trompes aux carrefours principaux de Paris, et signifiée aux baillis de Rouen, Gisors, Aix et Bourges, ainsi qu'aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne, pour qu'il en soit fait exécution... de par le roi. "

Maître Simon de Bucy se tut. Le roi semblait rêver. Son regard erra un moment sur l'assemblée. Puis inclinant la tête, d'abord à droite, ensuite à gauche :

- Mes pairs, votre conseil, dit-il. Si nul ne parle c'est qu'il approuve !

Aucune main ne se leva, aucune bouche ne s'ouvrit.

La paume de Philippe VI frappa la tête du lion au bras du fauteuil :

- C'est chose jugée !

Le procureur alors commanda aux deux sergents qui tenaient l'écusson de Robert d'Artois de s'avancer jusqu'au pied du trône. Le chancelier Guillaume de Sainte-Maure, l'un de ceux que Robert, dans son exil, menaçait de mort, s'avança vers le panonceau, demanda le glaive d'un des sergents et en attaqua le bord de l'étoffe. Puis, dans un long crissement de soie, l'écusson fut partagé.

LE US ET LE LION

1273

La pairie de Beaumont avait vécu. Celui pour lequel elle avait été

instituée, le prince de France descendant du roi Louis VIII, le géant à la force fameuse, aux intrigues infinies, n'était plus qu'un proscrit; il n'appartenait plus au royaume sur lequel ses ancêtres avaient régné, et rien en ce royaume ne lui appartenait plus.

Pour les pairs et les seigneurs, pour tous ces hommes dont les armoiries étaient comme l'expression non seulement de la puissance mais presque de l'existence, qui faisaient flotter ces emblèmes sur leurs toits, sur leurs lances, sur leurs chevaux, qui les brodaient sur leur propre poitrine, sur la cotte de leurs écuyers, sur la livrée de leurs valets, qui les peignaient sur leurs meubles, les gravaient sur leur vaisselle, en marquaient hommes, bêtes et choses qui à quelque degré dépendaient de leur volonté ou constituaient leurs biens, cette déchirure, sorte d'excommunication laÔque, était plus infamante encore que le billot, la claie ou la potence. Car la mort efface la faute et le déshonneur s'éteint avec le déshonoré.

" Mais tant qu'on est vivant, on n'a jamais toute partie perdue ", se disait Robert d'Artois, errant hors de sa patrie sur des routes hostiles, et se dirigeant vers de plus vastes crimes.

qUATRI»ME PARTIE

LE BOUTE-GUERRE

I

LE PROSCRIT

Pendant plus de trois années Robert d'Artois, comme un grand fauve blessé, rôda aux frontières du royaume.

Parent de tous les rois et princes d'Europe, neveu du duc de Bretagne, oncle du roi de Navarre, frère de la comtesse de Namur, beau-frère du comte de Hainaut et du prince de Tarente, cousin du roi de Naples, du roi de Hongrie et de bien d'autres, il était, à quarante-cinq ans, un voyageur solitaire devant lequel les portes de tous les ch‚teaux se fermaient. Il avait deJ'argent à suffisance, gr‚ce aux lettres de change des banques siennoises, mais jamais un écuyer ne se présentait à l'auberge o˘ il était descendu pour le prier à dîner chez le seigneur du lieu. quelque tournoi se donnait-il dans les parages? On se demandait comment éviter d'y convier Robert d'Artois, le banni, le faussaire, que naguère on e˚t installé à la place d'honneur. Et un ordre lui était délivré avec une déférence froide, par le capitaine de ville: Monseigneur le comte suzerain le priait de porter plus loin ses pas. Car Monseigneur le comte suzerain, ou le duc, ou le margrave, ne voulait pas se brouiller avec le roi de France et ne se sentait tenu à aucun égard envers un homme si déshonoré qu'il n'avait plus ni blason ni bannière.

Et Robert repartait à l'aventure, escorté de son seul valet Gillet de Nelle, un assez mauvais sujet qui, sans effort, e˚t mérité de se balancer aux fourches d'un gibet, mais qui vouait à son maître, comme Lormet jadis, une fidélité sans limite. Robert lui donnait, en compensation, cette satisfaction plus précieuse que de gros gages : l'intimité avec un grand seigneur dans l'adversité. Combien de soirées, durant cette errance, ne passèrent-ils pas à jouer aux dés, attablés dans l'angle d'une mauvaise taverne ! Et quand le besoin de gueuser les démangeait un peu, ils entraient ensemble en quelqu'un de ces bordeaux qui étaient nombreux en Flandre, et offraient bon choix de lourdes ribaudes.

C'était en de tels lieux, de la bouche de marchands qui revenaient 1278

LES ROIS MAUDITS

des foires, ou de maquerelles qui avaient fait parler des voyageurs, que Robert apprenait les nouvelles de France.

A l'été 1332, Philippe VI avait marié son fils Jean, duc de Normandie, à la fille du roi de Bohême, Bonne de Luxembourg. " Voilà donc pourquoi Jean de Luxembourg m'a fait expulser de chez son parent de Brabant, se disait Robert; voilà de quel prix on a payé ses services." Les fêtes données pour ces noces, à Melun, avaient, à ce qu'on racontait, dépassé en splendeur toute autre dans le passé.

Et Philippe VI avait profité de ce grand rassemblement de princes et de noblesse pour faire coudre solennellement la croix sur son manteau royal.

Car la croisade, cette fois, était décidée. Pierre de la Palud, patriarche de Jérusalem, l'avait prêchée à Melun, tirant les larmes aux six mille invités de la noce, dont dix-huit cents chevaliers d'Allemagne. L'évêque Pierre Roger la prêchait à Rouen dont il venait de recevoir le diocèse, après ceux d'Arras et de Sens. Le passage général était décidé pour le printemps 1334. On h‚tait la construction d'une grande flotte dans les ports de Provence, à Marseille, à AiguÎs-Mortes. Et déjà l'évêque Marigny voguait, chargé d'aller porter défi au Soudan d'Egypte !

Mais si les rois de Bohême, de Navarre, de Majorque, d'Aragon, qui vivaient à la table de Philippe, si les ducs, comtes et grands barons, ainsi qu'une certaine chevalerie éprise d'aventure, avaient suivi avec enthousiasme l'exemple du roi de France, la petite noblesse de terroir montrait, elle, moins d'empressement à saisir les croix de drap rouge tendues par les prédicateurs, et à s'embarquer pour les sables d'Egypte. Le roi d'Angleterre, pour sa part, pressait l'instruction militaire de son peuple, mais ne donnait aucune réponse touchant les projets vers la Terre sainte.

Et le vieux pape Jean XXII, d'ailleurs en grave querelle avec l'Université

de Paris et son recteur Buridan sur les problèmes de la vision béatifÔque, faisait la sourde oreille. Il n'avait accordé à la croisade qu'une bénédiction réticente, et il rechignait au partage des frais... En revanche les marchands d'épices, d'encens, de soieries, de reliques, les fabricants d'armures et les constructeurs de bateaux poussaient beaucoup à

l'entreprise.

Philippe VI avait déjà organisé la régence, pour la durée de son absence, et fait jurer aux pairs, aux barons, aux évêques, s'il venait à trépasser outre-mer26, qu'ils obéiraient en tout à son fils Jean et lui remettraient sans discussion la couronne.

" C'est donc que Philippe n'est point tellement assuré de sa légitimité, pensait Robert d'Artois, s'il engage à reconnaître son fils dès à présent.

"

Accoudé devant un pot de bière, Robert n'osait pas dire à ses informateurs de rencontre qu'il connaissait tous les grands personnages dont ils lui parlaient; il n'osait pas dire qu'il avait jouté contre LE LIS ET LE LION

1279

le roi de Bohême, procuré la mitre à Pierre Roger, qu'il avait fait sauter le roi d'Angleterre sur ses genoux et dîné à la table du pape. Mais il notait tout, pour en faire un jour son profit.

La haine le soutenait. Aussi longtemps qu'en lui resterait la vie, aussi longtemps resterait la haine. En quelque endroit qu'il prît auberge, c'était la haine qui l'éveillait avec le premier rayon de jour filtrant entre les volets d'une chambre inconnue. La haine était le sel de ses repas, le ciel de sa route.

On dit que les hommes forts sont ceux qui savent reconnaître leurs torts.

Il en est de plus forts, peut-être, qui ne les reconnaissent jamais. Robert appartenait à cette seconde espèce. Il rejetait toutes fautes sur les autres, morts et vivants, sur Philippe le Bel, Enguerrand, Mahaut, sur Philippe de Valois, Eudes de Bourgogne, le chancelier Sainte-Maure. Et d'étape en étape, il ajoutait à la liste de ses ennemis sa sour de Namur, son beau-frère de Hainaut, et Jean de Luxembourg, et le duc de Brabant.

A Bruxelles, il recruta un avoué véreux nommé Huy et son secrétaire Berthelot; c'était par des gens de procédure qu'il commençait à remonter sa maison.

A Louvain, l'avoué Huy lui dénicha un moine de mauvaise mine et de douteuse vie, Frère Henry de Sagebran, qui s'y connaissait davantage en envo˚tes et pratiques sataniques qu'en litanies et ouvres de charité. Avec Frère Henry de Sagebran, l'ancien pair de France, se souvenant des leçons de Béatrice d'Hirson, baptisa des poupées de cire et les perça d'aiguilles en les nommant Philippe, Sainte-Maure ou Mathieu de Trye.

- Et celle-là, vois-tu, soigne-la bien, perce-la depuis la tête tout le long du corps car elle s'appelle Jeanne, la boiteuse reine de France. Ce n'est point vraiment la reine, c'est une diablesse!

Il se fournit aussi d'une encre invisible pour écrire certaines formules qui, tracées sur un parchemin, procuraient le sommeil éternel. Encore fallait-il que le parchemin f˚t glissé dans le lit de qui l'on voulait se débarrasser ! Frère Henry de Sagebran, chargé d'un peu d'argent et de beaucoup de promesses, partit pour la France, tel un bon moine mendiant, avec, sous son froc, une grosse provision de parchemins à dormir.

Gillet de Nelle, de son côté, racolait des meurtriers à solde, des voleurs par vocation, des échappés de prison, gaillards à gueules basses, auxquels le crime répugnait moins que le travail à la journée. Et quand Gillet en eut fait une petite troupe, bien instruite, Robert les envoya au royaume de France avec mission d'agir de préférence pendant les grandes réunions ou fêtes.

- Les dos offrent au couteau des cibles faciles quand tous les yeux 1280 LES ROIS MAUDITS

sont tournés vers les lices, ou toutes les oreilles tendues pour écouter prêcher croisade.

A courir les routes, Robert avait maigri; la ride s'enfonçait davantage dans les muscles de sa face, et la méchanceté des sentiments qui l'animaient du réveil au soir, et jusque dans ses rêves, avait donné à ses traits leur expression définitive. Mais, en même temps, l'aventure lui rajeunissait l'‚me. Il avait l'amusement de go˚ter, en ces pays nouveaux, à

des nourritures nouvelles, à des femmes nouvelles aussi.

Si Liège l'expulsa, ce ne fut pas pour ses méfaits anciens mais parce que son Gillet et lui-même avaient transformé une maison louée à un certain sieur d'Argenteau en vrai repaire de follieuses, et que le bruit qui s'y faisait g‚tait le sommeil du voisinage.

Il y avait de bons jours ; il y en avait de mauvais, comme celui o˘ il apprit que le Frère Henry de Sagebran, avec ses parchemins à dormir pour l'éternité, s'était fait arrêter à Cambrai, et cet autre jour o˘ l'un de ses meurtriers à solde reparut pour lui annoncer que ses compères n'avaient pu dépasser Reims et moisissaient à présent dans les prisons du "roi trouvé".

Puis Robert tomba malade, de la plus sotte façon. …tant réfugié dans une maison en boidure d'un canal o˘ se déroulaient des joutes d'eau, la curiosité lui fit passer la tête jusqu'au col à travers une nasse à poisson qui masquait la fenêtre. Il se poussa si bien qu'il ne put se retirer qu'après de longs efforts, en s'arrachant le cuir des joues au grillage de la nasse. L'infection se mit dans les écorchures et la fièvre bientôt le saisit, dont il grelotta quatre jours, tout près de trépasser.

Dégo˚té des Marches flamandes, il se rendit à Genève. Traînant ses chausses le long du lac, ce fut là qu'il apprit l'arrestation de la comtesse de Beaumont, son épouse, et de leurs trois enfants. Philippe VI, par représailles contre Robert, n'avait pas hésité à enfermer sa propre sour d'abord au donjon de Nemours, puis à Ch‚teau-Gaillard. La prison de Marguerite ! Vraiment la Bourgogne prenait bien sa revanche.

De Genève, voyageant sous un nom d'emprunt et vêtu comme un quelconque bourgeois, Robert gagna Avignon. Il y resta deux semaines, cherchant à

intriguer pour sa cause. Il trouva la capitale de la chrétienté débordante de richesses et de plus en plus dissolue. Ici les ambitions, les vanités, les vices ne s'adoubaient pas d'une cuirasse de tournoi, mais se dissimulaient sous des robes de prélats; les signes de la puissance ne s'étalaient pas en harnais d'argent ou en heaumes empanachés, mais en mitres incrustées de pierres précieuses, en ciboires d'or plus lourds que des hanaps de roi. On ne se défiait point en batailles, mais on se haÔssait en sacristie. Les confessionnaux n'étaient pas s˚rs ; et les femmes se montraient plus infidèles, plus méchantes, plus vénales que partout ailleurs, puisqu'elles ne pouvaient tirer noblesse que du péché.

LE LIS ET LE LION

1281

Et pourtant nul ne voulait se compromettre pour l'ancien pair de France. On se rappelait à peine l'avoir connu. Même dans ce bourbier Robert apparaissait comme un pestiféré. Et la liste de ses rancunes s'allongeait.

Toutefois, il eut quelque consolation à constater, en écoutant les gens, que les affaires de son cousin Valois étaient moins brillantes qu'on e˚t pu le croire. L'…glise cherchait à décourager la croisade. quelle serait, une fois Philippe VI et ses alliés embarqués, la situation de l'Occident laissé

à la discrétion de l'Empereur et du roi anglais? Si jamais ces deux souverains venaient à s'unir... Déjà le passage général avait été reculé de deux ans. Le printemps de 1334 s'était achevé sans que rien f˚t prêt. On parlait maintenant de l'année 36.

Pour sa part, Philippe VI, présidant lui-même une assemblée plénière des docteurs de Paris sur la montagne Sainte-Geneviève, brandissait la menace d'un décret d'hérésie contre le vieux pontife, ‚gé de quatre-vingt-dix ans, si celui-ci ne rétractait pas ses thèses théologiques. D'ailleurs, on donnait la mort de Jean XXII pour imminente ; mais il y avait dix-huit ans qu'on annonçait cela !

"Rester vivant, se répétait Robert, voilà toute l'affaire; durer, pour attendre le jour o˘ l'on gagne. "

Déjà le trépas de quelques-uns de ses ennemis venait lui rendre l'espérance. Le trésorier Forget était mort à la fin de l'autre année; le chancelier Guillaume de Sainte-Maure venait de mourir à son tour. Le duc Jean de Normandie, héritier de France, était gravement malade; et même Philippe VI, disait-on, subissait des ennuis de santé. Peut-être les maléfices de Robert n'avaient-ils pas été totalement inopérants...

Pour retourner en Flandre, Robert prit des habits de convers. …trange frère, en vérité, que ce géant dont le capuchon dominait les foules, qui entrait d'un pas guerrier aux abbayes, et demandait l'hospitalité qu'on doit aux hommes de Dieu de la même voix qu'il e˚t demandé sa lance à un écuyer !

Dans un réfectoire de Bruges, la tête inclinée sur son écuelle, au bout de la longue table grasse, et faisant mine de murmurer des prières dont il ignorait le premier mot, il écoutait le frère lecteur, installé dans une petite niche creusée à mi-hauteur du mur, lire la vie des saints. Les vo˚tes renvoyaient la voix monotone sur la tablée des moines; et Robert se disait: "Pourquoi ne pas finir ainsi? La paix, la profonde paix des couvents, la délivrance de tout souci, le renoncement, le gîte assuré, les heures régulières, la fin de l'errance... "

quel homme, f˚t-ce le plus turbulent, le plus ambitieux, le plus cruel, n'a pas connu cette tentation du repos, de la démission? A quoi bon tant de luttes, tant d'entreprises vaines, puisque tout doit s'achever dans la poudre du tombeau? Robert y songeait, de la même façon que, cinq ans plus tôt, il songeait à se retirer, avec sa femme et ses fils, dans 1282

LES ROIS MAUDITS

LE LIS ET LE LION

1283

une tranquille vie de seigneur terrien. Mais ce sont là pensées qui ne peuvent durer. Et chez Robert elles se présentaient toujours trop tard, à

l'instant même o˘ quelque événement allait le rejeter dans sa vocation véritable, qui était l'action et le combat.

Deux jours plus tard, à Gand, Robert d'Artois rencontrait Jakob Van Artevelde.

L'homme était sensiblement du même ‚ge que Robert : l'approche de la cinquantaine. Il avait le masque carré, la panse forte et les reins bien plantés sur les jambes ; il était fort mangeur et buveur solide, sans que jamais la tête lui tourn‚t. En sa jeunesse, il avait fait partie de la suite de Charles de Valois à Rhodes, et accompli plusieurs autres voyages; il possédait son Europe. Ce brasseur de miel, ce grand négociant en draps, s'était, en secondes noces, marié à une femme

noble.

Hautain, imaginatif et dur, il avait pris grande autorité, d'abord sur sa ville de Gand, qu'il dominait complètement, puis sur les principales communes flamandes. Lorsque les foulons, les drapiers, les brasseurs, qui constituaient la vraie richesse du pays, voulaient faire des représentations au comte ou au roi de France, c'était à Jakob Van Artevelde qu'ils s'adressaient afin qu'il all‚t porter leurs voux ou leurs reproches d'une voix forte et d'une parole claire. Il n'avait aucun titre ; il était messire Van Artevelde, devant qui chacun s'inclinait. Les ennemis ne lui manquaient pas, et il ne se déplaçait qu'accompagné de soixante valets armés qui l'attendaient aux portes des maisons o˘ il dînait.

Artevelde et Robert d'Artois se jugèrent, se jaugèrent du premier coup d'oeil pour gens de même race, courageux de corps, habiles, lucides, animés du go˚t de dominer.

que Robert f˚t un proscrit gênait peu Artevelde; au contraire, ce pouvait être aubaine pour le Gantois que la rencontre de cet ancien grand seigneur, ce beau-frère de roi, naguère tout-puissant, et maintenant hostile à la France. Et pour Robert, ce bourgeois ambitieux apparaissait vingt fois plus estimable que les nobliaux qui lui interdisaient leur manoir. Artevelde était hostile au comte de Flandre, donc à la France, et puissant parmi ses concitoyens ; c'était là l'important.

- Nous n'aimons pas Louis de Nevers qui n'est demeuré notre comte que parce qu'au mont Cassel le roi a massacré nos milices.

- J'y étais, dit Robert.

- Le comte ne vient parmi nous que pour nous demander l'argent qu'il dépense à Paris ; il ne comprend rien aux représentations et n'y veut rien comprendre ; il ne commande rien de son chef, et ne fait que transmettre les mauvaises ordonnances du roi de France. On vient de nous obliger à

chasser les marchands anglais. Nous ne sommes point opposés, nous, aux marchands anglais, et nous nous moquons bien des

différends que le roi trouvé peut avoir avec son cousin d'Angleterre au sujet de la croisade ou du trône d'Ecosse22 ! A présent l'Angleterre, par représailles, nous menace de couper les livraisons de ses laines. Ce jour-là, nos foulons et tisserands, ici et dans toute la Flandre, n'auront plus qu'à briser leurs métiers et fermer leurs échoppes. Mais ce jour-là aussi, Monseigneur, ils reprendront leurs couteaux... et Hainaut, Brabant, Hollande, Zélande seront avec nous, car ces pays ne tiennent à la France que par les mariages de leurs princes, mais non par le cour du peuple, ni par son ventre ; on ne règne pas longtemps sur des gens qu'on affame.

Robert écoutait Artevelde avec grande attention. Enfin un homme qui parlait clair, qui savait son sujet, et qui semblait appuyé sur une force véritable.

- Pourquoi, si vous devez vous révolter encore, dit Robert, ne pas vous allier franchement au roi d'Angleterre? Et pourquoi ne pas prendre langue avec l'empereur d'Allemagne qui est ennemi du pape, donc ennemi de la France qui tient le pape dans sa main? Vos milices sont courageuses, mais limitées à de petites actions parce qu'il leur manque des troupes à cheval.

Faites-les soutenir d'un corps de chevaliers anglais, d'un corps de chevaliers allemands, et avancez-vous en France par la route d'Artois. Là, je gage de vous gagner encore plus de monde...

Il voyait déjà la coalition formée et lui-même chevauchant à la tête d'une armée.

- Croyez bien, Monseigneur, que j'y ai souvent pensé, répondit Artevelde, et qu'il serait aisé de parler avec le roi d'Angleterre, et même avec l'Empereur Louis de Bavière, si nos bourgeois y étaient prêts. Les hommes des communes haÔssent le comte Louis, mais c'est néanmoins vers le roi de France qu'ils se tournent pour en obtenir justice. Ils ont fait serment au roi de France. Même quand ils prennent les armes contre lui, il demeure leur maître. En outre, et c'est là manouvre habile de la part de la France, on a contraint nos villes à reconnaître qu'elles verseraient deux millions de florins au pape si elles se révoltaient contre leur suzerain, et ceci sous menace d'excommunication si nous ne payions pas. Les familles redoutent d'être privées de prêtres et de messes.

- C'est-à-dire qu'on a obligé le pape à vous menacer d'excommunication ou de ruine, afin que vos communes se tiennent tranquilles durant la croisade.

Mais qui pourra vous forcer à payer, quand l'ost de France sera en Egypte?

- Vous savez comment sont les petites gens, dit Artevelde ; ils ne connaissent leur force que lorsque le moment d'en user est passé.

Robert vida la grande chope de bière qui était devant lui ; il prenait go˚t à la bière, décidément. Il resta un moment silencieux, les yeux fixés sur la boiserie. La maison de Jakob Van Artevelde était belle et 1284 LES ROIS MAUDITS

confortable ; les cuivres, les étains bien astiqués, les meubles de chêne y luisaient dans l'ombre.

- C'est donc l'allégeance au roi de France qui vous empêche de contracter des alliances et de reprendre les armes?

- C'est cela même, dit Artevelde.

Robert avait l'imagination vive. Depuis trois ans et demi, il trompait sa faim de vengeance avec de petites p‚tures, envo˚tes, sortilèges, tueurs à

gages qui n'arrivaient pas jusqu'aux victimes désignées. Soudain son espérance retrouvait d'autres dimensions ; une grande idée germait, enfin digne de lui.

- Et si le roi d'Angleterre devenait le roi de France? demanda-t-il.

Artevelde regarda Robert d'Artois avec incrédulité, comme s'il doutait d'avoir bien entendu.

- Je vous dis, messire : si le roi d'Angleterre était le roi de France?

S'il revendiquait la couronne, s'il faisait établir ses droits, s'il prouvait que le royaume de France est sien, s'il se présentait comme votre suzerain légitime?

- Monseigneur, c'est un songe que vous b‚tissez là !

- Un songe? s'écria Robert. Mais cette querelle-là n'a jamais été jugée, ni la cause perdue ! quand mon cousin Valois a été porté au trône... quand je l'ai porté au trône, et vous voyez la gr‚ce qu'il m'en garde !... les députés d'Angleterre sont venus faire valoir les droits de la reine Isabelle et de son fils Edouard. Il n'y a pas si longtemps ; il y a moins de sept ans. On ne les a pas entendus parce qu'on ne voulait pas les entendre, et que je les ai fait reconduire à leur vaisseau. Vous appelez Philippe le roi trouvé; que n'en trouveriez-vous un autre! Et que penseriez-vous si l'on reprenait maintenant l'affaire, et qu'on vînt dire à

vos foulons, vos tisserands, vos marchands, vos communaux : " Votre comte ne tient pas ses droits de bonne main; son hommage, il ne le devait point au roi de France. Votre suzerain, c'est celui de Londres ! " Un songe, en vérité, mais qui séduisait Jakob Van Artevelde. La laine qui arrivait du nord-ouest par la mer, les étoffes, rudes ou précieuses, qui repartaient par le même chemin, le trafic des ports, tout incitait la Flandre à tourner ses regards vers le royaume anglais. Du côté de Paris rien ne venait, sinon des collecteurs d'impôts.

- Mais croyez-vous, Monseigneur, en bonne raison, qu'aucune personne au monde puisse être convaincue de ce que vous dites, et puisse consentir à

pareille entreprise?

- Une seule, messire, il suffit qu'une seule personne soit convaincue: le roi d'Angleterre lui-même.

quelques jours plus tard, à Anvers, muni d'un passeport de marchand drapier, et suivi de Gillet de Nelle qui portait, pour la forme, quelques aunes d'étoffe, Monseigneur Robert d'Artois s'embarquait pour Londres.

II

WESTMINSTER HALL

A nouveau un roi était assis, couronne en tête, sceptre en main, entouré de ses pairs. A nouveau, prélats, comtes et barons étaient alignés de part et d'autre de son trône. A nouveau, clercs, docteurs, juristes, conseillers, dignitaires s'offraient à sa vue, en rangs pressés.

Mais ce n'étaient pas les lis de France qui semaient le manteau royal ; c'étaient les lions des Plantagenêts. Ce n'étaient point les vo˚tes du Palais de la Cité qui renvoyaient sur la foule l'écho de sa propre rumeur, mais l'admirable charpente de chêne, aux immenses arcs ajourés, du grand hall de Westminster. Et c'étaient six cents chevaliers anglais, venus de tous les comtés, et les squires et les shérifs des villes, qui constituaient, couvrant les larges dalles carrées, le Parlement d'Angleterre siégeant au complet.

Pourtant, c'était afin d'écouter une voix française que cette assemblée avait été convoquée.

Debout, drapé dans un manteau d'écarlate, à mi-hauteur des marches de pierre au fond du hall, et comme ourlé d'or par la lumière tombant derrière lui du gigantesque vitrail, le compte Robert d'Artois s'adressait aux délégués du peuple de Grande-Bretagne.

Car pendant les deux années écoulées depuis que Robert avait quitté les Flandres, la roue du destin avait accompli un bon quart de tour. Et d'abord le pape était mort.

Vers la fin de 1334, le petit vieillard exsangue qui, au cours d'un des plus longs règnes pontificaux, avait rendu à l'…glise une administration forte et des finances prospères, était obligé, du fond de son lit, dans la chambre verte de son grand palais d'Avignon, de renoncer publiquement aux seules thèses que son esprit e˚t défendues avec conviction. Pour éviter le schisme dont l'Université de Paris le menaçait, pour obéir aux ordres de cette cour de France en faveur de laquelle il avait réglé tant d'affaires douteuses et gardé bouche close sur tant de secrets, il 1286

LES ROIS MAUDITS

reniait ses écrits, ses prêches, ses encycliques. Maître Buridan28 dictait ce qu'il convenait de penser en matière de dogme : l'enfer existait, plein d'‚mes à rôtir, afin de mieux assurer aux princes de ce monde la dictature sur leurs sujets ; le paradis était ouvert, comme une bonne hôtellerie, aux chevaliers loyaux qui avaient bien massacré pour le compte de leur roi, aux prélats dociles qui avaient bien béni les croisades, et sans qu'il soit, à

ces justes, besoin d'attendre le jugement dernier pour jouir de la vision béatifique de Dieu.

Jean XXII était-il encore conscient quand il signa ce reniement forcé? Il mourait le lendemain. Il y eut d'assez méchants docteurs, sur la montagne Sainte-Geneviève, pour dire en se moquant: - Il doit savoir à présent si l'enfer existe !

Alors le conclave s'était réuni, et dans un lacis d'embrouilles qui menaçait de rendre cette élection plus longue encore que les précédentes.

La France, l'Angleterre, l'Empereur, le bouillant Bohême, l'érudit roi de Naples, Majorque, Aragon, et la noblesse romaine, et les Visconti de Milan, et les Républiques, toutes les puissances pesaient sur les cardinaux.

Afin de gagner du temps et de ne faire avancer si peu que ce soit aucune candidature, ceux-ci, une fois enfermés, s'étaient tous tenu le même raisonnement : " Je vais voter pour l'un d'entre nous qui n'a nulle chance d'être élu. "

L'inspiration divine a d'étranges détours ! Les cardinaux étaient si bien d'accord, in petto, sur celui qui avait les moindres chances, sur celui qui ne pouvait pas être pape, que tous les bulletins sortirent avec le même nom : celui de Jacques Fournier, le " cardinal blanc " comme on l'appelait, parce qu'il continuait de porter son habit de Cîteaux. Les cardinaux, le peuple quand on lui fit l'annonce, et l'élu lui-même se trouvèrent également stupéfaits. Le premier mot du nouveau pape fut pour déclarer à

ses collègues que leur choix était tombé sur un ‚ne. C'était trop de modestie.

Benoît XII, l'élu par erreur, apparut bientôt comme un pape de paix. Il avait consacré ses premiers efforts à arrêter les luttes qui ensanglantaient l'Italie, et rétablir, si cela se pouvait, la concorde entre le Saint-Siège et l'Empire. Or, cela se pouvait. Louis de Bavière avait répondu très favorablement aux avances d'Avignon, et l'on s'apprêtait à poursuivre, quand Philippe de Valois était entré en fureur. Comment ! on se passait de lui, le premier monarque de la chrétienté, pour entamer des négociations si importantes? Une influence autre que la sienne viendrait à

s'exercer sur le Saint-Siège? Son cher parent, le roi de Bohême, devrait renoncer à ses chevaleresques projets sur l'Italie?

Philippe VI avait intimé l'ordre à Benoît XII de rappeler ses ambassadeurs, d'arrêter les pourparlers, et ceci sous menace de confisquer aux cardinaux tous leurs biens en France.

LE LIS ET LE LION

1287

Puis, accompagné toujours du cher roi de Bohême, du roi de Navarre et d'une si nombreuse escorte de barons et de chevaliers qu'on e˚t dit déjà une armée, Philippe VI, au début de 1336, venait faire ses P‚ques en Avignon.

Il y avait donné rendez-vous au roi de Naples et au roi d'Aragon. C'était là manière de rappeler le nouveau pape à ses devoirs, et de l'amener à bien comprendre ce qu'on attendait de lui.

Or Benoît XII allait montrer, par un tour de sa façon, qu'il n'était pas absolument l'‚ne qu'il prétendait être, et qu'un roi, désireux d'entreprendre une croisade, avait quelque intérêt à se ménager l'amitié du pape.

Le Vendredi saint, Benoît montait en chaire pour prêcher la souffrance de Nôtre-Seigneur et recommander le voyage de la croix. Pouvait-il faire moins, quand quatre rois croisés et deux mille lances campaient autour de sa ville? Mais le dimanche de quasimodo, Philippe VI, parti vers les côtes de Provence inspecter sa grande flotte, eut la surprise de recevoir une belle lettre en latin qui le relevait de son vou et de ses serments.

Puisque l'état de guerre continuait de régner entre les nations chrétiennes, le Saint-Père refusait de laisser s'éloigner vers les terres infidèles les meilleurs défenseurs de l'…glise.

La croisade des Valois s'arrêterait à Marseille.

En vain le roi chevalier l'avait-il pris de haut; l'ancien cistercien l'avait pris de plus haut encore. Sa main qui bénissait pouvait aussi excommunier et l'on imaginait mal une croisade excommuniée au départ !

- Réglez, mon fils, vos différends avec l'Angleterre, vos difficultés avec les Flandres ; laissez-moi régler les difficultés avec l'Empereur ; apportez-moi la preuve que bonne paix, bien certaine et durable, va régner sur nos pays, et vous pourrez ensuite aller convertir les Infidèles aux vertus que vous aurez vous-même montrées.

Soit! Puisque le pape le lui imposait, Philippe allait régler ses différends. Et avec l'Angleterre d'abord... en remettant le jeune Edouard dans ses obligations de vassal, et en lui enjoignant de livrer sans tarder ce félon de Robert d'Artois auquel il donnait asile. Les fausses grandes

‚mes, lorsqu'elles sont blessées, se cherchent ainsi de misérables revanches.

quand l'ordre d'extradition, transmis par le sénéchal de Guyenne, était parvenu à Londres, Robert avait déjà pris pied solidement à la cour d'Angleterre. Sa force, ses manières, sa faconde lui avaient attiré de nombreuses amitiés; le vieux Tors-Col chantait ses louanges. Le jeune roi avait grand besoin d'un homme d'expérience qui conn˚t bien les affaires de France. Or, qui donc en était mieux instruit que le comte d'Artois? Parce qu'il pouvait être utile, ses malheurs inspiraient la compassion.

- Sire, mon cousin, avait-il dit à Edouard III, si vous jugez que ma 1288

LES ROIS MAUDITS

présence en votre royaume vous doive créer ou péril ou nuisance, livrez-moi à la haine de Philippe, le roi mal trouvé. Je n'aurai point à me plaindre de vous, qui m'avez fait si grande hospitalité ; je n'aurai à bl‚mer que moi-même pour ce que j'ai, contre le bon droit, donné le trône à ce méchant Philippe au lieu de le faire octroyer à vous-même que je ne connaissais pas assez.

Et cela était prononcé la main largement étalée sur le cour, et le buste plové.

Edouard III avait répondu calmement :

- Mon cousin, vous êtes mon hôte, et vous m'êtes fort précieux par vos conseils. En vous livrant au roi de France je serais l'ennemi de mon honneur autant que de mon intérêt. Et puis, vous êtes accueilli au royaume d'Angleterre et non pas en duché de Guyenne... Suzeraineté de France ici ne vaut pas.

La demande de Philippe VI fut laissée sans réponse.

Et jour après jour, Robert put poursuivre son ouvre de persuasion. Il versait le poison de la tentation dans l'oreille d'Edouard ou celle de ses conseillers. Il entrait en disant :

- Je salue le vrai roi de France...

Il ne manquait pas une occasion de démontrer que la loi salique n'avait été

qu'une invention de circonstance et que les droits d'Edouard à la couronne de Hugues Capet étaient les mieux fondés.

A la seconde sommation qui lui fut faite de livrer Robert, Edouard III ne répondit autrement qu'en accordant à l'exilé la jouissance de trois ch

‚teaux et douze cents marcs de pension29.

C'était le temps d'ailleurs o˘ Edouard témoignait sa gratitude à tous ceux qui l'avaient bien servi, o˘ il nommait son ami William Montaigu comte de Salisbury, et distribuait titres et rentes aux jeunes Lords qui l'avaient aidé dans l'affaire de Nottingham.

Une troisième fois, Philippe VI envoya son grand maître des arbalétriers signifier au sénéchal de Guyenne, pour le roi d'Angleterre, qu'on e˚t à

rendre Robert d'Artois, ennemi mortel du royaume de France, faute de quoi, à quinzaine échue, le duché serait séquestré.

- J'attendais bien cela ! s'écria Robert. Ce grand niais de Philippe n'a d'autre idée que de répéter ce que j'inventai naguère, cher Sire Edouard, contre votre père ; donner un ordre qui offense le droit, puis séquestrer pour défaut d'exécution de cet ordre, et, par le séquestre imposer ou l'humiliation ou la guerre. Seulement, aujourd'hui, l'Angleterre a un roi qui véritablement règne, et la France n'a plus Robert d'Artois.

Il n'ajoutait pas : " Et naguère il y avait en France un exilé qui jouait tout juste le rôle que je joue ici, et c'était Mortimer ! "

Robert avait réussi au-delà de ses espérances; il devenait la cause même du conflit qu'il rêvait de voir éclater; sa personne revêtait une LE LIS ET LE LION

1289

importance capitale; et pour aborder ce conflit, il proposait sa doctrine: faire revendiquer par le roi d'Angleterre la couronne de France.

Voilà pourquoi ce jour de septembre 1337, sur les degrés de Westminster Hall, Robert d'Artois, manches déployées et pareil à un oiseau d'orage, devant les nervures du grand vitrail, s'adressait sur la demande du roi au Parlement britannique. Entraîné par trente ans de procédure, il parlait sans documents ni notes.

Ceux des délégués qui n'entendaient pas parfaitement le français prenaient de leurs voisins la traduction de certains passages.

A mesure que le comte d'Artois développait son discours, les silences se faisaient plus denses dans l'assemblée, ou bien les murmures plus intenses, quand quelque révélation frappait les esprits. que de choses surprenantes!

Deux peuples vivent, séparés seulement par un étroit bras de mer ; les princes des deux cours se marient entre eux ; les barons d'ici ont des terres là-bas; les marchands circulent d'une nation à l'autre... et l'on ne sait rien, au fond, de ce qui se passe chez le voisin !

Ainsi la règle : " France ne peut à femme être remise ni par femme transmise " n'était nullement tirée des anciennes coutumes ; c'était juste trouvaille d'humeur lancée par un vieux rab‚cheur de connétable, lors de la succession, vingt ans plus tôt, d'un roi assassiné. Oui, Louis Dixième, le Hutin, avait été assassiné. Robert d'Artois le proclamait et nommait sa meurtrière.

- Je la connaissais bien, elle était ma tante, et m'a volé mon héritage !

L'histoire des crimes commis par les princes français, le récit des scandales de la cour capétienne, Robert s'en servait pour épicer son discours, et les députés au Parlement d'Angleterre en frémissaient d'indignation et d'effroi, comme s'ils tenaient pour rien les horreurs accomplies sur leur propre sol et par leurs propres princes.

Et Robert poursuivait sa démonstration, défendant les thèses exactement inverses à celles qu'il avait soutenues naguère en faveur de Philippe de Valois, et avec une égale conviction.

Donc, à la mort du roi Charles IV, dernier fils de Philippe le Bel, et si même on avait voulu tenir compte de la répugnance des barons français à

voir femme régner, la couronne de France devait, en toute équité, revenir, à travers la reine Isabelle, au seul m‚le de la lignée directe...

L'immense manteau rouge pivota devant les yeux des Anglais tout saisis ; Robert s'était tourné vers le roi. D'un coup il se laissa tomber, le genou sur la pierre.

- ... revenir à vous, noble Sire Edouard, roi d'Angleterre, en qui je reconnais et salue le véritable roi de France !

On n'avait pas ressenti émotion plus intense depuis le mariage 1290

LES ROIS MAUDITS

d'York. On annonçait aux Anglais que leur souverain pouvait prétendre à un royaume plus grand du double, plus riche du triple! C'était comme si la fortune de chacun, la dignité de chacun s'en trouvaient augmentées d'autant.

Mais Robert savait qu'il ne faut pas laisser s'épuiser l'enthousiasme des foules. Déjà il se relevait et rappelait qu'au moment de la succession de Charles IV, le roi Edouard avait envoyé, pour faire valoir ses droits, de hauts et respectés évêques, dont Monseigneur Adam Orleton qui aurait pu en témoigner de vive voix, s'il n'e˚t été présentement en Avignon, à ce même propos et pour obtenir l'appui du pape.

Et son propre rôle, à lui Robert, dans la désignation de Philippe de Valois, devait-il le passer sous silence? Rien n'avait mieux servi le géant, tout au long de sa vie, que la fausse franchise. Ce jour-là il en usa encore.

qui donc avait refusé d'entendre les docteurs anglais? qui avait repoussé

leurs prétentions? qui les avait empêchés de faire valoir leurs raisons devant les barons de France? Robert, de ses deux énormes poings, se frappa la poitrine:

- Moi, mes nobles Lords et squires, moi qui suis devant vous, qui, croyant agir pour le bien, et la paix, ai choisi l'injuste plutôt que le juste, et qui n'ai pas assez expié cette faute par tous les malheurs qui me sont advenus.

Sa voix, répercutée par les charpentes, roulait jusqu'au bout du Hall.

Pouvait-il apporter à sa thèse un argument plus probant? Il s'accusait d'avoir fait élire Philippe VI contre le bon droit ; il plaidait coupable, mais présentait sa défense. Philippe de Valois, avant d'être roi, lui avait promis que toutes choses seraient remises en ordre équitable, qu'une paix définitive serait établie laissant au roi d'Angleterre la jouissance de toute la Guyenne, qu'en Flandre des libertés seraient consenties qui rendraient prospérité au commerce, et qu'à lui-même l'Artois serait restitué. Donc c'était dans un but de conciliation et pour le bonheur général que Robert avait agi de la sorte. Mais il était bien prouvé que l'on ne doit se fonder que sur le droit, et non sur les fallacieuses promesses des hommes, puisqu'au jour présent l'héritier d'Artois était un proscrit, la Flandre affamée, et la Guyenne menacée de séquestre !

Alors, si l'on devait aller à la guerre, que ce ne soit plus pour vaines querelles d'hommage lige ou non lige, de seigneuries réservées ou de définition des termes de vassalité; que ce soit pour le vrai, le grand, l'unique motif: la possession de la couronne de France. Et du jour o˘ le roi d'Angleterre l'aurait ceinte, alors il n'y aurait plus, ni en Guyenne ni en Flandre, de motif à la discorde. Les alliés ne manqueraient pas en Europe, princes et peuples tous ensemble.

Et si pour ce faire, pour servir cette grande aventure qui allait LE LIS ET LE UON

1291

'le n∞ble Sire …douard avait besoi<> de sang ro aux I nr 1CS ^ h∞rS de SCS manches de velours, au roi, aux Lords, aux Communes, à l'Angleterre, offrait le sien

LE LIS ET LE LION

1293

III

LE D…FI DE LA TOUR DE NESLE

Lorsque l'évêque Henry de Burghersh, trésorier d'Angleterre, escorté de William Montaigu, nouveau comte de Salisbury, de William Bohun, nouveau comte de Northampton, de Robert Ufford, nouveau comte de Suffolk, présenta le jour de la Toussaint, à Paris, les lettres de défi qu'Edouard III Plantagenet adressait à Philippe VI de Valois, celui-ci, pareil au roi de Jéricho devant Josué, commença par rire.

Avait-il bien entendu? Le petit cousin Edouard le sommait de lui remettre la couronne de France? Philippe regarda le roi de Navarre et le duc de Bourbon, ses parents. Il sortait de table en leur compagnie; il était de belle humeur; ses joues claires, son grand nez se teintèrent de rosé et il se remit à pouffer.

que cet évêque, noblement appuyé sur sa crosse, que ces trois seigneurs anglais, raides dans leurs cottes d'armes, fussent venus lui faire une annonce plus mesurée, le refus de leur maître, par exemple, de livrer Robert d'Artois, ou bien une protestation contre le décret de saisie de la Guyenne, Philippe sans doute se f˚t f‚ché. Mais sa couronne, son royaume tout entier? Cette ambassade, en vérité, était

bouffonne.

Mais oui, il entendait bien: la loi salique n'existait pas, son couronnement était irrégulier...

- Et que les pairs m'aient fait roi de leur volonté, que l'archevêque de Reims, voici neuf ans, m'ait sacré, cela non plus, messire évêque, n'existe pas?

- Beaucoup de pairs et barons qui vous ont élu sont morts depuis, répondit Burghersh, et d'autres se demandent si ce qu'ils ont fait alors a été

approuvé par Dieu !

Philippe, toujours secoué de rire, renversa la tête en arrière, découvrant les profondeurs de sa gorge.

Et quand le roi Edouard était venu lui rendre l'hommage à Amiens, ne l'avait-il pas reconnu pour roi?

- Notre roi, alors, était mineur. L'hommage qu'il vous fit, et qui e˚t d˚, pour avoir valeur, être consenti par le Conseil de régence, n'avait été

décidé que sur l'ordre du traître Mortimer, lequel depuis a été pendu.

Ah bah ! il ne manquait pas d'aplomb, l'évêque, qui avait été fait chancelier par Mortimer, lui avait servi de premier conseiller, avait accompagné Edouard à Amiens et lu, lui-même, dans la cathédrale, la formule de l'hommage !

que disait-il à présent de la même voix? que c'était à Philippe, en tant que comte de Valois, de rendre l'hommage à Edouard ! Car le roi d'Angleterre reconnaissait volontiers à son cousin de France le Valois, l'Anjou, le Maine, et même la pairie... Vraiment c'était trop de magnanimité !

Mais o˘ se trouvait-on, Dieu du ciel, pour entendre pareilles énormités?

On était à l'hôtel de Nesle, parce qu'entre deux séjours à Saint-Germain et à Vincennes le roi passait la journée en cette demeure donnée à son épouse.

Car, tout ainsi que de moindres seigneurs disaient : " On se tiendra en la grand-salle ", ou " dans la petite chambre aux perroquets ", ou encore " on soupera dans la chambre verte ", le roi décidait: "Ce jour, je dînerai au Palais de la Cité", ou bien "au Louvre ", ou bien " chez mon fils le duc de Normandie, dans l'hôtel qui fut à Robert d'Artois ".

Ainsi les vieux murs de l'hôtel de Nesle, et la tour plus vieille encore qu'on apercevait par les fenêtres, étaient témoins de cette farce. Il semble que certains lieux soient désignés pour qu'y passe le drame des peuples sous un déguisement de comédie. En cette demeure o˘ Marguerite de Bourgogne s'était si bien divertie à tromper le Hutin dans les bras du chevalier d'Aunay, sans pouvoir imaginer que cette joyeuseté changerait le cours de la monarchie française, le roi d'Angleterre faisait présenter son défi au roi de France, et le roi de France riait30 !

Il riait si fort qu'il en était presque attendri ; car il reconnaissait, en cette folle ambassade, l'inspiration de Robert. Cette démarche ne pouvait être inventée que par lui. Décidément, le gaillard était fou. Il avait trouvé un autre roi, plus jeune, plus naÔf, pour se prêter à ses gigantesques sottises. Mais o˘ s'arrêterait-il? Le défi de royaume à

royaume! Le remplacement d'un roi par un autre... Passé un certain degré

d'aberration, on ne peut plus tenir rigueur aux gens des outrances qui sont en leur nature.

- O˘ logez-vous, Monseigneur évêque? demanda Philippe VI courtoisement.

T

1294

LES ROIS MAUDITS

- A l'hôtel du Ch‚teau Fétu, rue du Tiroir.

- Eh bien ! rentrez-y ; ébattez-vous quelques jours en notre bonne ville de Paris, et revenez nous voir, si vous le souhaitez, avec quelque offre plus sensée. En vérité, je ne vous en veux point; et même, pour vous être chargé

d'une pareille mission et l'accomplir sans rire, comme je vous le vois faire, je vous tiens pour le meilleur ambassadeur que j'aie jamais reçu...

Il ne savait pas si bien dire, car Henry de Burghersh avant d'arriver à

Paris était passé par les Flandres. Il avait eu des conférences secrètes avec le comte de Hainaut, beau-père du roi d'Angleterre, avec le comte de Gueldre, avec le duc de Brabant, avec le marquis de Juliers, avec Jakob Van Artevelde et les échevins de Gand, d'Ypres et de Bruges. Il avait même déjà

détaché une partie de sa suite vers l'empereur Louis de Bavière. Certaines paroles qui s'étaient dites, certains accords qui avaient été pris, Philippe VI les ignorait encore.

- Sire, je vous remets les lettres de défi.

- C'est cela, remettez, dit Philippe. Nous garderons ces bonnes feuilles pour les relire souvent, et chasser la tristesse si elle nous vient. Et puis l'on va vous servir à boire. Après tant parler, vous devez avoir le gosier sec.

Et il frappa des mains pour appeler un écuyer.

- A Dieu ne plaise, s'écria l'évêque Burghersh, que je devienne un traître et que je boive le vin d'un ennemi auquel, du fond du cour, je suis résolu à faire tout le mal que je pourrai !

Alors Philippe de Valois se remit à rire aux éclats, et, sans plus s'inquiéter de l'ambassadeur ni des trois Lords, il prit le roi de Navarre par l'épaule et rentra dans les appartements.

IV AUTOUR DE WINDSOR

Autour de Windsor, la campagne est verte, largement vallonnée, amicale. Le ch‚teau couronne moins la colline qu'il ne l'enveloppe, et ses rondes murailles font songer aux bras d'une géante endormie sur l'herbe.

Autour de Windsor, le paysage ressemble à celui de la Normandie, du côté

d'…vreux, de Beaumont ou de Conches.

Robert d'Artois, ce matin-là, s'en allait à cheval, au pas. Sur son poing gauche, il portait un faucon muscadin dont les serres étaient enfoncées dans le cuir épais du gant. Un seul écuyer le devançait, du côté de la rivière.

Robert s'ennuyait. La guerre de France ne se décidait pas. On s'était contenté, vers la fin de l'année précédente, et comme pour confirmer par un acte belliqueux le défi de la tour de Nesle, de prendre une petite île appartenant au comte de Flandre, au large de Bruges et de l'…cluse. Les Français, en retour, étaient venus br˚ler quelques bourgs côtiers du sud de l'Angleterre. Aussitôt, à cette guerre non débutée, le pape avait imposé

une trêve, et des deux côtés on y avait consenti, pour d'étranges motifs.

Philippe VI, tout en ne parvenant pas à prendre au sérieux les prétentions d'Edouard à la couronne de France, avait toutefois été fort impressionné

par un avis de son oncle, le roi Robert de Naples. Ce prince, érudit au point d'en devenir pédant, et l'un des deux seuls souverains du monde, avec un porphyrogénète byzantin, à jamais avoir mérité le surnom d'" Astrologue

", venait de se pencher sur les cieux respectifs d'Edouard et de Philippe; ce qu'il y avait lu l'avait assez frappé pour qu'il prît la peine d'écrire au roi de France " d'éviter de se combattre jamais au roi anglais, pour ce que celui-ci serait trop fortuné en toutes les besognes qu'il entreprendrait ". Pareilles prédictions vous 1296 LES ROIS MAUDITS

nouent un peu l'‚me, et, si grand tournoyeur qu'on soit, on hésite avant de rompre des lances contre les étoiles.

Edouard III, de son côté, semblait un peu effrayé de sa propre audace.

L'aventure dans laquelle il s'était lancé pouvait paraître, à bien des égards, démesurée. Il craignait que son armée ne f˚t pas assez nombreuse ni suffisamment entraînée ; il dépêchait vers les Flandres et l'Allemagne ambassade sur ambassade afin de renforcer sa coalition. Henry Tors-Col, quasi aveugle maintenant, l'exhortait à la prudence, tout au contraire de Robert d'Artois qui poussait à l'action immédiate. qu'attendait donc Edouard pour se mettre en campagne? que les -i- _.,>-" £fo;t narvenu à

rallier fussent morts? que Jean

LE LIS ET LE LION

1297

tenues" uu iv. ~._w

Edouard souhaitait recevoir des assurances ae i cmpcivui, ..._ l'Empereur n'allait pas risquer d'être excommunié une seconde fois avant que les troupes anglaises aient pris pied sur le Continent ! On parlait, on parlementait, on piétinait ; on manquait de courage, il fallait dire le mot.

Robert d'Artois avait-il à se plaindre? En apparence, nullement. Il était pourvu de ch‚teaux et pensions, dînait auprès du roi, buvait auprès du roi, recevait tous les égards souhaitables. Mais il était las de dépenser ses efforts, depuis trois ans, pour des gens qui ne voulaient point courir de risques, pour un jeune homme à qui il tendait une couronne, quelle couronne ! et qui ne s'en saisissait point. Et puis il se sentait seul. Son exil, même doré, lui pesait. qu'avait-il à dire à la jeune reine Philippa, sinon lui parler de son grand-père Charles de Valois, de sa grand-mère d'Anjou-Sicile? Par moments, il prenait le sentiment d'être lui-même un ancêtre

II aurait aimé voir la reine Isabelle, la seule personne en Angleterre avec laquelle il e˚t vraiment des souvenirs communs. Mais la reine mère n'apparaissait plus à la cour ; elle vivait à Castle-Rising, dans le Norfolk, o˘ son fils allait, de loin en loin, la visiter. Depuis l'exécution de Mortimer elle n'avait plus d'intérêt à rien31...

Robert connaissait les nostalgies de l'émigré. Il pensait à Madame de Beaumont; quel visage aurait-elle, au sortir de tant d'années de réclusion, quand il la retrouverait, si jamais ils devaient être réunis?

Reconnaîtrait-il ses fils? Reverrait-il jamais son hôtel de Paris, son hôtel de Conches, reverrait-il la France? Du train qu'allait cette guerre qu'il s'était donné tant de mal à créer, il lui faudrait attendre d'être centenaire avant d'avoir quelque chance de revenir en sa patrie ! Alors, ce matin-là, mécontent, irrité, il était parti chasser seul, pour occuper le temps et pour oublier. Mais l'herbe, souple sous les pieds du cheval, l'épaisse herbe anglaise, était encore plus touffue et plus gorgée d'eau que l'herbe du pays d'Ouche. Le ciel avait une teinte bleu p‚le, avec de petits nuages déchiquetés et volant très haut ; la brise de mai caressait les haies d'aubépine fleurie et les pommiers blancs, pareils aux pommiers et aux aubépines de Normandie.

Robert d'Artois allait avoir bientôt cinquante ans, et qu'avait-il fait de sa vie? Il avait bu, mangé, paillarde, chassé, voyagé, besogné pour lui-même et pour les …tats, tournoyé, plaidé plus qu'aucun homme en son temps.

Nulle existence n'avait connu plus de vicissitudes, de tumulte et de tribulations. Mais jamais il n'avait profité du présent. Jamais il ne s'était vraiment arrêté à ce qu'il faisait, pour savourer l'instant. Son esprit constamment avait été tourné vers le lendemain, vers l'avenir. Son vin trop longtemps avait été dénaturé par le désir de le boire en Artois ; au lit de ses amours, c'était la défaite de Mahaut qui avait occupé ses pensées ; au plus joyeux tournoi, le st>in de ses alliances lui faisait surveiller ses élans. Durant son errance de banni, le brouet de ses haltes, la bière de ses repos, avaient toujours été mêlés d'une acre saveur de rancune et de haine. Et aujourd'hui encore, à quoi pensait-il? A demain, à

plus tard. Une impatience rageuse l'empêchait de profiter de cette belle matinée, de ce bel horizon, de cet air doux à respirer, de cet oiseau tout à la fois sauvage et docile dont il sentait l'étreinte sur son poing... …

tait-ce cela qu'on appelait vivre, et de cinquante ans passés sur la terre ne restait-il que cette cendre d'espérances?

Il fut tiré de ses songes amers par les cris de son écuyer posté en avant, sur une éminence.

- Au vol, au vol! Oiseau, Monseigneur, oiseau!

Robert se dressa sur sa selle, plissa les paupières. Le faucon muscadin, la tête enfermée dans un capuchon de cuir dont seul le bec dépassait, avait frémi sur le poing ; lui aussi connaissait la voix. Il y eut un bruit de roseaux froissés et puis un héron s'éleva des bords de la rivière.

- Au vol, au vol ! continuait de crier Pécuyer.

Le grand oiseau, volant à faible hauteur, glissait contre le vent et venait en direction de Robert. Celui-ci le laissa passer, et quand l'oiseau eut pris environ trois cents pieds d'éloignemerit, alors il libéra le faucon de son capuchon, et d'un large geste le lança en l'air.

Le faucon décrivit trois cercles autour de la tête de son maître, descendit, rasa le sol, aperçut la proie qu'on lui destinait, et fila droit comme trait d'arbalète. Se voyant poursuivi, le héron allongea le cou pour dégorger les poissons qu'il venait d'avaler dans la rivière, et s'alléger d'autant. Mais le muscadin se rapprochait ; il montait d'essor, en tournoyant comme s'il suivait une spirale. L'autre, à grands coups 1298

LES ROIS MAUDITS

d'ailes, s'élevait vers le ciel pour éviter que le rapace ne le coiff‚t. Il montait, montait, diminuait au regard, mais perdait de la distance, parce qu'il avait été levé contre le vent et se trouvait ralenti par sa propre envergure. Il dut rebrousser chemin, le faucon accomplit un nouveau tourbillon dans les airs et s'abattit sur lui Le héron avait fait un écart de côté, et les serres ne purent assurer leur prise. …tourdi néanmoins par le choc, l'échassier tomba de cinquante pieds, comme une pierre, et puis se remit à fuir. Le faucon fondait à nouveau sur lui Robert et son écuyer suivaient, tête levée, cette bataille o˘ l'agilité l'emportait sur le poids, la vitesse sur la force, la méchanceté belliqueuse sur les instincts pacifiques.

- Vois donc ce héron, criait Robert avec passion, c'est vraiment le plus l

‚che oiseau qui soit' II est large quatre fois comme mon petit émouchet, il pourrait l'assommer d'un seul coup de son long bec, et il fuit, le couard, il fuit ' Va, mon petit vaillant, cogne ' Ah Me brave petit oiseau ' Voilà

' Voilà ' l'autre cède, il est pris '

II mit son cheval au galop pour gagner l'endroit o˘ les oiseau* allaient s'abattre Le héron avait le cou étremt dans les serres du faucon, il devait étouffer, ses vastes ailes ne battaient plus que faiblement et, dans sa chute, il entraînait son vainqueur A quelques pieds du sol, l'oiseau de proie ouvnt les serres pour laisser sa victime choir seule et puis se rejeter sur elle et l'achever à coups de bec dans les yeux et la tête Robert et son écuyer étaient déjà là

- Au leurre, au leurre ' dit Robert

L'écuyer décrocha de sa selle un pigeon mort et le jeta au faucon, pour le

" leurrer " Demi-leurre, en vérité, un faucon bien dressé devait savoir se contenter de cette récompense sans toucher à la proie Et le vaillant petit muscadin, la face maculée de sang, dévora le pigeon mort, tout en gardant une patte posée sur le héron Du ciel descendaient lentement quelques plumes grises arrachées pendant le combat

L'écuyer mit pied à terre, ramassa l'échassier et le présenta à Robert un héron superbe et qui, ainsi élevé à bout de bras, avait des pattes au bec presque la longueur d'un homme

- C'est vraiment trop l‚che oiseau ' répéta Robert II n'y a presque point de plaisir à le prendre Ces hérons sont des braillards qui s'etfraient de leur ombre et se mettent à crier quand ils la voient On devrait laisser ce gibier-là aux vilains

Le faucon repu, et obéissant au sifflet, était venu se reposer sur le poing de Robert, celui-ci le recoiffa de son capuchon Puis on reprit au petit trot la direction du ch‚teau

Soudain, l'ecuyer entendit Robert d'Artois rire tout seul d'un éclat bref, sonore, que rien apparemment ne motivait, et qui fit broncher les chevaux Comme ils rentraient a Windsor, l'ecuyer demanda

LE LIS ET LE LION

1299

- que dois-je faire du héron, Monseigneur? Robert leva les yeux vers la bannière royale qui flottait sur le donjon de Windsor, et son visage prit une expression moqueuse et méchante

- ^ends-lé et accompagne-moi aux cuisines, répondit-il Et puis tu iras quérir un ménestrel ou deux parmi ceux qui sont au ch‚teau LE LIS ET LE LION

1301

LES VOUX DU H…RON

Le repas en était au quatrième des six services, et la place du comte d'Artois, à la gauche de la reine Philippa, demeurait vide.

- Notre cousin Robert n'est-il donc point rentré? demanda Edouard III qui s'était déjà, en s'asseyant à table, étonné de cette absence.

Un des nombreux écuyers tranchants qui circulaient derrière les convives répondit qu'on avait aperçu le comte Robert, retour de la chasse, voici près de deux heures. que signifiait pareil manquement? Si même Robert était las, ou malade, il e˚t pu envoyer un de ses serviteurs pour porter au roi son excuse.

- Robert se conduit à votre cour, Sire mon neveu, tout juste comme il le ferait en auberge. Venant de lui d'ailleurs, ceci n'a rien pour surprendre, dit Jean de Hainaut, l'oncle de la reine Philippa.

Jean de Hainaut, qui se piquait d'être maître en chevalerie courtoise, n'aimait guère Robert, dans lequel il voyait toujours le parjure, banni de la cour de France pour falsification de sceaux ; et il bl‚mait Edouard III de lui accorder si grande créance. Et puis Jean de Hainaut naguère avait été épris de la reine Isabelle, comme Robert, et sans plus de succès; mais il était blessé de la manière gaillarde dont Robert parlait en privé de la reine mère.

Edouard, sans répondre, garda ses longs cils baissés, le temps que s'apais

‚t l'irritation qu'il éprouvait. Il se retenait d'un mouvement d'humeur qui e˚t pu faire dire ensuite : " Le roi a parlé sans savoir ; le roi a prononcé des mots injustes. " Puis il releva son regard vers la comtesse de Salisbury qui était certes la dame la plus attirante de toute la cour.

Grande, avec de belles tresses noires, un visage ovale au teint uni et p

‚le, et des yeux prolongés d'une ombre mauve au creux des paupières, la comtesse de Salisbury donnait toujours l'impression de rêver. Ces femmes-là sont dangereuses car, sous leur apparence de songe, elles pensent. Les yeux cernés de mauve rencontraient souvent les yeux du roi.

William Montaigu, comte de Salisbury, ne prêtait guère attention à cet échange de regards, d'abord parce qu'il tenait la vertu de sa femme pour aussi certaine que la loyauté du roi, son ami, et aussi parce qu'il était lui-même en ce moment captivé par les rires, la vivacité de parole, le pépiement d'oiseau de la fille du comte de Derby, sa voisine. Les honneurs pleuvaient sur Salisbury; il venait d'être fait gardien des Cinq-Ports et maréchal d'Angleterre.

Mais la reine Philippa, elle, était inquiète. Une femme se sent toujours inquiète lorsqu'elle voit durant qu'elle est enceinte les yeux de son époux se tourner trop souvent vers un autre visage. Or Philippa était prégnante à

nouveau et elle ne recevait pas d'Edouard toutes les marques de gratitude, d'émerveillement, qu'il lui avait prodiguées pendant sa première maternité.

Edouard avait vingt-cinq ans ; il avait laissé pousser depuis quelques semaines une légère barbe blonde qui n'encadrait que le menton. …tait-ce pour plaire à la comtesse de Salisbury? Ou bien pour donner plus d'autorité

à son visage qui restait celui d'un adolescent? Avec cette barbe, le jeune roi se mettait à ressembler un peu à son père; le Plantagenet semblait vouloir se manifester en lui, et lutter avec le Capétien. L'homme, simplement à vivre, se dégrade, et perd en pureté ce qu'il gagne en puissance. Une source, si transparente soit-elle, ne peut éviter de charrier, lorsqu'elle devient fleuve, les boues et les limons. Madame Philippa avait des raisons d'être inquiète...

Soudain des accents de vielle tournée et de luth pincé résonnèrent, aigrelets, derrière la porte dont les vantaux s'ouvrirent. Deux petites chambrières ‚gées au plus de quatorze ans parurent, couronnées de feuillages, en longues chemises blanches, et jetant devant elles des fleurs d'iris, de marguerites et d'églantines qu'elles sortaient d'une panière. En même temps, elles chantaient: "Je vais à la verdure car l'amour me l'apprend." Deux ménestrels suivaient, les accompagnant de leurs instruments. Robert d'Artois marchait derrière eux, dépassant à mi-corps le petit orchestre, et soulevant à deux bras son héron rôti sur un large plat d'argent.

Toute la cour se mit à sourire, puis à rire, de cette entrée de farce.

Robert d'Artois jouait les écuyers tranchants. On ne pouvait inventer manière plus gentille et plus gaie de se faire pardonner un retard.

Les valets avaient interrompu leur service et, le couteau ou l'aiguière en main, ils s'apprêtaient à se former en cortège pour prendre part au jeu.

Mais soudain la voix du géant s'éleva, couvrant chanson, luth et vielle : 1302

LES ROIS MAUDITS

- Ouvrez vos rangs, mauvaises gens faillis ! C'est à votre roi que je viens faire présent.

On riait toujours. Ce " mauvaises gens faillis " semblait une joyeuse trouvaille. Robert s'était arrêté auprès d'Edouard III et, esquissant un fléchissement de genou, lui présentait le plat.

- Sire, s'écria-t-il, j'ai là un héron que mon faucon a pris. C'est le plus l‚che oiseau qui soit de par le monde, car il fuit devant tous les autres.

Les gens de votre pays, à mon avis, devraient s'y vouer, et je le verrais figurer aux armes d'Angleterre mieux que je n'y vois les lions. C'est à

vous, roi Edouard, que j'en veux faire l'offrande car il revient de droit au plus l‚che et plus couard prince de ce monde, qu'on a déshérité du royaume de France, et auquel le cour manque pour conquérir ce qui lui appartient.

On s'était tu. Un silence, angoissé chez certains, indigné chez les autres, avait remplacé les rires. L'insulte était indubitable. Déjà Salisbury, Suffolk, Guillaume de Mauny, Jean de Hainaut, à demi levés de leurs sièges, attendaient, pour se jeter sur le comte d'Artois, un geste du roi. Robert ne semblait pas ivre. …tait-il fou? Certes il fallait qu'il le f˚t car jamais on n'avait ouÔ que personne en aucune cour, et à plus forte raison pour un étranger banni de son pays natal, e˚t agi de pareille façon.

Les joues du jeune roi s'étaient empourprées. Edouard regardait Robert droit dans les yeux. Allait-il le chasser de la salle, le chasser de son royaume?

Edouard prenait toujours quelques secondes avant de parler, sachant que chaque parole de roi compte, ne f˚t-ce que lorsqu'il dit " Bonne nuit " à

son écuyer. Clore par force une bouche ne supprime pas l'outrage qu'elle a proféré. Edouard était sage, et il était honnête. On ne montre pas son courage en étant, par colère, à un parent qu'on a recueilli, et qui vous sert, les bienfaits qu'on lui a octroyés ; on ne montre pas son courage en faisant jeter en prison un homme seul parce qu'il vient de vous accuser de faiblesse. On montre son courage en prouvant que l'accusation est fausse.

Il se leva.

- Puisqu'on me traite de couard, face aux dames et à mes barons, il vaut mieux que je dise là-dessus mon avis ; et pour vous assurer, mon cousin, que vous m'avez mal jugé, et que ce n'est point l‚cheté qui me retient encore, je vous fais vou qu'avant l'année achevée, j'aurai passé l'eau afin de défier le roi qui se prétend de France, et me combattre à lui, vînt-il à

moi un contre dix. Je vous sais gré de ce héron, que vous avez pris pour moi, et que j'accepte avec grand merci.

Les convives restaient muets ; mais leurs sentiments avaient changé de nature et de dimension. Les poitrines s'élargissaient comme si chacun e˚t besoin d'aspirer plus d'air. Une cuiller qui tomba rendit LE LIS ET LE LION

1303

dans ce silence un tintement exagéré. Robert avait dans les prunelles une lueur de triomphe. Il s'inclina et dit :

- Sire, mon jeune et vaillant cousin, je n'attendais pas de vous une autre réponse. Votre noble cour a parlé. J'en ai une grande joie pour votre gloire ; et pour moi, sire Edouard, j'en tire grande espérance, car ainsi je pourrai revoir mon épouse et mes enfants. Par Dieu qui nous entend, je vous fais un vou de partout vous précéder en bataille, et prie que vie assez longue me soit accordée pour vous servir assez et assez me venger.

Puis, s'adressant à la tablée entière :

- Mes nobles Lords, chacun de vous n'aura-t-il pas à cour de faire vou comme le roi votre Sire bien-aimé l'a fait?

Toujours portant le héron rôti, aux ailes et au croupion duquel le cuisinier avait replanté quelques-unes de ses plumes, Robert avança vers Salisbury :

- Noble Montaigu, à vous le premier je m'adresse!

- Comte Robert, tout à votre désir, dit Salisbury qui quelques instants plus tôt était prêt à se lancer sur lui. Et se levant, il prononça :

- Puisque le roi notre Sire a désigné son ennemi, je choisis le mien ; et comme je suis maréchal d'Angleterre, je fais vou de n'avoir repos gagné que lorsque j'aurai défait en bataille le maréchal de Philippe le faux roi de France.

Gagnée par l'enthousiasme, la table l'applaudit.

- Moi aussi, je veux faire vou, s'écria en battant des mains la demoiselle de Derby. Pourquoi les dames n'auraient-elles pas droit de vouer?

- Mais elles le peuvent, gente comtesse, lui répondit Robert, et à grand avantage; les hommes n'en tiendront que mieux leur foi. Allez, pucelettes, ajouta-t-il pour les deux fillettes couronnées, remettez-vous à chanter en l'honneur de la dame qui veut vouer.

Ménestrels et pucelettes reprirent : "Je vais à la verdure car l'amour me l'apprend. " Puis devant le plat d'argent o˘ le héron se figeait dans sa sauce, la demoiselle de Derby dit, d'une voix aigrelette :

- Je voue et promets à Dieu de Paradis que je n'aurai mari, qu'il soit prince, comte ou baron, avant que le vou que vient de faire le noble Lord de Salisbury soit accompli. Et quand il reviendra, s'il en échappe vif, le mien corps lui octroie, et de bon cour.

Ce vou causa quelque surprise, et Salisbury rougit.

Les belles nattes noires de la comtesse de Salisbury n'eurent pas un mouvement ; ses lèvres simplement se pincèrent d'une légère ironie et ses yeux aux ombres mauves cherchèrent à accrocher le regard du roi Edouard, comme pour lui faire comprendre : " Nous n'avons point trop à nous gêner. "

1304

LES ROIS MAUDITS

LE LIS ET LE LION

1305

Robert s'arrêta ainsi devant chaque convive, faisant donner quelques tours de vielle et chanter les fillettes pour laisser à chacun le temps de préparer son vou et choisir son ennemi. Le comte de Derby, père de la demoiselle qui avait fait une déclaration si osée, promit de défier le comte de Flandre; le nouveau comte de Suffolk désigna le roi de Bohême. Le jeune Gautier de Mauny, tout bouillant d'avoir été récemment armé

chevalier, impressionna vivement l'assemblée en promettant de réduire en cendres toutes les villes, autour du Hainaut, qui appartenaient à Philippe de Valois, d˚t-il, jusqu'à ce faire, ne plus voir la lumière que d'un oil.

- Eh bien! qu'il en soit ainsi, dit la comtesse de Salisbury, sa voisine, en lui posant deux doigts sur l'oil droit. Et quand votre promesse sera accomplie, alors mon amour soit à qui plus m'aime ; c'est là mon vou.

En même temps elle regardait le roi. Mais le naÔf Gautier, qui croyait cette promesse à lui destinée, garda la paupière fermée après que la dame en eut ôté les doigts. Puis, sortant son mouchoir qui était rouge, il se le noua en travers du front pour tenir l'oil couvert.

Le moment de pure grandeur était passé. quelques rires se mêlaient déjà à

cette compétition de bravoure orale. Le héron était arrivé devant messire Jean de Hainaut, lequel avait bien espéré que la provocation tournerait autrement pour son auteur. Il n'aimait pas à recevoir des leçons d'honneur, et son visage poupin cachait mal son dépit.

- Lorsque nous sommes en taverne, et force vin buvant, dit-il à Robert, les voux nous co˚tent peu pour nous faire regarder des dames. Nous n'avons alors parmi nous que des Olivier, des Roland et des Lancelot. Mais quand nous sommes en campagne sur nos destriers courants, nos écus au col, nos lances abaissées, et qu'une grande froidure nous glace à l'approche de l'ennemi, alors combien de fanfarons aimeraient mieux être dans les caves !

Le roi de Bohême, le comte de Flandre et Bertrand le maréchal sont aussi bons chevaliers que nous, cousin Robert, vous le savez bien; car bannis que nous soyons l'un et l'autre de la cour de France, mais pour raisons diverses, nous les avons assez connus ; leurs rançons ne nous sont pas encore acquises ! Pour ma part je fais vou simplement que si notre roi Edouard veut passer par le Hainaut, je serai auprès de lui pour toujours soutenir sa cause. Et ce sera la troisième guerre o˘ je le servirai.

Robert venait maintenant vers la reine Philippa. Il mit un genou en terre.

La ronde Philippa tourna vers Edouard son visage taché de son.

- Je ne puis faire vou, dit-elle, sans l'autorisation de mon seigneur. Elle donnait par là une calme leçon aux dames de sa cour.

- Vouez tout ce qu'il vous plaira, ma mie, vouez ardemment; je ratifie d'avance, et que Dieu vous aide ! dit le roi.

- Si donc, mon doux Sire, je puis vouer ce qui me plaît, reprit Philippa, puisque je suis grosse d'enfant et que même le sens remuer, je voue qu'il ne sortira de mon corps que vous ne m'ayez menée outremer pour accomplir votre vou... Sa voix tremblait légèrement, comme au jour de ses noces.

- ... mais s'il advenait, ajouta-t-elle, que vous me laissiez ici, et partiez outre-mer avec d'autres, alors je m'occirais d'un grand couteau d'acier pour perdre à la fois et mon ‚me et mon fruit !

Ceci fut prononcé sans emphase, mais bien clairement pour que chacun en f˚t averti. On évitait de regarder la comtesse de Salisbury. Le roi baissa ses longs cils, prit la main de la reine, la porta à ses lèvres et dit dans le silence, pour rompre le malaise:

- Ma mie, vous nous donnez à tous leçon de devoir. Après vous, personne ne vouera. Puis à Robert :

- Mon cousin d'Artois, prenez votre place auprès de Madame la reine.

Un écuyer partagea le héron dont la chair était dure pour avoir été cuite trop fraîche, et froide d'avoir si longtemps attendu. Chacun néanmoins en mangea une bouchée. Robert trouva à sa chasse une exquise saveur: la guerre, ce jour-là, était vraiment commencée.

VI LES MURS DE VANNES

Et les voux prononcés à Windsor furent tenus.

Le 16 juillet de la même année 1338, Edouard III prenait la mer à Yarmouth, avec une flotte de quatre cents vaisseaux. Le lendemain il débarquait à

Anvers. La reine Philippa était du voyage, et de nombreux chevaliers, pour imiter Gautier de Mauny, avaient l'oil droit caché par un losange de drap rouge.

Ce n'était pas encore le temps des batailles, mais celui des entrevues. A Coblence, le 5 septembre, Edouard rencontrait l'empereur d'Allemagne.

Pour cette cérémonie, Louis de Bavière s'était composé un étrange costume, moitié empereur, moitié pape, dalmatique de pontife sur tunique de roi, et couronne à fleurons scintillant autour d'une tiare. D'une main il tenait le sceptre, de l'autre le globe surmonté de la croix. Ainsi s'affirmait-il comme le suzerain de la chrétienté entière.

Du haut de son trône, il prononça la forfaiture de Philippe VI, reconnut Edouard comme roi de France et lui remit la verge d'or qui le désignait comme vicaire impérial. C'était là encore une idée de Robert d'Artois qui s'était rappelé comment Charles de Valois, avant chacune de ses expéditions personnelles, prenait soin de se faire proclamer vicaire pontifical. Louis de Bavière jura de défendre, pendant sept ans, les droits d'Edouard, et tous les princes allemands venus avec l'Empereur confirmèrent ce serment.

Cependant Jakob Van Artevelde continuait d'appeler à la révolte les populations du comté de Flandre, d'o˘ Louis de Nevers s'était enfui, définitivement. Edouard III alla de ville en ville, tenant de grandes assemblées o˘ il se faisait reconnaître roi de France. Il promettait de rattacher à la Flandre Douai, Lille, l'Artois même, afin de constituer, de tous ces territoires aux intérêts communs, une seule nation. L'Artois LE LIS ET LE LION

1307

étant cité dans le grand projet, on devinait bien qui l'avait inspiré et en serait, sous tutelle anglaise, le bénéficiaire.

En même temps, Edouard décidait d'augmenter les privilèges commerciaux des cités ; au lieu de réclamer des subsides, il accordait des subventions, et il scellait ses promesses d'un sceau o˘ les armes d'Angleterre et de France étaient conjointement gravées.

A Anvers, la reine Philippa donna le jour à son second fils, Lionel.

Le pape Benoît XII multipliait vainement en Avignon ses efforts de paix. Il avait interdit la croisade pour empêcher la guerre franco-anglaise, et celle-ci maintenant n'était que trop certaine.

Déjà, entre avant-gardes anglaises et garnisons françaises, se produisaient de grosses escarmouches, en Vermandois et en Thiérache, auxquelles Philippe VI ripostait en envoyant des détachements en Guyenne et d'autres jusqu'en Ecosse pour y fomenter la rébellion au nom du petit David Bruce.

Edouard III faisait la navette entre la Flandre et Londres, engageant aux banques italiennes les joyaux de sa couronne afin de subvenir à l'entretien de ses troupes comme aux exigences de ses nouveaux vassaux.

Philippe VI, ayant levé l'ost, prit l'oriflamme à Saint-Denis et s'avança jusqu'au-delà de Saint-quentin, puis, à une journée seulement d'atteindre les Anglais, il fit faire demi-tour à toute son armée et alla reporter l'oriflamme sur l'autel de Saint-Denis. quelle pouvait être la raison de cette étrange dérobade de la part du roi tournoyeur? Chacun se le demandait. Philippe trouvait-il le temps trop mouillé pour engager le combat? Ou bien les prédictions funestes de son oncle Robert l'Astrologue lui étaient-elles soudain revenues en tête? Il déclarait s'être décidé pour un autre projet. L'angoisse, en une nuit, lui avait fait échafauder un autre plan. Il allait conquérir le royaume d'Angleterre. Ce ne serait point la première fois que les Français y prendraient pied ; un duc de Normandie, trois siècles plus tôt, n'avait-il pas conquis la Bretagne Grande?... Eh bien! lui, Philippe, paraîtrait sur ces mêmes rivages d'Hastings; un duc de Normandie, son fils, serait à ses côtés! Chacun des deux rois ambitionnait donc de conquérir le royaume de l'autre.

Mais l'entreprise exigeait d'abord la maîtrise de la mer. Edouard ayant la plus grande partie de son armée sur le Continent, Philippe résolut de le couper de ses bases, pour l'empêcher de ravitailler ses troupes ou de les renforcer. Il allait détruire la marine anglaise.

Le 22 juin 1340, devant l'…cluse, dans le large estuaire qui sépare la Flandre de la Zélande, deux cents navires s'avançaient, parés des plus jolis noms, la flamme de France flottant à leur grand m‚t : La Pèlerine, la Nef-Dieu, la Miquoleîîe, l'Amoureuse, la Faraude, la Sainte-Marie-Porte-Joye... Ces vaisseaux étaient montés par vingt mille marins et 1308

LES ROIS MAUDITS

soldats, complétés de tout un corps d'arbalétriers ; mais on ne comptait guère, parmi eux, plus de cent cinquante gentilshommes. La chevalerie française n'aimait pas la mer.

Le capitaine Barbavera, qui commandait aux cinquante galères génoises louées par le roi de France, dit à l'amiral Béhuchet:

- Monseigneur, voici le roi d'Angleterre et sa flotte qui viennent sur nous. Prenez la pleine mer avec tous vos navires, car si vous restez ici, enfermés comme vous l'êtes dans les grandes digues, les Anglais, qui ont pour eux le vent, le soleil et la marée, vous serreront tant que vous ne saurez vous aider.

On aurait pu Pécouter; il avait trente ans d'expérience navale et, l'année précédente, pour le compte de la France, avait audacieusement br˚lé et pillé Southampton. L'amiral Béhuchet, ancien maître des eaux et forêts royales, lui répondit fièrement :

- Honni soit qui s'en ira d'ici !

Il fit ranger ses b‚timents sur trois lignes : d'abord les marins de la Seine, puis les Picards et les Dieppois, enfin les gens de Caen et du Cotentin ; il ordonna de lier les navires entre eux par des c‚bles, et y disposa les hommes comme sur des ch‚teaux forts.

Le roi Edouard, parti l'avant-veille de Londres, commandait une flotte sensiblement égale. Il ne possédait pas plus de combattants que les Français n'en avaient ; mais sur les vaisseaux il avait réparti deux mille gentilshommes parmi lesquels Robert d'Artois, malgré le grand dégo˚t que celui-ci avait de naviguer.

Dans cette flotte se trouvait également, gardée par huit cents soldats, toute une nef de dames d'honneur pour le service de la reine Philippa. Au soir, la France avait dit adieu à la domination des mers. On ne s'était même pas aperçu de la chute du jour tant les incendies des vaisseaux français fournissaient de lumière

Pêcheurs normands, picards, et marins de la Seine s'étaient fait mettre en pièces par les archers d'Angleterre et par les Flamands venus à la rescousse sur leurs barques plates, du fond de l'estuaire, pour prendre à

revers les ch‚teaux forts à voile. Ce n'étaient que craquements de m‚tures, cliquetis d'armes, hurlements d'égorgés. On se battait au glaive et à la hache parmi un champ d'épaves. Les survivants, qui cherchaient à échapper à

la fin du massacre, plongeaient entre les cadavres, et l'on ne savait plus si l'on nageait dans l'eau ou dans le sang. Des centaines de mains coupées flottaient sur la mer.

Le corps de l'amiral Béhuchet pendait à la vergue du navire d'Edouard.

Depuis de longues heures, Barbavera avait pris le large avec ses galères génoises.

Les Anglais étaient meurtris mais triomphants. Leur plus grand désastre : la perte de la nef des dames, coulée au milieu de cris affreux.

LE LIS ET LE LION

1309

Des robes dérivaient parmi le grand charnier marin, comme des oiseaux morts.

Le jeune roi Edouard avait été blessé à la cuisse et le sang ruisselait sur sa botte de cuir blanc ; mais les combats désormais se passeraient sur la terre de France.

Edouard III envoya aussitôt à Philippe VI de nouvelles lettres de défi.

"Pour éviter de graves destructions aux peuples et aux pays, et une grande mortalité de chrétiens, ce que tout prince doit avoir à cour d'empêcher", le roi anglais offrait à son cousin de France de le rencontrer en combat singulier, puisque la querelle concernant l'héritage de France leur était affaire personnelle. Et si Philippe de Valois ne voulait point de ce

"challenge entre leurs corps", il lui offrait de l'affronter avec seulement cent chevaliers de part et d'autre, en champ clos : un tournoi en somme, mais à lances non épointées, à glaives non rabattus, o˘ il n'y aurait pas de juges diseurs pour surveiller la mêlée et dont le prix ne serait point une broche de parure ou un faucon muscadin, mais la couronne de Saint Louis.

Or le roi tournoyeur répondit que la proposition de son cousin était irrecevable, vu qu'elle avait été adressée à Philippe de Valois et non pas au roi de France dont Edouard était le vassal traîtreusement révolté.

Le pape fit négocier une nouvelle trêve. Les légats se dépensèrent fort et s'attribuèrent tout le mérite d'une paix précaire que les deux princes n'acceptaient que pour se donner le temps de souffler.

Cette seconde trêve avait quelques chances de durer, lorsque mourut le duc de Bretagne.

Il ne laissait pas de fils légitime ni d'héritier direct. Le duché fut réclamé à la fois par le comte de Montfort-l'Amaury, son dernier frère, et par Charles de Blois, son neveu : une autre affaire d'Artois, et qui, juridiquement, se présentait à peu près de la même manière. Philippe VI appuya les prétentions de son parent Charles de Blois, un Valois par alliance. Aussitôt Edouard III prit parti pour Jean de Montfort. Si bien qu'il y eut deux rois de France, ayant chacun son duc de Bretagne, comme chacun avait déjà son roi d'Ecosse.

La Bretagne touchait à Robert de fort près, puisqu'il était, par sa mère, du sang de ses ducs. Edouard III ne pouvait ni moins ni mieux faire que de remettre au géant le commandement du corps de bataille qui allait y débarquer.

La grande heure de Robert d'Artois était venue.

Robert a cinquante-six ans. Autour de son visage, aux muscles durcis par une longue destinée de haine, les cheveux ont pris cette bizarre couleur de cidre allongé d'eau qui vient aux hommes roux lorsqu'ils blanchissent. Il n'est plus le mauvais sujet qui s'imaginait faire la guerre quand il pillait les ch‚teaux de sa tante Mahaut. A présent, il sait ce 1310

LES ROIS MAUDITS

qu'est la guerre ; il prépare soigneusement sa campagne ; il a l'autorité

que confèrent l'‚ge et toutes les expériences accumulées au long d'une tumultueuse existence. Il est unanimement respecté. qui donc se rappelle qu'il fut faussaire, parjure, assassin et un peu sorcier? qui oserait le lui rappeler? Il est Monseigneur Robert, ce colosse vieillissant, mais d'une force toujours surprenante, toujours vêtu de rouge, et toujours s˚r de soi, qui s'avance en terre française à la tête d'une armée anglaise.

Mais cela compte-t-il pour lui que ses troupes soient étrangères? Et d'ailleurs cette notion existe-t-elle pour aucun des comtes, barons, et chevaliers? Leurs expéditions sont des affaires de famille et leurs combats des luttes d'héritages ; l'ennemi est un cousin, mais l'allié est un autre cousin. C'est pour le peuple, dont les maisons vont être br˚lées, les granges pillées, les femmes malmenées, que le mot " étranger " signifie "

ennemi " ; pas pour les princes qui défendent leurs titres et assurent leurs possessions.

Pour Robert, cette guerre entre France et Angleterre c'est sa guerre; il l'a voulue, prêchée, fabriquée; elle représente dix ans d'efforts incessants. Il semble qu'il ne soit né, qu'il n'ait vécu que pour elle. Il se plaignait naguère de n'avoir jamais pu go˚ter le moment présent ; cette fois il le savoure enfin. Il aspire l'air comme une liqueur délectable.

Chaque minute est un bonheur. Du haut de son énorme alezan, la tête au vent et le heaume pendu à la selle, il adresse à son monde de grandes joyeusetés qui font trembler. Il a vingt-deux mille chevaliers et soldats sous ses ordres, et, lorsqu'il se retourne, il voit ses lances osciller jusqu'à

l'horizon ainsi qu'une terrible moisson. Les pauvres Bretons fuient devant lui, quelques-uns en chariot, la plupart à pied, sur leurs chausses de toile ou d'écorce, les femmes traînant les enfants, et les hommes portant sur l'épaule un sachet de blé noir.

Robert d'Artois a cinquante-six ans, mais de même qu'il peut encore fournir sans fatigue des étapes de quinze lieues, de même il continue de rêver...

Demain il va prendre Brest; puis il va prendre Vannes, puis il va prendre Rennes; de là il entrera en Normandie, il se saisira d'Alençon qui est au frère de Philippe de Valois ; d'Alençon, il court à …vreux, à Conches, son cher Conches ! Il court à Ch‚teau-Gaillard, libère Madame de Beaumont. Puis il fond, irrésistible, sur Paris ; il est au Louvre, à Vincennes, à Saint-Germain, il fait choir du trône Philippe de Valois, et remet la couronne à

Edouard qui le fait, lui, Robert, lieutenant général du royaume de France.

Son destin a connu des fortunes et des infortunes moins concevables, alors qu'il n'avait pas, soulevant la poussière des routes, toute une armée le suivant.

Et en effet Robert prend Brest, o˘ il délivre la comtesse de Montfort, ‚me guerrière, corps robuste, qui, tandis que son mari est retenu prisonnier par le roi de France, continue, le dos à la mer, de résister au bout de son duché. Et en effet Robert traverse, triomphant, la LE LIS ET LE LION

1311

Bretagne, et en effet il assiège Vannes; il fait dresser perrières et catapultes, pointer les bombardes à poudre dont la fumée se dissout dans les nuages de novembre, ouvrir une brèche dans les murs. La garnison de Vannes est nombreuse, mais ne paraît pas particulièrement résolue ; elle attend le premier assaut pour pouvoir se rendre de façon honorable. Il faudra, de part et d'autre, sacrifier quelques hommes afin que cette formalité soit remplie.

Robert fait lacer son heaume d'acier, enfourche son énorme destrier qui s'affaisse un peu sous son poids, crie ses derniers ordres, abaisse devant son visage la ventaille de son casque, agite d'un geste tournoyant les six livres de sa masse d'armes au-dessus de sa tête. Les hérauts qui font claquer sa bannière hurlent à pleine voix : " Artois à la bataille ! "

Des hommes de pied courent à côté des chevaux, portant à six de longues échelles; d'autres tiennent au bout d'un b‚ton des paquets d'étoupe enflammée ; et le tonnerre roule vers l'éboulis de pierres, à l'endroit o˘

le rempart a cédé; et la cotte flottante de Monseigneur d'Artois, sous les lourdes nuées grises, rougeoie comme la foudre...

Un trait d'arbalète, ajusté du créneau, traversa la cotte de soie, l'armure, le cuir du haubergeon, la toile de la chemise. Le choc n'avait pas été plus dur que celui d'une lance de joutes; Robert d'Artois arracha lui-même le trait et, quelques foulées plus loin, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi le ciel devenait soudain si noir, ni pourquoi ses jambes n'enserraient plus son cheval, il s'écroula dans la boue.

Tandis que ses troupes enlevaient Vannes, le géant déheaumé, étendu sur une échelle, était porté jusqu'à son camp ; le sang coulait sous l'échelle.

Robert n'avait jamais été blessé auparavant. Deux campagnes en Flandre, sa propre expédition en Artois, la guerre d'Aquitaine... Robert, à travers tout cela, était passé sans seulement une écorchure. Pas une lance brisée, en cinquante tournois, pas une défense de sanglier ne lui avait même effleuré la peau.

Pourquoi devant Vannes, devant cette ville qui n'offrait pas de résistance véritable, qui n'était qu'une étape secondaire sur la route de son épopée?

Aucune prédiction funeste, concernant Vannes ou la Bretagne, n'avait été

faite à Robert d'Artois. Le bras qui avait tendu l'arbalète était celui d'un inconnu qui ne savait même pas sur qui il tirait.

quatre jours Robert lutta, non plus contre les princes et les Parlements, non plus contre les lois d'héritage, les coutumes des comtés, contre les ambitions ou l'avidité des familles royales ; il luttait contre sa propre chair. La mort pénétrait en lui, par une plaie aux lèvres noir‚tres ouverte entre ce cour qui avait tant battu et ce ventre qui avait 1312

LES ROIS MAUDITS

tant mangé ; non pas la mort qui glace, celle qui incendie. Le feu s'était mis dans ses veines. Il fallait à la mort br˚ler en quatre jours les forces qui restaient en ce corps, pour vingt ans de vie.

Il refusa de faire un testament, criant que le lendemain il serait à

cheval. Il fallut l'attacher pour lui administrer les derniers sacrements, parce qu'il voulait assommer l'aumônier dans lequel il croyait reconnaître Thierry d'Hirson. Il délirait.

Robert d'Artois avait toujours détesté la mer ; un bateau appareilla pour le ramener en Angleterre. Toute une nuit, au balancement des flots, il plaida en justice, étrange justice o˘ il s'adressait aux barons de France en les appelant "mes nobles Lords", et requérait de Philippe le Bel qu'il ordonn‚t la saisie de tous les biens de Philippe de Valois, manteau, sceptre et couronne, en exécution d'une bulle papale d'excommunication. Sa voix, depuis le ch‚teau d'arrière, s'entendait jusqu'à i'étrave, montait jusqu'aux hommes de vigie, dans les m‚ts.

Avant l'aube, il s'apaisa un peu et demanda qu'on approch‚t son matelas de la porte ; il voulait regarder les dernières étoiles. Mais il ne vit pas se lever le soleil. A l'instant de mourir, il imaginait encore qu'il allait guérir. Le dernier mot que ses lèvres formèrent fut : " Jamais ! " sans qu'on suc s'il s'adressait aux rois, à la mer ou à Dieu.

Chaque homme en venant au monde est investi d'une fonction infime ou capitale, mais généralement inconnue de lui-même, et que sa nature, ses rapports avec ses semblables, les accidents de son existence le poussent à

remplir, à son insu, mais avec l'illusion de la liberté. Robert d'Artois avait mis le feu à l'occident du monde ; sa t‚che était achevée.

Lorsque le roi Edouard III, en Flandre, apprit sa mort, ses cils se mouillèrent, et il envoya à la reine Philippa une lettre o˘ il disait :

"Doux cour, Robert d'Artois notre cousin est à Dieu commande; pour l'affection que nous avions envers lui et pour notre honneur, nous avons écrit à nos chancelier et trésorier, et les avons chargés de le faire enterrer en notre cité de Londres. Nous voulons, doux cour, que vous veilliez à ce qu'ils fassent bien selon notre volonté. que Dieu soit gardien de vous. Donné sous notre sceau privé en la ville de Grandchamp, le jour de Sainte-Catherine, l'an de notre règne d'Angleterre seizième et de France tiers. "

Au début de janvier 1343, la crypte de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, reçut le plus lourd cercueil qui y f˚t jamais descendu.

... Et ici l'auteur, contraint par l'histoire à tuer son personnage préféré, avec lequel il a vécu six années, éprouve une tristesse égale à

celle du roi Edouard d'Angleterre; la plume, comme disent les vieux conteurs de chroniques, lui échappe hors des doigts, et il n'a plus le désir de poursuivre, au moins immédiatement, sinon pour faire connaître au lecteur la fin de quelques-uns des principaux héros de ce récit.

Franchissons onze ans, et franchissons les Alpes...

…PILOGUE

JEAN Ier L'INCONNU

I

LA ROUTE qUI M»NE ¿ ROME

Le lundi 22 septembre 1354, à Sienne, Giannino Baglioni, notable de cette ville, reçut au palais Tolomei, o˘ sa famille tenait compagnie de banque, une lettre du fameux Cola de Rienzi qui avait saisi le gouvernement de Rome en reprenant le titre antique de tribun. Dans cette lettre, datée du Capitule et du jeudi précédent, Cola de Rienzi écrivait au banquier :

" Très cher ami, nous avons envoyé des messagers à votre recherche avec mission de vous prier, s'ils vous rencontraient, de vouloir bien vous rendre à Rome auprès de nous. Ils nous ont rapporté qu'ils vous avaient en effet découvert à Sienne, mais n'avaient pu vous déterminer à venir nous voir. Comme il n'était pas certain qu'on vous découvrirait, nous ne vous avions pas écrit; mais maintenant que nous savons o˘ vous êtes, nous vous prions de venir nous trouver en toute diligence, aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, et dans le plus grand secret, pour affaire concernant le royaume de France. "

Pour quelle raison le tribun, grandi dans une taverne du Trastevere mais qui affirmait être fils adultérin de l'empereur Henri VII d'Allemagne -

donc un demi-frère du roi Jean de Bohême - et en qui Pétrarque célébrait le restaurateur des anciennes grandeurs de l'Italie, pour quelle raison Cola de Rienzi voulait-il s'entretenir, et d'urgence, et secrètement, avec Giannino Baglioni? Celui-ci ne cessait de se poser la question, les jours suivants, tandis qu'il cheminait vers Rome, en compagnie de son ami le notaire Angelo Guidarelli auquel il avait demandé de l'accompagner, d'abord parce qu'une route faite à deux semble moins longue, et aussi parée que le notaire était un garçon avisé qui connaissait bien toutes les affaires de banque.

En septembre le ciel est encore chaud sur la campagne siennoise, et le chaume des moissons couvre les champs comme d'une fourrure fauve. C'est l'un des plus beaux paysages du monde ; Dieu y a tracé avec 1318 LES ROIS MAUDITS

aisance la courbe des collines, et répandu une végétation riche, diverse, o˘ le cyprès règne en seigneur. L'homme a su travailler cette terre et partout y semer ses logis, qui, de la plus princière villa à la plus humble métairie, possèdent tous, avec leur couleur ocre et leurs tuiles rondes, la même gr‚ce et la même harmonie. La route n'est jamais monotone, serpente, s'élève, descend vers de nouvelles vallées, entre des cultures en terrasses et des oliveraies millénaires. A Sienne, Dieu et l'homme ont eu également du génie.

quelles étaient ces affaires de France dont le tribun de Rome désirait parler, en secret, au banquier de Sienne? Pourquoi l'avait-il fait approcher à deux reprises, et lui avait-il envoyé cette lettre pressante o˘

il le traitait de "très cher ami"? De nouveaux prêts à consentir au roi de Paris, sans doute, ou des rançons à acquitter pour quelques grands seigneurs prisonniers en Angleterre? Giannino Baglioni ignorait que Cola de Rienzi s'intéress‚t tellement au sort des Français.

Et si même il en était ainsi, pourquoi le tribun ne s'adressait-il pas aux autres membres de la compagnie, aux plus anciens, à Tolomeo Tolomei, à

Andréa, à Giaccomo, qui connaissaient bien mieux ces questions, et étaient allés à Paris autrefois liquider l'héritage du vieil oncle Spinello, quand on avait d˚ fermer les comptoirs de France? Certes Giannino était né d'une mère française, une belle jeune dame un peu triste, qu'il revoyait au centre de ses souvenirs d'enfance, dans un manoir vétusté en un pays pluvieux. Et certes, son père, Guccio Baglioni, mort depuis quatorze ans déjà, le cher homme, au cours d'un voyage en Campanie... et Giannino, balancé par le pas de son cheval, dessinait un signe de croix discret sur sa poitrine... son père, du temps qu'il séjournait en France, s'était trouvé fort mêlé à de grandes affaires de cour, entre Paris, Londres, Naples et Avignon. Il avait approché les rois et les reines, et même assisté au fameux conclave de Lyon...

Mais Giannino n'aimait pas se souvenir de la France, précisément à cause de sa mère jamais revue, et dont il ignorait si elle était encore vivante ou trépassée; à cause de sa naissance, légitime selon son père, illégitime aux yeux des autres membres de la famille, de tous ces parents brusquement découverts lorsqu'il avait neuf ans : le grand-père Mino Baglioni, les oncles Tolomei, les innombrables cousins... Longtemps Giannino s'était senti étranger, parmi eux. Il avait tout fait pour effacer cette dissemblance, pour s'intégrer à la communauté, pour devenir un Siennois, un banquier, un Baglioni.

S'étant spécialisé dans le négoce des laines, peut-être parce qu'il gardait quelque nostalgie des moutons, des prés verts et des matins de brume, il avait épousé, deux ans après le décès de son père, une héritière de bonne famille siennoise, Giovanna Vivoli, dont lui étaient nés trois fils et avec laquelle il avait vécu fort heureux pendant six ans, avant qu'elle ne mour˚t pendant l'épidémie de peste noire, en 48. Remarié

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l'année suivante à une autre héritière, Francesca Agazzano, deux fils encore réjouissaient son foyer, et il attendait présentement une nouvelle naissance.

Il était estimé de ses compatriotes, conduisait ses affaires avec honnêteté, et devait à la considération publique la charge de camerlingue de l'hôpital Notre-Dame-de-la-Miséricorde...

San quirico d'Orcia, Radicofani, Acquapendente, le lac de Bolsena, Montefiascone ; les nuits passées aux hôtelleries à gros portiques, et la route reprise au matin... Giannino et Guidarelli étaient sortis de la Toscane. A mesure qu'il avançait, Giannino se sentait davantage décidé à

répondre au tribun Cola, avec toute la courtoisie possible, qu'il ne voulait point se mêler de transactions en France. Le notaire Guidarelli l'approuvait pleinement; les compagnies italiennes gardaient trop mauvais souvenir des spoliations, et trop se détériorait le royaume de France, depuis le début de la guerre d'Angleterre, pour qu'on p˚t y prendre le moindre risque d'argent. Mieux valait vivre en une bonne petite république comme Sienne, aux arts et au commerce prospères, qu'en ces grandes nations gouvernées par des fous32!

Car Giannino, du palais Tolomei, avait bien suivi les affaires françaises durant les dernières années ; on gardait là-bas quantité de créances qu'on ne verrait sans doute jamais honorées ! Des déments, en vérité, ces Français, à commencer par leur roi Valois qui avait réussi à perdre d'abord la Bretagne et la Flandre, ensuite la Normandie, ensuite la Saintonge, et puis s'était fait buissonner comme chevreuil par les armées anglaises, autour de Paris. Ce héros de tournoi, qui voulait emmener l'univers en croisade, refusait le cartel de défi par lequel son ennemi lui offrait combat dans la plaine de Vaugirard, presque aux portes de son Palais ; puis, s'imaginant les Anglais en fuite parce qu'ils se retiraient vers le nord... pour quelle raison auraient-ils fui, alors qu'ils étaient partout victorieux?... Philippe, soudainement, épuisant ses^ troupes par des marches forcées, se lançait à la poursuite d'Edouard, l'atteignait au-delà

de la Somme; et là se terminait sa gloire.

Les échos de Crécy s'étaient répandus jusqu'à Sienne. On savait comment le roi de France avait obligé ses gens de marche à attaquer, sans prendre souffle, après une étape de cinq lieues, et comment la chevalerie française, irritée contre cette piétaille qui n'avançait pas assez vite, avait chargé à travers sa propre infanterie, la bousculant, la renversant, la foulant aux fers des chevaux, pour aller se faire mettre en pièces sous les tirs croisés des archers anglais.

- Ils ont dit, pour expliquer leur défaite, que c'étaient les traits à

poudre, fournis aux Anglais par l'Italie, qui avaient semé le désordre et l'effroi dans leurs rangs, à cause du fracas. Mais non, Guidarelli, ce ne sont pas les traits à poudre ; c'est leur stupidité.

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Ah! On ne pouvait nier qu'il se f˚t accompli là de beaux faits d'armes. Par exemple, on avait vu Jean de Bohême, devenu aveugle vers la cinquantaine, exiger de se faire conduire quand même au combat, son destrier lié à droite et à gauche aux montures de deux de ses chevaliers; et le roi aveugle s'était enfoncé dans la mêlée, brandissant sa masse d'armes pour l'abattre sur qui? Sur la tête des deux malheureux qui l'encadraient. On l'avait retrouvé mort, toujours lié à ses deux compagnons assommés, parfait symbole de cette caste chevaleresque, enfermée dans la nuit de ses heaumes, qui, méprisant le peuple, se détruisait elle-même comme à plaisir.

Au soir de Crécy, Philippe VI errait dans la campagne, n'ayant plus que six hommes avec lui, et allait frapper à la porte d'un petit manoir en gémissant :

- Ouvrez, ouvrez à l'infortuné roi de France ! Messer Dante, on ne devait pas l'oublier, avait maudit autrefois la race des Valois, à cause du premier d'entre eux, le comte Charles, le ravageur de Sienne et de Florence. Tous les ennemis du divino poeta finissaient assez mal.

Et après Crécy, la peste amenée par les Génois. De ceux-là non plus il ne fallait jamais attendre rien de bon ! Leurs bateaux avaient rapporté

d'Orient le mal affreux qui, gagnant d'abord la Provence, s'était abattu sur Avignon, sur cette ville toute pourrie de débauches et de vices. Il suffisait d'avoir entendu répéter les propos de messer Pétrarque sur cette nouvelle Babylone pour comprendre que sa puante infamie et les péchés qui s'y étalaient la désignaient aux calamités vengeresses33.

Le Toscan n'est jamais content de rien ni de personne, sauf de lui-même.

S'il ne pouvait médire, il ne pourrait vivre. Et Giannino, en cela, se montrait bien toscan. A Viterbo, Guidarelli et lui n'en avaient pas encore fini de critiquer et de bl‚mer tout l'univers.

D'abord que faisait le pape en Avignon, au lieu de siéger à Rome, en la place désignée par saint Pierre? Et pourquoi élisait-on toujours des papes français, comme ce Pierre Roger, l'ancien évêque d'Arras, qui avait succédé

à Benoît XII et régnait présentement sous le nom de Clément VI? Pourquoi ne nommait-il à son tour que des cardinaux français et refusait-il de rentrer en Italie? Dieu les avait tous punis. Une seule saison voyait la fermeture de sept mille maisons d'Avignon dépeuplée par la peste; on ramassait les cadavres par charretées. Puis le fléau montait vers le nord, à travers un pays épuisé par la guerre. La peste arrivait à Paris o˘ elle causait mille morts par journée ; grands ou petits, elle n'épargnait personne. La femme du duc de Normandie, fille du roi de Bohême, était morte de la peste. La reine Jeanne de Navarre, la fille de Marguerite de Bourgogne, était morte de la peste. La m‚le reine de France elle-même, Jeanne la Boiteuse, sour de Marguerite, avait péri de la peste; les Français, qui la détestaient, disaient que son trépas n'était qu'un juste ch‚timent.

Mais pourquoi Giovanna Baglioni, la première épouse de Giannino, Giovanna aux beaux yeux en amande, au cou pareil à un f˚t d'alb‚tre, avait-elle aussi été emportée? …tait-ce là justice? …tait-il juste que l'épidémie e˚t dévasté Sienne? Dieu manifestait vraiment peu de discernement et taxait trop souvent les bons pour payer les fautes des méchants.

Bienheureux ceux qui avaient échappé à la peste! Bienheureux messer Giovanni Boccacio, le fils d'un ami des Tolomei, de mère française, comme Giannino, et qui avait pu demeurer à l'abri, hôte d'un riche seigneur, dans une belle villa en lisière de Florence ! Tout le temps de la contagion, afin de distraire les réfugiés de la villa Palmieri, et leur faire oublier que la mort rôdait aux portes, Boccacio avait écrit ses beaux et plaisants contes que maintenant l'Italie entière répétait. Le courage montré devant le trépas par les hôtes du comte Palmieri et par messer Boccacio ne valait-il pas toute la sotte bravoure des chevaliers de France? Le notaire Guidarelli partageait complètement cet avis.

Or le roi Philippe s'était remarié trente jours seulement après la mort de la m‚le reine. Là encore, Giannino trouvait motif à bl‚mer, non exactement dans le remariage puisque lui-même en avait fait autant, mais dans l'indécente h‚te mise par le roi de France à ses secondes noces. Trente jours! Et qui Philippe VI avait-il choisi? C'était là que l'histoire commençait d'être savoureuse ! Il avait enlevé à son fils aîné la princesse à laquelle celui-ci devait se remarier, sa cousine Blanche, fille du roi de Navarre, qu'on surnommait Belle Sagesse.

…bloui par l'apparition à la cour de cette pucelle de dix-huit ans, Philippe avait exigé de son fils, Jean de Normandie, qu'il la lui céd‚t, et Jean s'était laissé unir à la comtesse de Boulogne, une veuve de vingt-quatre ans, pour laquelle il n'éprouvait pas grand go˚t, non plus à vrai dire que pour aucune dame, car il semblait que l'héritier de France f˚t plutôt tourné vers les écuyers.

Le roi de cinquante-six ans avait alors retrouvé, entre les bras de Belle Sagesse, la fougue de sa jeunesse. Belle Sagesse, vraiment ! le nom convenait bien ; Giannino et Guidarelli en étaient secoués de rire sur leurs chevaux. Belle Sagesse ! Messer Boccacio en e˚t pu faire un de ses contes. En trois mois, la donzelle avait eu les os du roi tournoyeur, et l'on conduisait à Saint-Denis ce superbe imbécile qui n'avait régné un tiers de siècle que pour conduire son royaume de la richesse à la ruine.

Jean II, le nouveau roi, ‚gé maintenant de trente-six ans, et qu'on appelait le Bon sans qu'on s˚t trop pourquoi, possédait tout juste, à ce que les voyageurs rapportaient, les mêmes solides qualités que son père, et le même bonheur dans ses entreprises. Il était seulement un peu 1322

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plus dépensier, instable, et futile ; mais il rappelait aussi sa mère par la sournoiserie et la cruauté. Se croyant constamment trahi, il avait déjà

fait décapiter son connétable.

Parce que le roi Edouard III, campant dans Calais par lui conquis, avait institué l'ordre de la Jarretière, un jour qu'il s'était plu à rattacher lui-même le bas de sa maîtresse la belle comtesse de Salisbury, le roi Jean II, ne voulant pas demeurer en reste de chevalerie, avait fondé l'ordre de l'…toile afin d'en honorer son favori espagnol, le jeune Charles de La Cerda. Ses prouesses s'arrêtaient là.

Le peuple crevait de faim; les campagnes comme l'industrie, par suite de la peste et de la guerre, manquaient de bras ; les denrées étaient rares et les prix démesurés ; on supprimait des emplois ; on imposait sur toutes les transactions une taxe de près d'un sol à la livre.

Des bandes errantes, semblables aux pastoureaux de jadis, mais plus démentes encore, traversaient le pays, des milliers d'hommes et de femmes en haillons qui se flagellaient les uns les autres avec des cordes ou des chaînes, en hurlant des psaumes lugubres le long des routes, et soudain, saisis de fureur, massacraient, comme toujours, les Juifs et les Italiens.

Cependant la cour de France continuait d'étaler un luxe insultant, dépensait pour un seul tournoi ce qui e˚t suffi à nourrir un an tous les pauvres d'un comté, et se vêtait de façon peu chrétienne, les hommes plus parés de bijoux que les femmes, avec des cottes pincées à la taille, si courtes qu'elles découvraient les fesses, et des chaussures terminées en si longues pointes qu'elles empêchaient de marcher.

Une compagnie de banque un peu sérieuse pouvait-elle à de telles gens consentir de nouveaux prêts ou fournir des laines? Certes non. Et Giannino Baglioni, entrant à Rome, le 2 octobre, par le Ponte Milvio, était bien résolu à le dire au tribun Cola de Rienzi.

II

LA NUIT DU CAPITULE

Les voyageurs s'étaient installés dans une osteria du Campo dei Fiori, à

l'heure o˘ les marchandes criardes soldaient leurs bottes de rosés et débarrassaient la place du tapis multicolore et embaumé de leurs éventaires.

A la nuit tombante, ayant pris l'aubergiste pour guide, Giannino Baglioni se rendit au Capitule.

L'admirable ville que Rome, o˘ il n'était jamais venu et qu'il découvrait en regrettant de ne pouvoir à chaque pas s'arrêter ! Immense en comparaison de Sienne et de Florence, plus grande même, semblait-il, que Paris, ou que Naples, si Giannino se référait aux récits de son père. Le dédale de ruelles s'ouvrait sur des palais merveilleux, brusquement surgis, et dont les porches et les cours étaient éclairés de torches ou de lanternes. Des groupes de garçons chantaient, se tenant par le bras en travers des rues.

On se bousculait, mais sans mauvaise humeur, on souriait aux étrangers; les tavernes étaient nombreuses d'o˘ sortaient de bons parfums d'huile chaude, de safran, de poisson frit et de viande rôtie. La vie ne semblait pas s'arrêter avec la nuit.

Giannino monta la colline du Capitole à la lueur des étoiles. L'herbe croissait devant un porche d'église ; des colonnes renversées, une statue dressant un bras mutilé attestaient l'antiquité de la cité. Auguste, Néron, Titus, Marc Aurèle avaient foulé ce sol.

Cola de Rienzi soupait en nombreuse compagnie, dans une vaste salle sur les assises mêmes du temple de Jupiter. Giannino vint à lui, mit un genou en terre et se nomma. Aussitôt le tribun, lui prenant les mains, le releva et le fit conduire dans une pièce voisine o˘, après peu d'instants, il le rejoignit.

Rienzi s'était choisi le titre de tribun, mais il avait plutôt le masque et le port d'un empereur. La pourpre était sa couleur; il drapait son manteau comme une toge. Le col de sa robe cernait un cou large et 1324

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rond; le visage massif avec de gros yeux clairs, des cheveux courts, un menton volontaire, semblait destiné à prendre place à la suite des bustes des Césars. Le tribun avait un tic léger, un frémissement de la narine droite qui lui donnait une expression d'impatience. Le pas était autoritaire. Cet homme-là montrait bien, rien qu'en paraissant, qu'il était né pour commander, avait de grandes vues pour son peuple, et qu'il fallait se h‚ter de comprendre ses pensées et de s'y conformer. Il fit asseoir Giannino près de lui, ordonna à ses serviteurs de fermer les portes et de veiller à ce qu'on ne le dérange‚t point ; puis, tout aussitôt, il commença de poser des questions qui ne concernaient en rien les affaires de banque.

Le commerce des laines, les prêts d'argent, les lettres de change ne constituaient pas son souci. C'était Giannino uniquement, la personne de Giannino, qui l'intéressait. A quel ‚ge Giannino était-il arrivé de France?

O˘ avait-il passé ses premières années? qui l'avait élevé? Avait-il toujours porté le même nom?

Après chaque demande, Rienzi attendait la réponse, écoutait, hochait le menton, interrogeait de nouveau.

Donc Giannino avait vu le jour dans un couvent de Paris. Sa mère, Marie de Cressay, l'avait élevé jusqu'à l'‚ge de neuf ans, en Ile-de-France, près d'un bourg nommé Neauphle-le-Vieux. que savait-il d'un séjour qu'aurait fait sa mère à la cour de France? Le Siennois se rappelait les propos de son père, Guccio Baglioni, à ce sujet: Marie de Cressay, peu après avoir accouché de Giannino, avait été appelée à la cour comme nourrice, pour le fils nouveau-né de la reine Clémence de Hongrie; mais elle y était peu restée, puisque l'enfant de la reine était mort au bout de quelques jours, empoisonné disait-on.

Et Giannino se mit à sourire. Il avait été frère de lait d'un roi de France ; c'était chose à laquelle il ne songeait presque jamais et qui lui paraissait soudain incroyable, presque risible, lorsqu'il se contemplait, tout près d'atteindre quarante ans, dans sa tranquille existence de bourgeois italien.

Mais pourquoi Rienzi lui posait-il toutes ces questions? Pourquoi le tribun aux gros yeux clairs, le b‚tard de l'avant-dernier empereur, l'observait-il avec cette attention réfléchie?

- C'est bien vous, dit enfin Cola de Rienzi, c'est bien vous...

Giannino ne comprenait pas ce qu'il entendait par là. Il fut encore plus surpris quand il vit l'imposant tribun mettre un genou en terre et s'incliner jusqu'à lui baiser le pied droit.

- Vous êtes le roi de France, déclara Rienzi, et c'est ainsi que tout le monde doit vous traiter désormais.

Les lumières vacillèrent un peu autour de Giannino.

quand la maison o˘ l'on se tient paisiblement à dîner se fissure soudain parce que le sol est en train de glisser, quand le bateau sur lequel on dort vient en pleine nuit éclater contre un récif, on ne comprend pas non plus, dans le premier instant, ce qui arrive.

Giannino Baglioni était assis dans une chambre du Capitole; le maître de Rome s'agenouillait à ses pieds et lui affirmait qu'il était roi de France.

- Il y a eu neuf ans au mois de juin, la dame Marie de Cressay est morte...

- Ma mère est morte? s'écria Giannino.

- Oui, mon grandissime Seigneur... celle plutôt que vous croyiez votre mère. Et l'avant-veille de mourir elle s'est confessée...

C'était la première fois que Giannino s'entendait appeler " grandissime Seigneur " et il en demeura bouche bée, plus stupéfait encore que du baise-pied.

Donc, se sentant proche de trépasser, Marie de Cressay avait appelé auprès de son lit un moine augustin d'un couvent voisin, Frère Jourdain d'Espagne, et elle s'était confessée à lui.

L'esprit de Giannino remontait vers ses premiers souvenirs. Il voyait la chambre de Cressay et sa mère blonde et belle... Elle était morte depuis neuf ans, et il ne le savait pas. Et voilà qu'à présent elle n'était plus sa mère.

Frère Jourdain, à la demande de la mourante, avait consigné par écrit cette confession qui constituait la révélation d'un extraordinaire secret d'…tat, et d'un non moins extraordinaire crime.

- Je vous montrerai la confession, ainsi que la lettre de Frère Jourdain ; tout cela est en ma possession, dit Cola de Rienzi.

Le tribun parla pendant quatre heures pleines. Il n'en fallait pas moins, et d'abord pour instruire Giannino d'événements, vieux de quarante ans, qui faisaient partie de l'histoire du royaume de France : la mort de Marguerite de Bourgogne, le remariage du roi Louis X avec Clémence de Hongrie.

- Mon père avait été de l'ambassade qui alla chercher la reine à Naples; il me l'a plusieurs fois raconté, dit Giannino; il faisait partie de la suite d'un certain comte de Bouville...

- Le comte de Bouville, dites-vous? Tout se confirme bien! C'est ce même Bouville qui était curateur au ventre de la reine Clémence, votre mère, noblissime Seigneur, et qui alla faire prendre, pour vous nourrir, la dame de Cressay au couvent o˘ elle venait d'accoucher. Elle a raconté cela précisément.

A mesure que le tribun parlait, son visiteur se sentait perdre la raison.

Tout était retourné ; les ombres devenaient claires, le jour devenait noir.

Giannino obligeait souvent Rienzi à revenir en arrière, comme lorsqu'on reprend une opération de calcul trop compliquée. Il apprenait d'un seul coup que son père n'était pas son père, que sa mère n'était pas sa mère, et que sor père véritable, un roi de France, assassin d'une 1326

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première épouse, avait fini lui-même assassiné. Il cessait d'être le frère de lait d'un roi de France mort au berceau ; il était ce roi même soudain ressuscité.

- On vous a toujours appelé Jean, n'est-ce pas ? La reine votre mère vous avait donné ce nom à cause d'un vou. Jean ou Giovanni, qui fait Giovannino, ou Giannino... Vous êtes Jean Ier le Posthume.

Le Posthume ! Une appellation sinistre, un de ces mots qui évoquent le cimetière et que les Toscans n'entendent pas sans faire les cornes avec leur main gauche.

Brusquement, le comte Robert d'Artois, la comtesse Mahaut, ces noms qui appartenaient aux grands souvenirs de son père... non, pas son père; enfin l'autre, Guccio Baglioni... surgissaient dans le récit du tribun, chargés de rôles terribles. La comtesse Mahaut, qui avait déjà empoisonné le père de Giannino, oui, le roi Louis !... avait entrepris de faire périr également le nouveau-né.

- Mais le comte de Bouville, prudent, avait échangé l'enfant de la reine avec celui de la nourrice, qui d'ailleurs s'appelait Jean, également. C'est ce dernier qui a été tué, et enterré à Saint-Denis...

Et Giannino éprouva comme une sensation d'épaississement de son malaise, parce qu'il ne pouvait se déshabituer si vite d'être Giannino Baglioni, l'enfant du marchand siennois, et que c'était comme si on lui annonçait qu'il avait cessé de respirer à l'‚ge de cinq jours et que sa vie depuis, toutes ses pensées, tous ses actes, son corps même, n'étaient qu'illusion.

Il se sentait s'évanouir, s'emplir d'ombre, se muer en son propre fantôme.

O˘ se trouvait-il vraiment, sous la dalle de Saint-Denis, ou bien ici, au Capitole?

- Elle m'appelait parfois: "Mon petit prince", murmura-t-il.

- qui cela?

- Ma mère... je veux dire, la dame de Cressay... quand nous étions seuls.

Je croyais que c'était un mot comme les mères de France en donnent à leurs enfants; et elle me baisait les mains, et elle se mettait à pleurer... Oh!

que de choses me reviennent... Et cette pension qu'envoyait le comte de Bouville, et qui faisait que les oncles Cressay, le barbu et l'autre, étaient plus gentils avec moi les jours o˘ la bourse arrivait.

qu'étaient devenus tous ces gens? Ils étaient morts pour la plupart, et depuis longtemps: Mahaut, Bouville, Robert d'Artois... Les frères Cressay avaient été armés chevaliers la veille de la bataille de Crécy, sur un jeu de mots du roi Philippe VI.

- Ils devaient être déjà assez vieux...

Mais alors, si Marie de Cressay n'avait jamais voulu revoir Guccio Baglioni, ce n'était pas qu'elle le détest‚t, comme celui-ci le prétendait amèrement, mais pour garder le serment qu'on lui avait fait prononcer par force, en lui remettant le petit roi sauvé.

- Par crainte de représailles également, sur elle-même ou sur son mari, expliqua Cola de Rienzi. Car ils étaient mariés, secrètement mais réellement, par un moine. Cela aussi elle l'a dit dans sa confession. Et un jour Baglioni est venu vous enlever, quand vous aviez neuf ans.

- Je me souviens bien de ce départ... et elle, ma... la dame de Cressay, elle ne s'est jamais remariée.

- Jamais, puisqu'elle avait contracté union.

- Lui non plus ne s'est pas remarié.

Giannino resta songeur un moment, s'entraînant à penser à la morte de Cressay, au mort de Campanie, comme à des parents d'adoption. Puis soudain il demanda :

- Pourrais-je avoir un miroir?

- Certes, dit le tribun avec une légère surprise.

Il frappa dans ses mains et donna un ordre à un serviteur.

- J'ai vu la reine Clémence, une fois... précisément quand je fus emmené de Cressay et que je passai quelques jours à Paris, chez l'oncle Spinello. Mon père... adoptif, ainsi que vous dites... me conduisit la saluer. Elle m'a donné des dragées. Alors, c'était elle, ma mère?

Les larmes lui montaient aux yeux. Il glissa la main sous le col de sa robe, sortit un petit reliquaire pendu à une cordelette de soie :

- Cette relique de saint Jean venait d'elle...

Il cherchait désespérément à retrouver les traits exacts du visage de la reine, pour autant qu'ils se fussent inscrits dans sa mémoire d'enfant. Il se rappelait seulement l'apparition d'une femme merveilleusement belle, tout en blanc dans le costume des reines veuves, et qui lui avait posé sur le front une main distraite et rosé... " Et je n'ai pas su que j'étais devant ma mère. Et elle, jusqu'à son dernier jour, a cru son fils mort... "

Ah ! cette comtesse Mahaut était une bien grande criminelle, pour avoir non seulement assassiné un innocent nouveau-né, mais encore jeté dans tant d'existences le désarroi et le malheur !

L'impression d'irréalité de sa personne avait à présent disparu chez Giannino pour faire place à une sensation de dédoublement tout aussi angoissante. Il était lui-même et un autre, le fils du banquier siennois et le fils du roi de France.

Et sa femme, Francesca? Il y pensa soudain. qui avait-elle épousé? Et ses propres enfants? Alors ils descendaient de Hugues Capet, de Saint Louis, de Philippe le Bel?

- Le pape Jean XXII devait avoir eu vent de cette affaire, reprit Cola de Rienzi. On m'a rapporté que certains cardinaux dans son entourage chuchotaient qu'il doutait que le fils du roi Louis X f˚t mort. Simple présomption, pensait-on, comme il en court tellement et qui ne paraissait guère fondée, jusqu'à cette confession in extremis de votre mère adoptive, votre nourrice, qui fit promettre au moine augustin de vous rechercher et vous apprendre la vérité. Toute sa vie, elle avait, par r

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son silence, obéi aux ordres des hommes : mais à l'instant de paraître devant Dieu, et comme ceux qui lui avaient imposé ce silence étaient décédés sans l'avoir relevée du serment, elle voulut se délivrer de son secret.

Et Frère Jourdain d'Espagne, fidèle à la promesse donnée, s'était mis à la recherche de Giannino ; mais la guerre et la peste l'avaient empêché

d'aller plus loin que Paris. Les Tolomei n'y tenaient plus comptoir. Frère Jourdain ne se sentait plus en ‚ge d'entreprendre de longs voyages.

- Il remit donc confession et récit, reprit Rienzi, à un autre religieux de son ordre, le Frère Antoine, homme d'une grande sainteté qui a accompli plusieurs fois le pèlerinage de Rome et qui m'était venu visiter précédemment. C'est ce Frère Antoine qui, voici deux mois, se trouvant malade à Porto Vénère, m'a laissé connaître tout ce que je viens de vous apprendre, en m'envoyant les pièces et son propre récit. J'ai un moment hésité, je vous l'avoue, à croire toutes ces choses. Mais, à la réflexion, elles m'ont paru trop extraordinaires et fantastiques pour avoir été

inventées ; l'imagination humaine ne saurait aller jusque-là. C'est la vérité souvent qui nous surprend. J'ai fait contrôler les dates, recueillir divers indices, et envoyé à votre recherche ; je vous ai d'abord adressé

ces émissaires qui, faute d'être porteurs d'un écrit, n'ont pu vous convaincre de venir à moi ; et enfin, je vous ai mandé cette lettre gr‚ce à

laquelle, mon grandissime Seigneur, vous vous trouvez ici. Si vous voulez faire valoir vos droits à la couronne de France, je suis prêt à vous y aider.

On venait d'apporter un miroir d'argent. Giannino l'approcha des grands candélabres, et s'y regarda longuement. Il n'avait jamais aimé son visage ; cette rondeur un peu molle, ce nez droit mais sans caractère, ces yeux bleus sous des sourcils trop p‚les, était-ce là le visage d'un roi de France? Giannino cherchait, dans le fond du miroir, à dissiper le fantôme,

à se reconstituer...

Le tribun lui posa la main sur l'épaule.

- Ma naissance aussi, dit-il gravement, fut longtemps entourée d'un bien singulier mystère. J'ai grandi dans une taverne de cette ville ; j'y ai servi le vin aux portefaix. Je n'ai su qu'assez tard de quittais le fils. Son beau masque d'empereur, o˘ seule la narine droite frémissait, s'était un peu affaissé.

III "NOUS, COLA DE RIENZI... "

Giannino, sortant du Capitole à l'heure o˘ les premières lueurs de l'aurore commençaient à ourler d'un trait cuivré les ruines du Palatin, ne rentra pas dormir au Campo dei Fiori. Une garde d'honneur, fournie par le tribun, le conduisit de l'autre côté du Tibre, au ch‚teau Saint-Ange o˘ un appartement lui avait été préparé.

Le lendemain, cherchant l'aide de Dieu pour apaiser le grand trouble qui l'agitait, il passa plusieurs heures dans une église voisine ; puis il regagna le ch‚teau Saint-Ange. Il avait demandé son ami Guidarelli ; mais il fut prié de ne s'entretenir avec personne avant d'avoir revu le tribun.

Il attendit, seul jusqu'au soir, qu'on vînt le chercher. Il semblait que Cola de Rienzi ne trait‚t ses affaires que de nuit.

Giannino retourna donc au Capitole o˘ le tribun l'entoura de plus grands égards encore que la veille et s'enferma de nouveau avec lui.

Cola de Rienzi avait son plan de campagne qu'il exposa : il adressait immédiatement des lettres au pape, à l'Empereur, à tous les souverains de la chrétienté, les invitant à lui envoyer leurs ambassadeurs pour une communication de la plus haute importance, mais sans laisser percer la nature de cette communication ; puis, devant tous les ambassadeurs réunis en une audience solennelle, il faisait apparaître Giannino, revêtu des insignes royaux, et le leur désignait comme le véritable roi de France...

Si le noblissime Seigneur lui donnait son accord, bien entendu.

Giannino était roi de France depuis la veille, mais banquier siennois depuis vingt ans ; et il se demandait quel intérêt Rienzi pouvait avoir à

prendre ainsi parti pour lui, avec une impatience, une fébrilité presque, qui agitait tout le grand corps du potentat. Pourquoi, alors que depuis la mort de Louis X quatre rois s'étaient succédé au trône de France, voulait-il ouvrir une telle contestation? …tait-ce simplement, comme il l'affirmait, pour dénoncer une injustice monstrueuse T

1330 LES ROIS MAUDITS

et rétablir un prince spolié dans son droit? Le tribun livra assez vite le bout de sa pensée.

- Le vrai roi de France pourrait ramener le pape à Rome. Ces faux rois ont de faux papes.

Rienzi voyait loin. La guerre entre la France et l'Angleterre, qui commençait à tourner en guerre d'une moitié de l'Occident contre l'autre, avait, sinon pour origine, au moins pour fondement juridique, une querelle successorale et dynastique. En faisant surgir le titulaire légitime et véritable du trône de France, on déboutait les deux autres rois de toutes leurs prétentions. Alors, les souverains d'Europe, au moins les souverains pacifiques, tenaient assemblée à Rome, destituaient le roi Jean II et rendaient au roi Jean Ier sa couronne. Et Jean Ier décidait le retour du Saint-Père dans la Ville éternelle. Il n'y avait plus de visées de la cour de France sur les terres impériales d'Italie; il n'y avait plus de luttes entre Guelfes et Gibelins; l'Italie, dans son unité retrouvée, pouvait aspirer à reprendre sa grandeur de jadis; enfin le pape et le roi de France, s'ils le souhaitaient, pouvaient même, de l'artisan de cette grandeur et de cette paix, de Cola de Rienzi, fils d'empereur, faire l'Empereur, et pas un empereur à l'allemande, un empereur à l'antique! La mère de Cola était du Trastevere, o˘ les ombres d'Auguste, de Titus, de Trajan, se promènent toujours, même aux tavernes, et y font lever les rêves...

Le lendemain 4 octobre, au cours d'une troisième entrevue, celle-ci dans la journée, Rienzi remettait à Giannino, qu'il appelait désormais Giovanni di Francia, toutes les pièces de son extraordinaire dossier: la confession de la fausse mère, le récit du Frère Jourdain d'Espagne, la lettre du Frère Antoine; enfin, ayant appelé un de ses secrétaires, il commença de dicter l'acte qui authentifiait le tout :

- Nous, Cola de Rienzi, chevalier par la gr‚ce du Siège apostolique, sénateur illustre de la Cité sainte, juge, capitaine et tribun du peuple romain, avons bien examiné les pièces qui nous ont été délivrées par le Frère Antoine, et nous y avons d'autant plus ajouté foi qu'après tout ce que nous avons appris et entendu, c'est en effet par la volonté de Dieu que le royaume de France a été en proie, pendant de longues années, tant à

la guerre qu'à des fléaux de toutes sortes, toutes choses que Dieu a permises, nous le croyons, en expiation de la fraude qui a été commise à l'égard de cet homme, et qui a fait qu'il a été longtemps dans l'abaissement et la pauvreté...

Le tribun semblait plus nerveux que la veille ; il s'arrêtait de dicter chaque fois qu'un bruit non familier parvenait à son oreille, ou au contraire qu'un silence un peu long s'établissait. Ses gros yeux se dirigeaient souvent vers les fenêtres ouvertes ; on e˚t dit qu'il épiait la ville.

- ... Giannino s'est présenté devant nous, à notre invitation, le jeudi LE LIS ET LE LION

1331

2 octobre. Avant de lui parler de ce que nous avions à lui dire, nous lui avons demandé ce qu'il était, sa condition, son nom, celui de son père, et toutes les choses qui le concernaient. D'après ce qu'il nous a répondu, nous avons trouvé que ses paroles s'accordaient avec ce que disaient les lettres du Frère Antoine; ce que voyant, nous lui avons respectueusement révélé tout ce que nous avions appris. Mais comme nous savons qu'un mouvement se prépare à Rome contre nous...

Giannino eut un sursaut. Comment ! Cola de Rienzi, si puissant qu'il parlait d'envoyer des ambassadeurs au pape et à tous les princes du monde, redoutait... Il leva le regard vers le tribun; celui-ci confirma, en abaissant lentement les paupières sur ses yeux clairs ; sa narine droite tremblait.

- Les Colonna, dit-il sombrement. Puis il se remit à dicter :

- ... Comme nous craignons de périr avant de lui avoir donné quelque appui ou quelque moyen pour recouvrer son royaume, nous avons fait copier toutes ces lettres et les lui avons remises en main propre, le samedi 4 octobre 1354, les ayant scellées de notre sceau marqué de la grande étoile entourée de huit petites, avec le petit cercle au milieu, ainsi que des armes de la Sainte …glise et du peuple romain, pour que les vérités qu'elles contiennent en reçoivent une garantie plus grande et pour qu'elles soient connues de tous les fidèles. Puisse Notre Très Pieux et Très Gracieux Seigneur Jésus-Christ nous accorder une vie assez longue pour qu'il nous soit donné de voir triomphante en ce monde une aussi juste cause. Amen, amen !

quand ceci fut fait, Rienzi s'approcha de la fenêtre ouverte et, prenant Jean Ier par l'épaule d'un geste presque paternel, il lui montra, à cent pieds plus bas, le grand désordre de ruines du forum antique, les arcs de triomphe et les temples écroulés. Le soleil couchant teintait d'or rosé

cette fabuleuse carrière o˘ Vandales et papes s'étaient fournis de marbre pendant près de dix siècles, et qui n'était pas encore épuisée. Du temple de Jupiter, on apercevait la maison des Vestales, le laurier qui croissait au temple de Vénus...

- C'est là, dit le tribun désignant la place de l'ancienne Curie romaine, c'est là-bas que César fut assassiné... Voulez-vous me rendre un très grand service, mon noble Seigneur? Nul ne vous connaît encore, nul ne sait qui vous êtes, et vous pouvez cheminer en paix comme un simple bourgeois de Sienne. Je veux vous aider de tout mon pouvoir ; encore faut-il pour cela que je sois vivant. Je sais qu'une conspiration se trame contre moi. Je sais que mes ennemis veulent mettre fin à mes jours. Je sais qu'on surveille les messagers que j'envoie hors de Rome. Partez pour Montefiascone, présentez-vous de ma part au cardinal Albornoz, et dites-lui de m'envoyer des troupes, avec la plus grande urgence.

1332 Dans

LES ROIS MAUDITS aventure Giannino se trouvait-il, en si peu d'heures, II n'avait dit oui à rien, et à rien ne pouvait dire ""

Le lendemain 5 octobre, après une course de douze heures i de Rienzi était assassiné.

IV LE ROI POSTHUME

Et Giovanni di Francia rentra à Sienne, y reprit son commerce de banque et de laines, et pendant deux ans se tint coi. Simplement, il se regardait souvent dans les miroirs. Il ne s'endormait pas sans penser qu'il était le fils de la reine Clémence de Hongrie, le parent des souverains de Naples, l'arrière-petit-flls de Saint Louis. Mais il n'avait pas une immense audace de cour; on ne sort pas brusquement de Sienne, à quarante ans, pour crier:

"Je suis le roi de France", sans risquer d'être pris pour un fou.

L'assassinat de Cola de Rienzi, son protecteur de trois jours, l'avait fait sérieusement réfléchir. Et d'abord, qui serait-il allé trouver?

Toutefois il n'avait pas gardé la chose si secrète qu'il n'en e˚t parlé un peu à son épouse Francesca, curieuse comme toutes les femmes, à son ami Guidarelli, curieux comme tous les notaires, et surtout Fra Bartolomeo, de l'ordre des Frères Prêcheurs, curieux comme tous les confesseurs.

Fra Bartolomeo était un moine italien, enthousiaste et bavard, qui se voyait déjà chapelain de roi. Giannino lui avait montré les pièces remises par Rienzi; il commença d'en parler dans la ville. Et les Siennois bientôt de se chuchoter ce miracle : le légitime roi de France était parmi leurs concitoyens! On s'attroupait devant le palazzo Tolomei ; quand on venait commander des laines à Giannino, on se courbait très bas; on était honoré

de lui signer une traite; on se le désignait lorsqu'il marchait dans les petites rues. Les voyageurs de commerce qui avaient été en France assuraient qu'il avait tout à fait le visage des princes de là-bas, blond, les joues larges, les sourcils un peu écartés.

Et voilà les marchands siennois dispersant la nouvelle auprès de leurs correspondants en tous comptoirs italiens d'Europe. Et voilà qu'on découvre que les Frères Jourdain et Antoine, les deux Augustins que 1334

LES ROIS MAUDITS

LE US ET LE LION

1335

chacun croyait morts, tant ils se présentaient dans leurs relations écrites comme vieux ou malades, étaient toujours bien vivants, et même s'apprêtaient à partir pour la Terre sainte. Et voilà que ces deux moines écrivent au Conseil de la République de Sienne, pour confirmer toutes leurs déclarations antérieures; et même le Frère Jourdain écrit à Giannino, lui parlant des malheurs de la France et l'exhortant à prendre bon courage !

Les malheurs en effet étaient grands. Le roi Jean II, "le faux roi"

disaient maintenant les Siennois, avait donné toute la mesure de son génie dans une grande bataille qui s'était livrée à l'ouest de son royaume, du côté de Poitiers. Parce que son père Philippe VI s'était fait battre à

Crécy par des troupes de pied, Jean II, le jour de Poitiers, avait décidé

de mettre à terre ses chevaliers, mais sans leur laisser ôter leurs armures, et de les faire marcher ainsi contre un ennemi qui les attendait en haut d'une colline. On les avait découpés dans leurs cuirasses comme des homards crus.

Le fils aîné du roi, le dauphin Charles, qui commandait un corps de bataille, s'était éloigné du combat, sur l'ordre de son père assurait-on, mais avec bien de l'empressement à exécuter cet ordre. On racontait aussi que le dauphin avait les mains qui gonflaient et qu'à cause de cela il ne pouvait tenir longtemps une épée. Sa prudence, en tout cas, avait sauvé

quelques chevaliers à la France, tandis que Jean II, isolé avec son dernier fils Philippe qui lui criait : " Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! " alors qu'il avait à se garder d'une armée entière, finissait par se rendre à un chevalier picard passé au service des Anglais.

A présent le roi Valois était prisonnier du roi Edouard III. N'avançait-on pas, comme prix de sa rançon, le chiffre fabuleux d'un million de florins?

Ah! il ne fallait pas compter sur les banquiers siennois pour y contribuer.

On commentait toutes ces nouvelles, avec beaucoup d'animation, un matin d'octobre 1356, devant le Municipio de Sienne, sur la belle place en amphithé‚tre bordée de palais ocres et rosés; on en discutait, en faisant de grands gestes qui effarouchaient les pigeons, lorsque soudain Fra Bartolomeo s'avança dans sa robe blanche vers le groupe le plus nombreux, et, justifiant sa renommée de Frère Prêcheur, commença de parler comme s'il e˚t été en chaire.

- On va voir enfin ce qu'est ce roi prisonnier et quels sont ses titres à

la couronne de Saint Louis ! Le moment de la justice est arrivé ; les calamités qui s'appesantissent sur la France depuis vingt-cinq années ne sont que le ch‚timent d'une infamie, et Jean de Valois n'est qu'un usurpateur... Usurp‚tore, usurpatore! hurlait Fra Bartolomeo devant la foule qui grossissait. Il n'a aucun droit au trône qu'il occupe. Le véritable, le légitime roi de France, c'est à Sienne qu'il se trouve et tout le monde le connaît: on l'appelle Giannino Baglioni...

Son doigt indiquait par-dessus les toits la direction du palais Tolomei.

- ... on le croit le fils de Guccio, fils de Mino; mais en vérité il est né

en France, du roi Louis et de la reine Clémence de Hongrie.

La ville fut mise par ce prêche dans un tel émoi que le Conseil de la République se réunit sur l'heure au Municipio, demanda à Fra Bartolomeo d'apporter les pièces, les examina, et, après une grande délibération, décida de reconnaître Giannino comme roi de France. On allait l'aider à

recouvrer son royaume ; on allait nommer un conseil de six d'entre les citoyens les plus avisés et les plus riches pour veiller à ses intérêts, et informer le pape, l'Empereur, les souverains, le Parlement de Paris, qu'il existait un fils de Louis X, honteusement dépossédé mais indiscutable, qui revendiquait son héritage. Et tout d'abord on lui vota une garde d'honneur et une pension.

Giannino, effrayé de cette agitation, commença par tout refuser. Mais le Conseil insistait ; le Conseil brandissait devant lui ses propres documents et exigeait qu'il f˚t convaincu. Il finit par raconter ses entrevues avec Cola de Rienzi, dont la mort continuait de l'obséder, et alors l'enthousiasme ne connut pas de limites ; les plus nobles des jeunes Siennois se disputaient l'honneur d'être de sa garde ; on se serait presque battu entre quartiers, comme le jour du Palio.

Cet empressement dura un petit mois, pendant lequel Giannino parcourut sa ville avec un train de prince. Son épouse ne savait trop quelle attitude adopter et se demandait si, simple bourgeoise, elle pourrait être ointe à

Reims. quant aux enfants, ils étaient habillés toute la semaine de leurs vêtements de fête. L'aîné du premier mariage, Gabriele, devrait-il être considéré comme l'héritier du trône? Gabriele Primo, roi de France... cela sonnait étrangement. Ou bien... et la pauvre Francesca Agazzano en tremblait... le pape ne serait-il pas forcé d'annuler un mariage si peu en rapport avec l'auguste personne de l'époux, afin de permettre que celui-ci contract‚t une nouvelle union avec une fille de roi?

Négociants et banquiers furent vite calmés par leurs correspondants. Les affaires n'étaient-elles pas assez mauvaises en France, qu'il fall˚t y faire surgir un roi de plus? Les Bardi de Florence se moquaient bien de ce que le légitime souverain f˚t siennois ! La France avait déjà un roi Valois, prisonnier à Londres o˘ il menait une captivité dorée, en l'hôtel de Savoie sur la Tamise, et se consolait, en compagnie déjeunes écuyers, de l'assassinat de son cher La Cerda. La France avait également un roi anglais qui commandait à la plus grande part du pays. Et maintenant le nouveau roi de Navarre, petit-fils de Marguerite de Bourgogne, qu'on appelait Charles le Mauvais, revendiquait lui aussi

1336 LES ROIS MAUDITS

le trône. Et tous étaient endettés auprès des banques italiennes... Ah! les Siennois étaient bien venus d'aller soutenir les prétentions de leur Giannino !

Le Conseil de la République n'envoya aucune lettre aux souverains, aucun ambassadeur au pape, aucune représentation au Parlement de Paris. Et l'on retira bientôt à Giannino sa pension et sa garde

d'honneur.

Mais c'était lui, maintenant, entraîné presque contre son gré dans cette aventure, qui voulait la poursuivre. Il y allait de son honneur, et l'ambition, tardivement, le tourmentait. Il n'admettait plus qu'on tînt pour rien qu'il e˚t été reçu au Capitole, qu'il e˚t dormi au Ch‚teau Saint-Ange et marché sur Rome en compagnie d'un cardinal. Il s'était promené un mois avec une escorte de prince, et ne pouvait supporter qu'on chuchot‚t, le dimanche, quand il entrait au Duomo dont on venait d'achever la belle façade noire et blanche : " Vous savez, c'est lui qui se disait héritier de France ! " Puisqu'on avait décidé qu'il était roi, il continuerait de l'être. Et, tout seul, il écrivit au pape Innocent VI, qui avait succédé en 1352 à Pierre Roger; il écrivit au roi d'Angleterre, au roi de Navarre, au roi de Hongrie, leur envoyant copie de ses documents et leur demandant d'être rétabli dans ses droits. L'entreprise en f˚t peut-être restée là si Louis de Hongrie, seul de tout le parentage, n'e˚t répondu. Il était neveu direct de la reine Clémence; dans sa lettre il donnait à Giannino le titre de roi et le félicitait de sa

naissance !

Alors, le 2 octobre 1357, trois ans jour pour jour après sa première entrevue avec Cola de Rienzi, Giannino, emportant avec lui tout son dossier, ainsi que deux cent cinquante écus d'or et deux mille six cents ducats cousus dans ses vêtements, partit pour Bude, pour demander protection à ce cousin lointain qui acceptait de le reconnaître. Il était accompagné de quatre écuyers fidèles à sa fortune.

Mais quand il arriva à Bude, deux mois plus tard, Louis de Hongrie ne s'y trouvait pas. Tout l'hiver, Giannino attendit, dépensant ses ducats. Il découvrit là un Siennois, Francesco del Contado, qui était devenu évêque.

Enfin, au mois de mars, le cousin de Hongrie rentra dans sa capitale, mais ne reçut pas Giovanni di Francia. Il le fit interroger par plusieurs de ses seigneurs qui se déclarèrent d'abord convaincus de sa légitimité, puis, huit jours plus tard, faisant volte-face, affirmèrent que ses prétentions n'étaient qu'imposture. Giannino protesta; il refusait de quitter la Hongrie. Il se constitua un conseil, présidé par l'évêque siennois; il parvint même à recruter, parmi l'imaginative noblesse hongroise toujours prête aux aventures, cinquante-six gentilshommes qui s'engagèrent à le suivre avec mille cavaliers et quatre mille archers, LE US ET LE LION

1337

poussant leur aveugle générosité jusqu'à offrir de le servir à leurs frais aussi longtemps qu'il ne serait pas en état de les récompenser.

Encore leur fallait-il, pour s'équiper et partir, l'autorisation du roi de Hongrie. Celui-ci, qui se faisait nommer "le Grand", mais ne paraissait pas briller par la rigueur de jugement, voulut réexaminer lui-même les documents de Giannino, les approuva comme authentiques, proclama qu'il allait fournir appuis et subsides à l'entreprise, puis, la semaine suivante, annonça que, tout bien réfléchi, il abandonnait ce projet.

Et pourtant le 15 mai 1359, l'évêque Francesco del Contado remettait au prétendant une lettre datée du même jour, scellée du sceau de Hongrie, par laquelle Louis le Grand " enfin éclairé par le soleil de la vérité"

certifiait que le seigneur Giannino di Guccio, élevé dans la ville de Sienne, était bien issu de la famille royale de ses ancêtres, et fils du roi Louis de France et de la reine Clémence de Hongrie, d'heureuses mémoires. La lettre confirmait également que la divine Providence, se servant du secours de la nourrice royale, avait voulu qu'un échange substitu‚t au jeune prince un autre enfant à la mort duquel Giannino devait son salut. "Ainsi autrefois la Vierge Marie, fuyant en Egypte, sauvait son enfant en laissant croire qu'il ne vivait plus... "

Toutefois l'évêque Francesco conseillait au prétendant de partir au plus vite, avant que le roi de Hongrie ne f˚t revenu sur sa décision, d'autant qu'on n'était pas absolument certain que la lettre e˚t été dictée par lui, ni le sceau apposé par son ordre...

Le lendemain, Giannino quittait Bude, sans avoir eu le temps de réunir toutes les troupes qui s'étaient offertes à le servir, mais néanmoins avec une assez belle suite pour un prince qui avait si peu de terres.

Giovanni di Francia se rendit alors à Venise o˘ il se fît tailler des habits royaux, puis à Trévise, à Padoue, à Ferrare, à Bologne, et enfin il rentra à Sienne, après un voyage de seize mois, pour se présenter aux élections du Conseil de la République.

Or, bien que son nom f˚t sorti le troisième des boules, le Conseil invalida son élection, justement parce qu'il était le fils de Louis X, justement parce qu'il était reconnu comme tel par le roi de Hongrie, justement parce qu'il n'était pas de la ville. Et on lui ôta la citoyenneté siennoise.

Vint à passer par la Toscane le grand sénéchal du royaume de Naples, qui se rendait en Avignon. Giannino s'empressa de l'aller trouver ; Naples n'était-elle pas le berceau de sa famille maternelle? Le sénéchal, prudent, lui conseilla de s'adresser au pape.

Sans escorte cette fois, les nobles hongrois s'étant lassés, il arriva au printemps 1360 dans la cité papale, en simple habit de pèlerin. Innocent VI refusa obstinément de le recevoir. La France causait au Saint-1338

LES ROIS MAUDITS

Père trop de tracas pour qu'il songe‚t à s'occuper de cet étrange roi posthume.

Jean II le Bon était toujours prisonnier ; Paris demeurait marqué par l'insurrection o˘ le prévôt des marchands, …tienne Marcel, avait péri assassiné après sa tentative d'établir un pouvoir populaire. L'émeute était aussi dans les campagnes o˘ la misère soulevait ceux qu'on appelait " les Jacques ". On se tuait partout, on ne savait plus qui était ami ou ennemi.

Le dauphin aux mains gonflées, sans troupes et sans finances, luttait contre l'Anglais, luttait contre le Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel il avait remis l'épée qu'il ne pouvait tenir. Il s'employait en outre à réunir la rançon de son père.

L'embrouille était totale entre des factions toutes également épuisées ; des compagnies, qui se disaient de soldats mais qui n'étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines, pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre.

Le séjour d'Avignon devenait, pour le chef de l'…glise, aussi peu s˚r que celui de Rome, même avec les Colonna. Il fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants exténués, et que le roi d'Angleterre renonç‚t à la couronne de France, f˚t-ce à garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France f˚t rétabli sur l'autre moitié pour y ramener un semblant d'ordre. qu'avait-on à faire d'un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l'incroyable relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci démentait?

Alors Giannino erra, cherchant quelque argent, essayant d'intéresser à son histoire des convives d'auberge qui disposaient d'une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l'influence à des gens qui n'en avaient point, s'abouchant avec des intrigants, des malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. On disait qu'il était fou et, en vérité, il le devenait.

Les notables d'Aix l'arrêtèrent un jour de janvier 1361 o˘ il semait le trouble dans leur ville. Ils s'en débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison. Il s'évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris ; et puisqu'il se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu'il affirmait avec tant de force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l'envoya à Naples.

On négociait justement dans ce moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l'Astrologue, avec le dernier fils de Jean II le Bon.

Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon o˘ Innocent VI venait de mourir.

Et le roi Jean II proposait au nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni son

LE LIS ET LE LION

1339

père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n'avaient réussi à faire partir !

A Naples, Jean le Posthume, Jean l'Inconnu, fut enfermé au ch‚teau de l'ouf; par le soupirail de son cachot il pouvait voir le Ch‚teau-Neuf, le Maschio Angioino, d'o˘ sa mère était partie si heureuse, quarante-six ans plus tôt, pour devenir reine de France.

Ce fut là qu'il mourut, la même année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des Rois maudits.

quand Jacques de Molay, du haut de son b˚cher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l'usage, de l'avenir promis à la race de Philippe le Bel? Ou bien la fumée dans laquelle il mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique?

Les peuples portent le poids des malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées.

Des descendants m‚les du Roi de fer, nul n'avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Edouard d'Angleterre, qui venait d'échouer à régner sur la France.

Mais le peuple, lui, n'était pas au bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d'un autre b˚cher, allumé pour le sacrifice d'une fille de France, n'eussent dissipé, dans les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître.

Paris, 1954-1960 Essendiéras, 1965-1966

NOTES HISTORIqUES

1. - L'…glise n'a jamais imposé de législation fixe ou uniforme au rituel du mariage et s'est plutôt contentée d'entériner des usages particuliers.

La diversité des rites et la tolérance de l'…glise à leur égard reposent sur le fait que le mariage est par essence un contrat entre individus et un sacrement dont les contractants sont l'un envers l'autre mutuellement les ministres. La présence du prêtre, et même de tout témoin, n'était nullement requise dans les églises chrétiennes primitives. La bénédiction n'est devenue obligatoire qu'à partir d'un décret de Charlemagne. Jusqu'à la réforme du Concile de Trente au xvie siècle, les fiançailles, par leur caractère d'engagement, avaient presque autant d'importance que le mariage lui-même.

Chaque région avait ses usages particuliers qui pouvaient varier d'un diocèse à un autre. Ainsi le rite de Hereford était différent du rite d'York. Mais de façon générale l'échange de voux constituant le sacrement proprement dit avait lieu en public à l'extérieur de l'église. Le roi Edouard Ier épousa de la sorte Marguerite de France, en septembre 1299, à

la porte de la cathédrale de Canterbury. L'obligation faite de nos jours de tenir ouvertes les portes de l'église pendant la cérémonie du mariage, et dont la non-observance peut constituer un cas d'annulation, est une précise survivance de cette tradition.

Le rite nuptial de l'archidiocèse d'York présentait certaines analogies avec celui de Reims, en particulier en ce qui concernait l'application successive de l'anneau aux quatre doigts, mais à Reims le geste était accompagné de la formule suivante :

Par cet anel l'…glise enjoint

que nos deux cours en ung soient joints

Par vray amour, loyale foy;

Pour tant je te mets en ce doy.

1344

LES ROIS MAUDITS

2. - Après l'annulation de son mariage avec Blanche de Bourgogne (voir notre précédent volume : La Louve de France), Charles IV avait épousé

successivement Marie de Luxembourg, morte en couches, puis Jeanne d'…vreux.

Celle-ci, nièce de Philippe le Bel par son père Louis de France comte d'…

vreux, était également nièce de Robert d'Artois par sa mère Marguerite d'Artois, sour de Robert.

3. - Par un traité conclu à la fin de 1327, Charles IV avait échangé le comté de la Marche, constituant précédemment son fief d'apanage, contre le comté de Clermont en Beauvaisis que Louis de Bourbon avait hérité de son père, Robert de Clermont. C'est à cette occasion que la seigneurie de Bourbon avait été élevée en duché.

4. - Cette année 1328 fut pour Mahaut d'Artois une année de maladie. Les comptes de sa maison nous apprennent qu'elle dut se faire saigner le surlendemain de ce conseil, 6 février 1328, et encore les 9 mai, 18

septembre et 19 octobre.

5. - Un chapeau d'or: terme employé au Moyen Age concurremment à celui de couronne. …galement en orfèvrerie, doigt signifiait: bague.

6. - Pierre Roger, précédemment abbé de Fécamp, avait fait partie de la mission chargée des négociations entre la cour de Paris et la cour de Londres, avant l'hommage d'Amiens. Il fut nommé au diocèse d'Arras le 3

décembre 1328 en remplacement de Thierry d'Hirson ; puis il fut successivement archevêque de Sens, archevêque de Rouen ; et, enfin, élu pape en 1342 à la mort de Benoît XII, il régna sous le nom de Clément VI.

7. - Jusqu'au xvie siècle, les grands miroirs, pour s'y voir en buste ou en pied, n'existaient pas ; on ne disposait que de miroirs de petites dimensions destinés à être pendus ou posés sur les meubles, ou encore de miroirs de poche. Ils étaient soit de métal poli, comme ceux de l'Antiquité, soit, et seulement depuis le xnie siècle, constitués par une plaque de verre derrière laquelle une feuille d'étain était appliquée à la colle transparente. L'étamage des glaces avec un amalgame de mercure et d'étain ne fut inventé qu'au xvie siècle.

8. - Cet hôtel de la Malmaison, de dimensions palatiales, devait devenir par la suite l'Hôtel de ville d'Amiens.

9. - On nomme hortillonnages des cultures maraîchères qui se pratiquaient, et se pratiquent toujours, dans la large vallée maréca-LE LIS ET LE LION

1345

geuse de la Somme, aménagée, selon un procédé et un aspect très particuliers, pour le maraîchage.

Ces jardins, artificiellement créés en surélevant le sol à l'aide du limon dragué dans le fond de la vallée, sont sillonnés de canaux qui drainent l'eau du sous-sol, et sur lesquels les maraîchers, ou hortillons, se déplacent dans de longues barques noires et plates, poussées à la perche, et qui les amènent jusqu'au Marché d'Eau dans Amiens.

Les hortillonnages couvrent un territoire de près de trois cents hectares.

L'origine latine du nom (hortus: jardin) permet de supposer que ces cultures datent de la colonisation romaine.

10. - On appelait princes à fleur de lis tous les membres de la famille royale capétienne, parce que leurs armes étaient constituées d'un semé de France (d'azur semé de fleurs de lis d'or) avec une bordure variant selon leurs apanages ou fiefs.

11. - Guillaume de la Planche, bailli de Béthune, puis de Calais, se trouvait en prison pour l'exécution h‚tive d'un certain Tassard le Chien, qu'il avait, de sa propre autorité, condamné à être traîné et pendu.

La Divion était venue le voir en sa prison et elle lui avait promis que, s'il témoignait dans le sens qu'elle lui indiquait, le comte d'Artois le tirerait d'affaire en faisant intervenir Miles de Noyers. Guillaume de la Planche, lors de la contre-enquête, se rétracta et déclara qu'il n'avait déposé que "par peur des menaces et par doute de demeurer très longtemps et mourir en prison, s'il refusait d'obéir à Monseigneur Robert qui était si grand, si puissant et si avant environ le roi".

12. - Mesquine ou meschine (du wallon eskène, ou méquène en Hainaut, ou encore, en provençal, mesquin) signifiant : faible, pauvre, chétif, ou misérable, était le qualitatif généralement appliqué aux servantes.

13. - En juin 1320, Mahaut avait fait marché avec Pierre de Bruxelles, peintre demeurant à Paris, pour la décoration à fresques de la grande galerie de son ch‚teau de Conflans, situé au confluent de la Marne et de la Seine. L'accord indiquait très précisément les sujets de ces fresques -

portraits du comte Robert II et de ses chevaliers en batailles de terre et de mer - les vêtements que devaient porter les personnages, les couleurs, et la qualité des matériaux utilisés.

Les peintures furent achevées le 26 juillet 1320.

14. - Ces recettes de sorcellerie, dont l'origine remonte au plus haut Moyen Age, étaient encore utilisées du temps de Charles IX et 1346

LES ROIS MAUDITS

même sous Louis XIV; certains assurèrent que la Montespan se prêta à la préparation'de telles p‚tes conjuratoires. Les recettes de la composition des philtres d'amour, qu'on lira plus loin, sont extraites des recueils du Petit ou du Grand Albert.

15. - Nous rappelons qu'après un emprisonnement de onze ans à Ch‚teau-Gaillard, Blanche de Bourgogne fut transférée au ch‚teau de Gournay, près Coutances, pour prendre enfin le voile à l'abbaye de Maubuisson o˘ elle mourut en 1326. Mahaut, sa mère, devait être elle-même inhumée à

Maubuisson; ses restes ne furent transférés que plus tard à Saint-Denis o˘

se trouve toujours son gisant, le seul, à notre connaissance, qui soit fait de marbre noir.

16. - De la Chandeleur de 1329 jusqu'au 23 octobre, Mahaut semble avoir été

en excellente santé et n'avoir eu à faire que très peu appel à ses médecins ordinaires. Du 23 octobre, date de son entrevue avec Philippe VI à

Maubuisson, jusqu'au 26 novembre, veille de sa mort, on peut suivre presque jour par jour l'évolution de sa maladie, gr‚ce aux paiements faits par son trésorier aux mires, physiciens, barbiers, herbière, apothicaires et espiciers, pour leurs soins ou leurs fournitures.

17. - Le premier des douze enfants d'Edouard III et de Philippa de Hainaut, Edouard de Woodstock, prince de Galles, qu'on appela le Prince Noir, à

cause de la couleur de son armure.

C'est lui qui devait remporter la victoire de Poitiers sur le fils de Philippe VI de Valois, Jean II, et faire ce dernier prisonnier.

Au cours d'une existence de grand chef de guerre, il vécut surtout sur le Continent, fut l'un des personnages dominants des débuts de la guerre de Cent Ans, et mourut un an avant son père, en 1376.

18. - Le texte original du jugement de Roger Mortimer fut rédigé en français.

19. - Les Common Gallows de Londres (le Montfaucon des Anglais), o˘ étaient exécutés la plupart des condamnés de droit commun, étaient situés en bordure des bois de Hyde Park, au lieu appelé Tyburn, et qu'occupé

actuellement Marble Arch. Pour y parvenir, depuis la Tour, il fallait donc traverser tout Londres, et sortir de la ville. Ce gibet fut utilisé

jusqu'au milieu du xvme siècle. Une plaque discrète en signale l'emplacement.

20. - La reine Jeanne la Boiteuse était coutumière de pareils méfaits et lorsqu'elle avait pris en détestation l'un des amis, conseillers LE LIS ET LE LION

1347

ou serviteurs de son époux, usait des pires moyens pour assouvir sa haine.

Ainsi, voulant se débarrasser du maréchal Robert Bertrand, dit le Chevalier au Vert Lion, elle adressa au prévôt de Paris une lettre " de par le roi "

lui ordonnant d'arrêter le maréchal pour trahison, et de l'envoyer pendre sur-le-champ au gibet de Montfaucon. Le prévôt était l'intime ami du maréchal; cet ordre soudain que n'avait précédé aucune action de justice le stupéfia; au lieu de conduire Robert Bertrand à Montfaucon, il l'emmena d'urgence trouver le roi, lequel leur fit le meilleur accueil, embrassa le maréchal et ne comprit rien à l'émoi de ses visiteurs. quand ils lui montrèrent l'ordre d'arrestation, il reconnut aussitôt que l'ordre venait de sa femme et il enferma celle-ci, dit le chroniqueur, dans une chambre o˘

il la battit à coups de b‚ton et tellement " qu'il s'en fallut de peu qu'il la tu‚t ".

L'évêque Jean de Marigny faillit lui aussi être victime des criminelles manouvres de la Boiteuse. Il lui avait déplu et ne le savait pas. Il revenait d'une mission en Guyenne ; la reine feint de l'accueillir avec de grandes effusions d'amitié et pour le défatiguer lui fait préparer un bain au Palais. L'évêque d'abord refuse, n'en voyant pas l'urgente nécessité; mais la reine insiste, lui disant que son fils Jean, le duc de Normandie (le futur Jean II), va se baigner également. Et elle l'accompagne aux étuves. Les deux bains sont prêts; le duc de Normandie, par mégarde ou indifférence, se dirige vers le bain destiné à l'évêque et s'apprête à y entrer, quand sa mère, brusquement, l'en empêche, donnant des signes d'affolement. On s'étonne. Jean de Normandie, qui était fort ami de Marigny, flaire un piège, prend un chien qui rôdait là et le jette dans la cuve ; le chien meurt aussitôt. Le roi Philippe VI, quand l'incident lui fut raconté, à nouveau enferma sa femme et la roua "à coup de torches".

quant à l'hôtel de Nesle, il lui avait été donné par son mari en 1332, c'est-à-dire deux ans après que celui-ci eut acheté l'hôtel aux exécuteurs testamentaires de la fille de Mahaut, Jeanne de Bourgogne la Veuve, qui le tenait elle-même de son époux Philippe V.

En exécution d'une clause du testament de Jeanne la Veuve, le produit de la vente, mille livres en espèces plus un revenu de deux cents livres, servit à la fondation et à l'entretien d'une maison d'écoliers installée dans une dépendance de l'hôtel. C'est là l'origine du célèbre Collège de Bourgogne ; c'est également la cause de la confusion qui s'est établie, dans la mémoire populaire, entre les deux belles-sours, Marguerite et Jeanne de Bourgogne.

Les débauches d'écoliers qu'on attribua à Marguerite, et qui n'existèrent jamais que dans la légende, trouvent là leur explication.

21. - Fautre, oufaucre: crochet fixé au plastron de l'armure et 1348 LES ROIS MAUDITS

destiné à y appuyer le bois de la lance et à en arrêter le recul au moment du choc. Lefautre était fixe jusqu'à la fin du xiv* siècle ; on le fit ensuite à charnière ou à ressort pour remédier à la gêne que causait cette saillie dans les combats à l'épée.

22. - Ce séjour secret d'Edouard III en France dura quatre jours, du 12 au 16 avril 1331, à Saint-Christophe-en-Halatte.

23. - Le roi d'armes, personnage qui avait des fonctions d'ordonnateur, présidait à toutes les formalités du tournoi.

24. - La compagnie des Tolomei, comme nous l'avons dit précédemment, était la plus importante des compagnies siennoises, après celle des Buonsignori.

Sa fondation remontait à Tolomeo Tolomei, ami ou tout au moins familier d'Alexandre III, pape de 1159 à 1181, lui-même siennois, et qui fut l'adversaire de Frédéric Barberousse. Le palais Tolomei à Sienne fut édifié

en 1205. Les Tolomei furent souvent les banquiers du Saint-Siège ; ils établirent leurs filiales en France vers le milieu du xme siècle, d'abord autour des foires de Champagne, puis en créant de nombreux comptoirs, dont celui de Neauphle, avec une maison principale à Paris.

Au moment des ordonnances de Philippe VI, et quand de nombreux négociants italiens furent emprisonnés pendant trois semaines pour ne recouvrer leur liberté qu'au prix de versements considérables, les Tolomei partirent subrepticement, emportant toutes les sommes déposées chez eux soit par d'autres compagnies italiennes, soit par leurs clients français, ce qui créa d'assez sérieuses difficultés au Trésor.

25. - Ces "remontrances" avaient été poussées fort loin puisque Jean de Luxembourg, pour complaire à Philippe VI, avait monté une coalition et menacé le duc de Brabant d'envahir ses terres. Le duc de Brabant préféra expulser Robert d'Artois, mais non sans avoir, à cette occasion, négocié

une opération fructueuse : le mariage de son fils aîné avec la fille du roi de France. Jean de Bohême, de son côté, fut remercié de son intervention par la conclusion du mariage de sa fille Bonne de Luxembourg avec l'héritier de France, Jean de Normandie.

26. - Le 2 octobre 1332. Le serment demandé par Philippe VI à ses barons était un serment de fidélité au duc de Normandie " qui droit hoir et droit sire doit être du royaume de France ". N'étant pas héritier direct de la couronne et n'ayant reçu celle-ci que par choix des pairs, Philippe VI revenait aux coutumes de la monarchie élective, celle des premiers Capétiens.

LE LIS ET LE LION

1349

27. - Le vieux roi lépreux Robert Bruce, qui avait tenu si longtemps en échec Edouard II et Edouard III, était mort en 1329, laissant sa couronne à

un enfant de sept ans, David Bruce. La minorité de David fut une occasion pour les différentes factions de rouvrir leur querelle. Le petit David fut emmené pour sa sauvegarde par des barons de son parti qui prirent refuge avec lui à la cour de France, tandis qu'Edouard III soutenait les prétentions d'un gentilhomme français d'origine normande, Edouard de Baillol, parent des anciens rois d'Ecosse et qui acceptait que la couronne écossaise f˚t placée sous la suzeraineté anglaise.

28. - Jean Buridan, né vers 1295 à Béthune en Artois, était disciple d'Occam. Son enseignement philosophique et théologique lui valut une immense réputation ; il devint à trente ou trente-deux ans recteur de l'Université de Paris. Sa controverse avec le vieux pape Jean XXII, et le schisme qu'elle faillit entraîner, accrurent encore sa célébrité. Il devait, dans la seconde partie de sa vie, se retirer en Allemagne o˘ il enseigna principalement à Vienne. Il mourut en 1360.

Le rôle que l'imagination populaire lui prêta dans l'affaire de la tour de Nesle est de pure fantaisie et n'apparaît d'ailleurs que dans des récits de deux siècles postérieurs.

29. - On relève, dans les comptes du trésorier de F…chiquier, pour les seuls premiers mois de 1337 : en mars, un ordre de payer deux cents livres à Robert d'Artois comme don du roi ; en avril, un don de trois cent quatre-vingt-trois livres, un autre de cinquante-quatre livres, et l'octroi des ch

‚teaux de Guilford, Wallingford et Somerton; en mai, l'attribution d'une pension annuelle de douze cents marcs esterlins ; en juin, le remboursement de quinze livres dues par Robert à la Compagnie des Bardi, etc.

30. - L'imagination du romancier hésiterait devant pareille coÔncidence, qui semble vraiment trop grossière et volontaire, si la vérité des faits ne l'y obligeait. D'avoir été le lieu o˘ fut présenté le défi d'Edouard III, acte qui ouvrit juridiquement la guerre de Cent Ans, ne termine pas d'ailleurs l'étrange destin de l'hôtel de Nesle.

Le connétable Raoul de Brienne, comte d'Eu, habitait l'hôtel de Nesle lorsqu'il fut arrêté en 1350 par ordre de Jean le Bon pour être condamné à

mort et décapité.

L'hôtel fut encore le séjour de Charles le Mauvais, roi de Navarre (le petit-fils de Marguerite de Bourgogne), qui prit les armes contre la maison de France.

Plus tard, Charles VI le Fou devait le donner à sa femme, Isabeau r

1350

LES ROIS MAUDITS

LE LIS ET LE LION

1351

de Bavière, qui livra par traité la France aux Anglais en dénonçant son propre fils, le dauphin, comme adultérin.

A peine l'hôtel fut-il donné à Charles le Téméraire par Charles VII que ce dernier mourut, et que le Téméraire entra en conflit avec le nouveau roi Louis XI.

François Ier céda une partie des b‚timents à Benvenuto Cellini ; puis Henri II y fit installer un atelier pour la fabrication des pièces de monnaie, et la Monnaie de Paris est toujours à cet emplacement. On voit par là

l'ampleur qu'avait l'ensemble du terrain et des édifices.

Charles IX, pour pouvoir payer ses gardes suisses, fit mettre en vente l'hôtel et la Tour qui furent acquis par le duc de Nevers, Louis de Gonzague ; celui-ci les fit raser pour édifier à la place l'hôtel de Nevers.

Enfin Mazarin se rendit acquéreur de l'hôtel de Nevers pour le démolir et le remplacer par le Collège des quatre Nations, qui subsiste toujours : c'est le siège aujourd'hui de l'Institut de France.

31. - La reine Isabelle devait vivre encore vingt ans, mais sans reprendre jamais aucune participation aux affaires de son siècle. La fille de Philippe le Bel mourut le 23 ao˚t 1358, au ch‚teau de Hertford, et son corps fut inhumé en l'église des franciscains de Newgate à Londres.

32. - En dépit des luttes politiques, émeutes, rivalités entre les classes sociales ou avec les cités voisines qui sont le lot commun des républiques italiennes à cette époque, Sienne connut au xiv6 siècle sa grande période de prospérité et de gloire, autant pour ses arts que pour son commerce.

Entre l'occupation de la ville par Charles de Valois en 1301 et sa conquête en 1399 par Jean Galeazzo Visconti, duc de Milan, le seul malheur véritable qui s'abattit sur Sienne fut l'épidémie de peste de 1347-1348.

33. - Tout le temps qu'il passa en Avignon, Pétrarque ne cessa d'exhaler, avec un rare talent de pamphlétaire, sa haine contre cette ville. Ses lettres, o˘ il faut faire la part de l'exagération poétique, nous ont laissé une saisissante peinture d'Avignon au temps des papes.

"... J'habite maintenant, en France, la Babylone de l'Occident, tout ce que le soleil voit de plus hideux, sur les bords du Rhône indompté qui ressemble au Cocyte ou à l'Achéron du Tartare, o˘ régnent les successeurs, jadis pauvres, du pêcheur, qui ont oublié leur origine. On est confondu de voir, au lieu d'une sainte solitude, une affluence criminelle et des bandes d'inf‚mes satellites répandus partout; au lieu de je˚nes austères, des festins pleins de sensualité; au lieu de pieuses pérégrinations, une oisiveté cruelle et impudique; au lieu des pieds nus des apôtres, les coursiers rapides des voleurs, blancs comme la neige, couverts d'or, logés dans l'or, rongeant de l'or, et bientôt chaussés d'or. Bref, on dirait les rois des Perses ou des Parthes, qu'il faut adorer c: qu'il n'est pas permis de visiter sans leur offrir des présents... "

(Lettre V)

"... Aujourd'hui Avignon n'est plus une ville, c'est la patrie des larves et des lémures; et pour le dire en un mot, c'est la sentine de tous les crimes, et de toutes les infamies; c'est cet enfer des vivants signalé par la bouche de David... "

(Lettre VIII)

"...Je sais par expérience qu'il n'y a là aucune pitié, aucune charité, aucune foi, aucun respect, aucune crainte de Dieu, rien de saint, rien de juste, rien d'équitable, rien de sacré, enfin rien d'humain... Des mains douces, des actes cruels; des voix d'anges, des actes de démons; des chants harmonieux, des cours de fer... "

(Lettre XV)

"... C'est le seul endroit de la terre o˘ la raison n'a aucune place, o˘

tout se meurt sans réflexion et au hasard, et parmi toutes les misères de cet endroit, dont le nombre est infini, le comble de la déception c'est que tout y est plein de glu, de grappins, en sorte que, quand on croit s'échapper on se trouve enlacé et enchaîné plus étroitement. En outre il n'y a là ni lumière ni guide... Et, pour employer le mot de Lucain, "une nuit noire de crimes "... Vous ne diriez pas un peuple, mais une poussière que le vent fait tournoyer... "

(Lettre XVI)

"... Satan regarde en riant ce spectacle et prend plaisir à cette danse inégale, assis comme arbitre entre ces décrépits et ces jeunes filles... Il y avait dans le nombre (des cardinaux) un petit vieillard capable de féconder tous les animaux; il avait la lascivité d'un bouc ou s'il y a quelque chose de plus puant qu'un bouc. Soit qu'il e˚t peur des rats ou des revenants, il n'osait pas dormir seul. Il trouvait qu'il n'y a rien de plus triste et de plus malheureux que le célibat. Il célébrait tous les jours un nouvel hymen. Il avait depuis longtemps dépassé la soixante-dixième année et il lui restait tout au plus sept dents... "

(Lettre XVIII)

(Pétrarque, Lettres sans titre, à Cola de Rienzi, tribun de Rome, et à

d'autres.)

VII

qUAND UN ROI PERD LA FRANCE

"Notre plus longue guerre, la guerre de Cent Ans, n'a été qu'un débat judiciaire, entrecoupé de recours aux armes. "

Paul Claudel

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