous montrer si chatouilleux sur le sang ; une fortune comme celle-là vaut bien un rang de seigneur. "

- Allons, mes bons amis! dit Tolomei avec une familiarité qu'autorisait maintenant leur prière en commun; venons-en à cette pénible affaire, puisqu'il faut vivre, après tout, et que le monde continue malgré ceux qui s'en vont. Vous voulez me parler de mon neveu, bien s˚r. Le bandit, le scélérat ! M'avoir fait cela, à moi, qui l'ai comblé de bontés ! Le misérable garçon sans vergogne ! Me fallait-il cette douleur de plus aujourd'hui... Je sais, je sais tout; il m'a fait parvenir un message ce matin. Vous voyez un homme bien éprouvé.

Il se tenait devant eux, un peu vo˚té, les yeux à terre, dans l'attitude du pire accablement.

- Et l‚che avec cela, reprit-il. L‚che ; j'ai la honte de l'avouer, mes jeunes sires. Il n'a pas osé affronter ma colère ; il est parti pour Sienne d'un seul trait. Il doit être loin maintenant. Alors, mes amis, qu'allons-nous faire?

Il avait l'air de s'en remettre à eux, presque de leur demander conseil.

580

LES ROIS MAUDITS

Les deux frères le regardaient, se regardaient. Rien ne se passait comme ils l'avaient imaginé.

Tolomei les observait à travers sa paupière presque close. "C'est bon, se disait-il; maintenant que je les ai en main, ils ne sont plus dangereux ; il ne s'agit que de trouver le moyen de les renvoyer chez eux sans rien leur avoir donné. "

II se redressa brusquement.

- Mais je le déshérite ! Vous entendez, je le déshérite... Tu n'auras pas un sou de moi, petit misérable ! cria-t-il en agitant la main dans la vague direction de Sienne. Rien ! Jamais ! je laisserai tout aux pauvres et aux couvents !... Et s'il me retombe sous la main, je le livre à la justice du roi. Hélas, hélas ! le roi est mort !

Les deux autres se disposaient presque à le consoler.

Tolomei les jugea assez préparés pour qu'il p˚t leur prêcher la raison.

Tous leurs reproches, tous leurs griefs, il les acceptait, il les approuvait ; mieux même, il les devançait. Mais maintenant, que faire? A quoi servirait un procès, bien co˚teux pour des gens sans fortune, alors que le coupable était hors d'atteinte et aurait avant six jours passé les frontières? Etait-ce cela qui réhabiliterait leur sour? Le scandale ne nuirait qu'à eux-mêmes. Tolomei allait se dévouer et s'efforcer de réparer le mal commis ; il avait de hautes et puissantes relations ; il était ami de Monseigneur de Valois, de Monseigneur d'Artois, de messire de Bouville... On trouverait à Marie un lieu o˘ elle mettrait au jour son péché, dans le plus grand secret, et l'on verrait ensuite à lui donner un état. Un couvent, pour un temps, pourrait peut-être abriter son repentir.

qu'on fît confiance à Tolomei! N'avait-il pas prouvé aux Cressay qu'il était homme de cour en faisant reporter cette créance de trois cents livres qu'il avait sur eux...

- Si j'avais voulu, votre ch‚teau serait à moi depuis deux ans. L'ai-je voulu? Non. Vous voyez bien.

Les deux frères, déjà fort ébranlés, comprirent aisément la menace que, d'un ton si paterne, le banquier faisait peser sur eux.

- Entendez-moi ; je ne vous réclame rien, ajouta-t-il.

Mais dans une affaire de justice, forcément, il serait obligé de faire état de ses comptes, et les juges pourraient s'étonner que les Cressay eussent accepté tant de dons de la part de Guccio.

Allons ! ils étaient de braves jeunes gens ; ils allaient se diriger sur une tranquille auberge, pour y passer la nuit après s'être bien restaurés, et sans se soucier de régler la dépense. Ils attendraient là que Tolomei se soit employé pour eux; il pensait, dès le lendemain, leur proposer des mesures apaisantes pour leur bonheur. Avant tout, éviter le scandale...

Pierre et Jean de Cressay se rendirent à ses raisons et même, en prenant congé, lui étreignirent les mains avec quelque effusion.

LES POISONS DE LA COURONNE

581

Après leur départ, Tolomei se laissa tomber sur une chaise. Il était las, et soufflait dans ses grosses joues sombres.

" Et maintenant, pourvu que le roi meure ! " se dit-il.

Car lorsqu'il avait quitté Vincennes, Louis X respirait encore ; mais nul n'estimait qu'il e˚t beaucoup d'heures devant lui.

T

LES POISONS DE LA COURONNE

583

XII qUI SERA R…GENT?

Louis X Hutin expira dans la nuit du 4 au 5 juin 1316, un peu après minuit.

Pour la première fois, depuis trois cent vingt-neuf ans, un roi de France mourait sans laisser un héritier m‚le auquel la couronne p˚t être dévolue.

Monseigneur de Valois, d'ordinaire si empressé à régler les pompes royales, qu'elles fussent nuptiales ou funèbres, se désintéressa complètement des derniers honneurs à rendre à son neveu.

Il appela le grand chambellan Mathieu de Trye, et lui donna pour toute instruction :

- Faites ainsi que la dernière fois !

Lui-même s'occupa de convoquer, dès les premières heures de la matinée, un Conseil, non pas à Vincennes, o˘ une telle assemblée e˚t été forcément présidée par la reine, mais à Paris, au palais de la Cité.

- Laissons notre chère nièce à sa douleur, déclara-t-il, et n'ajoutons rien qui puisse nuire à son précieux fardeau.

Ce Conseil, par sa composition, ressemblait plus à une réunion de famille qu'à une chambre de gouvernement. Y siégaient Charles de la Marche, frère du défunt, Charles de Valois et Louis d'…vreux, frères de Philippe le Bel, Louis de Clermont, petit-fils de Saint Louis, Mahaut d'Artois et Robert d'Artois, respectivement petite-nièce et arrière-petit-neveu de Saint Louis, et Philippe de Valois, fils de Charles, auxquels avaient été

adjoints le chancelier, l'archevêque de Sens et le comte de Bouville afin que fussent représentés la Justice, l'…glise et les grands serviteurs de l'Hôtel royal.

Valois n'avait pu éviter de convier la comtesse Mahaut, qui se trouvait, avec lui-même, le seul pair du royaume présent à Paris. Ainsi la meurtrière de celui dont il s'agissait de régler, dans l'immédiat, la succession, était là, réintroduite dans ses prérogatives et se délectant secrètement de sa victoire.

Si Valois attendait une opposition de la part de Mahaut, il ne la redoutait pas. Il se pensait entièrement appuyé par le reste de la parentèle. De plus, le chancelier Mornay était sa créature ; l'archevêque Marigny avait partie liée avec lui; quant à Bouville, on connaissait son manque d'initiative et sa docilité.

En vérité, Valois se félicitait que Philippe de Poitiers et le connétable Gaucher de Ch‚tillon fussent tous deux absents. Avec eux, les choses eussent été moins faciles. Mais pour l'heure, ils étaient à Lyon o˘ ils s'employaient à rameuter les cardinaux.

De la sorte, Monseigneur de Valois se sentait les coudées franches, trop franches même... Il s'assit au haut bout de la table, dans le fauteuil royal. Encore qu'il impos‚t à son visage l'expression du chagrin, il ne parvenait pas à masquer la satisfaction qu'il éprouvait à occuper ce siège.

- Nous sommes assemblés, dans le deuil qui nous frappe, commença-t-il, pour décider de choses urgentes qui sont le choix des deux curateurs au ventre qui doivent veiller en notre nom sur la grossesse de la reine Clémence, et aussi la désignation qu'il vous faut faire d'un régent du royaume, car il ne peut y avoir rupture de l'exercice de justice et de gouvernement. Je vous demande votre conseil.

Il employait des expressions de souverain, et se posait manifestement en détenteur des attributions royales. Son attitude choqua son demi-frère, le comte d'…vreux, dont la rigueur d'‚me et la droiture de pensée, les soucis moraux, le respect des institutions s'accommodaient mal de tels procédés.

C'était par l'effet d'une nature inquiète et scrupuleuse que Louis d'…vreux n'avait jamais pris de participation active au pouvoir. Mais il observait, jugeait; et il désapprouvait presque tous les actes accomplis depuis un an sous l'inspiration de Valois.

Comme ce dernier, se répondant à lui-même, proposait que la nomination des curateurs f˚t remise aux soins du régent, d'…vreux, avec la brutalité

soudaine qu'ont parfois les gens réfléchis, l'interrompit.

- Souffrez, mon frère, que nous parlions aussi, et ne liez donc pas, s'il se peut, toutes questions ensemble. L'aménagement de la régence est une chose dont il existe précédents aux annales du royaume, et qui veut d'être débattue devant le Conseil des pairs. La désignation des curateurs en est une autre, qui relève des proches membres de la famille, et dont nous pouvons trancher ici, en l'assistance du chancelier. Avez-vous des noms à

avancer?

Surpris par cette intervention, et plus encore par le ton déterminé sur lequel elle était faite, Charles de Valois répondit, pour gagner du temps: 584

LES ROIS MAUDITS

- Et vous, mon frère, qui proposez-vous?

Le comte d'…vreux se passa les doigts sur les paupières.

- Je pense, dit-il, qu'il nous faut choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez m˚ris pour que nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes preuves de* loyauté et de dévouement envers nos rois. J'aurais incliné à vous nommer le sénéchal de Joinville, si son grand ‚ge, qui approche cent ans, ne le rendait bien infirme... Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une fidélité qu'il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui lui montre de l'attachement...

Valois respira mieux. Si l'homélie de Louis d'…vreux n'avait d'autre fin que d'appeler Bouville à la fonction de curateur, il se sentait rassuré. Il se h‚ta d'accorder cette satisfaction à son frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la table, acquiesça, qui par parole, qui d'un mouvement de front ou d'un simple murmure.

Le gros Bouville se leva, les traits bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la couronne.

- C'est grand honneur, c'est grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur d'…vreux a cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal f˚t nommé auprès de moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l'esprit de Monseigneur Saint Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l'esprit du roi Philippe, mon maître... en moi, son serviteur.

Rarement Bouville avait prononcé une si longue phrase en Conseil, et c'étaient choses un peu subtiles pour lui que celles qu'il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ; mais tout le monde comprit son intention et le comte d'…vreux le remercia.

- A présent, dit Valois, nous pouvons aborder l'aménagement de la régence...

Il fut à nouveau interrompu, mais cette fois par Bouville, qui s'était relevé.

- Auparavant, Monseigneur...

- qu'y a-t-il, Bouville? demanda Valois d'un air bienveillant.

- Auparavant, Monseigneur, il me faut vous prier très humblement de quitter le siège o˘ vous êtes, car c'est le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l'heure, est dans le sein de Madame Clémence.

Un silence suivit, pendant lequel on entendit le glas sonné par les cloches de Paris.

LES POISONS DE LA COURONNE

585

Valois lança vers Bouville un regard furibond; mais il comprit qu'il lui fallait obéir et même feindre la bonne gr‚ce. " Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et l'on a tort de leur accorder confiance.

Ils ont des idées qui ne viendraient à personne. "

Les assistants, sur la droite, eurent tous à reculer d'un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un tabouret, et vint s'asseoir, les bras croisés dans l'attitude du gardien fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l'objet de tant de convoitises.

Valois adressa un signe à Robert d'Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui signifiaient en clair: " Assez de niaiseries, passons aux choses sérieuses ! " Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu'on le perdît en formalités, et ce qui se déciderait là

ne pourrait qu'être ratifié par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s'imposant d'évidence, de remettre la régence à Charles de Valois.

- On ne change pas de main sur la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c'est Charles qui a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi Philippe, auquel il évita plus d'une erreur et pour lequel il gagna plus d'un combat. Il est l'aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d'habitude du labeur de roi...

Deux personnes seulement paraissaient ne pas approuver cette déclaration.

Louis d'…vreux pensait à la France; Mahaut d'Artois pensait à elle-même.

" Si Charles est régent, se disait-elle, ce n'est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le sien. Peut-être me suis-je trop h‚tée d'expédier Louis, et aurais-je d˚ attendre le retour de mon gendre. Je devrais parler pour lui; mais ne vais-je pas attirer les soupçons?"

Evreux intervint, s'adressant de nouveau à Valois.

- Charles, si notre frère était venu à mourir pendant que notre neveu Louis était encore en enfance, qui aurait été régent de droit?

- Forcément moi, répondit Valois en souriant comme si l'on apportait de Feau à son moulin.

- Parce que vous étiez le premier frère. N'est-ce pas, alors, en droit, à

notre neveu Philippe de Poitiers d'occuper la régence?

Mahaut reprit espoir. Et Charles de la Marche ayant cru habile de dire que son frère Philippe ne pouvait être partout à la fois, au conclave et à

Paris, elle se lança dans le débat.

- Lyon n'est pas au pays du Grand Khan ! On en revient en peu de jours...

Nous ne sommes point assez nombreux pour décider dans l'instant d'une chose si grave. Des pairs du royaume, je ne vois ici que T

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LES ROIS MAUDITS

LES POISONS DE LA COURONNE

587

deux sur douze.. Aucun duc-évêque, aucun comte-évêque ; le connétable n'est pas là, m le duc de Bourgogne..

A ce nom, Robert d'Artois, Philippe de Valois et Louis de Clermont sursautèrent. Le duc Eudes de Bourgogne, le nouveau duc et sa mère Agnès de France, voilà bien ceux qu'on redoutait, dont il fallait se h‚te" de devancer les menées17 ' L'enfant de Clémence était encore à naître, en admettant qu'il naquît jamais, et l'on verrait seulement alors s'il était m

‚le ou femelle Eudes de Bourgogne était donc fondé à réclamer la régence, et contre Poitiers aussi bien que contre Valois, au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite Or, on savait bien que Jeanne était b‚tarde '

- Mais vous n'en savez rien, Robert ' s'écria Louis d'…vreux, les présomptions ne sont pas certitude, et Marguerite a emporté son secret dans la tombe o˘ vous l'avez mise

D'…vreux avait lancé ce "vous" dans une acception vague et générale, mais le géant, qui avait toutes raisons de se sentir personnellement visé, pria d'…vreux d'éclaircir son dire, ou bien de se rétracter

- Oubliez-vous, Louis, que vous avez épousé ma propre sour, et dois-je attendre de mon plus proche parent qu'il se fasse la trompette de mes calomniateurs9 Vous ne parleriez pas autrement si vous étiez payé par les Bourgogne

L'incident tournait au plus mal, et l'on put craindre un instant que les deux beaux-frères ne se demandassent gage de bataille Une fois de plus le scandale de la tour de Nesle et ses séquelles divisaient la famille de France, et même à présent, menaçaient de diviser le royaume

L'archevêque Mangny fit entendre alors la voix de l'…glise et, prêchant la conciliation, invita les adversaires au respect de ce qu'il appela "la trêve de deuil" A son sens, il ne fallait pas attribuer d'intention infamante aux paroles de Monseigneur d'…vreux, et le mot "tombe" dans sa bouche désignait certainement la forteresse de Ch‚teau-Gaillard ou Marguerite de Bourgogne avait été recluse, "comme dans une tombe", et ou elle était morte

Louis d'…vreux n'approuva ni n'infirma quant a Robert, il grommela

- Apres tout, Ch‚teau-Gaillard est encore moins distant d'…vreux qu'il ne l'est de mon ch‚teau de Conches

La porte s'ouvrit alors sur Mathieu de Trye qui annonça qu'il avait a faire une grave communication On le pria de parler

- Tandis qu'on embaumait le corps du roi, dit le chambellan, un chien, qui s'était introduit sans qu'on y prêt‚t garde, a lèche des linges qui avaient servi a ôter les entrailles

- Et alors7 demanda Valois Est-ce la votre grande nouvelle9

- C'est que, Messeigneurs, ce chien est aussitôt tombe en douleurs.

s'est mis à geindre et à se tordre, et que le voilà pns du même mal que le roi, peut-être même est-il déjà mort maintenant.

De nouveau, on n'entendit nen d'autre que le son du glas répercuté depuis Notre-Dame. La comtesse Mahaut n'avait pas bronché, mais une atroce anxiété

lui descendait au cour. " Vais-je être découverte par la gloutonnene d'un chien ! " se disait-elle.

- Vous pensez donc, Mathieu, qu'il y a eu poison... prononça enfin Louis d'…vreux.

- Il va falloir faire enquête, et diligemment menée, dit Charles de Valois Bouville, qui pendant toute la discussion s'était tenu silencieux auprès du siège royal, se leva.

- Messeigneurs, si Ton a voulu attenter à la vie du roi, il est à redouter qu'on ne veuille aussi atteindre celle de l'enfant à naître. Je demande une garde de six écuyers en armes, et à mes ordres, de jour et de nuit, pour veiller à la porte de la reine, et l'interdire à toute main criminelle.

On lui répondit d'agir comme il l'entendait. Peu après le Conseil s'ajourna au lendemain, sans avoir nen décidé de précis. Valois espérait, dans les prochaines heures, avancer ses affaires.

Sur la porte, Mahaut rejoignit Louis d'…vreux et lui dit à voix basse.

- Allez-vous envoyer un chevaucheur à Philippe, pour l'instruire de ce qui vient de se passer?

- Certes, ma cousine, je vais le faire, et je veux avertir également notre tante Agnès.

- Alors, je vous laisse agir, puisque nous sommes d'accord en tout.

Bouville, en sortant de la séance, fut abordé par Spmello Tolomei qui l'attendait dans la cour du Palais et venait lui demander protection pour son neveu

- Ah ' ce cher garçon, ce bon Guccio ' répondit Bouville Voilà le genre d'homme qu'il me faut pour m'aider à veiller sur la reine Prompt d'esprit, vif de membres Madame Clémence go˚tait bien sa compagnie C'est pitié qu'il ne soit pas écuyer, m même bachelier Mais après tout, il est des occasions o˘ vertu vaut mieux que haute naissance

- C'est tout juste ce que pense la demoiselle qui l'a voulu en mariage, dit Tolomei

- Ah ' il s'est donc marié '

Le banquier tenta d'expliquer brièvement les ennuis de Guccio Mais Bouville écoutait mal II était pressé, il devait retourner sur-le-champ à Vmcennes, et tenait a son idée de placer Guccio dans la garde de la reine Tolomei souhaitait pour son neveu une charge moins voyante et plus éloignée Si l'on avait pu le mettre à couvert auprès de quelque haute autorité

ecclésiastique, un cardinal par exemple

- Eh bien, alors, mon ami, envoyons-le à Monseigneur Dueze'

588

LES ROIS MAUDITS

Dites à Guccio qu'il me vienne trouver à Vincennes, d'o˘ je ne puis plus bouger désormais. Il me contera bien son affaire... Tenez, j'y songe même !

il pourrait me rendre grand service en allant de ce côté-là. Je cherchais à

qui confier une mission qui demande du secret... Oui, faites donc qu'il se h‚te ; je l'attends.

quelques heures plus tard, trois chevaucheurs, par trois itinéraires différents, galopaient vers Lyon.

Le premier chevaucheur, passant par " le grand chemin ", c'est-à-dire par Essonnes, Montargis et Nevers, portait sur sa cotte les armes de France. Ce chevaucheur était chargé d'une lettre par laquelle Charles de Valois annonçait à Philippe de Poitiers la mort de son frère, l'informait d'autre part de la nécessité devant laquelle il se trouvait, lui, Valois, pressé

par les circonstances et désigné par les voux du Conseil, d'exercer immédiatement la régence.

Le second chevaucheur, sous les marques du comte d'…vreux, et prenant " le chemin plaisant " par Provins et Troyes, avait ordre de s'arrêter d'abord à

Dijon, chez le duc de Bourgogne, avant de poursuivre vers le comte de Poitiers ; les messages qu'il allait délivrer n'avaient pas tout à fait la même teneur que celui de Charles de Valois.

Enfin, sur "le chemin court", par Orléans, Bourges et Roanne, courait Guccio Baglioni, chevaucheur d'occasion, dissimulé sous la livrée du comte de Bouville. Officiellement, Guccio était dépêché au cardinal Duèze ; mais sa mission le conduisait aussi auprès du comte de Poitiers auquel il devait faire savoir, oralement, qu'il y avait présomption de poison sur la mort du roi et que la protection de la reine réclamait grande vigilance.

Les destins de la France étaient sur ces trois routes.

T

NOTES HISTORIqUES

1. - A cette époque, la messe qu'on célébrait à bord des navires, au pied du grand m‚t, était une messe particulière dite messe aride parce que sans consécration ni communion. Cette forme liturgique inaccoutumée était probablement due à la crainte que le mal de mer ne fît rejeter l'hostie.

2. - Le marc était une mesure de poids équivalente à 8 onces, soit une demi-livre, c'est-à-dire approximativement 244 grammes.

3. - L'organisation des établissements hospitaliers était généralement inspirée des statuts de l'Hôtel-Dieu de Paris.

L'hôpital était dirigé par un ou deux proviseurs, choisis par les chanoines de la cathédrale de la ville. Le personnel hospitalier se recrutait parmi des volontaires, après examen sévère par les proviseurs. A l'Hôtel-Dieu de Paris, ce personnel se composait de quatre prêtres, quatre clercs, trente frères et vingt-cinq sours. On n'admettait pas de maris et femmes parmi les volontaires. Les frères avaient la même tonsure que les Templiers ; les sours avaient les cheveux coupés comme les religieuses.

La règle imposée aux " hospitaliers " était d'une très grande sévérité.

Frères et sours devaient promettre de garder la chasteté et de vivre dans le renoncement à tout bien. Aucun frère ne pouvait communiquer ?

vec une sour sans la permission du " maître " ou de la " maîtresse "

nommés par les proviseurs pour diriger le personnel. Il était interdit aux sours de laver la tête ou les pieds des frères ; ces services n'étaient rendus qu'aux malades alités. Des ch‚timents corporels pouvaient être appliqués aux frères par le maître, et aux sours par la maîtresse. Aucun frère ne pouvait sortir s .ml dans la ville, ni avec un compagnon qui ne f˚t pas désigné par le maître ; cr ''èglement était le même pour les sours.

Le personnel hospitalier n'avait pas le droit de recevoir des hôtes. Frères et sours ne pouvaient prendre que deux repas par jour, mais 592

LES ROIS MAUDITS

devaient offrir aux malades de la nourriture aussi souvent qu'ils en avaient besoin. Chaque frère devait coucher seul, vêtu d'une tunique de toile ou de laine et d'un caleçon ; les sours également. Si un frère ou une sour, à l'heure de sa mort, était trouvé en possession d'un bien ou d'un objet quelconque qu'il n'avait pas montré au maître ou à la maîtresse pendant le cours de sa vie, on ne devait faire pour lui aucun service religieux, et il était enseveli comme un excommunié.

L'entrée de l'hôpital était interdite à toute personne ayant avec elle un chien ou un oiseau.

Tout malade se présentant à l'hôpital était d'abord examiné par le

"chirurgien de la porte" qui l'inscrivait sur un registre. Puis on lui attachait au bras un petit billet sur lequel étaient inscrits son nom et la date de son arrivée. Il recevait la communion ; ensuite on le portait au lit, et il était traité "comme le maître de la maison".

L'hôpital devait toujours être pourvu de plusieurs robes de chambre fourrées et de plusieurs paires de chaussures, également fourrées, pour le

" réchauffement " des malades.

Après guérison, et de crainte de rechute, le malade restait sept jours pleins à l'hôpital.

Les médecins, qu'on appelait mires, ou physiciens, portaient, ainsi que les chirurgiens, un costume distinctif. Les médicaments étaient préparés à

l'apothicairerie de l'hôpital selon les indications du mire et du chirurgien.

L'hôpital accueillait non seulement les personnes atteintes de maladies passagères, mais aussi des infirmes.

La comtesse Mahaut d'Artois fit, à l'hôpital d'Arras, une fondation de dix lits garnis de matelas, oreillers, draps et couvertures, pour y coucher dix pauvres infirmes. Dans l'inventaire de cet hôpital, on trouve plusieurs grandes cuves de bois servant de baignoires, des bassins " pour mettre en dessous les pauvres en leur lit ", de nombreuses cuvettes, plats à barbe, etc. La même comtesse d'Artois fonda également l'hôpital d'Hesdin.

4. - Les seigneurs souverains de Viennois portaient le nom de "dauphin" à

cause du dauphin qui ornait leur casque et leurs armes, d'o˘ la désignation de Dauphiné donnée à l'ensemble de la région sur laquelle ils exerçaient leur souveraineté, et qui comprenait : le Grési-vaudan, le Roannez, le Champsaur, le Briançonnais, l'Embrunois, le Gapençais, le Viennois, le Valentinois, le Diois, le Tricastinois, et la principauté d'Orange.

Au début du xiv* siècle la souveraineté était exercée par la troisième Maison des dauphins de Vienne, celle de la Tour du Pin. Ce ne fut qu'à la fin du règne de Philippe VI de Valois, par les traités de 1343 et 1349, que le Dauphiné fut cédé par Humbert II à la couronne de France, sous LES POISONS DE LA COURONNE

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condition que le fils aîné des rois de France prendrait désormais le titre de dauphin.

5. - Par extension de sens du mot latin hostis, ennemi, le terme d'os/

servait à désigner une armée et particulièrement l'armée royale.

6. - Dans les premiers jours de juillet 1315, Louis X rendit deux ordonnances sur les Lombards. La première stipulait que les " casaniers ", autrement dit résidents, italiens devraient payer un sou à la livre sur leurs marchandises, moyennant quoi ils seraient exemptés d'ost, de chevauchée et de toute subvention militaire. C'était donc là une taxe exceptionnelle de cinq pour cent.

La deuxième ordonnance, en date du 9 juillet, constituait un règlement général sur la résidence et le commerce des marchands italiens. Toutes les transactions d'or et d'argent en masse ou en billon, toutes les ventes, tous les achats, échanges de marchandises diverses étaient soumis à un impôt variant de un à quatre deniers par livre selon les régions et selon que le commerce était exercé sur les foires ou hors des foires. Les Italiens n'étaient plus autorisés à avoir de domicile fixe que dans les quatre villes de Paris, Saint-Omer, Nîmes, et La Rochelle. Il ne semble pas que cette dernière disposition ait jamais été scrupuleusement appliquée, mais les dérogations durent être d'assez bon rapport, soit pour les villes, soit pour le Trésor. Des courtiers, nommés par l'administration royale, étaient chargés de surveiller les activités commerciales des Lombards.

7. - La légende qui voulait que les Capétiens descendissent d'un riche boucher de Paris fut répandue en France par la Chanson de geste de Hugues Capet, pamphlet composé aux premières années du xiv* siècle et vite oublié, sauf par Dante et plus tard par François Villon.

Dante accuse également Hugues Capet d'avoir déposé l'héritier légitime et de l'avoir enfermé dans un cloître. C'est là une confusion entre la fin des Mérovingiens et la fin des Carolingiens ; ce fut en effet le dernier roi de la première dynastie, Chilpéric III, qui fut enfermé dans un couvent. Le dernier descendant légitime de Charlemagne, à la mort de Louis V le Fainéant, était le duc Charles de Lorraine, qui voulut disputer le trône à

Hugues Capet; et ce n'est pas au cloître que le duc de Lorraine finit, mais dans une prison o˘ l'avait jeté le duc de France.

Lorsque, au xvie siècle, François Ier, se faisant lire sur le conseil de sa sour la Divine Comédie, entendit le passage concernant les Capétiens, il arrêta le lecteur, s'écria: "Ah! le méchant poète qui honnit ma maison ! ", et refusa d'écouter davantage.

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LES ROIS MAUDITS

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8. - En fait, étant entré le 1er novembre 1301 dans Florence que déchiraient les dissensions entre Guelfes et Gibelins, Charles de Valois livra la ville aux vengeances des partisans du pape. Puis vinrent les décrets de bannissement. Dante, gibelin notoire et inspirateur de la résistance, avait fait partie, l'été précédent, du conseil de la Seigneurie ; puis, ayant été envoyé en ambassade à Rome, il y avait été

retenu en otage. Il fut condamné par un tribunal florentin, le 27 janvier 1302, à deux ans d'exil et 5000 livres d'amende, sous l'accusation fausse de prévarication dans l'exercice de sa charge. Le 10 mars suivant, on lui fit un nouveau procès et il fut condamné cette fois à être br˚lé vif.

Heureusement pour lui, il n'était pas à Florence, non plus qu'à Rome d'o˘

il était parvenu à s'échapper; mais jamais plus il ne devait revoir sa patrie. On comprend aisément qu'il ait gardé à Charles de Valois et, par extension, à tous les princes français, une rancune tenace.

9. - Un certain nombre d'études et de témoignages incitent à conclure que l'ordre des Templiers survécut, de façon occulte et diffuse, pendant plusieurs siècles. On cite les noms de grands-maîtres secrets jusqu'au xvme siècle. Il paraît à tout le moins évident que les Templiers, dans les années qui suivirent immédiatement la destruction de leur ordre, cherchèrent à se regrouper clandestinement. Jean de Longwy, neveu de Jacques de Molay, qui avait juré de venger la mémoire de son oncle sur les terres du comte de Bourgogne (c'est-à-dire de Philippe de Poitiers), fut le chef de cette organisation.

10. - Particulièrement révéré en Artois, Cambrésis et Hainaut, saint Druon était né en 1118 à …pinoy qui dépendait alors du diocèse de Tournai avant de dépendre de celui d'Arras. Saint Druon vint au jour gr‚ce à une césarienne pratiquée sur le corps de sa mère déjà morte. Montrant dès ses jeunes années de grandes dispositions pour la piété, il fut en butte à la cruauté des autres enfants qui le traitaient d'assassin de sa mère. Se croyant coupable, il s'adonna à toutes les pratiques d'expiation, afin de se racheter de ce crime involontaire. A dix-sept ans, il renonça à la vie seigneuriale, distribua les biens considérables qu'il avait hérités, et s'engagea comme berger chez une veuve nommée Elisabeth Lehaire, au village de Sebourg, dans le comté de Hainaut, à treize kilomètres de Valenciennes.

Il avait si grand amour des bêtes et les soignait si bien que tous les habitants du village lui demandèrent de garder leurs brebis en même temps que celles de la veuve Lehaire. C'est alors que les anges commencèrent à

garder son troupeau pendant qu'il allait écouter la messe...

Puis il entreprit le pèlerinage de Rome, y prit go˚t, et le fit neuf fois de suite. Mais il dut renoncer aux voyages, souffrant d'une " rupture des intestins", mal qu'il supporta, paraît-il, pendant quarante ans, refusant de se laisser panser. En dépit de Tassez mauvaise odeur qu'il répandait, ses vertus attirèrent à lui nombre de pénitents de la région. Il demanda qu'on lui construisît contre l'église de Sebourg une logette d'o˘

il pouvait avoir vue sur le tabernacle, et fit vou de n'en pas sortir jusqu'à la fin de sa vie. Il tint fidèlement ce vou, même le jour o˘

l'église flamba, et la cabane aussi ; et l'on vit bien qu'il était saint lorsque le feu l'épargna.

Il mourut le 16 avril 1189. De plusieurs lieues à la ronde, le peuple accourut en larmes pour lui baiser les pieds et emporter quelques morceaux du misérable vêtement qui le couvrait. Ses parents, les seigneurs d'…pinoy, voulurent rapporter son corps dans son village natal, mais le char o˘ l'on avait placé la dépouille s'immobilisa à la sortie de Sebourg, et tous les chevaux que l'on amena en renfort furent incapables de le faire avancer d'un pas. On fut donc obligé de laisser le corps du saint là o˘ il était mort.

Sa célébrité fut grandement accrue par la guérison miraculeuse du comte de Hainaut et de Hollande, lequel, souffrant horriblement de la gravelle, fit le pèlerinage de Sebourg et, à peine s'était-il agenouillé devant le tombeau de saint Druon, pour réciter une prière, rejeta " trois pierres de la grosseur d'une noix".

La fête du saint est encore traditionnellement célébrée le lundi de la Pentecôte, en l'église paroissiale et au puits de Saint-Druon, à Carvin-…

pinoy.

11. - Le dernier enfant et seul fils de Mahaut, prénommé Robert comme son cousin, n'avait alors que seize ans. Il n'eut le temps déjouer aucun rôle appréciable dans les événements de cette période ; il devait en effet mourir avant d'avoir atteint dix-huit ans, en 1317. Son corps fut d'abord inhumé aux Cordeliers de Paris, puis transféré à Saint-Denis. Le gisant de Robert d'Artois que l'on voit à Saint-Denis n'est donc pas, précisons-le pour nos lecteurs, celui de notre héros - lequel devait être enterré à

Londres - mais celui du fils de Mahaut.

12. - La date exacte du second mariage de Louis X est controversée.

Certains auteurs le fixent au 3 ao˚t, d'autres au 13, ou même au 19. De même pour la date du sacre, qui varie selon les textes entre le 19, 21 et 24 ao˚t. Le recueil des ordonnances des rois de France, qui ne fut imprimé

qu'au xvme siècle, et dont la chronologie est loin d'être certaine, tendrait à établir que le roi se trouvait le 3 ao˚t à Reims, le 6 et le 7 à

Soissons et le 18 à Arras. Or, étant donné que Louis X avait pris l'oriflamme à Saint-Denis le 24 juillet, il paraît matériellement impossible, si brève qu'ait été l'expédition de Flandre, qu'il ait eu le 596

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temps de revenir de l'ost boueux et d'arriver dans la région champenoise avant le 10 ao˚t.

Nous avons retenu la date du 13 ao˚t, donnée par le Père Anselme, comme la plus plausible, car, le sacre devant toujours avoir lieu un dimanche ou un jour de grande fête religieuse, nous pensons que Louis X fut couronné, soit le 15 ao˚t, soit le dimanche 18 ao˚t; nous savons d'autre part que les fêtes données à cette occasion s'étendaient sur plusieurs jours, ce qui explique assez bien le flottement des dates.

13. - Toute la famille d'Hirson était pourvue de charges et de sinécures dans l'administration de l'Artois ou la maison de Mahaut. Outre Thierry, le chancelier, outre les deux demoiselles de parage prénommées Mahaut et Béatrice, Pierre d'Hirson était bailli d'Arras, Guillaume d'Hirson était panetier, autrement dit intendant de la comtesse, et l'on dénombre encore trois d'Hirson, neveux de Thierry, qui avaient des fonctions à la cour d'Artois.

14. - La fortune de Clémence de Hongrie, aussi bien en terres qu'en bijoux, et constituée essentiellement par des dons de Louis X, était énorme.

Pendant la brève durée de leur mariage, Clémence de Hongrie ne reçut pas moins de quatorze ch‚teaux dont certains comptaient parmi les plus importantes demeures royales.

15. - La licorne, animal légendaire, n'exista jamais que sur les blasons, fresques et tapisseries. Néanmoins son unique corne passait pour avoir un pouvoir de contrepoison universel. En fait, ce qu'on vendait à prix très élevé, sous le nom de corne de licorne, était la défense du narval, ou licorne de mer, dont on "touchait" les mets pour y déceler la présence d'une substance vénéneuse.

16. - Tous les ateliers de tapisserie signalés en Europe, et notamment en Italie et en Hongrie, à la fin du Moyen Age, avaient été fondés par des lissiers venus de Flandre ou d'Artois. La ville d'Arras est considérée comme ayant été le centre de cette industrie naissante au début du xiv*

siècle. Or, cette prospérité est expressément due à l'initiative de la comtessse Mahaut et aux encouragements qu'elle prodigua aux métiers qui constituaient la richesse de sa province.

Lorsque les tapissiers parisiens commencèrent à faire concurrence aux ateliers d'Artois, Mahaut ne marqua aucune préférence exclusive, et on la vit s'adresser également aux artisans de Paris.

L'inventaire des biens de la reine Clémence est un des premiers o˘ l'on trouve mentionnés "huit tapis à images et à arbres, de la devise d'une chasse".

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17. - Eudes de Bourgogne venait de succéder à son frère Hugues V mort à

Argilly au début de mai 1315 et enterré à Cîteaux, le 12 mai.

IV

LA LOI DES M¬LES

" II faut au Prince avoir l'entendement prêt à tourner selon les vents de fortune... et ne pas s'éloigner du bien, s'il le peut, mais savoir entrer au mal s'il y a nécessité. "

Machiavel