s'effectuait dans une sorte de dédoublement et comme s'il avait été son propre auditeur. Il lui semblait se tenir au milieu d'un fleuve embrumé ; sa voix s'adressait à la rive dont il se détachait ; il tremblait de ce qui adviendrait lorsqu'il toucherait l'autre berge.

- ... et demandant à Dieu merci, redoutant qu'il ne m'étonn‚t d'épouvanté

quant au jugement de l'‚me, j'ordonne ici de moi et de mes biens, et fais mon testament et ma dernière volonté de la manière ci-après écrite.

Premièrement je remets mon ‚me à Notre Seigneur Jésus-Christ et à sa miséricordieuse Mère et à tous les Saints...

Sur un signe de la comtesse de Hainaut, un serviteur essuya la salive qui coulait par un coin de la bouche. Toutes les conversations particulières s'étaient arrêtées et l'on évitait même les froissements d'étoffe. Les assistants paraissaient stupéfaits qu'en ce corps immobilisé, réduit, déformé par la maladie, la pensée e˚t gardé tant de précision et même de recherche dans la formulation.

Gaucher de Ch‚tillon murmura à l'adresse de ses voisins:

- Ce n'est pas aujourd'hui qu'il va passer.

Jean de Torpo, l'un des médecins, eut une moue négative. Pour lui, Monseigneur Charles n'atteindrait pas la nouvelle aurore. Mais Gaucher reprit :

- J'en ai vu, j'en ai vu... Je vous dis qu'il reste de la vie dans ce corps-là...

La comtesse de Hainaut, le doigt sur la bouche, pria le connétable de se taire; Gaucher était sourd et n'appréciait pas la force de son chuchotement.

Valois poursuivait sa dictée :

- Je veux la sépulture de mon corps en l'église des Frères Mineurs de Paris, entre les sépultures de mes deux premières épouses compagnes...

Son regard chercha le visage de sa troisième épouse, la vivante, bientôt comtesse douairière. Trois femmes, et toute une vie était passée... C'était Catherine, la seconde, qu'il avait le plus aimée... à cause, peut-être, de sa couronne féerique de Constantinople. Une beauté, Catherine de Courtenay, bien digne de porter un titre de légende ! Valois s'étonnait qu'en sa malheureuse chair, à moitié inerte et au bord de s'anéantir, demeur‚t vaguement, diffusément, comme un frémissement des anciens désirs qui transmettent la vie. Il reposerait donc à côté de Catherine, à côté de l'impératrice titulaire de Byzance; et de l'autre côté, il aurait sa première épouse Marguerite, la fille du roi de Naples, toutes deux en poudre depuis si longtemps. quelle étrangeté que le souvenir d'un désir p˚t persister quand le corps qui en était l'objet n'existe plus ! Est-ce que la résurrection... Mais il y avait la troisième épouse, celle qui le regardait, et qui avait été bonne compagne aussi. Il fallait lui laisser quelque fragment charnel.

LA LOUVE DE FRANCE

951

- Item, je veux mon cour en ladite ville et au lieu o˘ ma compagne Mahaut de Saint-Pol élira sa sépulture ; et mes entrailles en l'abbaye de Cha‚lis, le droit au partage de ma chair m'ayant été octroyé par bulle de Notre Très Saint-Père le pape...

Il hésita, cherchant la date qui lui échappait et ajouta:

- ... précédemment28.

quelle fierté n'avait-il pas retirée de cette autorisation, donnée seulement aux rois, de pouvoir distribuer son cadavre, comme on divise les saints en reliques ! Il lui serait fait traitement de roi jusque dans le tombeau. Mais maintenant il pensait à la grande résurrection, seul espoir laissé à ceux parvenus sur l'extrême bord de l'ultime marche. Si les enseignements de la religion étaient vrais, comment se passerait pour lui cette résurrection? Les entrailles à Cha‚lis, le cour au lieu que Mahaut de Saint-Pol choisirait, et le corps en l'église de Paris... …tait-ce avec une poitrine vide, un ventre bourré de paille et recousu de chanvre, qu'il se dresserait entre Catherine et Marguerite? Oh ! difficile espérance puisque inconcevable à l'esprit humain! Y aurait-il cette presse de corps et de regards, comme celle qui se tenait en ce moment autour de son lit? quelle grande confusion attendre, si se dressaient ensemble tous les ancêtres, et tous les descendants, et les meurtriers face à leurs victimes, et toutes les maîtresses, et toutes les trahisons... Est-ce que Marigny surgirait devant lui?

- ...Item, je laisse à l'abbaye de Cha‚lis soixante livres tournois pour faire mon anniversaire...

Le linge à nouveau essuya son menton. Près d'un quart d'heure durant, il cita toutes les églises, abbayes, fondations pieuses situées dans ses fiefs, et auxquelles il laissait, à l'une cent livres, à l'autre cinquante, ici cent vingt, ici une fleur de lis pour embellir une ch‚sse. …numération monotone sauf pour le mourant à qui chaque nom prononcé représentait un clocher, une ville, un bourg dont il était pour quelques heures ou jours encore le seigneur. Couleurs d'un rempart, silhouette d'une flèche ajourée, sonorité des pavés ronds d'une rue montante, parfums d'une aire de marché, toutes choses une dernière fois, par la parole, possédées... Les pensées des assistants s'échappaient, comme à la messe quand le service est trop long. Seule Jeanne la Boiteuse, qui souffrait de rester si longtemps sur ses jambes inégales, écoutait avec attention. Elle additionnait, elle calculait. A chaque chiffre elle levait vers son mari, Philippe de Valois, un visage nullement disgracieux, mais qu'enlaidissaient les mauvaises pensées de l'avarice. Tous ces legs amputaient l'héritage.

Dans l'embrasure d'une fenêtre, Isabelle chuchotait avec Robert d'Artois ; mais l'inquiétude qui se lisait sur les traits de la reine n'était pas inspirée par la funèbre circonstance.

- Méfiez-vous de Stapledon, Robert, murmurait-elle. Cet évêque 952

LES ROIS MAUDITS

est la pire créature du diable, et Edouard ne Ta envoyé que pour causer nuisance, à moi ou à ceux qui me soutiennent. Il n'avait rien à faire ici, ce jourd'hui, et pourtant il s'est imposé, parce qu'il a reçu mission, dit-il, d'escorter partout mon fils. Il m'épie... La dernière lettre qui m'est parvenue avait été ouverte et le cachet recollé. On entendait la voix de Charles de Valois :

- Item, je lègue à ma compagne, la comtesse, mon rubis que ma fille de Blois me donna. Item, je lui laisse la nappe brodée qui fut à la reine Marie ma mère...

Tous les yeux indifférents ou distraits durant l'énoncé des donations pieuses se remirent à briller parce qu'il était question des bijoux. La comtesse de Blois arquait les sourcils et marquait quelque désappointement.

Son père aurait bien pu lui faire retour de ce rubis qu'elle lui avait offert.

- Item, le reliquaire que j'ai de saint Edouard... En entendant le nom d'Edouard, le jeune prince d'Angleterre releva ses longs cils. Mais non, le reliquaire aussi allait à Mahaut de Ch‚tillon.

- Item, je laisse à Philippe, mon fils aîné, un rubis et toutes mes armes et harnois, excepté un haubert d'armure qui est du travail d'Acre, et l'épée avec laquelle le seigneur d'Harcourt combattit, que je laisse à

Charles, mon fils second. Item, à ma fille de Bourgogne, femme de Philippe mon fils, la plus belle de toutes mes émeraudes.

Les joues de la Boiteuse rosirent un peu, et elle remercia d'une inclination de tête qui parut une indécence. On pouvait être assuré qu'elle exigerait l'examen des émeraudes par un expert, pour reconnaître la plus belle !

- Item, à Charles mon fils second, tous mes chevaux et palefrois, mon calice d'or, un bassin d'argent et un missel.

Charles d'Alençon se mit à pleurer, bêtement, comme s'il ne prenait conscience de l'agonie de son père, et de la peine qu'elle lui causait, qu'au moment o˘ le moribond le citait.

- Item, je laisse à Louis, mon fils troisième, toute ma vaisselle d'argent...

L'enfant se tenait collé à la jupe de Mahaut de Ch‚tillon; celle-ci lui caressa le front d'un geste tendre.

- Item, je veux et ordonne que tout ce qui demeurera de ma chapelle soit vendu pour faire prier pour l'‚me de moi... Item, que tous les effets de ma garde-robe soient distribués aux valets de ma chambre...

Un remous discret se fit près des fenêtres ouvertes, et les têtes se penchèrent. Trois litières venaient d'entrer dans la cour du manoir, au sol couvert de paille pour étouffer le pas des chevaux. D'une grande litière ornée de sculptures dorées et de rideaux brodés des ch‚teaux d'Artois, la comtesse Mahaut, pesante, monumentale, les cheveux tout LA LOUVE DE FRANCE

953

gris sous son voile, descendait ainsi que sa fille, la reine douairière Jeanne, veuve de Philippe le Long. La comtesse était encore accompagnée de son chancelier, le chanoine Thierry d'Hirson, et de sa dame de parage, Béatrice, nièce de ce dernier. Mahaut arrivait de son ch‚teau de Conflans près de Vincennes, d'o˘ elle ne sortait plus guère en ces temps pour elle hostiles.

La seconde litière, toute blanche, transportait la reine douairière Clémence, veuve de Louis Hutin.

De la troisième litière, modeste, aux simples rideaux de cuir noir, sortait avec quelque peine, et aidé seulement de deux valets, messer Spiriel'o Tolomei, capitaine général des Lombards de Paris.

Ainsi s'avançaient dans les couloirs du manoir deux anciennes reines de France, deux jeunes femmes du même ‚ge, trente-deux ans, qui s'étaient succédé au trône, toutes deux vêtues de blanc, entièrement, selon l'usage établi pour les reines veuves, toutes deux blondes et belles, surtout la reine Clémence, et paraissant un peu comme deux sours jumelles. Derrière elles, les dominant des épaules, marchait la redoutable comtesse Mahaut dont chacun savait, mais sans avoir eu le courage d'en porter témoignage, qu'elle avait tué le mari de l'une pour que l'autre régn‚t. Et puis enfin, traînant la jambe, poussant le ventre, les cheveux blancs épars sui son col et les griffes du temps plantées dans les joues, le vieux Tolomei qui avait été, de près ou de loin, mêlé à toutes les intrigues. Parce que l'‚ge ennoblit tout, et parce que l'argent est la vraie puissance du monde, parce que Monseigneur de Valois, sans Tolomei, n'aurait pu épouser autrefois l'impératrice de Constantino-p!e, parce que, sans Tolomei, la cour de France n'aurait pu envoyer Bouville chercher la reine Clémence à Naples, ni Robert d'Artois soutenir ses procès et épouser la fille du comte de Valois, parce que sans Tolomei la reine d'Angleterre n'aurait pu se trouver ici avec son fils, on accorda au vieux Lombard qui avait tant vu, tant prêté, et s'était beaucoup tu, les égards qui ne vont qu'aux princes.

On se tassait contre les murs, on s'effaçait pour libérer la porte.

Bouville se mit à trembler quand Mahaut le frôla.

Isabelle et Robert d'Artois échangèrent une interrogation muette. Tolomei entrant avec Mahaut, cela signifiait-il que le vieux renard toscan travaillait aussi pour le compte de l'adversaire? Mais Tolomei, d'un sourire discret, rassura ses clients. Il ne fallait voir, dans cette arrivée simultanée, qu'un hasard de route.

L'entrée de Mahaut avait créé une gêne dans l'assistance. Valois s'arrêta de dicter en voyant apparaître sa vieille et géante adversaire, poussant devant elle les deux veuves blanches, comme deux agnelles qu'on mène paître. Et puis Valois aperçut Tolomei. Alors sa main valide, o˘ brillait le rubis qui allait passer au doigt de son fils aîné, s'agita devant son visage, et il dit :

954

LES ROIS MAUDITS

- Marigny, Marigny...

On crut qu'il perdait l'esprit. Mais non; la vue de Tolomei lui rappelait leur commun ennemi. Sans l'aide des Lombards, jamais Valois ne serait venu à bout du coadjuteur.

On entendit alors la grande Mahaut d'Artois dire :

- Dieu vous pardonnera, Charles, car votre repentance est sincère.

- La gueuse, prononça Robert d'Artois assez haut pour être entendu de ses voisins ; elle ose parler de remords.

Charles de Valois, négligeant la comtesse d'Artois, faisait signe au Lombard d'approcher. Le vieux Siennois vint au bord du lit, souleva la main paralysée, la baisa; et Valois ne sentit pas ce baiser.

- Nous prions pour votre guérison, Monseigneur, dit Tolomei.

Guérison ! le seul mot de réconfort que Valois e˚t entendu parmi tous ces gens dont aucun ne mettait sa mort en doute et qui attendaient son dernier soupir comme une nécessaire formalité! Guérison... Le banquier lui disait-il cela par complaisance ou bien le pensait-il vraiment? Ils se regardèrent et, dans le seul oil ouvert de Tolomei, cet oil sombre et rusé, le moribond vit une expression de complicité. Un oil enfin d'o˘ il n'était pas éliminé !

- Item, item, reprit Valois en pointant l'index vers le notaire, je veux et commande que toutes mes dettes soient payées par mes enfants.

Ah ! c'était un beau legs qu'il faisait par ces mots à Tolomei, et plus lourd que tous les rubis et tous les reliquaires ! Et Philippe de Valois, et Charles d'Alençon, et Jeanne la Boiteuse, et la comtesse de Blois prirent tous la même mine déconfite. Il avait bien besoin de venir, ce Lombard !

- Item, à Aubert de Villepion, mon chambellan, une somme de deux cents livres tournois; à Jean de Cherchemont qui fut mon chancelier avant d'être celui de France, autant ; à Pierre de Montguil-lon, mon écuyer...

Voilà que Monseigneur de Valois était repris par ce go˚t de largesse qui lui avait si fort co˚té tout au long de sa vie. Il voulait récompenser royalement ceux qui l'avaient servi. Deux cents, trois cents livres; ce n'étaient point legs énormes, mais lorsqu'il en existait quarante, cinquante à la file et qui s'ajoutaient aux legs religieux... L'or du pape, déjà bien écorné, n'allait pas y suffire, ni une année de revenus de tout l'apanage Valois. Il serait donc prodigue, Monseigneur Charles, jusques après son trépas !

Mahaut s'était rapprochée du groupe anglais. Elle avait salué Isabelle d'un regard o˘ luisait une vieille haine, souri au petit prince Edouard comme si elle l'e˚t voulu mordre, et enfin elle avait regardé Robert.

- Mon bon neveu, te voilà bien en peine ; c'était un vrai père pour toi...

dit-elle à voix basse.

LA LOUVE DE FRANCE

955

- Et pour vous aussi, ma bonne tante, c'est là un coup navrant, répondit-il de même. Vous comptez à peu près le même nombre d'ans que Charles. L'‚ge o˘

l'on meurt...

Dans le fond de la salle, on entrait, on sortait. Isabelle s'aperçut soudain que l'évêque Stapledon avait disparu ; ou plus exactement qu'il était en train de disparaître, car elle le vit qui franchissait la porte, de ce mouvement onctueux, glissant et assuré qu'ont les ecclésiastiques pour traverser les foules. Et le chanoine d'Hirson, le chancelier de Mahaut filait dans son sillage. La géante suivait du regard cette sortie elle aussi, et les deux femmes se surprirent dans leur commune observation.

Isabelle aussitôt se posa d'inquiètes questions. que pouvaient avoir à se dire Stapledon, l'envoyé de ses ennemis, et le chancelier de la comtesse?

Et comment se connaissaient-ils, alors que Stapledon était arrivé de la veille? Les espions d'Angleterre avaient travaillé du côté de Mahaut, ce n'était que trop évident. " Elle a toutes raisons de vouloir se venger et me nuire, pensait Isabelle. J'ai dénoncé autrefois ses filles... Ah ! Comme je voudrais que Roger f˚t là ! que n'ai-je insisté pour qu'il vienne ! "

Les deux ecclésiastiques en vérité n'avaient guère eu de peine à se joindre. Le chanoine d'Hirson s'était fait désigner l'envoyé d'Edouard.

- Reverendissimus sanclissimusquc Exeieris episcopus? lui avait-il demandé.

Ego canonicus et comitisso Artesiensis cancellarius sum *.

Ils avaient mission de s'aboucher à la première occasion. Cette occasion venait de se présenter. A présent, assis côte à côte dans une embrasure de fenêtre, au retrait de l'antichambre, et leur chapelet en main, ils conversaient en latin, comme s'ils se fussent envoyé les répons des prières pour les agonisants.

Le chanoine d'Hirson possédait la copie d'une très intéressante lettre d'un certain évêque anglais qui signait " O ", adressée à la reine Isabelle, lettre qui avait été dérobée à un commerçant italien pendant son sommeil, dans une auberge d'Artois. Cet évêque " O " conseillait à la destinataire de ne point revenir pour l'heure, mais de se faire le plus de partisans qu'elle pourrait en France, de réunir mille chevaliers et de débarquer avec eux pour chasser les Despensers et le mauvais évêque Stapledon. Thierry d'Hirson avait sur lui cette copie. Monseigneur Stapledon souhaitait-il en prendre connaissance? Un papier passa du camail du chanoine aux mains de l'évêque, qui y jeta les yeux et y reconnut le style habile, précis, d'Adam Orleton. Si Lord Mortimer, ajoutait celui-ci, prenait le commandement de l'expédition, toute la noblesse anglaise se rallierait en quelques jours.

* Très révérend et saint évêque d'Exeter?... Moi, je suis chanoine et chancelier de la comtesse d'Artois.

956

LES ROIS MAUDITS

L'évêque Stapledon se rongeait le coin du pouce.

- Ille baro de Mortuo Mari concubinus îsàbello reginae aperte est *, précisa Thierry d'Hirson.

L'évêque d'Exeter en voulait-il des preuves? Hirson lui en fournirait quand il voudrait. Il suffisait d'interroger les serviteurs, de faire surveiller les entrées et sorties du palais de la Cité, de demander simplement leur avis aux familiers de la cour.

Stapledon enfouit la copie de la lettre dans sa robe, sous sa croix pectorale.

Monseigneur de Valois, pendant ce temps, avait nommé les exécuteurs de son testament. Son grand sceau, fait d'un semis de fleurs de lis entouré de l'inscription: "Caroli régis Franciaefilii, comitis Valesi et Andegaviae"

** s'était imprimé dans la cire coulée sur les lacets qui pendaient au bas du document. L'assistance commençait à évacuer la chambre.

- Monseigneur, puis-je présenter à votre haute et sainte personne ma nièce Béatrice, damoiselle de parage de la comtesse? dit Thierry d'Hirson à

Stapledon en désignant la belle fille brune, au regard coulant et aux hanches ondoyantes, qui s'approchait d'eux.

Béatrice d'Hirson baisa l'anneau de l'évêque ; puis son oncle lui dit quelques mots à voix basse. Elle rejoignit alors la comtesse Mahaut et lui murmura :

- C'est chose faite, Madame.

Et Mahaut, qui se tenait toujours à proximité d'Isabelle, avança sa grande main pour caresser le front du jeune prince Edouard.

Puis chacun repartit pour Paris. Robert d'Artois et le chancelier, parce qu'ils avaient à veiller aux t‚ches de gouvernement. Tolomei, parce que ses affaires l'appelaient. Mahaut, parce que, sa vengeance mise en route, elle n'avait plus rien à faire là. Isabelle, parce qu'elle désirait au plus tôt parler à Mortimer, les reines veuves parce qu'on n'e˚t pas su o˘ les loger.

Même Philippe de Valois eut à regagner Paris, pour l'administration de ce gros comté dont il était déjà le tenant de fait.

Il ne resta auprès du moribond que sa troisième épouse, sa fille aînée la comtesse de Hainaut, ses plus jeunes enfants et ses proches serviteurs.

Guère plus de monde qu'autour d'un petit chevalier de province, alors que son nom et ses actes avaient tant agité le monde, depuis les bords de l'Océan jusqu'aux rives du Bosphore.

Et le lendemain, Monseigneur Charles de Valois respirait toujours, et le surlendemain encore. Le connétable Gaucher avait vu juste ; la vie continuait à se battre dans ce corps foudroyé.

* Le baron Mortimer vit ici en concubinage ouvert avec la reine Isabelle.

** De Charles, fils de roi de France, comte de Valois et d'Anjou.

LA LOUVE DE FRANCE

957

Toute la cour, pendant ces jours-là, se transporta à Vincennes, pour l'hommage que le jeune prince Edouard, duc d'Aquitaine, rendit à son oncle Charles le Bel.

Puis, à Paris, une pièce d'échafaudage chut tout près de la tête de l'évêque Stapledon ; une passerelle, le lendemain, se rompit sous les fers de la mule du clerc qui le suivait. Un matin qu'il s'éloignait de son logis à l'heure de la première messe, Stapledon se trouva nez à nez dans une rue étroite avec Gérard de Alspaye, l'ancien lieutenant de la tour de Londres, et le barbier Ogle. Les deux hommes paraissaient se promener, insouciants.

Mais sort-on de chez soi à pareille heure, simplement pour entendre chanter les oiseaux? Dans une encoignure se tenait aussi un petit groupe d'hommes silencieux parmi lesquels Stapledon crut reconnaître le visage chevalin du baron Maltravers. Un convoi de maraîchers qui encombra la chaussée permit à

l'évêque anglais de regagner précipitamment sa porte. Le soir même, sans avoir fait aucun adieu, il prenait la route de Boulogne, pour aller secrètement s'embarquer.

Il emportait, outre la copie de la lettre d'Orleton, de nombreuses preuves rassemblées pour convaincre de complot et de trahison la reine Isabelle, Mortimer, le comte de Kent et tous les seigneurs qui les entouraient.

Dans un manoir d'Ile-de-France, à une lieue de Rambouillet, Charles de Valois, abandonné de presque tous et reclus dans son corps comme déjà dans un tombeau, existait toujours. Celui qu'on avait appelé le second roi de France n'était plus attentif qu'à l'air qui pénétrait ses poumons d'un rythme irrégulier, avec par instants d'angoissantes pauses. Et il continuerait de respirer cet air, dont toute créature se nourrit, de longues semaines encore, jusqu'en décembre.

TROISIEME PARTIE

LE ROI VOLE

I

LES …POUX ENNEMIS

Depuis huit mois, la reine Isabelle vivait en France; elle y avait appris la liberté et rencontré l'amour. Et elle avait oublié son époux, le roi Edouard. Celui-ci n'existait plus en ses pensées que d'une façon abstraite, comme un mauvais héritage laissé par une ancienne Isabelle qui e˚t cessé

d'être ; il avait basculé dans les zones mortes du souvenir. Elle ne se rappelait même plus, lorsqu'elle voulait s'y forcer pour aviver ses ressentiments, l'odeur du corps de son mari, ni la couleur exacte de ses yeux. Elle ne retrouva it que l'image vague et brouillée d'un menton trop long sous une barbe blonde, et l'onduleux, le désagréable mouvement du dos.

Si la mémoire fuyait, la haine en revanche restait tenace.

Le retour précipité de l'évêque Stapledon à Londres justifia toutes les craintes d'Edouard et lui montra l'urgence qu'il y avait à faire revenir sa femme. Encore fallait-il agir avec habileté et, comme disait Hugh le Vieux, endormir la louve si l'on voulait qu'elle regagn‚t le repaire. Aussi les lettres d'Edouard pendant quelques semaines furent celles d'un époux aimant, qu'affligeait l'absence de sa compagne. Les Despensers eux-mêmes participaient à ce mensonge en adressant à la reine des protestations de dévouement et en se joignant aux supplications du roi pour qu'elle leur accord‚t la joie de son prompt retour. Edouard avait également chargé

l'évêque de Winchester d'user de son influence auprès de la reine.

Mais le 1er décembre, tout changea. Edouard, ce jour-là, fut saisi d'une de ces colères soudaines et démentes, une de ces rages, si peu royales, qui lui donnaient l'illusion de l'autorité. L'évêque de Winchester venait de lui transmettre la réponse de la reine ; celle-ci répugnait à regagner l'Angleterre par la crainte que lui inspiraient les entreprises de Hugh le Jeune ; elle avait d'ailleurs fait part de cette crainte à son frère le roi de France. Il n'en fallut pas plus. Le courrier qu'Edouard 962

LES ROIS MAUDITS

dicta à Westminster, pendant cinq heures d'affilée, allait plonger les cours d'Europe dans la stupéfaction.

Et d'abord il écrivit à Isabelle elle-même. Il n'était plus question, à

présent, de "doux cour".

"Dame, écrivit Edouard, souventes fois nous vous avons mandé, aussi bien avant l'hommage qu'après, que pour le grand désir que nous avons que vous fussiez auprès de nous et le grand mésaise de votre longue absence, vous vinssiez par devers nous en toute h‚te et toutes excusations cessantes.

"Avant l'hommage, vous étiez excusée pour cause de l'avancement des besognes; mais depuis lors vous nous avez mandé par l'honorable père évêque de Winchester que vous ne viendriez point, par peur et doute de Hugh Le Despenser, ce dont nous sommes grandement étonné; car vous envers lui et lui envers vous vous êtes toujours faits louanges en ma présence, et nommément à votre départir, par promesses spéciales et autres preuves de confiante amitié, et encore par vos lettres particulières qu'il nous a montrées.

"Nous savons de vérité, et vous le savez également, Dame, que ledit Hugh nous a toujours procuré tout l'honneur qu'il a pu; et vous savez aussi que oncques nulle vilenie ne vous fît depuis que vous êtes ma compagne, sinon, et par aventure, une seule fois, et par votre faute, veuillez vous en souvenir.

'MKt.rttr .

" Trop nous déplairait, à présent que l'hommage a été rendu à notre très cher frère le roi de France et que nous sommes en si bonne voie d'amitié

avec lui, que vous fussiez, vous que nous envoy‚mes pour la paix, cause de quelque distance entre nous et pour des raisons inexactes.

" C'est pourquoi nous vous mandons, et chargeons, et ordonnons, que toutes excusations cessantes et feints prétextes, vous reveniez à nous en toute h

‚te.

" quant à vos dépenses, quand vous serez venue comme femme doit faire à son seigneur, nous en ordonnerons de telle manière que vous n'ayez faute de rien et ne puissiez en rien être déshonorée.

"Aussi voulons et vous mandons que vous fassiez notre très cher fils Edouard venir par devers nous à plus de h‚te qu'il pourra, car nous avons moult grand désir de lui voir et parler.

"L'honorable père en Dieu Wautier, évêque d'Exestre2<), nous a fait entendre naguère que certains de nos ennemis et bannis, lorsqu'ils étaient devers vous, le guettèrent pour vouloir faire mal à son corps s'ils en avaient eu le temps, et que, pour échapper à tels périls, il se h‚ta devers nous sur la foi et l'allégeance qu'il nous devait. Nous vous mandons ceci pour que vous entendiez que ledit évêque, lorsqu'il partit si soudainement de vous, ne le fit pour autres raisons.

"Donné à Westminster le premier jour de décembre 1325.

Edouard. "

LA LOUVE DE FRANCE

963

Si la fureur éclatait dans le début de la missive et le mensonge ensuite, le venin était bien savamment placé à la fin.

Une autre lettre, celle-ci plus courte, était adressée au jeune duc d'Aquitaine :

"Très cher fils, si jeune et de tendre ‚ge que vous soyez, remembrez-vous bien ce dont nous vous charge‚mes et que vous command‚mes à votre départir de nous, à Douvres, et ce que vous nous répondîtes alors, dont nous vous avons su moult bon gré, et ne dépassez ou contrevenez en nul point ce dont nous vous charge‚mes alors.

"Et puisqu'il est ainsi, que votre hommage est reçu, présentez-vous devers notre très cher frère le roi de France votre oncle, et prenez votre congé

de lui, et venez par devers nous en la compagnie de notre très chère compagne la Reine votre mère, si elle vient tantôt.

"Et si elle ne vient pas venez en toute h‚te sans plus longtemps demeurer; car nous avons très grand désir de vous voir et parler; et ce ne laissez de le faire en aucune manière, ni pour mère, ni pour autrui. Notre bénédiction. "

Les redites, ainsi qu'un certain désordre irrité des phrases montraient bien que la rédaction n'avait pas été confiée au chancelier ni à quelque secrétaire, mais était l'ouvre du roi lui-même. On pouvait presque entendre la voix d'Edouard dictant ces messages. Charles IV le Bel n'était pas oublié. La lettre qu'Edouard lui adressait reprenait et presque terme pour terme, tous les points de la lettre de la reine.

" Vous avez entendu par gens dignes de foi, que notre compagne la Reine d'Angleterre n'ose venir par devers nous par peur de sa vie et doute qu'elle a de Hugh Le Despenser. Certes, très aimé frère, il ne convient pas qu'elle se doute de lui ni de nul autre homme vivant en notre royaume; car, par Dieu, il n'y a ni Hugh ni autre vivant en notre territoire qui mal lui voulut et, s'il nous venait de le sentir, nous le ch‚tierions en manière que les autres en prendraient exemple, ce dont nous avons assez le pouvoir, Dieu merci.

" C'est pourquoi, très cher et très aimé frère, encore vous prions spécialement, pour honneur de vous et de nous, et de notre dite compagne, que vous veuillez tout faire pour qu'elle vienne par devers nous le plus en h‚te qu'elle pourra; car nous sommes moult chagriné d'être privé de la compagnie d'elle, chose que nous n'eussions en nulle manière faite sinon par la grande s˚reté et confiance que nous avions en vous et en votre bonne foi qu'elle reviendrait à notre volonté. "

Edouard exigeait également le retour de son fils, et dénonçait les 964

LES ROIS MAUDITS

tentatives d'assassinat imputables aux "ennemis et bannis au-delà" dirigées contre l'évêque d'Exeter.

Certes, la colère de ce 1er décembre avait d˚ être forte et les vo˚tes de Westminster en répercuter longtemps les échos criards. Car, pour le même motif et sur le même ton, Edouard avait écrit encore aux archevêques de Reims et de Rouen, à Jean de Marigny, évêque de Beauvais, aux évêques de Langres et de Laon, tous pairs ecclésiastiques, aux ducs de Bourgogne et de Bretagne, ainsi qu'aux comtes de Valois et de Flandre, pairs laÔcs, à

l'abbé de Saint-Denis, à Louis de Clermont-Bourbon, grand chambrier, à

Robert d'Artois, à Miles de Noyers, président de la Chambre aux Comptes, au connétable Gaucher de Ch‚tillon.

que Mahaut f˚t le seul pair de France excepté de cette correspondance prouvait assez ses relations avec Edouard, et que celui-ci ne jugeait pas de besoin de l'avertir officiellement de l'affaire.

Robert, en décachetant le pli qui lui était destiné, entra en grande joie et arriva, tout s'esclaffant et se frappant les cuisses, chez sa cousine d'Angleterre. La bonne histoire, et bien faite pour qu'il la savour‚t !

Ainsi le roi Edouard envoyait chevaucheurs aux quatre coins du royaume pour instruire chacun de ses déboires conjugaux, défendre son ami de cour et clamer son impuissance à faire rentrer son épouse au foyer. Infortuné pays d'Angleterre; en quelles mains d'étoupe le sceptre de Guillaume le Conquérant était-il tombé! Depuis les brouilles de Louis le Pieux et d'Aliéner d'Aquitaine, on n'avait rien ouÔ de meilleur !

- Faites-le bien cornard, ma cousine, criait Robert, et sans s'y mettre de gantelet, et que votre Edouard soit forcé de se courber en deux pour passer les portes de ses ch‚teaux. N'est-ce pas, cousin Roger, que voilà tout ce qu'il mérite?

Et il frappait gaillardement l'épaule de Mortimer.

Edouard, dans son emportement, avait aussi décidé des mesures de rétorsion, confisquant les biens de son demi-frère le comte de Kent et ceux du Lord de Cromwell, chef d'escorte d'Isabelle. Mais il avait fait plus : il venait de sceller un acte par lequel il s'instituait " gouverneur et administrateur "

des fiefs de son fils, duc d'Aquitaine, et réclamait en son nom les possessions perdues. Autant dire qu'il réduisait à néant et le traité

négocié par sa femme, et l'hommage rendu par son fils.

- Libre à lui, libre à lui, dit Robert d'Artois. Nous allons donc lui reprendre une nouvelle fois son duché, du moins ce qu'il en reste. Les arbalètes de la croisade commencent à se rouiller !

Nul besoin, pour ce faire, de lever l'ost ni d'expédier le connétable dont l'‚ge durcissait les jointures ; les deux maréchaux, à la tête des troupes permanentes, suffiraient bien à aller cogner un peu, en Bordelais, sur les seigneurs gascons qui avaient la faiblesse, la sottise, LA LOUVE DE FRANCE

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de demeurer fidèles au roi d'Angleterre. Cela devenait une habitude. Et l'on trouvait, chaque fois, moins de monde en face de soi.

La lettre d'Edouard II fut l'une des dernières que lut Charles de Valois, l'un des derniers échos qui lui parvinrent des affaires du monde.

Monseigneur Charles mourut au milieu de ce mois de décembre; ses obsèques furent pompeuses, comme l'avait été sa vie. Toute la maison de Valois, dont on s'aperçut mieux de la voir ainsi en cortège combien elle était nombreuse et importante, toute la famille de France, tous les dignitaires, la plupart des pairs, les reines veuves, le Parlement, la Chambre des Comptes, le connétable, les docteurs de l'Université, les corporations de Paris, les vassaux des fiefs d'apanage, les clergés des églises et abbayes inscrites sur le testament, conduisirent jusqu'à l'église des Franciscains, pour qu'il y f˚t couché entre ses deux premières épouses compagnes, le corps, rendu bien léger par la maladie et par l'embaumement, de l'homme le plus turbulent de son temps.

Les entrailles, ainsi que Valois en avait disposé, furent transportées en l'abbaye de Cha‚lis, et le cour, enfermé dans une urne, remis à la troisième épouse pour attendre le moment o˘ elle aurait elle-même une sépulture.

Sur quoi le royaume subit une extrême froidure, comme si les os de ce prince, d'y avoir été descendus, faisaient geler d'un coup la terre de France. Il serait aisé pour les gens de cette époque de se rappeler l'année de sa mort ; ils n'auraient qu'à dire : " C'était au temps du grand gel. "

La Seine était entièrement prise par les glaces ; on traversait à pied ses petits affluents, tels le ruisseau de la Grange Batelière; les puits étaient gelés, et l'on puisait aux citernes non plus avec des seaux mais avec des haches. L'écorce des arbres craquait dans les jardins; des ormes se fendirent jusqu'au cour. Les portes de Paris connurent quelques grands dég‚ts, le froid ayant fait éclater même les pierres. Des oiseaux de toutes sortes, qu'on ne voyait jamais dans les villes, des geais, des pies, cherchaient leur nourriture sur le pavé des rues. La tourbe de chauffage se vendit à prix double et l'on ne trouvait plus fourrure dans les boutiques, ni une peau de marmotte, ni un ventre de menu-vair, ni même une simple toison de mouton. Il mourut beaucoup de vieillards et beaucoup d'enfants dans les demeures pauvres. Les pieds des voyageurs gelaient dans leurs bottes; les chevaucheurs délivraient leur courrier avec des doigts bleus.

Tout trafic fluvial était arrêté. Les soldats, s'ils avaient l'imprudence d'ôter leurs gants, laissaient la peau de leurs mains collée sur le fer des armes ; les gamins s'amusaient à persuader les idiots de village de poser la langue sur un fer de hache. Mais ce qui devait demeurer surtout dans les mémoires était une grande impression de silence parce que la vie paraissait arrêtée.

A la cour, l'an neuf fut célébré de façon assez discrète, en raison à

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LES ROIS MAUDITS

la fois et du deuil et du gel. On s'offrit néanmoins le gui, et l'on échangea les cadeaux rituels. Les comptes du Trésor laissaient prévoir pour l'exercice qui se clôturerait à P‚ques30 un excédent de recettes de soixante-treize mille livres - dont soixante mille provenaient du traité

d'Aquitaine - sur lequel Robert d'Artois se fit allouer huit mille livres par le roi. C'était bien justice, puisque, depuis six mois, Robert gouvernait le royaume pour le compte de son cousin. Il activa la nouvelle expédition de Guyenne, o˘ les armes françaises remportèrent une victoire d'autant plus rapide qu'elles ne rencontrèrent pratiquement aucune résistance. Les seigneurs locaux, qui essuyaient une fois de plus la colère du suzerain de Paris contre son vassal de Londres, commencèrent à regretter d'être nés Gascons.

Edouard, ruiné, endetté, et qui se heurtait à des refus de crédit, n'avait plus les moyens d'expédier des troupes pour défendre son fief; il envoya des bateaux pour ramener sa femme. Celle-ci venait d'écrire à l'évêque de Winchester afin qu'il en fit part à tout le clergé anglais :

" Vous, ni autres de bon entendement, ne devez croire que nous laiss‚mes la compagnie de notre seigneur sans trop grave cause et raisonnable, et si ce ne fut pour un péril de notre corps par ledit Hugh qui a le gouvernement de notre dit seigneur et de tout notre royaume et nous voudrait déshonorer comme nous en sommes bien certaine pour l'avoir éprouvé. Si longtemps que Hugh sera comme il est, tenant notre époux en son gouvernement, nous ne pourrons rentrer au royaume d'Angleterre sans exposer notre vie et celle de notre très cher fils à péril de mourir. "

Et cette lettre se croisa justement avec les nouveaux ordres qu'au début de février Edouard adressait aux shérifs des comtés côtiers. Il les informait que la reine et son fils, le duc d'Aquitaine, envoyés en France dans un désir de paix, avaient, sous l'influence du traître et rebelle Mortimer, fait alliance avec les ennemis du royaume ; de ce fait, au cas o˘ la reine et le duc d'Aquitaine débarqueraient des nefs par lui, le roi, envoyées, et seulement s'ils arrivaient avec de bonnes intentions, sa volonté était qu'ils fussent reçus courtoisement, mais s'ils débarquaient de vaisseaux étrangers, et montrant des volontés contraires aux siennes, l'ordre était de n'épargner que la reine et le prince Edouard, pour traiter en rebelles tous les autres qui sortiraient des navires.

Isabelle fit, par son fils, informer le roi qu'elle était malade et hors d'état de s'embarquer.

Mais au mois de mars, ayant appris que son épouse se promenait joyeusement dans Paris, Edouard II eut un nouvel accès de violence épistolaire. Il semblait que ce f˚t chez lui une affection cyclique qui le saisissait tous les trois mois.

LA LOUVE DE FRANCE Au jeune duc d'Aquitaine, il écrivait ceci : 967

" Pour faux prétexte, notre compagne votre mère se retire de nous, à cause de notre cher et féal Hugh Le Despenser qui toujours nous a si bien et si loyalement servi; mais vous voyez, et tout chacun peut voir, qu'ouvertement, notoirement, et s'égarant contre son devoir et contre l'état de notre couronne, elle a attiré à soi le Mortimer notre traître et ennemi mortel, prouvé, atteint et en plein Parlement jugé, et s'accompagne à lui en hôtel et dehors, en dépit de nous et de notre couronne et des droitures de notre royaume. Et encore fait-elle pis, si elle peut, quand elle vous garde en compagnie de notre dit ennemi devant tout le monde, en très grand déshonneur et vilenie, et en préjudice des lois et usages du royaume d'Angleterre que vous êtes souverainement tenu de sauver et maintenir. "

II mandait également au roi Charles IV:

" Si votre sour nous aimait et désirait être en notre compagnie, comme elle vous a dit et en a menti, sauf votre révérence, elle ne serait partie de nous sous prétexte de nourrir paix et amitié entre nous et vous, toutes choses que je crus en bonne foi en l'envoyant vers vous. Mais vraiment, très cher frère, nous nous apercevons assez qu'elle ne nous aime mie, et la cause qu'elle donne, parlant de notre cher parent Hugh Le Despenser, est feinte. Nous pensons que c'est désordonnée volonté quand, si ouvertement et notoirement, elle retient en son conseil notre traître et ennemi mortel le Mortimer, et s'accompagne en hôtel et dehors à ce mauvais. Aussi vous devriez bien vouloir, très cher frère, qu'elle se ch‚ti‚t et se comport‚t comme elle devrait faire pour l'honneur de tous ceux à qui elle tient.

Veuillez nous faire connaître vos volontés de ce qu'il vous plaira de faire, selon Dieu, raison et bonne foi, sans avoir regard à impulsions capricieuses de femmes ou autre désir. "

Messages de même teneur étaient envoyés à nouveau vers tous les horizons, aux pairs, aux dignitaires, aux prélats, au pape lui-même. Les souverains d'Angleterre dénonçaient chacun l'amant de l'autre, publiquement, et cette affaire de double ménage, de deux couples o˘ se trouvaient trois hommes pour une seule femme, faisait la joie des cours d'Europe.

Les amants de Paris n'avaient plus de ménagements à prendre. Plutôt que de chercher à feindre, Isabelle et Mortimer firent front et se montrèrent ensemble en toutes occasions. Le comte de Kent, que sa femme avait rejoint, vivait en compagnie du couple illégitime. Pourquoi se serait-on soucié de respecter les apparences, dès lors que le roi lui-même mettait tant d'ardeur à publier son infortune? Les lettres

968

LES ROIS MAUDITS

d'Edouard n'avaient réussi en somme qu'à établir l'évidence d'une liaison que chacun accepta comme fait accompli et immuable. Et toutes les épouses infidèles de penser qu'il existait une gr‚ce particulière pour les reines, et qu'Isabelle avait bien de la chance que son mari f˚t bougre !

Mais l'argent manquait. Plus aucune ressource ne parvenait aux émigrés dont les biens avaient été séquestrés. Et la petite cour anglaise de Paris vivait entièrement d'emprunts aux Lombards.

A la fin de mars, il fallut faire appel, une fois de plus, au vieux Tolomei. Il arriva chez la reine Isabelle, accompagné du signer Boccace qui représentait les Bardi. La reine et Mortimer, avec une grande affabilité, lui exprimèrent leur besoin d'argent frais. Avec une égale affabilité, et toutes les marques du chagrin, messer Spinello Tolomei refusa. Il avait pour cela de bons arguments ; il ouvrit son grand livre noir et montra les additions. Messire de Alspaye, le Lord de Cromwell. la reine Isabelle...

sur cette page-là, Tolomei fit une profonde inclination de tête... le comte de Kent et la comtesse... nouvelle révérence... le Lord Maltravers, Lord Mortimer... Et puis, sur quatre feuilles à la file, les dettes du roi Edouard Plantagenet lui-même...

Roger Mortimer protesta: les comptes du- roi Edouard ne le concernaient pas !

- Mais, my Lord, dit Tolomei, pour nous ce sont toujours, toutes ensemble, les dettes de l'Angleterre! Je suis peiné de vous refuser, grandement peiné, et de décevoir si belle dame que Madame la reine ; mais c'est trop me demander que d'attendre de moi ce que je n'ai plus, et que vous avez. Car cette fortune, qu'on dit nôtre, elle n'est faite ainsi

que de créances! Mon bien, my Lord, ce sont vos dettes. Voyez, Madame, continua-t-il, en se tournant vers la reine, voyez, Madame, ce que nous sommes, nous ?.utres pauvres Lombards, toujours menacés, qui devons à chaque roi nouveau payer un don de joyeux avènement... et combien en avons-nous payés, hélas, depuis douze ans!... à qui sous chaque roi Ton retire le droit de bourgeoisie pour nous le faire acquitter par bonne taxe, et même deux fois si le règne est long. Voyez cependant ce que nous faisons pour les royaumes!

L'Angleterre co˚te à nos compagnies cent soixante-dix mille livres, le prix de ses sacres, de ses guerres, de ses discordes, Madame ! Voyez mon vieil ‚ge... Je me reposerais depuis bien longtemps si je n'avais à courir sans cesse pour récupérer des créances qui nous resservent à aider d'autres besoins. On nous dit avaricieux, avides, et l'on ne songe point aux risques que nous prenons pour prêter à chacun et permettre aux princes de ce monde de continuer leurs affaires ! Les prêtres s'occupent des petites gens, de faire aumône aux mendiants, et d'ouvrir hôpitaux pour les infortunés; nous, nous nous occupons des misères des grands.

Son ‚ge lui permettait de s'exprimer de la sorte, et la douceur de son LA LOUVE DE FRANCE

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ton était telle qu'on ne pouvait s'offenser du discours. Tout en parlant, il lorgnait de son oil entrouvert un bijou qui brillait au col de la reine et qui était inscrit à crédit, dans son livre, au compte de Mortimer.

- Comment notre négoce a-t-il commencé? Pourquoi existons-nous? On ne se le remémore guère, poursuivait-il. Nos banques italiennes se sont créées lors des croisades parce que seigneurs et voyageurs répugnaient à se charger d'or sur les routes peu s˚res o˘ l'on était dévalisé à tout propos, ou même dans les camps qui n'étaient point hantés que de gens honnêtes. Et puis il y avait les rançons à payer. Alors, pour que nous acheminions l'or à leur compte et à notre péril, les seigneurs, et ceux d'Angleterre tout particulièrement, nous ont donné gages sur les revenus de leurs fiefs. Mais quand nous nous sommes présentés dans ces fiefs, avec nos créances, pensant que le sceau des grands barons devait être de suffisante obligation, nous n'avons pas été payés. Alors, nous avons fait appel aux rois, lesquels pour garantir les créances de leurs vassaux, ont en échange exigé que nous leur prêtions, à eux aussi; et voilà comment nos ressources gisent dans les royaumes. Non, Madame, à mon grand meschef et déplaisir, cette fois je ne puis.

Le comte de Kent, qui assistait à l'entretien, dit :

- Soit, messire Tolomei. Nous allons devoir donc nous adresser à d'autres compagnies que la vôtre.

Tolomei sourit. que croyait-il, ce jeune homme blond qui se tenait assis, les jambes croisées, et caressait négligemment la tête de son lévrier?

Porter sa clientèle ailleurs? Cette phrase-là, Tolomei, en sa longue carrière, l'avait entendue plus de mille fois. La belle menace !

- My Lord, quand il s'agit d'aussi grands emprunteurs que vos personnes royales, vous pensez bien que toutes nos compagnies se tiennent informées, et que le crédit qu'il me faut à regret vous refuser, aucune autre compagnie ne vous l'accordera; messer Boccace, que vous voyez, est avec moi pour les besognes des Bardi. Demandez-lui !... Car, Madame... (c'était toujours à la reine que Tolomei revenait) cet ensemble de créances nous est devenu bien f‚cheux par le fait que rien ne les garantit. Au point o˘ en sont arrivées vos affaires avec le Sire roi d'Angleterre, celui-ci ne va point garantir vos dettes ! Ni vous les siennes, je pense. A moins que vous soyez en intention de les reprendre à votre compte? Ah ! si cela était, peut-être pourrions-nous encore vous porter appui.

Et il ferma complètement l'oil gauche, croisa les mains sur son ventre, et attendit.

Isabelle s'entendait peu aux questions de finances. Elle leva les yeux vers Roger Mortimer. Comment fallait-il prendre les dernières paroles du banquier? que signifiait, après si long palabre, cette soudaine ouverture?

970

LES ROIS MAUDITS

- …clairez-nous, messer Tolomei, dit-elle.

- Madame, reprit le banquier, votre cause est belle et celle de votre époux fort laide. La chrétienté sait les traitements méchants qu'il vous a infligés, les mours qui noircissent sa vie et le mauvais gouvernement qu'il impose à ses sujets par la personne de ses détestables conseillers. En revanche, Madame, vous êtes aimée parce que vous êtes aimable, et je gage qu'il ne manque pas de bons chevaliers en France et ailleurs qui seraient prêts à lever leurs bannières pour vous et vous rendre votre place en votre royaume... f˚t-ce boutant hors de son trône le roi d'Angleterre votre époux.

- Messer Tolomei, s'écria le comte de Kent, comptez-vous pour rien que mon frère, tout détestable qu'il soit, ait été couronné?

- My Lord, my Lord, répondit Tolomei, les rois ne sont vraiment tels que du consentement de leurs sujets. Et vous avez un autre roi tout prêt à donner au peuple d'Angleterre, ce jeune duc d'Aquitaine qui semble montrer bien de la sagesse pour son jeune ‚ge. J'ai beaucoup vu les passions humaines ; je sais assez bien reconnaître celles qui ne se défont point et entraînent les plus puissants princes à leur perte. Le roi Edouard ne se déliera pas du Despenser; mais en revanche, l'Angleterre est toute disposée à acclamer tel souverain qu'on lui offrira pour remplacer le mauvais sien et les méchants qui l'entourent.. Certes, vous m'opposerez, Madame, que les chevaliers qui s'offriront à combattre pour votre cause seront chers à payer; il faudra leur fournir harnois, vivres et plaisirs. Mais nous, les Lombards, qui ne pouvons plus faire face à soutenir votre exil, nous pourrions encore faire face à soutenir votre armée, si Lord Mortimer dont la valeur n'est à

personne inconnue s'engageait à en prendre la tête... et si, bien s˚i, il nous était garanti que vous repreniez à votre compte les dettes de Messire Edouard, pour les acquitter le jour de votre succès.

La proposition ne pouvait être plus clairement faite. Les compagnies lombardes s'offraient à jouer la femme contre le mari, le fils contre le père, l'amant contre l'époux légitime. Mortimer n'en était point aussi surpris qu'on s'y serait attendu ni même n'affecta de l'être lorsqu'il répondit :

- La difficulté, messer Tolomei, est de réunir ces bannières. Cela ne se fait point dans une cave. O˘ pourrions-nous rassembler mille chevaliers que nous prendrons à notre solde? En quel pays? Les convoquer en France, nous ne pouvons, si bien disposé que soit le roi Charles envers sa sour la reine.

Il y avait de la connivence entre le vieux Siennois et l'ancien prisonnier d'Edouard.

- Le jeune duc d'Aquitaine, dit Tolomei, n'a-t-il pas reçu en propre le comté de Ponthieu, qui vient de Madame la reine, et le Ponthieu ne se trouve-t-il pas vis-à-vis l'Angleterre, et jouxte le comté d'Artois o˘

LA LOUVE DE FRANCE

971

Monseigneur Robert, bien qu'il n'en soit pas le tenant, compte force partisans, ainsi que vous le savez, my Lord, puisque vous y f˚tes abrité

après votre évasion?

- Le Ponthieu... répét? la reine, songeuse. quel est votre conseil, gentil Mortimer?

L'affaire, pour se débattre seulement de parole, n'en était pas moins une offre ferme. Tolomei était prêt à délivrer quelque crédit à la reine et à

son amant afin qu'ils puissent faire face à l'immédiat et partir pour le Ponthieu organiser l'expédition. Et puis en mai, il fournirait le gros des fonds. Pourquoi mai? Ne pouvait-il pas avancer cette date?

Tolomei calculait. Il calculait qu'il avait, de concert avec les Banli, une créance à récupérer sur le pape. Il demanderait à Guccio, qui se trouvait à

Sienne, de se rendre, à cet effet, en Avignon. Le pape avait fait savoir incidemment, par un voyageur, qu'il accueillerait volontiers une visite du jeune homme ; il fallait profiter des bonnes dispositions du Saint-Père.

Une occasion aussi, pour Tolomei, la dernière peut-être, de revoir ce neveu qui lui manquait beaucoup.

Et puis il y avait un petit amusement, dans la pensée du banquier. Comme Valois naguère à propos de la croisade, comme Robert d'Artois au sujet de l'Aquitaine, le Lombard se disait pour l'Angleterre: "C'est le pape qui paiera." Alors, le temps que Boccace qui partait pour l'Italie, pass‚t par Sienne, le temps que de Sienne Guccio all‚t en Avignon, qu'il arriv‚t à

Paris...

- En mai, Madame, en mai... que Dieu bénisse vos besognes".

II

RETOUR A NEAUPHLE

…tait-elle donc si petite, la maison de banque de Neauphle, et si basse l'église de l'autre côté du minuscule champ de foire, et si étroit le chemin montant qui tournait pour aller vers Cressay, Thoiry, Septeuil? Le souvenir et la nostalgie agrandissent étrangement la réalité des choses.

Neuf années écoulées! Cette façade, ces arbres, ce clocher, venaient de rajeunir Guccio de neuf années ! Ou plutôt non ; de le vieillir, au contraire, de tout ce temps écoulé.

Guccio avait retrouvé instinctivement son geste de jadis pour s'incliner en passant la porte basse qui séparait les deux pièces de négoce du comptoir, au rez-de-chaussée. Sa main avait cherché d'elle-même la corde d'appui, le long du madrier de chêne qui servait d'axe à l'escalier tournant, pour monter à son ancienne chambre. Ainsi, c'était là qu'il avait tant aimé, comme jamais avant, comme jamais depuis !

La pièce exiguÎ, collée sous les solives du toit, sentait la campagne et le passé. Comment un logis si resserré avait-il pu contenir un aussi grand amour? Par la fenêtre, à peine une fenêtre, une lucarne plutôt, il apercevait un paysage inchangé. Les arbres étaient fleuris en ce début de mai, comme au temps de son départ, neuf ans plus tôt. Pourquoi les arbres en fleurs dispensent-ils toujours une si forte émotion? Entre les branches des pêchers, rosés et arrondies comme des bras, apparaissait le toit de l'écurie, cette écurie dont Guccio s'était enfui devant l'arrivée des frères Cressay ! Ah ! la belle peur qu'il avait eue cette nuit-là!

Il se retourna vers le miroir d'étain, toujours à la même place sur le coffre de chêne. Chaque homme, au souvenir de ses faiblesses, se rassure à

se regarder, oubliant que les signes d'énergie qu'il lit sur son visage ne font impression qu'à lui-même, et que c'est devant les autres LA LOUVE DE FRANCE

973

qu'il fut faible ! Le métal poli aux reflets de grisaille renvoyait à

Guccio le portrait d'un garçon de trente ans, brun, avec une ride assez profondément creusée entre les sourcils, et deux yeux sombres dont il n'était pas mécontent, car ces yeux-là avaient vu déjà bien des paysages, la neige des montagnes, les vagues de deux mers, et allumé le désir dans le cour des femmes, et soutenu le regard des princes et des rois.

... Guccio Baglioni, mon ami, que n'as-tu continué une carrière si bellement commencée! Tu étais allé de Sienne à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Naples, à Lyon, à Avignon ; tu portais messages pour les reines, trésors pour les prélats. Pendant deux grandes années tu as circulé

ainsi, parmi les plus grands seigneurs de la terre, chargé de leurs intérêts ou de leurs secrets. Et tu avais à peine vingt ans ! Tout te réussissait. li n'est que de voir les attentions dont on t'entoure à

présent, au retour de neuf années d'absence, pour juger des souvenirs que tu as laissés. Le Saint-Père lui-même te le prouve. Aussitôt qu'il te sait de retour en Avignon pour un banal recouvrement de créance, lui, le souverain pontife, du haut du trône de saint Pierre et submergé par tant de t‚ches, il demande à te voir, il s'intéresse à ton sort, à ta fortune, il a la mémoire de se rappeler que tu as eu un enfant jadis, il s'inquiète de te savoir privé de cet enfant, il consacre à te conseiller quelques-unes de ses précieuses minutes... "... Un fils doit être élevé par son père ", te dit-il ; et il te fait délivrer sauf-conduit de messager papal, le meilleur qui soit.

... Et Bouville! Bouville que tu viens trouver, porteur de la bénédiction du pape Jean, et qui te traite ainsi qu'ami depuis longtemps attendu, et qui a de grosses larmes dans les yeux en te voyant, et qui te délègue un de ses propres sergents d'armes pour t'accompagner dans ta démarche, et te remet une lettre, cachetée de son sceau, adressée aux frères Cressay, afin qu'on te laisse voir ton enfant!...

Ainsi, les plus hauts personnages s'occupaient de Guccio, sans aucun motif intéressé, pensait celui-ci, simplement pour l'amitié qu'inspirait sa personne, pour l'agilité de son esprit, et sans doute pour une certaine façon de se conduire avec les grands de ce monde qui lui était un don de nature.

Ah ! que n'avait-il persévéré ! Il aurait pu devenir l'un de ces grands Lombards, puissants dans les …tats à l'égal des princes, comme Macci dei Macci, gardien actuel du Trésor royal de France, ou bien comme Frescobaldi d'Angleterre qui entrait, sans se faire annoncer, chez le chancelier de F…

chiquier.

…tait-il trop tard, après tout? Bien au fond de lui-même, Guccio se sentait supérieur à son oncle, et capable d'une plus éclatante réussite. Car le bon oncle Spinello, à froidement juger, faisait un négoce assez courant.

Capitaine général des Lombards de Paris, il l'était devenu à l'ancienneté.

Il possédait du bon sens, certes, et de l'habileté, mais point 974

LES ROIS MAUDITS

un exceptionnel talent. Guccio considérait tout cela de façon impartiale, à

présent que, passé l'‚ge des illusions, il se sentait un homme de raisonnement pondéré. Oui, il avait eu tort autrefois. Or sa malheureuse aventure avec Marie de Cressay, il ne pouvait se le cacher, était la cause de ses renoncements.

Car pendant de longs mois, sa pensée n'avait été occupée que de ce déplorable événement, tous ses actes commandés par la volonté de dissimuler cet échec. Ressentiment, déception, abattement, honte de revoir ses amis et ses protecteurs après un dénouement peu glorieux, rêves de revanche... Son temps s'était usé à cela tandis qu'il s'installait dans une nouvelle vie, à

Sienne, o˘ l'on ne savait de ses amours de France que ce qu'il voulait bien en dire lui-même. Ah ! elle ignorait, cette ingrate Marie, la grande destinée dont elle avait brisé le cours en refusant autrefois de fuir avec lui! que de fois, en Italie, il y avait amèrement songé. Mais maintenant, il allait se venger...

Et si Marie, soudain, lui déclarait qu'elle l'aimait toujours, qu'elle l'avait attendu sans faiblesse et qu'un affreux malentendu avait été la seule cause de leur séparation? Oui, si cela était? Guccio savait qu'en ce cas il ne résisterait point, qu'il oublierait ses griefs aussitôt qu'exprimés, et qu'il emmènerait sans doute Marie de Cressay à Sienne, dans le palais familial, pour présenter sa belle épouse à ses concitoyens. Et pour montrer à Marie cette ville neuve, moins grande que Paris ou que Londres, certes, mais qui l'emportait en magnificence architecturale, avec son Municipio édifié depuis peu et dont Simone Martini terminait actuellement les fresques intérieures, avec sa cathédrale noire et blanche qui serait la plus belle de Toscane, une fois sa façade achevée. Ah ! le plaisir de partager ce que l'on aime avec une femme aimée ! Et que faisait-il à rêver devant un miroir d'étain, au lieu de courir à Cressay et de profiter de l'émotion de la surprise?

Et puis il réfléchit. Les amertumes pendant neuf ans rem‚chées ne pouvaient pas s'oublier d'un coup, ni la peur non plus qui l'avait chassé, un matin, de ce jardin même. Les cris furieux des deux frères Cressay qui voulaient lui rompre l'échiné... Sans un bon cheval, il était mort Mieux valait envoyer le sergent d'armes, avec la lettre du comte de Bouville; la démarche aurait plus de poids.

Mais Marie, après neuf ans, était-elle toujours aussi belle? Serait-il toujours aussi fier de se montrer à son bras?

Guccio pensait avoir atteint l'‚ge o˘ l'on se conduit par la raison. Or, si une ride s'enfonçait entre les sourcils, il était toujours le même homme, le même mélange d'astuce et de naÔveté, d'orgueil et de songes. Tant il est vrai que les années changent peu notre nature et qu'il n'est pas d'‚ge pour nous délivrer des erreurs. Les cheveux blanchissent plus vite que les faiblesses.

LA LOUVE DE FRANCE

975

On rêve d'un événement pendant neuf années ; on l'espère et on le redoute, on prie la Vierge chaque nuit qu'il s'accomplisse et l'on prie Dieu chaque jour de l'empêcher ; on s'est préparé, soir après soir, matin après matin, à ce que l'on dira s'il se produit ; on a murmuré toutes les réponses que l'on donnera à toutes les questions que l'on a imaginées ; on a prévu les cent, les mille façons dont cet événement pourrait survenir... il survient.

On est désemparé.

Ainsi se trouve Marie de Cressay ce matin-là, parce que sa servante, qui fut autrefois confidente de son bonheur et de son drame, est venue tout à

l'heure lui chuchoter à l'oreille que Guccio Baglioni était de retour.

qu'on l'a vu arriver au village de Neauphle. qu'il semble avoir train de seigneur. que des sergents du roi lui servent d'escorte. qu'il doit être messager du pape... Les gamins sur la place ont regardé, bouche bée, le harnais de cuir jaune brodé des clés de saint Pierre. A cause de ce harnais, cadeau du pape au neveu de ses banquiers, toutes les cervelles du village se sont mises à travailler.

Et la servante est là, essoufflée, les yeux brillants d'émoi au-dessus de ses joues rouges, et Marie de Cressay ne sait ce qu'elle doit ni va faire.

Elle dit:

- Ma robe !

Cela lui est venu tout seul, sans y réfléchir, et la servante a aussitôt compris, parce que Marie a peu de robes, et qu'elle n'en peut demander d'autre que celle-là qui fut cousue naguère dans le beau tissu de soie donné par Guccio, celle qu'on sort du coffre chaque semaine, qu'on brosse avec soin, qu'on défroisse, qu'on aère, devant laquelle on pleure parfois, et qu'on ne revêt jamais.

Guccio peut apparaître d'un moment à l'autre. La servante l'a-t-elle aperçu? Non. Elle ne rapporte que des nouvelles qui couraient de seuil en seuil... Peut-être est-il déjà en chemin ! Si seulement Marie avait une pleine journée pour se préparer à cette arrivée ! Elle a attendu neuf années, et cela revient à n'avoir qu'un seul instant !

qu'importé que l'eau soit froide dont elle s'asperge la gorge, le ventre, les bras, devant la servante qui se détourne, surprise de l'impudeur subite de sa maîtresse, et puis coule un regard vers ce beau corps dont c'est pitié vraiment qu'il soit sans homme depuis si longtemps, et qu'elle se met à jalouser un peu en voyant comme il est demeuré plein, et ferme, et pareil à une belle plante sous le soleil. Pourtant les seins sont plus lourds qu'autrefois et s'affaissent légèrement sur la poitrine ; les cuisses ne sont plus aussi lisses, le ventre est marqué de quelques petites stries laissées parla maternité. Allons ! Le corps des filles nobles s'abîme aussi, moins que le corps des servantes, certes, mais il s'abîme quand même, et c'est justice de Dieu, qui fait toutes les créatures pareilles.

Marie a du mal à entrer dans la robe. L'étoffe a-t-elle rétréci d'être 976

LES ROIS MAUDITS

restée si longtemps sans usage, ou bien est-ce Marie qui a grossi? On dirait plutôt que la forme de son corps s'est modifiée, comme si les contours, les rondeurs n'étaient plus à la même place. Elle a changé. Elle sait bien aussi que le duvet blond est plus fourni sur sa lèvre, que les taches de rousseur dues à l'air des champs se sont incrustées plus largement sur son visage. Ses cheveux, cette brassée de cheveux dorés dont il faut en h‚te retisser les tresses, n'ont plus leur souplesse lumineuse d'antan.

Et voici que Marie se retrouve dans sa robe de fête qui la gêne aux entournures ; et ses mains rougies par les travaux de la maison sortent des manches de soie verte.

qu'a-t-elle fait de toutes ces années qui maintenant ne semblent plus qu'un soupir du temps?

Elle a vécu de se souvenir. Elle s'est nourrie quotidiennement de ses quelques mois d'amour et de bonheur, comme d'une provision trop rapidement engrangée. Elle a écrasé chaque instant de ce passé au moulin de la mémoire. Elle a revu mille fois le jeune Lombard arrivant pour réclamer sa créance et chassant le méchant prévôt. Mille fois elle a reçu son premier regard, refait leur première promenade. Elle a mille fois répété son vou dans le silence et l'ombre nocturne de la chapelle, devant le moine inconnu. Mille fois elle a découvert sa grossesse. Mille fois elle a été

arrachée par violence au couvent des filles du faubourg Saint-Marcel et conduite en litière fermée, tenant son nourrisson serré contre sa poitrine, à Vincennes, au ch‚teau des rois. Mille fois on a devant elle revêtu son enfant des langes royaux, et on le lui a ramené mort, et elle en a encore le cour poignardé. Et elle hait toujours la feue comtesse de Bouville, et elle l'espère en proie aux tourments infernaux. Mille fois, elle a juré sur les …vangiles de garder le petit roi de France, et de ne rien révéler des atroces secrets de la cour, même en confession, et de ne jamais revoir Guccio; et mille fois elle s'est demandé: " Pourquoi est-ce à moi que cela est arrivé?"

Elle l'a demandé au grand ciel bleu des jours d'ao˚t, aux nuits d'hiver passées à grelotter seule, entre des draps raides, aux aurores sans espérance. Pourquoi?

Elle l'a demandé aussi au linge compté pour la buanderie, aux sauces remuées sur le feu de la cuisine, aux viandes mises en saloir, au ruisseau qui court au pied du manoir et au bord duquel on cueille les joncs et les iris, les matins de procession.

Elle a, par instants, haÔ Guccio, furieusement, pour le seul fait d'exister et d'avoir traversé sa vie comme le vent d'orage traverse une maison aux portes ouvertes; et puis aussitôt elle s'est reproché cette pensée comme un blasphème.

Elle s'est prise tour à tour pour une très grande pécheresse à laquelle le Tout-puissant a imposé cette perpétuelle expiation, pour une LA LOUVE DE FRANCE

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martyre, pour une sorte de sainte tout exprès désignée par les volontés divines à dessein de sauver la couronne de France, la descendance de Saint Louis, tout le royaume, en la personne de ce petit enfant à elle confié...

C'est de cette façon qu'on peut devenir folle, lentement, sans que les autres autour de vous s'en aperçoivent.

Des nouvelles du seul homme qu'elle ait aimé, des nouvelles de son époux auquel personne ne reconnaît ce titre, elle n'en a eu que de loin en loin, par quelques paroles du commis de la banque à la servante. Guccio était vivant. C'était tout ce qu'elle savait. Comme elle a souffert de l'imaginer, d'être impuissante à l'imaginer plutôt, en un pays lointain, une ville étrangère, parmi des parents, d'elle inconnus, auprès d'autres femmes s˚rement, d'une autre épouse peut-être. . Et voilà que Guccio est à

un quart de lieue ! Mais est-ce vraiment pour elle qu'il est revenu? Ou simplement pour régler quelque affaire du comptoir? Ne serait-ce pas le plus affreux qu'il f˚t si proche et que ce ne f˚t pas pour elle? Et pourrait-elle lui en faire reproche, puisqu'elle a refusé de le voir, voici neuf ans, elle-même lui a si durement signifié de ne plus jamais l'approcher, et sans pouvoir lui révéler la raison de cette cruauté ! Et soudain elle s'écrie :

- L'enfant!

Car Guccio va vouloir connaître ce petit garçon qu'il croit le sien ! Ne serait-ce pas pour cela qu'il a reparu?

Jeannot est là, dans le pré qu'on aperçoit par la fenêtre, le long de la Mauldre, ce ruisseau bordé d'iris jaunes et trop peu profond pour qu'on s'y noie, jouant avec le dernier fils du palefrenier, les deux garçons du charron et la fille du meunier ronde comme une boule. Il a de la boue sur les genoux, sur le visage et jusque dans l'épi de cheveux blonds qui se tord sur son front. Il crie fort. Il a des mollets fermes et rosés, celui qu'on croit un petit b‚tard, un enfant du péché, et qu'on traite comme tel !

Mais comment ne s'aperçoivent-ils pas tous, les frères de Marie, les paysans du domaine, les gens de Neauphle, que Jeannot n'a rien de la blondeur dorée, presque rousse, de sa mère, et moins encore de la noirceur profonde, du teint couleur d'épices, de Guccio? Comment ne voit-on pas qu'il est un vrai petit capétien, qu'il en a le visage large, les yeux bleu p‚le, un peu trop écartés, le menton qui deviendra fort, la blondeur de paille? Le roi Philippe le Bel était son grand-père. C'est miracle que les gens aient le regard si peu ouvert et ne reconnaissent dans les choses et les êtres que l'idée qu'ils s'en font !

quand Marie a demandé à ses frères d'envoyer Jeannot chez les moines Augustins d'un couvent voisin afin qu'il y apprenne à lire et écrire, ils ont haussé les épaules.

- Nous savons lire un peu et cela ne nous sert guère ; nous ne savons pas écrire, et cela ne nous servirait de rien, a répondu Jean de Cressay.

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LES ROIS MAUDITS

Pourquoi veux-tu que Jeannot ait besoin d'en apprendre plus long que nous?

C'est bon pour les clercs d'étudier, et tu ne peux même point le faire clerc puisqu'il est b‚tard !

Dans le pré aux iris, l'enfant suit en rechignant la servante qui est venue le chercher. Il jouait au chevalier, la gaule en main, et était au moment d'enfoncer les défenses de l'appentis o˘ des méchants retenaient prisonnière la fille du meunier.

Mais voici justement que les frères de Marie rentrent d'inspecter leurs champs. Ils sont poudreux, sentent la sueur de cheval et ont les ongles noirs. Jean, l'aîné, est déjà pareil à ce que fut leur père; il a l'estomac lourd par-dessus la ceinture, la barbe broussailleuse, et les deux crocs lui manquent parmi ses dents g‚tées. Il attend une guerre pour se révéler; et chaque fois que devant lui on parle de l'Angleterre, il crie que le roi n'a qu'à lever l'ost et que la chevalerie saura bien montrer ce dont elle est capable. Il n'est point chevalier, du reste ; mais il pourrait le devenir à la faveur d'une campagne. Il n'a connu des armées que l'ost boueux de Louis Hutin, et l'on n'a pas fait appel à lui pour l'expédition d'Aquitaine. Il a nourri un moment d'espoir lors des intentions de croisade de Monseigneur Charles de Valois; et puis Monseigneur Charles est mort.

Ah ! que ce baron-là e˚t fait un bon roi !

Pierre de Cressay, le cadet, est resté plus mince et plus p‚le, mais ne soigne guère davantage sa mise. Sa vie est un mélange d'indifférence et de routine. Ni Jean ni Pierre ne s'est marié. Leur sour veille au ménage, depuis la mort de leur mère, dame …liabel; ils ont ainsi quelqu'un pour assurer leur cuisine, réparer leur gros linge ; et contre Marie ils peuvent s'emporter à l'occasion, plus aisément qu'ils n'oseraient le faire envers une épouse. Si leurs chausses sont déchirées, il leur est toujours loisible de tenir Marie pour responsable de ce qu'ils n'ont pas trouvé femme à leur convenance, à cause du déshonneur par elle jeté sur la famille.

A cela près, ils vivent dans une aisance limitée gr‚ce à la pension que le comte de Bouville fait régulièrement servir à la jeune femme sous le prétexte qu'elle fut nourrice royale, et gr‚ce aussi aux cadeaux en nature que le banquier Tolomei continue d'envoyer à celui qu'il croit son petit-neveu. Le péché de Marie a donc pour les deux frères été de quelque avantage.

Pierre connaît à Montfort-1'Amaury une bourgeoise veuve qu'il va visiter de temps à autre, et ces jours-là, il fait toilette avec un air coupable. Jean préfère ne chasser qu'en ses labours, et se sent seigneur à peu de frais parce que quelques gamins, dans les hameaux voisins, ont déjà sa tournure.

Mais ce qui est honneur pour un garçon de noblesse est déshonneur pour une fille noble ; cela se sait, il n'y a pas à y revenir.

Les voilà tous deux bien surpris, Jean et Pierre, de voir leur sour LA LOUVE DE FRANCE

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atournée de sa robe de soie, et Jeannot trépignant, parce qu'on le débarbouille. Est-ce donc jour de fête, dont la mémoire leur a manqué?

- Guccio est à Neauphle, dit Marie.

Et elle recule, parce que Jean serait bien capable de lui envoyer un soufflet.

Mais non, Jean se tait; il regarde Marie. Et Pierre de même, les bras ballants. Ils n'ont pas la cervelle modelée pour l'imprévu. Guccio est revenu. La nouvelle est de taille et il leur faut quelques minutes pour s'en pénétrer. quels problèmes cela va-t-il leur poser?... Ils aimaient bien Guccio, ils sont forcés d'en convenir, lorsqu'il était compagnon de leurs chasses, qu'il leur apportait des faucons de Milan; ils ne voyaient pas que le gaillard faisait l'amour à leur sour, presque sous leur nez.

Puis ils ont voulu le tuer quand dame …liabel a découvert le péché au ventre de sa fille. Puis ils ont regretté leur violence après qu'ils eurent visité le banquier Tolomei en son hôtel de Paris, et compris, mais trop tard, qu'ils eussent mieux préservé leur honneur à laisser leur sour s'éloigner mariée à un Lombard qu'à la garder mère d'un enfant sans père.

Ils n'ont guère longtemps à s'interroger car le sergent d'armes à la livrée du comte de Bouville, trottant un grand cheval bai et portant cotte de drap bleu dentelée autour des fesses, entre dans la cour du manoir qui se peuple aussitôt de visages ébaubis. Les paysans mettent le bonnet à la main; des têtes d'enfants surgissent des portes entreb‚illées ; les femmes s'essuient les mains à leur tablier.

Le sergent vient délivrer deux messages au sire Jean, l'un de Guccio, l'autre du comte de Bouville lui-même. Jean de Cressay a pris la mine importante et hautaine de l'homme qui reçoit une lettre ; il a froncé le sourcil, avancé les lèvres en lippe à travers sa barbe et ordonné d'une voix forte qu'on fasse boire et manger le messager, comme si celui-ci venait de fournir quinze lieues. Puis il se retire auprès de son frère, pour lire. Ils ne sont pas trop de deux; il leur faut même appeler Marie qui sait mieux déchiffrer les signes d'écriture.

Et Marie se met à trembler, trembler, trembler.

- Nous n'y comprenons mie, messire. Notre sour s'est soudain mise à

trembler, comme si Satan en propre personne avait surgi devant elle, et elle a refusé tout net de même vous entrevoir. Aussitôt ensuite, elle fut secouée de gros sanglots.

Ils étaient bien embarrassés, les deux frères Cressay. Ils avaient fait brosser leurs bottes, et Pierre avait revêtu la cotte qu'il ne mettait d'ordinaire que pour aller visiter la veuve de Montfort. Dans la seconde pièce du comptoir de Neauphle, devant un Guccio qui leur opposait figure sombre et ne les avait même pas invités à s'asseoir, ils se tenaient plutôt penauds, et l'esprit partagé de sentiments contraires.

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LES ROIS MAUDITS

Au reçu des lettres, deux heures auparavant, ils avaient cru pouvoir négocier comme une bonne affaire le départ de leur sour et la reconnaissance de son mariage. Mille livres comptant, voilà ce qu'ils demanderaient. Un Lombard pouvait bien débourser cela. Mais Marie avait mis en déroute leurs espérances par son étrange attitude et son obstination à

ne pas revoir Guccio.

- Nous avons t‚ché à la raisonner, et bien contre notre avantage ; car si elle venait à nous quitter elle nous manquerait fort puisqu'elle tient tout notre ménage. Mais enfin, nous comprenons bien que si, après tant d'années, vous revenez la demander, c'est bien qu'elle est votre épouse véritable, quand même le mariage s'est-il fait en secret. Et puis le temps s'est écoulé...

C'était le barbu qui parlait et sa phrase s'embrouillait un peu. Le cadet se contentait d'approuver de la tête.

- Nous vous le disons tout franc, reprit Jean de Cressay, nous avons commis une faute en vous faisant refus de notre sour. Mais cela n'est pas tant venu de nous que de notre mère... Dieu l'ait en garde!... qui s'était fort butée. Chevalier se doit de reconnaître ses torts, et si Marie notre sour a passé outre notre consentement, nous portons une part de la coulpe. Tout cela devrait être effacé. Le temps est notre maître à tous. Or, maintenant, c'est elle qui vous refuse ; et pourtant je jure Dieu qu'elle n'a pas d'autre homme en tête, cela non ! Ainsi, je ne comprends plus. Elle a la cervelle faite de curieuse façon, notre sour, n'est-il pas vrai, Pierre?

Pierre de Cressay hocha le front.

Pour Guccio, c'était une belle revanche que d'avoir sous ses yeux, repentants et la langue entortillée, ces deux garçons qui jadis étaient arrivés, en pleine nuit, l'épieu en main, pour l'occire, et l'avaient obligé à fuir la France. A présent, ils ne souhaitaient rien tant que lui donner leur sour ; pour un peu, ils l'auraient supplié de brusquer les choses, de venir à Cressay, d'imposer sa volonté et faire valoir ses droits d'époux.

Mais c'était mal connaître Guccio et son ombrageux orgueil. Des deux benêts, il faisait peu de cas. Marie seule avait de l'importance pour lui.

Or Marie le repoussait alors qu'il était là, tout proche d'elle, et qu'il arrivait si consentant à oublier toutes les injures passées.

- Monseigneur de Bouville devait bien penser qu'elle agirait ainsi, dit le barbu, puisqu'il me mande dans sa lettre: "Si dame Marie, comme il est à

croire, refuse de voir le seigneur Guccio... " Savez-vous quelle raison il avait d'écrire cela?

- Non, je ne sais vraiment, répondit Guccio, mais il faut croire qu'elle en a dit bien long et bien fermement sur mon compte, à messire de Bouville, pour qu'il ait vu si clair !

- Et pourtant, elle n'a pas d'autre homme en tête, répéta le barbu.

LA LOUVE DE FRANCE

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La colère commençait d'envahir Guccio. Ses sourcils noirs se serraient sur la ride qui lui marquait le front. Cette fois, vraiment, tout lui donnait droit d'agir sans scrupules. Marie serait payée de sa cruauté par une cruauté pire.

- Et mon fils? demanda-t-il.

- Il est là. Nous l'avons amené.

Dans la pièce voisine, l'enfant regardait le commis faire des comptes et s'amusait à caresser les barbes d'une plume d'oie. Jean de Cressay ouvrit la porte.

- Jeannot, approche, dit-il.

Guccio, attentif à ce qui se passait en lui-même, se forçait un peu à

l'émotion. " Mon fils, je vais voir mon fils", se disait-il. En vérité, il ne ressentait rien. Pourtant, que de fois il avait espéré cet instant !

Mais il n'avait pas prévu ce petit pas lourd, campagnard, qu'il entendait approcher.

L'enfant entra. Il portait des braies courtes et un sarrau de toile ; son épi rebelle se tordait sur son front clair. Un vrai petit paysan !

Il y eut un moment de gêne pour les trois hommes, gêne que l'enfant perçut fort bien. Pierre le poussa vers Guccio.

- Jeannot, voici...

Il fallait bien dire quelque chose, dire à Jeannot qui était Guccio; et l'on ne pouvait dire que la vérité.

- ... voici ton père.

Guccio, sottement, attendait un élan, des bras ouverts, des larmes. Le petit Jeannot leva vers lui des yeux bleus étonnés :

- Mais on m'avait dit qu'il était mort? dit-il.

Guccio en eut un choc; une grande fureur mauvaise s'éleva en lui.

- Mais non, mais non, se h‚ta de couper Jean de Cressay. Il était en voyage et ne pouvait envoyer de nouvelles. N'est-il pas vrai, ami Guccio?

" De combien de mensonges ne l'a-t-on pas abreuvé ! pensa Guccio. Patience, patience... Lui dire que son père était mort, ah ! les méchantes gens !

Mais patience... " Pour meubler le silence, il dit :

- Comme il est blond !

- Oui, tout à fait semblable à l'oncle Pierre, le frère de notre défunt père, répondit Jean de Cressay.

- Jeannot, viens vers moi, viens, dit Guccio. L'enfant obéit, mais sa petite main rugueuse restait étrangère dans la main de Guccio, et il s'essuya la joue après avoir été embrassé.

- Je souhaiterais le garder quelques jours avec moi, reprit Guccio, afin de pouvoir le conduire à mon oncle Tolomei, qui désire le connaître.

Et ce disant, Guccio avait machinalement, comme Tolomei, fermé l'oil gauche.

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LES ROIS MAUDITS

Jeannot, la bouche entrouverte, le regardait. que d'oncles ! Autour de lui, on n'entendait parler que de cela.

- Moi, j'ai un oncle à Paris qui m'envoie des présents, dit-il d'une voix claire.

- C'est justement celui-ci que nous irons visiter. Si tes oncles n'y voient pas d'obstacles. Vous n'y voyez pas d'obstacles? demanda Guccio.

- Certes non, répondit Jean de Cressay. Monseigneur de Bouville nous en prévient dans sa lettre, et nous engage à ne point nous opposer...

Décidément les Cressay ne bougeaient pas le doigt sans l'accord de Bouville !

Le barbu pensait déjà aux cadeaux que le banquier ne manquerait pas de faire à son petit-neveu. Il fallait s'attendre à une bourse d'or qui serait particulièrement bienvenue, car justement, cette année-là, la maladie s'était mise sur le bétail. Et qui sait? le banquier était vieux; peut-être avait-il l'intention de coucher l'enfant sur ses volontés...

Guccio savourait déjà sa vengeance. Mais la vengeance a-t-elle jamais consolé d'un amour perdu?

L'enfant fut d'abord ébloui par le cheval et le harnachement papal. Jamais il n'avait vu si belle monture, et sa surprise fut grande de s'y trouver juché, sur le devant de la selle. Puis il se mit à observer ce père tombé

du ciel, ou plutôt les détails qu'il en pouvait apercevoir en se penchant ou en tordant le cou. Il regardait les chausses collantes qui ne faisaient aucun pli sur le genou, les bottes souples de cuir foncé, et cet étrange vêtement de voyage, couleur de feuilles rousses, à manches étroites, et fermé jusqu'au menton par une série de minuscules boutons.

Le sergent d'armes avait une tenue bien plus éclatante, bien plus flatteuse par sa couleur gros bleu luisant sous le soleil, ses découpures festonnées aux manches et sur les reins, et ses armes seigneuriales brodées sur la poitrine. Mais l'enfant se rendit compte bien vite que Guccio donnait des ordres au sergent, et il prit grande considération pour ce père qui parlait en maître à un personnage si brillamment vêtu.

Ils avaient parcouru déjà près de quatre lieues. Dans l'auberge de Saint-Nom-la-Bretèche o˘ ils s'arrêtèrent, Guccio, d'une voix naturellement autoritaire, commanda une omelette aux herbes, un chapon rôti sui broche, du fromage caillé. Et du vin. L'empressement des servantes augmenta encore le respect de Jeannot.

- Pourquoi parlez-vous d'autre façon que nous, messire? demanda-t-il. Vous ne dites point les mots pareillement.

Guccio se sentit blessé de cette remarque faite sur son accent de Toscane, et par son propre fils.

- Parce que je suis de Sienne, en Italie qui est mon pays, répondit-LA LOUVE DE FRANCE

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il avec fierté ; et toi aussi, tu vas devenir siennois, libre citoyen de cette ville o˘ nous sommes puissants. Et puis, ne m'appelle plus messire, mais padre.

- Padre, répéta docilement le petit.

Ils s'attablèrent, Guccio, le sergent et l'enfant. Et tandis qu'on attendait l'omelette, Guccio commença d'apprendre à Jeannot les mots de sa langue pour désigner les objets de la vie.

- Tavola, disait-il en saisissant le bord de la table, bottiglia, en soulevant la bouteille, vino...

Il se sentait embarrassé devant cet enfant, manquait de naturel; la crainte de ne pas s'en faire aimer le paralysait, la crainte également de ne pas l'aimer. Car il avait beau se répéter: "C'est mon fils", il n'éprouvait toujours rien d'autre qu'une profonde hostilité envers les gens qui l'avaient élevé.

Jeannot n'avait jamais bu de vin. A Cressay, on se contentait de cidre, ou même de frènette, comme les paysans. Il en prit quelques gorgées. Il était habitué à l'omelette et au lait caillé, mais le chapon rôti avait un air de fête ; et puis ce repas pris au bord de la route, en milieu d'après-midi, lui plaisait bien. I! n'avait pas peur, et l'agrément de l'aventure lui faisait oublier de penser à sa mère. On lui avait dit qu'il la reverrait dans quelques jours... Paris, Sienne, tous ces noms n'évoquaient pour lui aucune idée précise de distance. Samedi prochain il reviendrait au bord de ia Manldre et pourrait déclarer à la fille du meunier, aux garçons du charron: "Moi, je suis siennois" sans avoir besoin de rien expliquer, puisqu'ils en savaient encore moins que lui.

La dernière bouchée avalée, les dagues essuyées sur un morceau de mie et remises à la ceinture, on remonta à cheval. Guccio souleva l'enfant et le posa devant lui, en travers de sa selle31.

Le gros repas et le vin surtout, dont il venait de go˚ter pour la première fois, avaient alourdi l'enfant. Avant une demi-lieue franchie, il s'endormit, indifférent aux secousses du trot.

Rien n'est plus émouvant qu'un sommeil d'enfant, et surtout dans le grand jour, à l'heure o˘ les adultes veillent et agissent. Guccio maintenait en équilibre cette petite vie déjà pesante, cahotante, dodelinante, abandonnée. Instinctivement, il caressa du menton les cheveux blonds qui se nichaient contre lui et il referma plus étroitement son bras, comme pour obliger cette tête ronde et ce gros sommeil à se coller plus étroitement à

sa poitrine. Un parfum d'enfance montait du petit corps endormi. Et brusquement Guccio se sentit père, et tout fier de l'être, et les larmes lui brouillèrent les yeux.

- Jeannot, mon Jeannot, mon Giannino, murmura-t-il en posant les lèvres sur les cheveux soyeux et tièdes.

Il avait mis sa monture au pas et fait signe au sergent de ralentir aussi, afin de ne pas réveiller l'enfant et de prolonger son propre bonheur.

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LES ROIS MAUDITS

qu'importait l'heure à laquelle on arriverait! Demain Giannino se réveillerait dans l'hôtel de la rue des Lombards qui lui paraîtrait un palais; des servantes l'entoureraient, le laveraient, l'habilleraient en seigneur, et une vie de conte de fées commencerait pour lui !

Marie de Cressay replie sa robe inutile devant la servante muette et dépitée. La servante aussi rêve d'une autre existence o˘ elle suivrait sa maîtresse, et il y a un peu de bl‚me dans son attitude.

Mais Marie a cessé de trembler et ses yeux sont sèches ; sa décision est prise. Elle n'a plus que quelques jours à attendre, une semaine au plus.

Car ce matin, la surprise a provoqué de sa part une réponse absurde, un refus dément !

Parce que, saisie de court, elle n'a pensé qu'au serment d'autrefois que madame de Bouville, cette mauvaise femme, l'avait forcée de prononcer... Et puis aux menaces. "Si vous revoyez ce jeune Lombard, il lui en co˚tera la vie... "

Mais deux rois se sont succédé et personne n'a jamais parlé ! Et madame de Bouville est morte. D'ailleurs était-il même conforme à la loi de Dieu, cet affreux serment? N'est-ce pas un péché que d'interdire à la créature humaine d'avouer à un confesseur ses troubles d'‚me? Les religieuses elles-mêmes peuvent être relevées de leurs voux. Et puis, nul n'a le droit de séparer l'épouse de l'époux! Cela non plus n'est pas chrétien. Et le comte de Bouville n'est pas évêque, et d'ailleurs il n'est point aussi redoutable que l'était sa femme.

Toutes ces choses, Marie aurait d˚ y penser ce matin, et savoir reconnaître aussi que sans Guccio elle ne pouvait vivre, que sa place était auprès de lui, que Guccio venant la chercher, rien au monde, ni les serments anciens, ni les secrets de la couronne, ni la crainte des hommes, ni le ch‚timent de Dieu s'il devait survenir, ne l'empêcheraient de le suivre.

Elle ne mentira pas à Guccio. Un homme qui, au bout de neuf ans, vous aime encore, qui n'a pas repris femme, et revient vous chercher, est de cour droit, loyal, pareil au chevalier qui franchit toutes les épreuves. Un tel homme peut partager un secret et en demeurer le gardien. Et l'on n'a pas le droit non plus de lui mentir, de lui laisser croire que son fils est vivant, qu'il le serre dans ses bras, alors que ce n'est point vrai.

Marie saura expliquer à Guccio que leur enfant, leur premier-né... car déjà

cet enfant mort n'est plus dans sa pensée que leur premier-né... a été, par un enchaînement fatal, donné, échangé, pour sauver la vie du vrai roi de France. E* elle demandera à Guccio de partager son serment, et ils élèveront ensemble le petit Jean le Posthume qui a régné les cinq premiers jours de sa vie, jusqu'au moment o˘ les barons viendront le chercher pour lui rendre sa couronne ! Et les autres enfants

LA LOUVE DE FRANCE

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qu'ils auront seront un jour comme des frères pour le roi de France.

Puisque tout peut arriver dans le mal, par les agencements incroyables du sort, pourquoi tout ne pourrait-il pas arriver dans le bien?

Voilà ce que Marie expliquera à Guccio, dans quelques jours, la semaine prochaine, lorsqu'il ramènera Jeannot ainsi qu'il en est convenu avec les frères.

Alors le bonheur si longtemps différé pourra commencer ; et si toute chose heureuse sur la terre doit être payée d'un poids égal de souffrance, alors ils auront l'un et l'autre payé par avance toutes leurs joies futures!

Guccio voudra-t-il s'installer à Cressay? Certes pas. A Paris? Le lieu serait trop dangereux pour le petit Jean, et il ne faudrait point tout de même aller braver de trop près le comte de Bouville ! lis iront en Italie.

Guccio emmènera Marie dans ce pays dont elle ne connaît que les belles étoffes et l'habile travail des orfèvres Comme elle l'aime, cette Italie, puisque c'est de là qu'est venu l'homme que Dieu lui destinait ! Marie est déjà en voyage aux côtés de son époux retrouvé. Dans une semaine; elle a une semaine à attendre...

Hélas! En amour, il ne suffit pas d'avoir les mêmes désirs: faut-il encore les exprimer au même moment !

III

LA REINE DU TEMPLE

Pour un enfant de neuf ans dont tout l'horizon, depuis qu'il avait l'‚ge de se souvenir, avait été limité par un ruisseau, des fosses à fumier et des toits de campagne, la découverte de Paris ne pouvait être qu'un enchantement. Mais que dire quand cette découverte s'accomplissait sous la conduite d'un père si fier, si glorieux de son fils, et qui le faisait habiller, friser, baigner, oindre, qui l'amenait dans les plus belles boutiques, le gavait de sucreries, lui offrait une bourse de ceinture, avec de vrais sols dedans, et des souliers brodés! Jeannot, ou Giannino, vivait des jours éblouis.

Et toutes ces belles maisons o˘ il pénétrait ! Car Guccio, sous des prétextes divers, souvent même sans aucun prétexte, visitait à tour de rôle ses connaissances d'antan, simplement pour pouvoir prononcer orgueilleusement: "mon fils! ", et montrer ce miracle, cette splendeur unique au monde : un petit garçon qui lui disait : "padre mio " avec un bon accent d'Ile-de-France.

Si l'on s'étonnait de la blondeur de Giannino, Guccio faisait allusion à la mère, une personne de noblesse ; il prenait alors ce ton faussement discret qui annonce l'indiscrétion et cet air un peu fanfaron dans le mystère qu'ont les Italiens pour feindre de se taire sur leurs conquêtes. Ainsi tous les Lombards de Paris, les Peruzzi, les Boccanegra, les Macci, les Albizzi, les Frescobaldi, les Scamozzi, et le signor Boccace lui-même étaient au courant.

L'oncle Tolomei, un oil ouvert, un oil fermé, le ventre pesant et la jambe lourde, ne participait pas peu à cette ostentation. Ah ! si Guccio avait pu se réinstaller à Paris, sous son toit, et avec le petit Giannino, comme il se serait senti heureux, le vieux Lombard, pour les jours qui lui restaient à vivre.

Mais c'était là un rêve impossible. Pourquoi ne voulait-elle pas de régularisation du mariage, pourquoi ne voulait-elle pas accepter la vie LA LOUVE DE FRANCE

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commune avec son époux, cette sotte, cette entêtée de Marie de Cressay, puisque maintenant tout le monde semblait d'accord? Tolomei, quelque répugnance qu'il éprouv‚t à entreprendre le moindre déplacement, s'offrait à aller à Neauphle tenter une ultime démarche.

- Mais c'est moi qui ne veux plus d'elle, mon oncle, déclarait Guccio. Je ne laisserai pas bafouer mon honneur. Et puis quelle plaisance y aurait-il à vivre auprès d'une femme qui ne m'aime plus?

- En es-tu bien s˚r?

Il y avait un signe, un seul, qui pouvait permettre à Guccio de se poser la question. Il avait reconnu au cou de l'enfant le petit reliquaire de corps à lui-même offert par la reine Clémence quand il se trouvait en l'hôtel-Dieu de Marseille, et dont il avait à son tour fait présent à Marie, une fois qu'elle était fort malade.

- Ma mère l'a ôté de son cou et l'a passé au mien, quand mes oncles m'ont mené vers vous l'autre matin, avait expliqué l'enfant.

Mais pouvait-on se fonder sur un si faible indice, sur un geste qui pouvait n'être que de religiosité?

Et puis le comte de Bouville avait été formel.

- Si vous voulez garder cet enfant, il faut que vous partiez avec lui pour Sienne, et le plus tôt sera le mieux, avait-il dit à Guccio.

L'entrevue avait eu lieu en l'hôtel de l'ancien grand chambellan, derrière le Pré-aux-Clercs. Bouville se promenait dans son jardin clos de murs. Et les larmes lui étaient venues aux paupières en voyant Giannino. Il avait baisé la main du petit garçon avant de le baiser aux joues et, le contemplant, le détaillant des cheveux aux souliers, il avait murmuré :

- Un vrai petit prince, un vrai petit prince !

En même temps, il s'essuyait les yeux. Guccio était étonné de cette émotion excessive, et il en était touché comme d'un hommage d'amitié à lui-même rendu.

- Un vrai petit prince, comme vous le dites, messire, avait répondu Guccio tout heureux ; et c'est chose bien surprenante quand on songe qu'il n'a connu que la vie des champs et que sa mère, après tout, n'est qu'une paysanne !

Bouville hochait la tête. Oui, oui, tout cela était bien étonnant...

- Emmenez-le, vous ne pouvez mieux faire. D'ailleurs, n'avez-vous pas l'auguste approbation de notre Très Saint-Père? Je vous ferai donner cette fois deux sergents pour vous accompagner jusqu'aux frontières du royaume, afin qu'aucun mal ne vous survienne, ni à... cet enfant.

Il ne lui semblait pas aisé de prononcer: "votre fils".

- Adieu, mon petit prince, dit-il en embrassant encore Giannino. Vous reverrai-je jamais?

Et puis il s'éloigna très vite, parce que les pleurs recommençaient à

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LES ROIS MAUDITS

abonder dans ses gros yeux. Vraiment, cet enfant ressemblait trop douloureusement au grand roi Philippe !

- Retourne-t-on à Cressay ? demanda Giannino le matin du 11 mai, devant les portemanteaux et les malles de b‚t qu'on emplissait. Il ne paraissait pas trop impatient de rentrer au manoir.

- Non, mon fils, répondit Guccio, nous allons d'abord à Sienne.

- Ma mère va-t-elle venir avec nous?

- Non, pas à présent ; elle nous rejoindra plus tard.

L'enfant parut tranquillisé. Guccio pensa qu'après neuf ans de mensonges au sujet de son père, Giannino allait maintenant être abreuvé de nouveaux mensonges à propos de sa mère. Mais comment agir autrement? Un jour peut-

être faudrait-il lui laisser croire que sa mère était morte...

Avant de se mettre en route, il restait à Guccio une visite à faire, la plus prestigieuse sinon la plus importante; il désirait saluer la reine douairière Clémence de Hongrie.

- O˘ est-ce donc, la Hongrie? demanda l'enfant.

- Très loin, du côté du Levant. Il faut de nombreuses semaines de route pour y parvenir. Peu de gens y sont allés.

- Pourquoi est-elle à Paris, cette dame Clémence, si elle est reine de Hongrie?

- Mais elle n'a jamais été reine de Hongrie, Giannino ; son père en fut roi, mais elle, elle a été reine de France.

- Alors, c'est la femme du roi Charles le Biau?

Non, la femme du roi c'était Madame d'…vreux, qu'on couronnait ce jour même ; et l'on irait d'ailleurs, tout à l'heure, au palais royal, donner un coup d'oil sur la cérémonie à la Sainte-Chapelle, afin que Giannino partît sur un dernier souvenir plus beau que tous les autres. Guccio, l'impatient Guccio, n'éprouvait ni ennui ni lassitude à expliquer à cette petite cervelle des choses qui semblaient évidentes et ne l'étaient nullement, si l'on ne les savait pas de longtemps. C'est ainsi que se fait l'apprentissage du monde.

Mais cette reine Clémence qu'on allait voir, qui était-elle alors? Et comment Guccio la connaissait-il?

De la rue des Lombards au Temple, par la rue de la Verrerie, il y avait peu de distance. Chemin faisant, Guccio racontait à l'enfant comment il était allé à Naples, avec le comte de Bouville... le gros seigneur, tu sais, que nous avons visité l'autre jour et qui t'a embrassé... afin de demander cette princesse en mariage pour le roi Louis Dixième qui était mort à

présent. Et comment lui-même, Guccio, s'était trouvé auprès de Madame Clémence sur le bateau qui la conduisait en France, et comment il avait manqué de périr dans une grande tempête avant d'aborder à Marseille.

LA LOUVE DE FRANCE

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- Et ce reliquaire, que tu portes au cou, me fut donné par elle pour me remercier de l'avoir sauvée de la noyade.

Et ensuite, quand la reine Clémence avait eu un fils, c'était la mère de Giannino qui avait été choisie pour nourrice.

- Ma mère ne m'en a jamais rien dit, s'écria l'enfant surpris. Ainsi elle connaissait aussi Madame Clémence?

Tout cela était bien compliqué. Giannino aurait aimé savoir si Naples était en Hongrie. Et puis il y avait des passants qui les bousculaient ; une phrase commencée restait en suspens ; un marchand d'eau, avec le tintamarre de ses seaux, interrompait une réponse. Il était bien difficile à l'enfant de faire de l'ordre dans le récit... "Ainsi tu es le frère de lait du petit roi Jean le Posthume qui mourut à cinq jours... "

Frère de lait, cela Giannino comprenait bien ce que c'était. A Cressay il en entendait parler tout le temps ; des frères de lait, il y en a plein la campagne. Mais frère de lait d'un roi? Il y avait matière à rester songeur.

Car un roi, c'est un homme grand et fort, avec une couronne en tête... Il n'avait jamais pensé que les rois pussent avoir des frères de lait, ni même être jamais de petits enfants. quant à "posthume"... un autre mot bizarre, lointain comme la Hongrie.

- Ma mère ne m'en a jamais rien dit, répéta Giannino. Et il commençait à en vouloir à sa mère de tant de choses étonnantes qu'elle lui avait cachées.

- Et pourquoi cela s'appelle le Temple, o˘ nous allons?

- A cause des Templiers.

- Ah ! oui ! je sais ; ils crachaient sur la croix, ils adoraient une tête de chat, et ils empoisonnaient les puits pour garder tout l'argent du royaume.

Il tenait cela du fils du charron qui répétait les propos de son père qui les tenait lui-même de Dieu sait qui. Il n'était pas aisé pour Guccio, dans cette foule et en si peu de temps, d'expliquer à son fils que la vérité

était un peu plus subtile. Et l'enfant ne comprenait pas pourquoi la reine qu'on allait voir habitait chez d'aussi vilaines gens.

- Ils n'y habitent plus,fÔglio mio. Ils n'existent plus ; c'est l'ancienne demeure du grand-maître.

- Maître Jacques de Moiay? C'était lui?

- Fais les cornes, fais les cornes avec les doigts, mon garçon, quand tu prononces ce nom-là!... Donc les Templiers ont été supprimés, br˚lés ou chassés, le roi a pris le Temple qui était leur ch‚teau...

- quel roi?

Il ne s'y retrouvait plus, le pauvre Giannino, parmi tant de souverains !

- Philippe le Bel.

- Tu l'as vu, toi, le roi le Bel?

L'enfant en avait entendu parler, de ce roi terrifiant et maintenant 990

LES ROIS MAUDITS

si hautement respecté; mais cela faisait partie de toutes les ombres d'avant sa naissance. Et Guccio fut attendri.

" C'est vrai, pensa-t-il, il n'était pas né ; pour lui, cela veut dire autant que Saint Louis ! "

Et comme la presse ralentissait leurs pas :

- Oui, je l'ai vu, répondit-il. J'ai même manqué de le renverser, dans une de ces rues, à cause de deux lévriers que je promenais en laisse, le jour de mon arrivée à Paris, il y a douze ans.

Et le temps lui reflua sur les épaules comme une grosse vague soudaine qui vous submerge et puis s'éparpille. Une écume de jours s'écroula autour de lui. Il était un homme, déjà, qui racontait ses souvenirs !

- Donc, continua-t-il, la maison des Templiers est devenue la propriété du roi Philippe le Bel, et après du roi Louis, et après du roi Philippe le Long qui a précédé le roi d'à présent. Et le roi Philippe le Long a donné

le Temple à la reine Clémence, en échange du ch‚teau de Vincennes qu'elle avait reçu par testament de son époux le roi Louis32.

- Padre mio, je voudrais une oublie.

Il avait senti une bonne odeur de gaufre s'échappant d'un éventaire, et cela faisait disparaître d'un coup tout intérêt pour ces rois qui se succédaient trop vite et échangeaient leurs ch‚teaux. Il savait déjà, d'autre part, que de commencer sa phrase par "padre mio " était un s˚r moyen d'obtenir ce qu'il désirait ; mais cette fois la recette fut vaine.

- Non, quand nous reviendrons, car à présent tu te salirais. Rappelle-toi bien ce que je t'ai enseigné. Ne parle à la reine que si elle t'adresse la parole ; et puis tu t'agenouilleras pour lui baiser la main.

- Comme à l'église?

- Non, pas comme à l'église. Viens, je vais te montrer, mais moi j'ai du mal à le faire à cause de ma jambe blessée.

Ils étaient curieux à voir, vraiment, pour les passants, cet étranger de petite taille, au teint sombre, et cet enfant tout blond qui, dans une encoignure de porte, s'entraînaient à la génuflexion.

- ... Et puis tu te relèves, rapidement; mais ne bouscule pas la reine !

L'hôtel du Temple était fort modifié, depuis l'époque de Jacques de Molay; et d'abord il avait été morcelé. La résidence de la reine Clémence ne comprenait que la grande tour carrée à quatre poivrières, quelques logis secondaires, remises, écuries, autour de la cour pavée, et un jardin partie potager et partie d'agrément. Le reste de la commanderie, les habitations des chevaliers, les armureries, les chantiers des compagnons, isolés par de hauts murs, avaient été affectés à d'autres usages. Et cette cour gigantesque, destinée aux rassemble-LA LOUVE DE FRANCE

991

ments militaires, paraissait à présent déserte et comme morte. La litière d'apparat, à rideaux blancs, qui attendait la reine Clémence, y semblait un bateau arrivé par mégarde ou détresse dans un port désaffecté. Et bien qu'il y e˚t autour de la litière quelques écuyers et valets, tout l'hôtel avait un ton de silence et d'abandon.

Guccio et Giannino pénétrèrent dans la tour du Temple par la porte même d'o˘ Jacques de Molay, extrait de son cachot, était sorti douze ans plus tôt pour être conduit au supplice33. Les salles avaient été remises à neuf; mais, en dépit des tapisseries, des beaux objets d'ivoire, d'argent et d'or, ces lourdes vo˚tes, ces étroites fenêtres, ces murs o˘ les bruits s'étouffaient, et les proportions mêmes de cette résidence guerrière, ne constituaient pas une demeure de femme, d'une femme de trente-deux ans.

Tout y rappelait les hommes rudes, portant le glaive sur la robe, qui avaient un moment assuré à la chrétienté la suprématie totale dans les limites de l'ancien empire romain. Pour une jeune veuve, le Temple semblait une prison.

Madame Clémence fit peu attendre ses visiteurs. Elle apparut, vêtue déjà

pour la cérémonie à laquelle elle se rendait, en robe blanche, gorgière de voile sur la naissance de la poitrine, manteau royal sur les épaules et couronne d'or en tête. Une reine vraiment comme on en voit peintes aux vitraux des églises. Giannino crut que les reines étaient vêtues de cette sorte tous les jours de la vie. Belle, blonde, magnifique, distante et le regard un peu absent, Clémence de Hongrie offrait un sourire qui n'était que de commande, le sourire qu'une reine sans pouvoir, sans royaume, se doit de laisser tomber sur le peuple qui l'approche.

Cette morte sans tombeau trompait ses jours trop longs par des occupations inutiles, collectionnait les pièces d'orfèvrerie, et c'était là tout l'intérêt qui lui restait au monde, ou qu'elle feignait d'avoir.

L'entrevue fut plutôt décevante pour Guccio qui attendait davantage d'émotion, mais non pour l'enfant qui voyait devant lui une sainte du ciel en manteau d'étoiles.

Madame de Hongrie posait ces questions bienséantes qui nourrissent la conversation des souverains lorsqu'ils n'ont rien à dire. Guccio avait beau tenter d'orienter l'entretien vers leurs communs souvenirs, vers Naples, vers la tempête, la reine éludait. Tout souvenir, en vérité, lui était pénible : elle repoussait les souvenirs. Et quand Guccio, cherchant à

mettre en valeur Giannino, précisa: "Le frère de lait de votre infortuné

fils, Madame ", une expression presque dure passa sur le beau visage de Clémence. Une reine ne pleure pas en public. Mais c'était trop d'inconsciente cruauté, vraiment, que de lui présenter bien vivant, blond et frais, un enfant de l'‚ge qu'aurait eu le sien, el qui avait sucé le même lait.

La voix du sang ne parlait guère, mais seulement celle du malheur.

992

LES ROIS MAUDITS

Et puis le jour était peut-être mal choisi, alors que Clémence allait assister au couronnement d'une troisième reine de France depuis elle ! Elle s'obligea par politesse à demander :

- que fera-t-il quand il sera grand, ce bel enfant?

- Il tiendra banque, Madame, je l'espère du moins, comme nous tous.

La reine Clémence croyait que Guccio venait lui réclamer une créance ou le paiement de quelque coupe d'or, de quelque joyau dont elle se f˚t fournie chez son oncle. Elle avait une telle habitude de ces réclamations de fournisseurs ! Elle fut surprise quand elle comprit que ce jeune homme s'était dérangé seulement pour la voir. Existait-il donc encore des gens qui la venaient saluer sans rien avoir à requérir d'elle, ni remboursement ni service?

Guccio dit à l'enfant de montrer à Madame la reine le reliquaire qu'il portait au cou. La reine ne se souvenait plus, et Guccio dut lui rappeler la visite qu'elle lui avait faite à l'hôteî-Dieu de Marseille. Elle pensa:

" Ce jeune homme m'a aimée. "

Consolation illusoire des femmes dont la destinée amoureuse s'est arrêtée trop tôt, et qui ne sont plus attentives qu'aux signes des sentiments qu'elles ont pu inspirer autrefois !

Elle se pencha pour embrasser l'enfant. Mais Giannino se rage-nouilla aussitôt, et lui baisa la main.

Elle chercha autour d'elle, d'un mouvement presque machinal, un cadeau à

faire, aperçut une boîte de vermeil et la tendit à l'enfant en disant :

- Tu aimes s˚rement les dragées? Conserve ce drageoir et que Dieu te garde i

II était temps de se rendre à la cérémonie. Elle monta en litière, ordonna de clore les rideaux blancs, et puis fut prise d'un mal d'être qui lui venait de tout le corps, de la poitrine, des jambes, du ventre, de toute cette beauté inutile ; elle put enfin pleurer.

Dans la rue du Temple la foule était nombreuse qui se dirigeait vers la Seine, vers la Cite, pour aller saisir quelques bribes du couronnement, et qui ne verrait sans doute rien d'autre qu'elle-même.

Guccio. prenant Giannino par la main, se mit à la suite de la litière blanche, comme s'il faisait partie de l'escorte de la reine. Ils purent ainsi franchir le Pont-au-Change, pénétrer dans la cour du Palais, et là

s'arrêter pour voir passer les grands seigneurs qui entraient, en costume d'apparat, dans la Sainte-Chapelle. Guccio les reconnaissait pour la plupart et pouvait les nommer à l'enfant : la comtesse Mahaut d'Artois, encore grandie par sa couronne, et le comte Robert, son neveu, qui la dépassait en taille ; Monseigneur Philippe de Valois, maintenant pair Je France, avec à son côté sa femme qui boitait; et puis Madame Jeanne de Bourgogne, l'autre reine veuve. Mais quel était ce jeune LA LOUVE DE FRANCE

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couple, dix-huit et quinze ans environ, qui venait ensuite? Guccio se renseigna auprès de ses voisins. On lui répondit que c'était Madame Jeanne de Navarre et son mari Philippe d'…vreux. Eh oui ! La fille de Marguerite de Bourgogne avait maintenant quinze ans, et elle était mariée, après tant de drames dynastiques autour et à cause d'elle suscités.

La presse devint telle que Guccio dut hisser Giannino sur ses épaules ; il y pesait lourd le petit diable !

Ah ! voici que s'avançait la reine Isabelle d'Angleterre, rentrée du Ponthieu. Guccio la trouva étonnamment peu changée depuis qu'il l'avait entrevue autrefois à Westminster, le temps de lui délivrer un message de Robert d'Artois. Pourtant il se la rappelait plus grande... Sur le même rang marchait son fils, le jeune Edouard d'Aquitaine. Et toutes les têtes se tendaient parce que la traîne du manteau ducal du jeune homme était portée par Lord Mortimer, comme si celui-ci e˚t été le grand chambellan du prince. Un défi de plus lancé au roi Edouard. Lord Mortimer présentait un visage victorieux, mais moins toutefois que le roi Charles le Bel, auquel on n'avait jamais vu figure si resplendissante, parce que la reine de France, cela se chuchotait, était enceinte de deux mois, enfin! Et son couronnement officiel, jusque-là différé, constituait un remerciement.

Giannino se pencha soudain sur l'oreille de Guccio :

- Padre, padre mio, dit-il, le gros seigneur qui m'a embrassé l'autre jour, que nous sommes allés voir dans son jardin, il est là, il me regarde !

Brave Bouville, coincé dans la foule des dignitaires ; quelles confuses et troublantes pensées roulaient dans sa tête en apercevant le vrai roi de France, que tout le monde croyait dans un caveau de Saint-Denis, juché sur les épaules d'un négociant lombard, tandis qu'on couronnait l'épouse de son second successeur !

L'après-midi même, sur la route de Dijon, deux sergents d'armes du même comte de Bouville escortaient le voyageur siennois accompagné de l'enfant blond. Guccio Baglioni s'imaginait enlever son fils ; il volait en fait le tenant réel et légitime du trône. Et ce secret n'était connu que d'un vieillard auguste, dans une chambre d'Avignon emplie de cris d'oiseaux, d'un ancien chambellan, dans son jardin du Pré-aux-Clercs, et d'une jeune femme à jamais désespérée, dans un pré d'Ile-de-France. La reine veuve qui habitait au Temple continuerait de faire dire des messes pour un enfant mort.

IV LE CONSEIL DE CHA¬LIS

L'orage a nettoyé le ciel de fin juin. Dans les appartements royaux de l'abbaye de Cha‚lis, cet établissement cistercien qui est une fondation capétienne et o˘ les entrailles de Charles de Valois ont été déposées voici quelques mois, les cierges se consument en fumant et mélangent leur odeur de cire à l'air chargé des parfums de la terre après la pluie, et aux senteurs d'encens comme il en flotte dans toutes les demeures religieuses.

Les insectes échappés à l'orage sont entrés par les ogives des fenêtres et dansent autour des flammes34.

C'est un soir triste. Les visages sont pensifs, moroses, ennuyés, dans cette salle vo˚tée o˘ les tapisseries déjà anciennes, à semis de fleurs de lis et du modèle exécuté en série pour les résidences royales, pendent le long de la pierre nue. Une dizaine de personnes se trouvent là réunies autour du roi Charles IV : Robert d'Artois, autrement appelé le comte de Beaumont-le-Roger, le nouveau comte de Valois, Philippe, l'évêque-pair de Beauvais, Jean de Marigny, le chancelier Jean de Cherchemont, le comte Louis de Bourbon, le boiteux, grand chambrier, le connétable Gaucher de Ch

‚tillon. Ce dernier a perdu son fils aîné l'année précédente, et cela, comme on dit, l'a vieilli d'un coup. Il paraît vraiment ses soixante-seize ans ; il est de plus en plus sourd et en accuse ces bouches à poudre qu'on lui a fait partir dans les oreilles au siège de La Réole.

quelques femmes ont été admises parce qu'en vérité c'est une affaire de famille qu'on doit traiter ce soir. Il y a là les trois Jeanne, Madame Jeanne d'Evreux, la reine, Madame Jeanne de Valois, comtesse de Beaumont, l'épouse de Robert, et encore Madame Jeanne de Bourgogne, la méchante, l'avare, petite-fille de Saint Louis, boiteuse comme le cousin Bourbon, et qui est la femme de Philippe de Valois.

Et puis Mahaut, Mahaut aux cheveux tout gris et aux vêtements noirs et violets, forte en poitrine, en croupe, en épaules, en bras, LA LOUVE DE FRANCE

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colossale ! L'‚ge, qui ordinairement réduit la taille des êtres, n'a pas eu tel effet sur Mahaut d'Artois. Elle est devenue une vieille géante, et ceci est plus impressionnant encore qu'une jeune géante. C'est la première fois, depuis bien longtemps, que la comtesse d'Artois reparaît à la cour autrement que couronne en tête pour les cérémonies auxquelles l'oblige son rang, la première fois, en fait, depuis le règne de son gendre Philippe le Long.

Elle est arrivée à Cha‚lis, dans les couleurs du deuil, pareille à un catafalque en marche, drapée comme une église la semaine de la Passion. Sa fille Blanche vient de mourir, à l'abbaye de Maubuisson o˘ elle avait été

enfin admise après qu'on l'eut d'abord transférée de Ch‚teau-Gaillard dans une résidence moins cruelle, près de Coutances. Mais Blanche n'a guère profité de cette amélioration de son sort obtenue en échange de l'annulation du mariage. Elle est morte quelques mois après son entrée au couvent, épuisée par ses longues années de détention, par les terribles nuits d'hiver dans la forteresse des Andelys, morte de maigreur, de toux, de malheur, presque démente, sous un voile de religieuse, à trente ans. Et tout cela pour quelques mois d'amour, si même on peut appeler amour son aventure avec Gautier d'Aunay ; un entraînement plutôt à imiter les plaisirs de sa belle-sour Marguerite de Bourgogne, alors qu'elle avait dix-huit ans, l'‚ge o˘ l'on ne sait pas ce que l'on fait !

Ainsi celle qui aurait pu être en ce moment reine de France, la seule femme que Charles le Bel ait vraiment aimée, vient de s'éteindre alors qu'elle accédait à une relative paix. Et le roi Charles le Bel, en qui cette mort soulève de lourdes vagues de souvenirs, est triste devant sa troisième épouse qui sait fort bien à quoi il pense et qui feint de ne pas s'en apercevoir.

Mahaut a saisi l'occasion de ce deuil. Elle est venue d'elle-même et sans se faire annoncer, comme poussée seulement par le mouvement du cour, offrir, elle la mère éprouvée, ses condoléances à l'ancien mari malheureux; et ils sont tombés dans les bras l'un de l'autre. Mahaut, de sa lèvre moustachue, a baisé les joues de son ex-gendre; Charles, d'un mouvement enfantin, a laissé tomber son front sur la monumentale épaule et répandu quelques larmes parmi les draperies de corbillard dont la géante est vêtue.

Ainsi se modifient les relations entre les êtres humains quand la mort passe parmi eux et supprime les mobiles du ressentiment.

Elle a idée en tête, dame Mahaut, pour s'être précipitée à Cha‚lis; et son neveu Robert ronge son frein. Il lui sourit, ils se sourient, ils s'appellent " ma bonne tante ", " mon beau neveu " et se témoignent bon amour de parents comme ils s'y sont engagés par le traité de 1318. Ils se haÔssent. Ils s'entretueraient s'ils se trouvaient seuls dans une même pièce. Mahaut est venue en vérité... elle ne le dit pas mais Robert le 996

LES ROIS MAUDITS

devine bien !... à cause d'une lettre qu'elle a reçue. Toutes les personnes présentes, d'ailleurs, ont reçu la même lettre, à quelques variantes près : Philippe de Valois, l'évêque Marigny, le connétable, et le roi... surtout le roi.

Les étoiles parsèment la nuit qu'on aperçoit, claire, par les fenêtres. Ils sont dix, onze personnages de la plus haute importance, assis en cercle sous les vo˚tes, entre les piliers à chapiteaux sculptés, et ils sont très peu. Ils ne se donnent pas à eux-mêmes une véritable impression de force.

Le roi, de caractère faible et d'entendement limité, est, de surcroît, sans famille directe, sans serviteurs personnels. Les princes ou les dignitaires autour de lui ce soir assemblés, qui sont-ils? Des cousins, ou bien des conseillers hérités de son père ou de son oncle. Nul qui soit véritablement à lui, créé par lui, lié à lui. Son père avait trois fils et deux frères siégeant à son Conseil ; et même les jours de brouille, même les jours o˘

feu Monseigneur de Valois jouait les ouragans, c'était un ouragan de famille. Louis Hutin avait deux frères et deux oncles; Philippe le Long, ces mêmes oncles, qui l'appuyaient diversement, et encore un frère, Charles lui-même. Ce survivant n'a presque plus rien. Son Conseil fait penser irrésistiblement à une fin de dynastie ; le seul espoir d'une continuation de la lignée, d'une dévolution directe, dort au ventre de cette femme silencieuse, ni jolie ni laide, qui se tient les mains croisées auprès de Charles, et qui se sait une reine de rechange.

La lettre, la fameuse lettre dont on est occupé, est datée du 19 juin et vient de Westminster; le chancelier la tient en main, la cire verte du sceau brisé s'écaille sur le parchemin.

- Ce qui a produit si grande ire au cour du roi Edouard paraît bien être que Monseigneur de Mortimer ait tenu le manteau du duc d'Aquitaine, lors du couronnement de Madame la reine. que son personnel ennemi soit aposté

auprès de son fils en telle marque de dignité, Sire Edouard ne l'a pu ressentir que comme personnelle offense.

C'est Monseigneur de Marigny qui vient de parler, accompagnant parfois son propos d'un geste de ses doigts o˘ brille l'améthyste épiscopale. Ses trois robes superposées sont d'étoffe légère, ainsi qu'il convient pour la saison, et la robe de dessus, plus courte, tombe en plis harmonieux. On reconnaît par moments chez Monseigneur de Marigny un peu de l'autorité du grand Enguerrand dont il est maintenant le seul frère survivant.

Le visage du prélat paraît sans faiblesse, barré de sourcils horizontaux, de part et d'autre d'un nez droit. Monseigneur de Marigny, si le sculpteur respecte ses traits, fera un beau gisant pour le dessus de son tombeau...

mais dans longtemps, car il est jeune encore. Il a su tôt profiter de la fortune d'Enguerrand quand celui-ci était au plus haut LA LOUVE DE FRANCE

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de sa gloire, et s'en séparer à point nommé quand Enguerrand fut précipité.

Toujours il a traversé aisément les vicissitudes qu'entraînent les changements de règne; récemment encore, il a bénéficié des tardifs remords de Charles de Valois. Il est fort influent au Conseil.

- Cherchemont, dit le roi Charles à son chancelier, refaites-moi la lecture de cet endroit o˘ notre frère Edouard se plaint de messire de Mortimer.

Jean de Cherchemont déplie le parchemin, l'approche d'un cierge, marmonne un peu avant de retrouver les lignes en cause et lit :

- "...l'adhérence de notre femme et notre fils avec nos traîtres et ennemis mortels notoirement connus en tant que ledit traître, le Mortimer, porta à

Paris la suite de notre fils, publiquement, en la solennité de couronnement de notre très chère sour, votre compagne, la reine de France, à la Pentecôte dernière passée, en si grande honte et dépit de nous... "

L'évêque Marigny se penche vers le connétable Gaucher et lui murmure :

- que voilà lettre bien mal écrite !

Le connétable n'a pas bien entendu; il se contente de bougonner:

- Un hors-nature, un sodomite !

- Cherchemont, reprend le roi, quel droit avons-nous de nous opposer à la requête de notre frère d'Angleterre, lorsqu'il nous enjoint de supprimer séjour à son épouse?

Cette manière, de la part de Charles le Bel, de s'adresser à son chancelier, et non pas de se tourner, comme il le fait d'habitude, vers Robert d'Artois, son cousin, l'oncle de sa femme, son premier conseiller, prouve bien que pour une fois il a une volonté en tête.

Jean de Cherchemont, avant de répondre, parce qu'il n'est pas absolument s˚r de l'intention du roi et qu'il craint d'autre part de heurter Monseigneur Robert, Jean de Cherchemont se réfugie dans la fin de la lettre comme si, avant de donner un avis, il lui fallait en méditer davantage les dernières lignes.

- " ...Ce pour quoi, très cher frère, lit le chancelier, nous vous prions derechef, si affectueusement et de cour comme nous pouvons, que cette chose que nous désirons souverainement, veuillez nosdites requêtes entendre et les parfaire bénignement, et tôt à effet, par profit et honneur d'entre nous; et que nous ne soyons déshonorés... "

L'évêque Marigny secoue la tête et soupire. 11 souffre d'entendre une langue si rugueuse, si gauche ! Mais enfin, toute mal écrite qu'elle soit, cette lettre, le sens en est clair.

La comtesse Mahaut d'Artois se tait ; elle se garde bien de triompher trop tôt, et ses yeux gris brillent dans la lumière des cierges. Sa délation de l'automne dernier et ses machinations avec l'évêque d'Exeter, en voici les fruits m˚rs au début de l'été, et bons à cueillir.

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LES ROIS MAUDITS

Personne ne lui ayant rendu le service de lui couper la parole, le chancelier se voit contraint d'émettre un avis.

- Il est certain, Sire, que selon les lois à la fois de l'…glise et des royaumes, il faut de quelque manière donner apaisement au roi Edouard. Il réclame son épouse...

Jean de Cherchemont est un ecclésiastique, ainsi que le veut sa fonction ; et il se tourne vers l'évêque Marigny, quêtant des yeux un appui.

- Notre Saint-Père le pape nous a lui-même fait porter un message dans ce sens par l'évêque Thibaud de Ch‚tillon, dit Charles le Bel.

Car Edouard est allé jusqu'à s'adresser au pape Jean XXII, lui envoyant transcription de toute la correspondance o˘ s'étale son infortune conjugale. que pouvait faire le pape Jean, sinon répondre qu'une épouse doit vivre auprès de son époux?

- Il faut donc que Madame ma soui s'en reparte vers son pays de mariage, ajouta Charles le Bel.

Il a dit cela sans regarder personne, les yeux baissés vers ses souliers brodés. Un candélabre qui domine son siège éclaire son front o˘ l'on retrouve soudain quelque chos^- de l'expression butée de son frère le Hutin.

- Sire Charles, déclare Robert d'Artois, c'est livrer aux Despensers Madame Isabelle, poings liés, que de l'obliger à s'en retourner là-bas ! N'est-elle pas venue chercher auprès de vous refuge, parce qu'elle redoutait déjà

d'être occire? que sera-ce à présent !

- Certes, Sire mon cousin, vous ne pouvez. . dit le grand Philippe de Valois toujours prêt à épouser le point de vue de Robert.

Mais sa femme, Jeanne de Bourgogne, l'a tiré par la manche, et il s'est arrêté net; et l'on verrait bien, si ce n'était la nuit, qu'il rougit.

Robert d'Artois s'est aperçu du geste, et du brusque mutisme de Philippe, et du regard qu'ont échangé Mahaut et la jeune comtesse de Valois. S'il pouvait, il lui tordrait bien le cou, à cette boiteuse-là !

- Ma sour s'est peut-être agrandi le danger, reprend le roi. Ces Despensers ne paraissent pas de si méchantes gens qu'elle m'en a fait portrait. J'ai reçu d'eux plusieurs lettres fort agréables et qui montrent qu'ils tiennent à mon amitié.

- Et des présents aussi, de belle orfèvrerie, s'écrie Robert en se levant, et toutes les flammes des cierges vacillent et les ombres se partagent sur les visages. Sire Charles, mon aimé cousin, avez-vous, pour trois saucières de vermeil qui manquaient à votre buffet, changé de jugement au sujet de ces gens qui vous ont fait la guerre, et sont comme bouc à chèvre avec votre beau-frère? Nous avons tous reçu présents de leur part; n'est-il pas vrai, Monseigneur de Beauvais, et vous Cherchemont, et toi Philippe? Un courtier en change, je puis vous donner son nom, il s'appelle maître Arnold, a reçu l'autre mois cinq

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tonneaux d'argent, pour un montant de cinq mille marcs esterlins, avec instruction de les employer à faire des amis au comte de Gloucester dans le Conseil du roi de France. Ces présents ne co˚tent guère aux Despensers, car ils sont payés aisément sur les revenus du comté de Cornouailles qu'on a saisi à votre sour. Voilà, Sire, ce qu'il vous faut savoir et vous remémorer. Et quelle loyauté pouvez-vous attendre d'hommes qui se déguisent en femmes pour servir les vices de leur maître? N'oubliez pas ce qu'il sont, et o˘ siège leur puissance.

Robert ne saurait résister, même en Conseil, à la tentation de la grivoiserie ; il insiste :

- ... Siège: voilà le juste mot !

Mais son rire ne lève aucun écho, sinon chez le connétable. Le connétable n'aimait pas Robert d'Artois, autrefois, et il en avait assez donné les preuves en aidant Philippe le Long, au temps que celui-ci était régent, à

défaire le géant et à le mettre en prison. Mais, depuis quelque temps, le vieux Gaucher trouve à Robert des qualités, à cause de sa voix peut-être, la seule qu'il comprenne sans effort.

Les partisans de la reine Isabelle, ce soir, se peuvent compter. Le chancelier est indifférent, ou plutôt il est attentif à conserver une charge qui dépend de la faveur ; son opinion grossira le courant le plus fort. Indifférente aussi, la reine Jeanne, qui pense peu ; elle souhaite surtout ne point éprouver d'émois qui soient nuisibles à sa grossesse. Elle est nièce de Robert d'Artois et ne laisse pas d'être sensible à son autorité, à sa taille, à son aplomb; mais elle est soucieuse de montrer qu'elle est une bonne épouse, et prête donc à condamner par principe les épouses qui sont objet de scandale.

Le connétable serait plutôt favorable à Isabelle. D'abord parce qu'il déteste Edouard d'Angleterre pour ses mours, et ses refus de rendre l'hommage. De façon générale, il n'aime pas ce qui est anglais. Il excepte de ce sentiment Lord Mortimer qui a rendu bien des services ; ce serait l

‚cheté que de l'abandonner à présent. Il ne se gêne point pour le dire, le vieux Gaucher, et pour déclarer également qu'Isabelle a toutes les excuses.

- Elle est femme, que diable, et son mari n'est pas homme! C'est lui le premier coupable !

Monseigneur de Marigny, haussant un peu la voix, lui répond que la reine Isabelle est fort pardonnable, et que lui-même, pour sa part, est prêt à

lui donner l'absolution ; mais l'erreur, la grande erreur de Madame Isabelle, c'est d'avoir rendu son péché public ; une reine ne doit point offrir l'exemple de l'adultère.

- Ah ! c'est vrai, c'est juste, dit Gaucher. Ils n'avaient point besoin d'aller mains jointes en toutes cérémonies, et de partager la même couche comme cela se dit qu'ils le font.

Sur ce point-là, il donne raison à l'évêque. Le connétable et le prélat 1000

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sont donc du parti de la reine Isabelle, mais avec quelques restrictions.

Et puis là s'arrêtent les préoccupations du connétable sur ce sujet. Il pense au collège de langue romane, qu'il a fondé près de son ch‚teau de Ch

‚tillon-sur-Seine, et o˘ il serait en ce moment si on ne l'avait pas retenu pour cette affaire. Il s'en consolera en allant tout à l'heure écouter les moines chanter l'office de nuit, plaisir qui peut paraître étrange, pour un homme qui devient sourd; mais voilà, Gaucher entend mieux dans le bruit. Et puis ce militaire a le go˚t des arts ; cela se trouve.

La comtessse de Beaumont, une belle jeune femme qui sourit toujours de la bouche et jamais des yeux, s'amuse infiniment. Comment ce géant qu'on lui a donné pour mari, et qui lui fournit un perpétuel spectacle, va-t-il se sortir de l'affaire o˘ il est? Il gagnera, elle sait qu'il gagnera ; Robert gagne toujours. Et elle l'aidera à gagner si elle le peut, mais point par des paroles publiques.

Philippe de Valois est pleinement favorable à Madame d'Angleterre, mais il va la trahir, parce que sa femme, qui hait Isabelle, lui a fait id leçon et que cette nuit elle se refusera à lui, après cris et tempêtes, s'il agit autrement qu'elle en a décidé. Et le gaillard à grand nez se trouble, hésite, bafouille.

Louis de Bourbon est sans courage. On ne l'envoie plus dans les batailles, parce qu'il prend la fuite. Il n'a aucun lien particulier avec la reine Isabelle.

Le roi est faible, mais capable d'entêtement, comme cette fois dont on se souvient o˘ il refusa tout un mois à son oncle Charles de Valois la commission de lieutenant royal en Aquitaine. Il est plutôt mal disposé à

l'égard de sa sour parce que les ridicules lettres d'Edouard, à force de répétition, ont fini par agir sur lui ; et puis surtout parce que Blanche est morte et qu'il repense au rôle joué par Isabelle, il y a douze ans, dans la découverte du scandale. Sans elle, il n'aurait jamais su ; et même sachant, il aurait, sans elle, pardonné, pour garder Blanche. Cela valait-il tant d'horreur, d'infamie remuée, de jours de souffrances, et pour finir ce trépas?

Le clan des ennemis d'Isabelle ne comprend que deux personnes, Jeanne la Boiteuse et Mahaut d'Artois, mais solidement alliées par une commune haine.

Si bien que Robert d'Artois, l'homme le plus puissant après le roi, et même, en beaucoup d'aspects, plus important que le souverain, lui dont l'avis prévaut toujours, qui décide de toutes choses d'administration, qui dicte les ordres aux gouverneurs, baillis et sénéchaux, Robert est seul, soudain, à soutenir la cause de sa cousine.

Ainsi en va-t-il de l'influence dans les cours; c'est une étrange et fluctuante addition d'états d'‚me, o˘ les situations se transforment insensiblement avec la marche des événements et la somme des intérêts LA LOUVE DE FRANCE

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en jeu. Et les gr‚ces portent en elles le germe des disgr‚ces. Non qu'aucune disgr‚ce menace Robert; mais Isabelle vraiment est menacée. Elle que, voici quelques mois, on plaignait, on protégeait, on admirait, à qui l'on donnait raison en tout, dont on applaudissait l'amour comme une belle revanche, voilà qu'elle n'a plus au Conseil du roi qu'un seul partisan. Or, l'obliger à rentrer en Angleterre, c'est tout exactement lui poser le cou sur le billot de la tour de Londres, et cela chacun le sait bien. Mais soudain on ne l'aime plus; elle a trop triomphé. Personne n'est plus désireux de se compromettre pour elle, sinon Robert, mais parce que c'est pour lui une façon de lutter contre Mahaut.

Or, voici que celle-ci s'éploie à son tour et lance son attaque depuis longtemps préparée.

- Sire, mon cher fils, je sais l'amour que vous portez à votre sour, et qui vous honore, dit-elle; mais il faut bien regarder en face qu'Isabelle est une mauvaise femme dont tous nous p‚tissons ou avons p‚ti. Voyez l'exemple qu'elle donne à votre cour, depuis qu'elle s'y trouve, et songez que c'est la même femme qui fit pleuvoir naguère mensonges sur mes filles et sur la sour de Jeanne ici présente. quand je disais alors à votre père... Dieu en garde l'‚me!... qu'il se laissait abuser par sa fille, n'avais-je pas raison? Elle nous a tous souillés à plaisir, par des mauvaises pensées qu'elle voyait dans le cour des autres et qui ne sont qu'en elle, comme elle le prouve assez ! Blanche qui était pure, et qui vous a aimé jusqu'à

ses derniers jours comme vous le savez, Blanche vient d'en mourir cette semaine ! Elle était innocente, mes filles étaient innocentes !

Le gros doigt de Mahaut, un index dur comme un b‚ton, prend le ciel à

témoin. Et pour faire plaisir à son alliée du moment, elle ajoute, se tournant vers Jeanne la Boiteuse :

- Ta sour était s˚rement innocente, ma pauvre Jeanne, et tous nous avons subi le malheur à cause des calomnies d'Isabelle, et ma poitrine de mère en a saigné.

Si elle continue de la sorte, elle va faire pleurer l'assemblée ; mais Robert lui lance :

- Innocente, votre Blanche? Je veux bien, ma tante, mais ce n'est tout de même point le Saint-Esprit qui l'a engrossée en prison !

Le roi Charles le Bel a une grimace nerveuse. Robert, vraiment, n'avait pas besoin de rappeler cela.

- Mais c'est le désespoir qui a poussé là ma fillette ! crie Mahaut toute rebiffée. qu'avait-elle à perdre, cette colombe, souillée de calomnies, mise en forteresse et à demi folle? A tel traitement, je voudrais bien savoir qui pourrait résister.

- Je fus en prison, moi aussi, ma tante, au temps o˘, pour vous plaire, votre gendre Philippe le Long m'y plaça. Je n'ai point engrossé

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pour autant la femme du geôlier ni, par désespoir, ne me suis servi du porte-clefs pour épouse, comme il paraît que cela se fait dans notre famille anglaise !

Ah ! le connétable commence à reprendre de l'intérêt au débat.

- Et qui vous dit d'ailleurs, mon neveu qui vous plaisez si fort à salir la mémoire d'une morte, qu'elle n'a pas été prise de force, ma Blanche? On a bien étranglé sa cousine dans la même prison, dit Mahaut en regardant Robert dans les yeux ; on peut avoir violé l'autre ! Non, Sire mon fils, poursuit-elle en revenant au roi, puisque vous m'avez appelée à votre Conseil...

- Nul ne vous a appelée, dit Robert, vous êtes bien venue de vous-même.

Mais on ne coupe pas aisément la parole à la vieille géante.

- ... alors ce conseil, je vous le donne, et d'un cour de mère que je n'ai jamais cessé d'avoir pour vous, en dépit de tout ce qui e˚t pu m'éloigner.

Je vous le dis, Sire Charles : chassez votre sour de France, car chaque fois qu'elle y est revenue, la couronne a connu un malheur ! L'année que vous f˚tes fait chevalier avec vos frères et mon neveu Robert lui-même qui s'en doit souvenir, le feu prit à Maubuisson pendant le séjour d'Isabelle, et peu s'en fallut que nous ne fussions tous grillés! L'année suivante, elle nous amena ce scandale qui nous a couverts de boue et d'infamie, et qu'une bonne fille du roi, une bonne sour de ses frères, même s'il y avait eu quelque ombre de vérité, se serait d˚ de taire, au lieu d'aller clabauder partout, avec l'aide de qui je sais ! Et encore du temps de votre frère Philippe, quand elle vint à Amiens pour qu'Edouard rendît l'hommage, qu'est-il survenu? Les pastoureaux ont ravagé le royaume ! Et je tremble à

présent, depuis qu'elle est de retour ! Car vous attendez un enfant, qu'on espère m‚le, puisqu'il vous faut donner un roi à la France ; alors je vous le dis bien, Sire mon fils : tenez cette porteuse de malheur distante du ventre de votre épouse !

Ah! elle a bien ajusté son carreau d'arbalète. Mais Robert déjà riposte.

- Et quand notre cousin Hutin a trépassé, très bonne tante, o˘ était donc Isabelle? Point en France, que je sache. Et quand son fils, le petit Jean le Posthume, s'est éteint tout brusquement dans vos bras, o˘ vous le teniez, très bonne tante, o˘ était Isabelle? Dans la chambre de Louis?

Parmi les barons assemblés? Peut-être la mémoire me manque, je ne la revois pas. A moins, à moins que ces deux trépas de rois ne soient pas, dans votre pensée, à compter parmi les malheurs du royaume.

La gredine a affaire à plus fort gredin. Si deux paroles encore viennent à

s'échanger, on va s'accuser clairement d'assassinat !

Le connétable connaît cette famille depuis près de soixante ans. Il plisse ses yeux de tortue :

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- Ne nous égarons point, dit-il, et revenons, Messeigneurs, au sujet qui demande décision.

Et quelque chose passe dans sa voix qui rappelle, soudain, le ton des conseils du Roi de fer.

Charles le Bel caresse son front lisse et dit :

- Si, pour donner satisfaction à Edouard, on faisait sortir messire de Mortimer du royaume?

Jeanne la Boiteuse prend la parole. Elle a la voix nette, pas très haute; mais après ces grands beuglements qu'ont poussés les deux taureaux d'Artois, on l'écoute.

- Ce seraient peine et temps perdus, déclara-t-elle. Pensez-vous que notre cousine va se séparer de cet homme qui est maintenant son maître? Elle lui est bien trop dévouée d'‚me et de corps ; elle ne respire plus que par lui.

Ou elle refusera son départ, ou elle partira de concert.

Car Jeanne la Boiteuse déteste la reine d'Angleterre, non seulement pour le souvenir de Marguerite, sa sour, mais encore pour ce trop bel amour qu'Isabelle montre à la France. Et pourtant, Jeanne de Bourgogne n'a pas à

se plaindre ; son grand Philippe l'aime vraiment, et de toutes les manières, bien qu'elle n'ait pas les jambes de la même longueur. Mais la petite-fille de Saint Louis voudrait être la seule, dans l'univers, à être aimée. Elle hait les amours des autres.

- Il faut prendre décision, répète le connétable. Il dit cela parce que l'heure s'avance et parce qu'en cette assemblée les femmes vraiment parlent trop.

Le roi Charles l'approuve en hochant la tête et puis déclare :

- Demain matin, ma sour sera conduite au port de Boulogne pour y être embarquée, et ramenée sous escorte à son légitime époux. Je le veux ainsi.

Il a dit "je le veux" et les assistants se regardent, car ce mot bien rarement est sorti de la bouche de Charles le Faible.

- Cherchemont, ajoute-t-il, vous préparerez la commission d'escorte que je scellerai de mon petit sceau.

Rien ne peut être ajouté. Charles le Bel est buté ; il est le roi, et parfois s'en souvient.

Seule la comtesse Mahaut se permet de dire :

- C'est sagement décidé, Sire mon fils.

Et puis l'on se sépare sans grands souhaits de bonne nuit, avec le sentiment d'avoir participé à une vilaine action. Les sièges sont repoussés, chacun se lève pour saluer le départ du roi et de la reine.

La comtesse de Beaumont est déçue. Elle avait cru que Robert, son époux, l'emporterait. Elle le regarde; il lui fait signe de se diriger vers la chambre. Il a un mot encore à dire à Monseigneur de Marigny.

Le connétable d'un pas lourd, Jeanne de Bourgogne d'un pas boiteux, Louis de Bourbon boitant aussi, ont quitté la salle. Le grand 1004

LES ROIS MAUDITS

Philippe de Valois suit sa femme avec un air de chien de chasse qui a mal rabattu le gibier.

Robert d'Artois parle un instant à l'oreille de l'évêque de Beauvais, lequel croise et décroise ses longs doigts.

Un moment plus tard, Robert regagne son appartement par le cloître de l'hôtellerie. Une ombre est assise entre deux colonnettes, une femme qui regarde la nuit.

- Bons rêves à vous, Monseigneur Robert.

Cette voix à la fois ironique et traînante appartient à la demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, Béatrice d'Hirson, qui se tient là, songeuse semble-t-il, et attendant quoi? Le passage de Robert; celui-ci le sait bien. Elle se lève, s'étire, se découpe dans l'ogive, fait un pas, deux pas, d'un mouvement balancé, et sa robe glisse contre la pierre.

- que faites-vous là, gentille garce? lui dit Robert. Elle ne répond pas directement, désigne de son profil les étoiles dans le ciel et dit :

- C'est belle nuit que voici, et pitié que de s'aller coucher seule. Le sommeil vient mal en la chaude saison...

Robert d'Artois s'approche jusqu'à venir contre elle, interroge de haut ces longs yeux qui le défient et brillent dans la pénombre, pose sa large main sur la croupe de la demoiselle... et puis brusquement se retire en secouant les doigts, comme s'il se br˚lait.

- Eh! belle Béatrice, s'écrie-t-il en riant, allez prestement vous mettre les naches au frais dans l'étang, car sinon vous allez flamber !

Cette brutalité de geste, cette grossièreté de paroles, font frémir la demoiselle Béatrice. Il y a longtemps qu'elle attend l'occasion de conquérir le géant: ce jour-là, Monseigneur Robert sera à la merci de la comtesse Mahaut et elle, Béatrice, connaîtra un désir enfin satisfait. Mais ce ne sera pas pour ce soir encore.

Robert a plus important à faire. Il gagne son appartement, entre dans la chambre de la comtesse sa femme ; celle-ci se redresse dans son lit. Elle est nue ; elle dort ainsi tout l'été. Robert caresse machinalement un sein qui lui appartient par mariage, juste un bonsoir. La comtesse de Beaumont n'éprouve rien de cette caresse, mais elle s'amuse ; elle s'amuse toujours de voir apparaître son mari, et d'imaginer ce qu'il peut avoir en tête.

Robert d'Artois s'est affalé sur un siège ; il a étendu ses immenses jambes, les soulève de temps à autre, et les laisse retomber, les deux talons ensemble.

- Vous ne vous couchez point, Robert?

- Non, ma mie, non. Je vais même vous quitter pour courir à Paris tout à

l'heure, quand ces moines auront fini de chanter dans leur église. La comtesse sourit.

- Mon ami, ne croyez-vous pas que ma sour de Hainaut pourrait LA LOUVE DE FRANCE

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accueillir quelque temps Isabelle, et lui permettre de regrouper ses forces?

- J'y pensais, ma belle comtesse, j'y pensais justement. Allons ! Madame de Beaumont est rassurée ; son mari gagnera.

Ce n'était pas tellement le service d'Isabelle qui mit Robert d'Artois à

cheval, cette nuit-là, que sa haine pour Mahaut. La gueuse voulait s'opposer à lui, nuire à ceux qu'il protégeait, et reprendre influence sur le roi? On verrait bien qui garderait le dernier mot.

Il alla secouer son valet Lormet.

- Va faire seller trois chevaux. Mon écuyer, un sergent...

- Et moi? dit Lormet.

- Non, pas toi, tu vas retourner dormir.

C'était gentillesse de la part de Robert. Les années commençaient à peser sur le vieux compagnon de ses méfaits, tout à la fois garde du corps, étrangleur et nourrice. Lormet maintenant avait le souffle court et supportait mal les brumes du petit matin. Il maugréa. Puisqu'on se passait de lui, à quoi bon l'avoir réveillé? Mais il aurait bougonné plus encore s'il lui avait fallu partir.

Les chevaux furent vite sellés; l'écuyer b‚illait, le sergent d'armes achevait de se harnacher.

- En selle, dit Robert, ce sera une promenade.

Bien assis sur le troussequin de sa selle, il garda le pas pour sortir de l'abbaye par la ferme et les ateliers. Puis, aussitôt atteinte la Mer de sable qui s'étendait claire, insolite et nacrée, entre les bouleaux blancs, vrai paysage pour une assemblée de fées, il fit prendre le galop.

Dammartin, Mitry, Aulnay, Saint-Ouen: une promenade de quatre heures avec quelques temps d'allure plus lente, pour souffler, et juste une halte, dans une auberge ouverte la nuit qui servait à boire aux rouliers de maraîchage.

Le jour ne pointait pas encore quand on arriva au palais de la Cité. La garde laissa passage au premier conseiller du roi. Robert monta droit aux appartements de la reine Isabelle, enjamba les serviteurs endormis dans les couloirs, traversa la chambre des femmes qui lancèrent des hurlements de volailles effarouchées et crièrent: " Madame, Madame ! on entre chez vous.

"

Une veilleuse br˚lait au-dessus du lit o˘ Mortimer était couché avec la reine.

" Ainsi, c'est pour cela, pour qu'ils puissent dormir dans les bras l'un de l'autre, que j'ai galopé toute la nuit à m'enlever les fesses! " pensa Robert.

La surprise passée, et les chandelles allumées, toute gêne fut oubliée, en raison de l'urgence.

Robert mit les deux amants au courant, rapidement, de ce qui s'était 1006

LES ROIS MAUDITS

décidé à Cha‚lis et se tramait contre eux. Tout en écoutant, et en questionnant, Mortimer se vêtait devant Robert d'Artois, très naturellement, comme cela se fait entre gens de guerre. La présence de sa maîtresse ne semblait pas non plus l'embarrasser; ils étaient décidément bien installés en ménage.

- Il vous faut partir dans l'heure, mes bons amis, voilà mon conseil, dit Robert, et tirer vers les terres d'Empire pour vous y mettre à l'abri. Tous deux, avec le jeune Edouard, et peut-être Cromwell, Alspaye et Maltravers, mais peu de monde pour ne point vous ralentir, vous allez piquer sur le Hainaut, o˘ je vais dépêcher un chevaucheur qui vous devancera. Le bon comte Guillaume et son frère Jean sont deux grands seigneurs loyaux, redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis. La comtesse mon épouse vous appuiera pour sa part auprès de sa sour. C'est le meilleur refuge que vous puissiez gagner pour le présent. Notre ami de Kent, que je vais prévenir, vous rejoindra en se détournant par le Ponthieu, afin de rassembler les chevaliers que vous avez là-bas. Et puis, à la gr‚ce de Dieu !... Je veillerai à ce que Tolomei continue à vous acheminer des fonds ; d'ailleurs, il ne peut plus agir autrement, il est trop engagé avec vous.

Grossissez vos troupes, faites votre possible, battez-vous. Ah ! si le royaume de France n'était si gros morceau, o˘ je ne veux pas laisser champ libre aux mauvaisetés de ma tante, j'irais volontiers avec vous.

- Tournez-vous donc, mon cousin, que je me vête, dit Isabelle.

- Alors quoi, ma cousine, pas de récompense? Ce coquin de Roger veut donc tout garder pour lui? dit Robert en obéissant. Il ne s'ennuie pas, le gaillard!

Pour une fois, ses intentions grivoises ne parurent pas choquantes ; il y avait même quelque chose de rassurant dans cette manière de plaisanter, en plein drame. Cet homme qui passait pour si méchant était capable de bons gestes, et son impudeur de paroles, parfois, n'était qu'un masque à une certaine pudeur de sentiments.

- Je suis en train de vous devoir la vie, Robert, dit Isabelle.

- Charge de revanche, ma cousine, charge de revanche ! On ne sait jamais, lui cria-t-il par-dessus son épaule.

Il vit sur une table une coupe de fruits, préparée pour la nuit des amants; il prit une pêche, y mordit largement et le jus doré lui baigna le menton.

Branle-bas dans les couloirs, écuyers courant aux écuries, messagers dépêchés aux seigneurs anglais qui logeaient en ville, femmes qui se h

‚taient à fermer les coffres légers, après y avoir entassé l'essentiel ; tout un grand mouvement agitait cette partie du Palais.

- Ne prenez pas par Senlis, dit Robert, la bouche encombrée par sa douzième pêche; notre bon Sire Charles en est trop proche et pourrait faire mettre à

vos trousses. Passez par Beauvais et Amiens.

LA LOUVE DE FRANCE

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Les adieux furent brefs ; l'aurore commençait seulement à éclairer la flèche de la Sainte-Chapelle et déjà, dans la cour, l'escorte était prête.

Isabelle s'approcha de la fenêtre ; l'émotion la retint un instant devant ce jardin, ce fleuve, et à côté de ce lit o˘ elle avait connu le temps le plus heureux de sa vie. quinze mois s'étaient écoulés depuis le premier matin o˘ elle avait respiré, à cette même place, le parfum merveilleux que répand le printemps, quand on aime. La main de Roger Mortimer se posa sur son épaule, et les lèvres de la reine glissèrent vers cette main...

Bientôt les fers des chevaux sonnèrent dans les rues de la Cité, puis sur le Pont-au-Change, vers le nord.

Monseigneur Robert d'Artois gagna son hôtel. quand le roi serait averti de la fuite de sa sour, il y aurait beau temps que celle-ci se trouverait hors d'atteinte ; et Mahaut devrait se faire saigner pour que le flux du sang ne l'étouff‚t pas... " Ah ! ma bonne gueuse !... " Robert pouvait dormir, d'un lourd sommeil de bouf, jusqu'aux cloches de midi.

qUATRI»ME PARTIE

LA CHEVAUCH…E CRUELLE

I

HARWICH

Les mouettes, encerclant de leur vol criard les m‚tures des navires, guettaient les déchets tombant à la mer. Dans l'embouchure o˘ se jettent à

la fois l'Orwell et la Stour, la flotte voyait se rapprocher le port de Harwich, son môle de bois et sa ligne de maisons basses.

Déjà deux embarcations légères avaient abordé, débarquant une compagnie d'archers chargés de s'assurer de la tranquillité des parages ; la rive ne paraissait pas gardée. Il y avait eu un peu de confusion sur le quai o˘ la population, d'abord attirée par toutes ces voiles qui arrivaient du large, s'était enfuie en voyant des soldats prendre pied ; mais bientôt rassurée, elle s'attroupait à nouveau.

Le navire de la reine, arborant à sa corne la longue flamme brodée des lis de France et des lions d'Angleterre, filait sur son erre. Dix-huit vaisseaux de Hollande le suivaient. Les équipages, aux commandements des maîtres mariniers, abaissaient les voilures; les longues rames venaient de sortir du flanc des nefs, comme des plumes d'ailes soudain déployées, pour aider à la manouvre.

Debout sur le ch‚teau d'arrière, la reine d'Angleterre, entourée de son fils le prince Edouard, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de messire de Jean de Hainaut et de plusieurs autres seigneurs anglais et hollandais, assistait à la manouvre et regardait grandir la rive de son royaume.

Pour la première fois depuis son évasion, Roger Mortimer n'était pas habillé de noir. Il portait non point la grande cuirasse à heaume fermé, mais simplement l'équipement de petite bataille, le casque sans visière auquel s'attachait le camail d'acier, et le haubert de mailles par-dessus quoi flottait sa cotte d'armes rouge et bleu, ornée de ses emblèmes.

La reine était vêtue de la même manière, son mince et blond visage ench‚ssé

dans le tissu d'acier, et la jupe traînant jusqu'à terre mais sous 1012

LES ROIS MAUDITS

laquelle elle avait chaussé, comme les hommes, des jambières de mailles.

Et le jeune prince Edouard, lui aussi, se montrait en tenue de guerre. Il avait beaucoup grandi, ces derniers mois, et pris un peu tournure d'homme.

Il observait les mouettes, les mêmes, lui semblait-il, aux mêmes cris rauques, aux mêmes becs avides, qui avaient accompagné le départ de la flotte dans l'embouchure de la Meuse.

Ces oiseaux lui rappelaient la Hollande. Tout, d'ailleurs, la mer grise, le ciel gris nuancé de vagues traînées rosés, le quai aux petites maisons de brique o˘ l'on allait bientôt aborder, le paysage vert, onduleux, laguneux qui s'étendait derrière Harwich, tout s'accordait pour le faire se souvenir des paysages hollandais. Mais aurait-il contemplé un désert de pierres et de sable, sous un soleil flambant, qu'il e˚t encore songé, par différence, à ces terres de Brabant, d'Ostrevant, de Hainaut, qu'il venait de quitter.

C'est que Monseigneur Edouard, duc d'Aquitaine et héritier d'Angleterre, était, pour ses quatorze ans trois quarts, tombé amoureux en Hollande.

Et voici comment la chose s'était faite, et quels notables événements avaient marqué la mémoire du jeune prince Edouard.

Après qu'on eut fui Paris à la sauvette, en ce petit matin o˘ Monseigneur d'Artois avait intempestivement éveillé le Palais, on s'était h‚té, en forçant les journées, pour gagner au plus pressé les terres d'Empire, jusqu'à ce qu'on f˚t parvenu chez le sire Eustache d'Auber-cicourt, lequel, aidé de sa femme, avait fait un accueil tout d'empressement et de liesse à

la reine anglaise et à sa compagnie. Dès qu'installée et répartie au mieux dans le ch‚teau cette chevauchée inattendue, messire d'Aubercicourt avait sauté en selle pour s'en aller prévenir le bon comte Guillaume, dont la femme était cousine germaine de la reine Isabelle, en sa ville capitale de Valenciennes. Le lendemain même accourait le frère cadet du comte, messire Jean de Hainaut.

Curieux homme que celui-ci ; non point d'apparence, car il était bien honnêtement fait, le visage rond sur un corps solide, l'oil rond, le nez rond au-dessus d'une brève moustache blonde ; mais singulier dans sa manière d'agir. Car, arrivé devant la reine, et pas encore débotté, il avait mis un genou sur les dalles, et s'était écrié, la main sur le cour :

- Dame, voyez ici votre chevalier qui est prêt à mourir pour vous, quand même tout le monde vous ferait faute et j'userai de tout mon pouvoir, avec l'aide de vos amis, pour vous reconduire, vous et Monseigneur votre fils, par-delà la mer en votre …tat d'Angleterre. Et tous ceux que je pourrai prier y mettront leur vie, et nous aurons gens d'armes assez, s'il plaît à

Dieu.

La reine, pour le remercier d'une aide si soudaine, avait esquissé le geste de s'agenouiller devant lui ; mais messire Jean de Hainaut l'en LA LOUVE DE FRANCE

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avait empêchée et la saisissant à pleins bras, et toujours la serrant et lui soufflant dans lac figure, avait continué :

- Ne plaise à Dieu que jamais la reine d'Angleterre ait à se ployer devant quiconque. Confortez-vous, Madame, et votre gentil fils aussi, car je vous tiendrai ma promesse.

Lord Mortimer commençait à faire la longue figure, trouvant que messire Jean de Hainaut avait l'empressement un peu vif à mettre son épée au service des dames. Vraiment cet homme-là se prenait proprement pour Lancelot du Lac, car il avait déclaré tout soudain qu'il ne souffrirait dormir ce soir-là sous le même toit que la reine, afin de ne pas la compromettre, et comme s'il n'apercevait pas au moins six grands seigneurs autour d'elle! Il s'en était allé faire benoîtement retraite en une abbaye voisine, pour revenir tôt le lendemain, après messe et boire, quérir la reine et conduire toute cette compagnie à Valenciennes.

Ah ! les excellentes gens que ce comte Guillaume le Bon, son épouse et leurs quatre filles, qui vivaient dans un ch‚teau blanc ! Le comte et la comtesse formaient un ménage heureux; cela se voyait sur leurs visages et s'entendait dans toutes leurs paroles. Le jeune prince Edouard, qui avait souffert dès l'enfance du spectacle de désaccord donné par ses parents, regardait avec admiration ce couple uni et, en toutes choses, bienveillant.

Comme elles étaient heureuses, les quatre jeunes princesses de Hainaut, d'être nées en pareille famille !

Le bon comte Guillaume s'était offert au service de la reine Isabelle, de moins éloquente façon que son frère, toutefois, et en prenant quelques avis afin de ne point s'attirer les foudres du roi de France, ni celles du pape.

Messire Jean de Hainaut, lui, se dépensait. Il écrivait à tous les chevaliers de sa connaissance, les priant sur l'honneur et l'amitié de le venir joindre dans son entreprise et pour le vou qu'il avait fait. Il mit tant à rumeur Hainaut, Brabant, Zélande et Hollande que le bon comte Guillaume s'inquiéta; c'était tout l'ost de ses …tats, toute sa chevalerie, que messire Jean était en train de lever. Il l'invita donc à plu* de modération ; mais l'autre ne voulait rien entendre.

- Messire mon frère, disait-il, je n'ai qu'une mort à souffrir, qui est dans la volonté de Notre Seigneur, et j'ai promis à cette gentille dame de la conduire jusque en son royaume. Ainsi ferai-je, même s'il m'en faut mourir, car tout chevalier doit aider de son loyal pouvoir toutes dames et pucelles déchassées et déconfortées, à l'instant qu'ils en sont requis !

Guillaume le Bon craignait aussi pour son Trésor, car tous ces bannerets auxquels on faisait fourbir leur cuirasse, il allait bien falloir les payer ; mais là-dessus, il fut rassuré par Lord Mortimer, qui semblait 1014

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tenir des banques lombardes assez d'argent pour entretenir mille lances.

On resta donc près de trois mois à Valenciennes, à mener la vie courtoise, tandis que Jean de Hainaut annonçait chaque jour quelque nouveau ralliement d'importance, tantôt celui du sire Michel de Ligne ou du sire de Sarre, tantôt du chevalier Oulfart de Ghistelles, ou Perceval de Semeries, ou Sance de Boussoy.

On alla comme en famille faire pèlerinage en l'église de Sebourg aux reliques de saint Druon, fort vénérées depuis que le grand-père du comte Guillaume, Jean d'Avesnes, qui souffrait d'une pénible gravelle, en avait obtenu guérison.

Des quatre filles du comte Guillaume, la deuxième, Philippa, avait plu tout de suite au jeune prince Edouard. Elle était rousse, potelée, criblée de taches de son, le visage large et le ventre déjà bombu ; une bonne petite Valois, mais teintée de Brabant. Les deux jeunes gens se trouvaient parfaitement appareillés par l'‚ge ; et l'on eut la surprise de voir le prince Edouard, qui ne parlait jamais, se tenir autant qu'il le pouvait auprès de la grosse Philippa, et lui parler, parler, parler pendant des heures entières... Cette attirance n'échappait à personne; les silencieux ne savent plus feindre dès qu'ils abandonnent le silence.

Aussi la reine Isabelle et le comte de Hainaut étaient-ils vite venus à

l'accord de fiancer leurs enfants qui montraient l'un pour l'autre si grande inclination. Par là Isabelle cimentait une alliance indispensable ; et le comte de Hainaut, du moment que sa fille était promise à devenir reine un jour en Angleterre, ne voyait plus que du bien à prêter ses chevaliers.

Malgré les ordres formels du roi Edouard II, qui avait interdit à son fils de se fiancer ou de se laisser fiancer sans son consentement35, les dispenses avaient été déjà demandées au Saint-Père. Il semblait vraiment écrit dans les destins que le prince Edouard épouserait une Valois! Son père, trois ans plus tôt, avait refusé pour lui une des dernières filles de Monseigneur Charles, bienheureux refus puisque maintenant le jeune homme allait pouvoir s'unir à la petite-fille de ce même Monseigneur Charles, et qui lui plaisait.

L'expédition, aussitôt, avait pris pour le prince Edouard un sens nouveau.

Si le débarquement réussissait, si l'oncle de Kent et Lord Mortimer, avec l'aide du cousin de Hainaut, parvenaient à chasser les mauvais Despensers et à commander en leur place auprès du roi, celui-ci serait bien forcé

d'agréer à ce mariage.

On ne se gênait plus, d'ailleurs, pour parler devant le jeune homme des mours de son père; il en avait été horrifié, écouré. Comment un homme, un chevalier, un roi, pouvait-il se conduire de pareille manière avec un seigneur de sa cour? Le prince était résolu, quand viendrait son tour de régner, à ne jamais tolérer pareilles turpitudes parmi ses barons, LA LOUVE DE FRANCE

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et il montrerait à tous, auprès de sa Philippa, un vrai, bel et loyal amour d'homme et de femme, de reine et de roi. Cette ronde, rousse et grasse personne, déjà fortement féminine, et qui lui paraissait la plus belle demoiselle de toute la terre, avait sur le duc d'Aquitaine un pouvoir rassurant.

Ainsi c'était son droit à l'amour que le jeune homme allait gagner, et cela effaçait pour lui la peine qu'il y a à marcher en guerre contre son propre père.

Trois mois donc avaient passé de cette manière heureuse, les plus beaux sans conteste qu'eut connus le prince Edouard.

Le rassemblement des Hennuyers, puisque ainsi s'appelaient les chevaliers de Hainaut, s'était fait à Dordrecht, sur la Meuse, jolie ville étrangement coupée de canaux, de bassins, o˘ chaque rue de terre enjambait une rue d'eau, o˘ les navires de toutes les mers, et ceux aussi, plats et sans voiles, qui remontaient les rivières, accostaient jusque devant le parvis des églises. Une cité pleine de négoces et de richesses, o˘ les seigneurs marchaient sur les quais entre les ballots de laine et les caisses d'épices, o˘ l'odeur de poisson, fraîche et salée, flottait autour des halles, o˘ les mariniers et les portefaix mangeaient dans la rue de belles soles blondes toutes chaudes surgies de la friture et qu'on achetait aux éventaires, o˘ le peuple, sortant après messe de la grosse cathédrale de brique, venait badauder devant ce grand arroi de guerre, jamais encore vu, et qui se tenait au pied des demeures ! Les m‚tures des nefs se balançaient plus haut que les toits.

Combien d'heures, et d'efforts, et de cris n'avait-il pas fallu pour charger les bateaux, ronds comme les sabots dont la Hollande était chaussée, de tout l'attirail de cette cavalerie: caisses d'armements, coffres aux cuirasses, vivres, cuisines, fourneaux, et une maréchalerie par bannière et cent hommes avec les enclumes, les soufflets, les marteaux!

Ensuite, on avait d˚ embarquer les gros chevaux de Flandre, ces lourds alezans pattus aux robes presque rouges sous le soleil, avec des crinières plus p‚les, délavées et flottantes, et d'énormes croupes charnues, soyeuses, vraies montures de chevaliers sur lesquelles on pouvait poser les selles à hauts arçons, accrocher les caparaçons de fer, et placer un homme en armure ; près de quatre cents livres à emporter au galop.

On comptait mille et plus de ces chevaux, car messire Jean de Hainaut, tenant parole, avait réuni mille chevaliers, accompagnés de leurs écuyers, leurs varlets, leurs goujats, soit au total deux mille sept cent cinquante-sept hommes à solde, d'après le registre qu'en tenait Gérard de Alspaye.

Le ch‚teau d'arrière de chaque vaisseau servait d'appartement aux grands seigneurs de l'expédition.

Ayant mis à la voile le matin du 22 septembre, afin de profiter des 1016

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courants d'équinoxe, on avait navigué tout un jour sur la Meuse pour venir s'ancrer devant les digues de Hollande. Les mouettes criardes tournaient autour des nefs. Le lendemain, la flotte cinglait vers la haute mer. Le temps paraissait beau ; mais voici que vers la fin du jour le vent s'était levé par le travers, contre lequel les navires avaient peine à lutter ; sur une eau creusée d'énormes vagues, toute l'expédition souffrait de grand malaise et de grande peur. Les chevaliers vomissaient par-dessus les rambardes quand encore il leur restait la force de s'en approcher. Les équipages eux-mêmes étaient incommodés et les chevaux, bousculés dans les écuries d'entrepont, répandaient des odeurs affreuses. Une tempête est plus effrayante de nuit que de jour. Les aumôniers s'étaient mis en prières.

Messire Jean de Hainaut faisait merveille de courage et de réconfort auprès de la reine Isabelle, un peu trop même, car il est certaines occasions o˘

l'empressement des hommes peut devenir importun aux dames. La reine avait éprouvé comme un soulagement lorsque messire de Hainaut s'était trouvé

malade à son tour.

Seul, Lord Mortimer paraissait résister au gros temps ; les hommes jaloux ne souffrent pas du mal de mer, du moins cela se dit. En revanche, le baron de Maltravers présentait lorsque vint l'aurore un pitoyable aspect. Le visage plus long et plus jaune que jamais, les cheveux pendant sur les oreilles, la cotte d'armes maculée, il était assis les jambes écartées contre un rouleau de filin, et gémissait à chaque vague comme si elle e˚t apporté son trépas.

Enfin, par la gr‚ce de Monseigneur saint Georges la mer s'étant apaisée, chacun avait pu remettre un peu d'ordre sur sa personne. Puis les hommes de vigie avaient reconnu la terre d'Angleterre, à quelques milles seulement plus au sud du point o˘ l'on voulait arriver; les mariniers s'étaient dirigés vers le port de Harwich o˘ l'on abordait à présent, et dont la nef royale, rames levées, frôlait déjà le môle de bois.

Le jeune prince Edouard d'Aquitaine, à travers ses longs cils blonds, contemplait rêveusement les choses autour de lui, car tout ce que son regard rencontrait et qui était rond, roux ou rosé, les nuages poussés par la brise de septembre, les voiles basses et gonflées des derniers navires, les croupes des alezans de Flandre, les joues de messire Jean de Hainaut, tout lui rappelait, invinciblement, la Hollande de ses amours.

En posant la semelle sur le quai de Harwich, Roger Mortimer se sentit tout à fait semblable à son ancêtre qui, deux cent soixante années plus tôt, avait débarqué sur le sol anglais aux côtés du Conquérant. Et cela se vit bien à son air, à son ton et à la manière dont il prit toutes choses en main.

Il partageait la direction de l'expédition, à égalité de commande-LA LOUVE DE FRANCE

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ment, avec Jean de Hainaut, partage assez normal puisque Mortimer n'avait pour lui que sa bonne cause, quelques seigneurs anglais et l'argent des Lombards ; tandis que l'autre conduisait les deux mille sept cent cinquante-sept hommes qui allaient combattre. Toutefois, Mortimer considérait que l'autorité de Jean de Hainaut ne devait s'exercer que sur l'organisation et la subsistance des troupes, tandis que lui-même entendait garder la responsabilité entière des opérations. Le comte de Kent, pour sa part, semblait peu soucieux de se pousser en avant; car si, en dépit des informations optimistes qu'on avait reçues, une partie de la noblesse demeurait fidèle au roi Edouard, les troupes de ce dernier seraient commandées par le comte de Norfolk, maréchal d'Angleterre, c'est-à-dire le propre frère de Kent. Or, se révolter contre un demi-frère plus vieux de vingt ans et qui se montre mauvais roi est une chose ; mais c'en est une tout autre que de tirer l'épée contre un frère très aimé et dont un an seulement vous sépare.

Mortimer, cherchant d'abord le renseignement, avait fait quérir le Lord-maire de Harwich. Savait-il o˘ se trouvaient les troupes royales? quel était le plus proche ch‚teau qui pouvait offrir abri à la reine le temps qu'on débarqu‚t les hommes et qu'on décharge‚t les navires?

- Nous sommes ici, déclara Mortimer au Lord-maire, pour aider le roi Edouard à se défaire des mauvais conseillers dont gémit son royaume, et pour remettre la reine en l'état qui lui est d˚. Nous n'avons donc point d'autres intentions que celles inspirées par la volonté des barons et de tout le peuple d'Angleterre.

Voilà qui était bref, clair, ce que Roger Mortimer répéterait à chaque halte afin d'expliquer, aux gens qui s'en pourraient surprendre, l'arrivée de cette armée étrangère.

Le Lord-maire, un vieil homme dont les cheveux blancs voletaient, et qui frissonnait dans sa robe, non point de froid mais de peur, ne paraissait guère avoir d'informations. Le roi, le roi?... On disait qu'il était à

Londres, à moins qu'il ne f˚t à Portsmouth... En tout cas, à Portsmouth, une grande flotte devait être rassemblée, puisqu'un ordre du mois dernier avait commandé à tous les bateaux de s'y diriger pour prévenir une invasion française ; cela expliquait qu'il y e˚t si peu de navires dans le port.

Lord Mortimer ne négligea pas de montrer à ce moment quelque fierté et particulièrement devant messire de Hainaut. Car il avait fait habilement répandre, par des émissaires, son intention de débarquer sur la côte sud ; la ruse avait pleinement réussi. Mais Jean de Hainaut pouvait être orgueilleux, pour sa part, de ses mariniers hollandais qui avaient tenu leur cap en dépit de la tempête.

La région n'était point gardée ; le Lord-maire n'avait pas connaissance de mouvements de troupes dans les parages, ni reçu autre consigne que celle de surveillance habituelle. Un lieu o˘ se retrancher?