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LES ROIS MAUDITS

Le Lord-maire suggérait l'abbaye de Walton, à trois lieues au sud en contournant les eaux. Il était fort désireux, au fond de soi, de se débarrasser sur les moines du soin d'abriter cette compagnie. Il fallait constituer une escorte de protection pour la reine.

- Je la commanderai ! s'écria Jean de Hainaut.

- Et le débarquement de vos Hennuyers, messire, dit Mortimer, qui va y veiller? Et combien de temps cela va-t-il prendre?

- Trois grosses journées, pour qu'ils soient constitués en ordre de marche.

Je laisserai à y pourvoir Philippe de Chasteaux, mon maître écuyer.

Le plus grand souci de Mortimer concernait les messagers secrets qu'il avait envoyés de Hollande vers l'évèque Orleton et le comte de Lancastre.

Ces derniers avaient-il été joints, prévenus en temps voulu? Et o˘ étaient-ils présentement? Par les moines, on pourrait sans doute le savoir et dépêcher des chevaucheurs qui, de monastère en monastère, parviendraient jusqu'aux deux chefs de la résistance intérieure.

Autoritaire, calme en apparence, Mortimer arpentait la grand-rue de Harwich, bordée de maisons basses; il se retournait, impatient de voir se former l'escorte, redescendait au port pour presser le débarquement des chevaux, revenait à l'auberge des Trois Coupes o˘ la reine et le prince Edouard attendaient leurs montures. En cette même rue qu'il foulait, passerait et repasserait, pendant plusieurs siècles, l'histoire de l'Angleterre36.

Enfin l'escorte fut prête; les chevaliers arrivaient, se rangeant par quatre de front et occupant ainsi toute la largeur de High Street. Les goujats couraient à côté des chevaux pour fixer une dernière boucle au caparaçon ; les lances oscillaient devant les étroites fenêtres ; les épées tintaient contre les genouillères.

On aida la reine à monter sur son palefroi, et puis la chevauchée commença à travers la campagne vallonnée, aux arbres clairsemés, aux landes envahies par la marée et aux rares maisons coiffées de toits de chaume. Derrière des haies basses, des moutons à laine épaisse broutaient l'herbe autour de flaques d'eau saum‚tre. Un pays assez triste, en somme, enveloppé dans la brume de l'estuaire. Mais Kent, Cromwell, Alspaye, la poignée d'Anglais, et Maltravers lui-même, tout malade qu'il f˚t encore, regardaient ce paysage, se regardaient, et les larmes leur brillaient aux yeux. Cette terre-là, c'était celle de l'Angleterre !

Et soudain, à cause d'un cheval de ferme qui avançait la tête pardessus la demi-porte d'une écurie et qui se mit à hennir au passage de la cavalcade, Roger Mortimer sentit fondre sur lui l'émotion du pays retrouvé. Cette joie si longtemps attendue, et qu'il n'avait pas encore ressentie, tant il avait de graves pensées en tête et de décisions à

LA LOUVE DE FRANCE

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prendre, il venait de la rencontrer, au milieu de la campagne, parce qu'un cheval anglais hennissait vers les chevaux de Flandre.

Trois ans d'éloignement, trois ans d'exil, d'attente et d'espérance !

Mortimer se revit tel qu'il était la nuit de son évasion de la Tour, tout trempé, glissant dans une barque au milieu de la Tamise, pour atteindre un cheval, sur l'autre rive. Et voici qu'il revenait, ses armoiries brodées sur la poitrine, et mille lances avec lui pour soutenir son combat. Il revenait, amant de cette reine à laquelle il avait si fort rêvé en prison.

La vie survient parfois semblable au songe qu'on en a fait, et c'est seulement alors qu'on peut se dire heureux.

Il tourna les yeux, dans un mouvement de gratitude et de partage, vers la reine Isabelle, vers ce beau profil, serti dans le tissu d'acier, et o˘

l'oil brillait comme un saphir. Mais Mortimer vit que messire Jean de Hainaut, qui marchait de l'autre côté de la reine, la regardait aussi, et sa grande joie tomba d'un coup. Il eut l'impression d'avoir déjà connu cet instant-là, de le revivre, et il en fut troublé, car peu de sentiments en vérité sont aussi inquiétants que celui, qui parfois nous assaille, de reconnaître un chemin o˘ l'on n'est jamais passé. Et puis il se souvint de la route de Paris, le jour o˘ il était allé accueillir Isabelle à son arrivée, et se rappela Robert d'Artois cheminant auprès de la reine, comme Jean de Hainaut à présent.

Et il entendit la reine prononcer :

- Messire Jean, je vous dois tout, et d'abord d'être ici.

Mortimer se renfrogna, se montra sombre, brusque, distant, pendant tout le reste du parcours, et encore lorsqu'on fut parvenu chez les moines de Walton et que chacun s'installa, qui dans le logis abbatial, qui dans l'hôtellerie, et la plupart des hommes d'armes dans les granges. A ce point que la reine Isabelle, lorsqu'elle se retira au soir avec son amant, lui demanda :

- Mais qu'avez-vous eu, toute cette fin de journée, gentil Mortimer?

- J'ai, Madame, que je croyais avoir bien servi ma reine et mon amie.

- Et qui vous a dit, beau sire, que vous ne l'avez point fait?

- Je pensais, Madame, que c'était à moi que vous deviez votre retour en ce royaume.

- Mais qui a prétendu que je ne vous le devais point?

- Vous-même, Madame, vous-même, qui l'avez déclaré devant moi à messire de Hainaut, en lui rendant gr‚ces de tout.

- Oh! Mortimer, mon doux ami, s'écria la reine, comme vous prenez ombrage de toute parole ! quel mal y a-t-il vraiment à remercier qui vous oblige?

- Je prends ombrage de ce qui est, répliqua Mortimer. Je prends ombrage des paroles comme je prends ombrage aussi de certains 1020

LES ROIS MAUDITS

regards dont j'espérais, loyalement, que vous ne les deviez adresser qu'à

moi. Vous êtes fleureteuse, Madame, ce que je n'attendais point. Vous fleuretez !

La reine était lasse. Les trois jours de mauvaise mer, l'inquiétude d'un débarquement fort aventureux et, pour finir, cette course de quatre lieues, l'avaient mise à suffisante épreuve. Connaissait-on beaucoup de femmes qui en eussent supporté autant, sans jamais se plaindre ni causer de souci à

personne? Elle attendait plutôt un compliment pour sa vaillance que des remontrances de jalousie.

- quel fleuretage, ami, je vous le demande ! dit-elle avec impatience.

L'amitié chaste que messire de Hainaut m'a vouée peut porter à rire, mais elle vient d'un bon cour; et n'oubliez pas en outre qu'elle nous vaut les troupes que nous avons ici. Souffrez donc que sans l'encourager j'y réponde un peu, car comptez donc nos Anglais, et comptez ses Hennuyers. C'est pour vous aussi que je souris à cet homme qui vous irrite tant !

- A mal agir, on découvre toujours quelque bonne raison. Messire de Hainaut vous sert par grand amour, je le veux bien, mais non jusqu'à refuser l'or dont on le paye pour cela. Il ne vous est donc point besoin de lui offrir si tendres sourires. Je suis humilié pour vous de vous voir déchoir de cette hauteur de pureté o˘ je vous plaçais.

- Cette hauteur de pureté, ami Mortimer, vous n'avez pas paru blessé que j'en déchusse, le jour que ce fut dans vos bras.

C'était leur première brouille. Fallait-il qu'elle éclat‚t justement ce jour-là qu'ils avaient tant espéré, et pour lequel pendant tant de mois, ils avaient uni leurs efforts?

- Ami, ajouta plus doucement la reine, cette grande ire qui vous prend ne viendrait-elle pas de ce que je vais à présent être à moins de distance de mon époux, et que l'amour nous sera moins facile?

Mortimer baissa le front que barraient ses rudes sourcils.

- Je crois en effet, Madame, que maintenant que vous voici sur le sol de votre royaume, il nous faut faire couche séparée.

- C'est tout juste ce dont j'allais vous prier, doux ami, répondit Isabelle.

Il passa la porte de la chambre. Il ne verrait pas sa maîtresse pleurer. O˘

étaient-elles, les heureuses nuits de France?

Dans le couloir du logis abbatial, Mortimer rencontra le jeune prince Edouard, portant un cierge qui éclairait son mince et blanc visage. …tait-il là pour épier?

- Vous ne dormez donc point, my Lord? lui demanda Mortimer.

- Non, je vous cherchais, my Lord, pour vous prier de me dépêcher votre secrétaire... Je voudrais, ce soir de mon retour au royaume, envoyer une lettre à Madame Philippa...

II

L'HEURE DE LUMI»RE

"A très bon et puissant seigneur Guillaume, comte de Hainaut, Hollande et Zélande.

" Mon très cher et très aimé frère, en la garde de Dieu, salut.

" Or nous étions encore à mettre sur pied nos bannières autour du port marin de Harwich, et la reine à camper en l'abbaye de Walton, quand la bonne nouvelle nous est parvenue que Monseigneur Henry de Lancastre, qui est cousin au roi Edouard et qu'on appelle communément ici le Lord au Tors-Col à cause qu'il a la tête plantée de travers, était en marche pour nous rencontrer, avec une armée de barons et chevaliers et autres hommes levés sur leurs terres, et aussi les Lords évêques de Hereford, Norwich et Lincoln, pour se mettre tous au service de la reine, ma Dame Isabelle. Et Monseigneur de Norfolk, maréchal d'Angleterre, s'annonçait pour sa part, et dans les mêmes intentions, avec ses troupes vaillantes.

" Nos bannières et celles des Lords de Lancastre et de Norfolk se sont rejointes en une place nommée Bury-Saint-Edmonds o˘ il y avait marché

justement de jour-là qui se tenait à même les rues.

" La rencontre se fit dans une liesse que je ne puis vous peindre. Les chevaliers sautant à bas de leurs destriers, se reconnaissant, s'embrassant à l'accolade ; Monseigneur de Kent et Monseigneur de Norfolk, poitrine sur poitrine, et tout en larmes comme de vrais frères longtemps séparés, et messire de Mortimer en faisant autant avec le seigneur évêque de Hereford, et Monseigneur au Tors-Col baisant aux joues le prince Edouard, et tous courant au cheval de la reine pour fêter celle-ci et poser les lèvres à la frange de sa robe. Ne serais-je venu au royaume d'Angleterre que pour voir cela, tant d'amour et de joie se pressant autour de ma Dame Isabelle, je me sentirais assez payé de mes peines. D'autant que le peuple de Saint-Edmonds, abandonnant ses volailles

1022

LES ROIS MAUDITS

et légumes étalés à Inventaire, s'était joint à l'allégresse et qu'il parvenait sans cesse du monde de la campagne alentour.

" La reine m'a présenté, avec force compliments et gentillesse, à tous les seigneurs anglais ; et puis j'avais, pour me désigner, nos mille lances de Hollande derrière moi, et j'ai fierté, mon très aimé frère, de la noble figure que nos chevaliers ont montrée devant ces seigneurs d'outremer.

" La reine n'a pas manqué non plus de déclarer à tous ceux de sa parenté et de son parti que c'était gr‚ce au Lord Mortimer qu'elle était ainsi de retour et si fortement appuyée; elle a hautement loué les services de Monseigneur de Mortimer, et ordonné qu'on se conform‚t en tout à son conseil. D'ailleurs ma Dame Isabelle elle-même ne prend aucun décret sans s'être auparavant consultée à lui. Elle l'aime et en fait devanture ; mais ce ne peut être que de chaste amour, quoi qu'en prétendent les langues toujours prêtes à médire, car elle mettrait plus de soin à dissimuler s'il en était autrement ; et je sais bien aussi, aux yeux qu'elle a pour moi, qu'elle ne pourrait me regarder de telle sorte si sa foi n'était libre.

J'avais craint un peu à Walton que leur amitié, pour un motif que je ne sais, se f˚t refroidie un petit ; mais tout prouve qu'il n'en est rien et qu'ils restent bien unis, de laquelle chose je me réjouis, car il est naturel qu'on aime ma Dame Isabelle pour toutes les belles et bonnes qualités qu'elle a ; et je voudrais que chacun lui montr‚t même amour que celui que je lui dévoue.

" Les seigneurs évêques ont apporté des fonds avec eux, à suffisance, et promis qu'ils en recevraient d'autres collectés dans leurs diocèses, et ceci m'a bien rassuré quant à la solde de nos Hennuyers pour lesquels je craignais que les aides lombardes de messire de Mortimer ne fussent trop vite épuisées. Ce que je vous conte s'est passé le vingt-huitième jour de septembre.

" A partir de là, o˘ nous nous remîmes en marche, ce fut une avance en grand triomphe à travers la ville de Neuf-Market, nombreusement fournie d'auberges et allégements, et la noble cité de Cambridge o˘ tout le monde parle latin que c'est merveille et o˘ l'on compte plus de clercs, en un seul collège, que vous n'en pourriez assembler en tout votre Hainaut.

Partout l'accueil du peuple comme celui des seigneurs nous a prouvé assez que le roi n'était pas aimé, que ses mauvais conseillers l'ont fait haÔr et mépriser ; aussi nos bannières sont saluées au cri de " délivrance " !

"Nos Hennuyers ne s'ennuient pas, selon ce qu'a dit messire Henry au Tors-Col qui use, ainsi que vous voyez, de la langue française avec gentillesse, et dont cette parole, lorsqu'elle m'est revenue aux oreilles, m'a fait rire de joie tout un grand quart d'heure, et que j'en ris encore à chaque fois que d'y repenser! Les filles d'Angleterre sont accueillantes à nos chevaliers, ce qui est bonne chose pour les maintenir en LA LOUVE DE FRANCE

1023

humeur de guerre. Pour moi, si je fol‚trais, je donnerais mauvais exemple et perdrais de ce pouvoir qu'il faut au chef pour rappeler, quand de besoin, ses troupes à l'ordre. Et puis, le vou que j'ai fait à ma Dame Isabelle me l'interdit et, si je venais à y manquer, la fortune de notre expédition pourrait se mettre à la traverse. Si tant est que les nuits me rongent un peu ; mais comme les chevauchées sont longues, le sommeil ne me fuit pas. Je pense qu'au retour de cette aventure, je me marierai.

" Sur le propos de mariage je vous dois informer, mon cher frère, ainsi que ma chère sour la comtesse votre épouse, que Monseigneur le jeune prince Edouard est toujours dans la même humeur touchant votre fille Philippa, et qu'il ne se passe point de journées sans qu'il ne m'en demande nouvelles, et que toutes ses pensées de cour semblent bien demeurer tournées vers elle, et que ce sont bonnes et profitables accordailles qui ont été

conclues là dont votre fille sera, j'en suis s˚r, toujours bien heureuse.

Je me suis attaché d'amitié au jeune prince Edouard qui paraît m'admirer fort, bien qu'il parle peu; il se tient souvent silencieux comme vous m'avez décrit le puissant roi Philippe le Bel, son grand-père. Il se peut bien qu'il devienne un jour aussi grand souverain que le roi le Bel le fut, et peut-être même avant le temps qu'il aurait d˚ attendre de Dieu sa couronne, si j'en crois ce qui se dit au Conseil des barons anglais.

" Car le roi Edouard a fait piètre figure à tout ce qui survint. Il était à

Westmoustiers lorsque nous sommes débarqués, et s'est aussitôt réfugié en sa tour de Londres pour se mettre le corps à l'abri ; et il a fait clamer par tous les shérifs, qui sont gouverneurs des comtés de son royaume, et en tous lieux publics, places, foires et marchés, l'ordonnance dont voici la transcription :

" Vu que Roger de Mortimer et autres traîtres et ennemis du roi et de son royaume ont débarqué par la violence, et à la tête de troupes étrangères qui veulent renverser le pouvoir royal, le roi ordonne à tous ses sujets de s'y opposer par tous les moyens et de les détruire. Seuls doivent être épargnés la reine, son fils et le comte de Kent. Tous ceux qui prendront les armes contre l'envahisseur recevront grosse solde et à quiconque apportera au roi le cadavre de Mortimer, ou seulement sa tête, il est promis récompense de mille livres esterlines. "

" Les ordres du roi Edouard n'ont été obéis de personne ; mais ils ont fort servi l'autorité de Monseigneur de Mortimer en montrant le prix qu'on estimait sa vie, et en le désignant comme notre chef plus encore qu'il ne l'était. La reine a riposté en promettant deux mille livres esterlines à

qui lui porterait la tête de Hugh Le Despensier le Jeune, 1024

LES ROIS MAUDITS

estimant à ce taux les torts que ce seigneur lui avait faits dans l'amour de son époux.

" Les Londoniens sont restés indifférents à la sauvegarde de leur roi, lequel s'est entêté jusqu'au bout dans ses erreurs. La sagesse e˚t été de chasser son Despensier qui mérite si bien le nom qu'il a ; mais le roi Edouard s'est obstiné à le garder, disant qu'il était instruit assez par l'expérience passée, que pareilles choses étaient survenues autrefois au sujet du chevalier de Gaveston qu'il avait consenti à éloigner de lui, sans que cela e˚t empêché qu'on tu‚t par la suite ce chevalier et qu'on lui impos‚t, à lui, le roi, une charte et un conseil d'ordonnateurs dont il n'avait eu que trop de peine à se débarrasser. Le Despensier l'encourageait dans cette opinion, et ils ont, à ce qu'on dit, versé force larmes sur le sein l'un de l'autre ; et même le Despensier aurait crié qu'il préférait mourir sur la poitrine de son roi que de vivre sauf à l'écart de lui. Et bien s˚r il a fort avantage à dire cela, car cette poitrine est son seul rempart.

" Si bien qu'ils sont restés, chacun les abandonnant à leurs vilaines amours, entourés seulement du Despensier le Vieux, du comte d'Arundel qui est parent au Despensier, du comte de Warenne qui est beau-frère d'Arundel, et enfin du chancelier Baldock qui ne peut que demeurer fidèle au roi, vu qu'il est si unanimement haÔ que partout o˘ il irait il serait mis en pièces.

" Le roi a cessé bientôt de go˚ter la sécurité de la Tour, et il s'est enfui avec ce petit nombre pour aller lever une armée en Galles, non sans avoir fait publier auparavant, le trentième jour de septembre, les bulles d'excommunication que notre saint-père le pape lui avait délivrées contre ses ennemis. Ne prenez nulle inquiétude de cette publication, très aimé

frère, si la nouvelle vous en parvient; car les bulles ne nous concernent point; elles avaient été demandées par le roi Edouard contre les Escots, et nul n'a été dupe du faux usage qu'il en a fait ; aussi nous donne-t-on communion comme avant, et les évêques tout les premiers.

" En fuyant Londres si piteusement, le roi a laissé le gouvernement à

l'archevêque Reynolds, à l'évêque John de Stratford et à l'évêque Stapledon, diocésain d'Exeter et trésorier de la couronne. Mais devant la h

‚te de notre avance, l'évêque de Stratford est venu présenter sa soumission à la reine Isabelle, tandis que l'archevêque Reynolds, depuis le Kent o˘ il s'était réfugié, envoyait demander pardon. Seul donc l'évêque Stapledon est demeuré à Londres, croyant s'y être acquis par ses vols des défenseurs à

suffisance. Mais la colère de la ville a grondé contre lui et, quand il s'est décidé à fuir, la foule jetée à sa poursuite l'a rejoint et l'a massacré dans le faubourg de Cheapside, o˘ son corps fut piétiné jusqu'à

n'être plus reconnaissable.

" Ceci est advenu le quinzième jour d'octobre, alors que la reine était LA LOUVE DE FRANCE

1025

à Wallingford, une cité entourée de remparts de terre o˘ nous avons délivré

messire Thomas de Berkeley qui est gendre à Monseigneur de Mortimer. quand la reine a eu nouvelle de la fin de Stapledon, elle a dit qu'il ne convenait point de pleurer le trépas d'un si mauvais homme, et qu'elle en avait plutôt joie, car il lui avait nui moultement. Et Monseigneur de Mortimer a bien déclaré qu'il en irait ainsi de tous ceux qui avaient voulu leur perte.

" L'avant-veille, en la ville d'Oxford, qui est encore plus fournie de clercs que la ville de Cambridge, messire Oileton, évêque de Hereford, était monté en chaire devant ma Dame Isabelle, le duc d'Aquitaine, le comte de Kent et tous les seigneurs, pour prononcer un grand sermon sur le sujet

" Caput meum doleo", qui est parole tirée des Ecritures dans le saint livre des Rois, à dessein de signifier que îa maladie dont souffrait le corps d'Angleterre logeait dans la tête dudit royaume, et que c'était là qu'il convenait d'appliquer le remède.

"Ce sermon fit profonde impression sur toute l'assemblée qui entendit dépeindre et dénombrer les plaies et douleurs du royaume. Et encore que pas une fois, en une heure de parole, messire Orleton n'e˚t prononcé le nom du roi, chacun l'avait en pensée poui cause de tous ces maux; et l'évêque s'est écrié enfin que la foudre des Cieux comme le glaive des hommes devaient s'abattre sur les orgueilleux perturbateurs de la paix et les corrupteurs des rois. C'est un homme de grand spirituel que ledit Monseigneur de Hereford, et je m'honore de lui parler souvent, bien qu'il ait l'air pressé lorsqu'il est à converser avec moi ; mais je recueille toujours quelque bonne sentence de ses lèvres. Ainsi m'a-t-il dit l'autre jour: "Chacun de nous a son heure de lumière dans les événements de son siècle. Une fois c'est Monseigneur de Kent, une fois c'est Monseigneur de Lancastre, et tel autre auparavant et tel autre ensuite, que l'événement illumine pour la décisive part qu'il y prend. Ainsi se fait l'histoire du monde. Ce moment o˘ nous sommes, messire de Hainaut, peut être bien votre heure de lumière. "

" Le surlendemain du prêche, et dans la suite de la commotion qu'il avait donnée à tous, la reine a lancé de Wallingford une proclamation contre les Despensiers, les accusant d'avoir dépouillé l'…glise et la couronne, mis à

mort injustement nombre de loyaux sujets, déshérité, emprisonné et banni des seigneurs parmi les plus grands, opprimé les veuves et les orphelins, accablé le peuple de tailles et d'exactions.

" On apprit dans le même temps que le roi, qui avait d'abord couru se réfugier en la ville de Gloucester laquelle appartient au Despensier le Jeune, était passé à Westbury, et que là son escorte s'était séparée. Le Despensier le Vieux s'est retranché dans sa ville et son ch‚teau de Bristol pour y faire échec à notre avance, tandis que les comtes d'Arundel et Warenne ont gagné leurs domaines du Shropshire ; c'est manière ainsi de tenir les Marches de Galles au nord et au sud, tandis 1026

LES ROIS MAUDITS

que le roi, avec le Despensier le Jeune et son chancelier Baldock, est parti lever une armée en Galles. A vrai dire on ne sait point présentement ce qui est advenu de lui. D'aucuns bruits circulent qu'il se serait embarqué pour l'Irlande.

" Tandis que plusieurs bannières anglaises sous le commandement du comte de Charlton se sont mises en course vers le Shropshire afin d'y défier le comte d'Arundel, hier, vingt-quatrième jour d'octobre, un mois tout juste écoulé depuis que nous avons quitté Dordrecht, nous sommes entrés aisément, et grandement acclamés, dans la ville de Gloucester. Ce jour nous allons avancer sur Bristol, o˘ le Despensier le Vieux s'est enfermé. J'ai pris en charge de donner l'assaut à cette forteresse et vais avoir enfin l'occasion, qui ne m'a point encore été donnée tant nous trouvons peu d'ennemis sur notre approche, de livrer combat pour ma Dame Isabelle et montrer à ses yeux ma vaillance. Je baiserai la flamme de Hainaut qui flotte à ma lance avant de me ruer. " J'ai confié à vous, mon très cher et très aimé frère, avant que de m'empartir, mes volontés de testament, et ne vois rien que j'y veuille reprendre ou ajouter. S'il me faut souffrir la mort, vous saurez que je l'ai soufferte sans déplaisir ni regret, comme le doit un chevalier à la noble défense des dames et des malheureux opprimés, et pour l'honneur de vous, de ma chère sour votre épouse, et de mes nièces, vos aimées filles, que tous Dieu garde.

" Donné à Gloucester le vingt-cinquième jour d'octobre mil trois cent et vingt-cinq. "

Jean.

Messire Jean de Hainaut n'eut pas, le lendemain, à faire montre de sa vaillance, et sa belle préparation d'‚me resta vaine.

quand il se présenta au matin, toutes bannières flottantes et heaumes lacés, devant Bristol, la ville était déjà décidée à se rendre et on aurait pu la prendre avec un b‚ton. Les notables s'empressèrent d'envoyer des parlementaires qui ne s'inquiétèrent que de savoir o˘ les chevaliers voulaient loger, protestant de leur attachement à la reine et s'offrant à

livrer sur-le-champ leur seigneur, Hugh Le Despenser le Vieux, seul coupable de leur empêchement à témoigner plus tôt de leurs bonnes intentions.

Les portes de la ville aussitôt ouvertes, les chevaliers prirent quartier dans les beaux hôtels de Bristol. Despenser le Vieux fut appréhendé dans son ch‚teau et gardé par quatre chevaliers, tandis que la reine, le prince héritier et les principaux barons s'installaient dans les appartements. La reine retrouva là ses trois autres enfants qu'Edouard II, en fuyant, avait laissés à la garde du Despenser. Isabelle s'émerveillait qu'ils eussent en vingt mois si fort grandi, et ne se lassait pas de les LA LOUVE DE FRANCE

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contempler et de les embrasser. Soudain elle regarda Mortimer, comme si cet excès de joie la mettait en faute envers lui, et murmura :

- Je voudrais, ami, que Dieu m'e˚t fait la gr‚ce qu'ils fussent nés de vous.

A l'instigation du comte de Lancastre, un conseil fut immédiatement réuni autour de la reine, et qui groupait les évêques de Hereford, Norwich, Lincoln, Ely et Winchester, l'archevêque de Dublin, les comtes de Norfolk et de Kent, le baron Roger Mortimer de Wigmore, sir Thomas Wake, sir William La Zouche d'Ashley, Robert de Montait, Robert de Merle, Robert de Watteville et le sire Henry de Beaumont37.

Ce conseil, tirant argument juridique de ce que le roi Edouard se trouvait hors des frontières - qu'il f˚t en Galles ou en Irlande ne faisait pas de différence - décida de proclamer le jeune prince Edouard gardien et mainteneur du royaume en l'absence du souverain. Les principales fonctions administratives furent aussitôt redistribuées et Adam Orleton, qui était la tête pensante de la révolte, reçut la charge de Lord trésorier.

Il était grand temps, en vérité, de pourvoir à la réorganisation de l'autorité centrale. C'était merveille même que, pendant tout un mois, le roi en fuite, ses ministres dispersés, et l'Angleterre livrée à la chevauchée de la reine et des Hennuyers, les douanes eussent continué de fonctionner normalement, les receveurs de percevoir les taxes vaille que vaille, le guet de faire surveillance dans les villes, et que, somme toute, la vie publique e˚t suivi son cours normal par une sorte d'habitude du corps social.

Donc, le gardien du royaume, le dépositaire provisoire de la souveraineté, avait quinze ans moins un mois. Les ordonnances qu'il allait promulguer seraient scellées de son sceau privé, puisque les sceaux de l'…tat avaient été emportés par le roi et le chancelier Baldock. Le premier acte de gouvernement du jeune prince fut de présider, le jour même, au procès du Hugh Le Despenser le Vieux.

L'accusation fut soutenue par sir Thomas Wake, rude chevalier et déjà ‚gé, qui était maréchal de l'ost38, et qui présenta le Despenser, comte de Winchester, comme responsable de l'exécution de Thomas de Lancastre, responsable du décès à la tour de Londres de Roger Mortimer l'aîné (car le vieux Lord de Chirk n'avait pu voir le retour triomphal de son neveu et s'était éteint dans son cachot quelques semaines plus tôt), responsable aussi de l'emprisonnement, du bannissement ou de la mort de nombreux autres seigneurs, de la spoliation des biens de la reine et du comte de Kent, de la mauvaise gestion des affaires du royaume, des défaites d'Ecosse et d'Aquitaine, toutes choses survenues par ses exhortations et funestes conseils. Les mêmes griefs seraient repris désormais contre tous les conseillers du roi Edouard.

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LES ROIS MAUDITS

Ridé, vo˚té, la voix faible, Hugh le Vieux, qui avait feint tant d'années un tremblant effacement devant les désirs du roi, montra l'énergie dont il était capable. Il n'avait plus rien à perdre, il se défendit pied à pied.

Les guerres perdues? Elles l'avaient été par la l‚cheté des barons. Les exécutions capitales, les emprisonnements? Ils avaient été décrétés contre des traîtres et des rebelles à la royale autorité, sans le respect de laquelle les royaumes s'effondrent. Les séquestres de fiefs et de revenus n'avaient été décidés que pour empêcher les ennemis de la couronne de se fournir en hommes et en fonds. Et si l'on venait à lui reprocher quelques pillages et spoliations, comptait-on pour rien les vingt-trois manoirs qui étaient ses propriétés ou celles de son fils et que Mortimer, Lancastre, Maltravers, Berkeley, tous présents ici, avaient fait piller et br˚ler l'an 1321, avant d'être défaits, les uns à Shrewsbury, les autres à

Boroughbridge? Il ne s'était que remboursé des dommages par lui subis et qu'il évaluait à quarante mille livres, sans pouvoir estimer les violences et sévices de tous ordres, commis sur ses gens.

Il termina par ces mots adressés à la reine :

- Ah! Madame! Dieu nous doit bon jugement, et si nous ne pouvons l'avoir en ce siècle, il nous le doit dans l'autre monde !

Le jeune prince Edouard avait relevé ses longs cils et écoutait avec attention. Hugh Le Despenser le Vieux fut condamné à être traîné, décapité

et pendu, ce qui lui fit dire avec quelque mépris :

- Je vois bien, mes Lords, que décapiter et pendre sont pour vous deux choses diverses, mais pour moi cela ne fait qu'une seule mort !

Son attitude, bien surprenante pour tous ceux qui l'avaient connu en d'autres circonstances, expliquait soudain la grande influence qu'il avait exercée. Cet obséquieux courtisan n'était pas un l‚che, ce détestable ministre n'était pas un sot.

Le prince Edouard donna son approbation à la sentence; mais il réfléchissait et commençait à se former silencieusement une opinion sur le comportement des hommes promus aux hautes charges. …couter avant de parler, s'informer avant de juger, comprendre avant de décider, et garder toujours présent à l'esprit que dans chaque homme se trouvent ensemble les ressources des meilleures actions et des pires. Ce sont là, pour un souverain, les dispositions fondamentales de la sagesse.

Il est rare qu'on ait, avant d'avoir quinze ans, à condamner à mort un de ses semblables. Edouard d'Aquitaine, pour son premier jour de pouvoir, recevait un bon entraînement.

Le vieux Despenser fut lié par les pieds au harnais d'un cheval, et traîné

à travers les rues de Bristol. Puis, les tendons déchirés, les os fêlés, il fut amené sur la place du ch‚teau et installé à genoux devant le billot. On lui rabattit ses cheveux blancs pour dégager la nuque. Un LA LOUVE DE FRANCE

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bourreau en cagoule rouge, d'un large épée, lui trancha la tête. Son corps, tout ruisselant du sang échappé aux grosses artères, fut accroché par les aisselles à un gibet. La tête ridée, maculée, fut plantée à côté, sur une pique.

Et tous ces chevaliers qui avaient juré par Monseigneur saint Georges de défendre dames, pucelles, opprimés et orphelins, se réjouirent, avec force rires et joyeuses remarques, du spectacle que leur offrait ce cadavre de vieillard en deux partagé.

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ceux retenus contre le Despenser le Vieux, fut rapidement expédié, et la décapitation du comte donnée en réjouissance à la ville de Hereford et aux troupes qui y stationnaient.

On remarqua que, pendant le supplice, la reine et Roger Mortimer se tenaient par la main.

Le jeune prince Edouard avait eu ses quinze ans trois jours plus tôt.

Enfin le 20 novembre une insigne nouvelle arriva. Le roi Edouard avait été

pris par le comte de Lancastre, en l'abbaye cistercienne de Neath, dans la basse vallée de la Towe.

Le roi, son favori, son chancelier, y vivaient cachés depuis plusieurs semaines sous des habits de moines ; Edouard occupait son attente d'un sort meilleur en travaillant à la forge de l'abbaye, passe-temps qui lui distrayait l'esprit de trop penser.

Il était là, torse nu, le froc descendu sur les reins, la poitrine et la barbe éclairées par le feu de la forge, les mains environnées d'étincelles, tandis que le chancelier tirait le soufflet et que Hugh le Jeune, d'un air lamentable, lui passait les outils, quand Henry Tors-Col s'encadra dans la porte, le heaume incliné vers l'épaule et dit :

- Sire mon cousin, voici le temps venu de payer pour vos fautes.

Le roi laissa échapper le marteau qu'il tenait ; la pièce de métal qu'il forgeait resta à rougeoyer sur l'enclume. Et le souverain d'Angleterre, son large torse p‚le tout tremblant, demanda :

- Cousin, cousin, que va-t-il advenir de moi?

- Ce que les barons et hauts hommes du royaume en décideront, répondit Tors-Col.

A présent Edouard attendait, toujours avec son favori, toujours avec son chancelier, dans le petit manoir fortifié de Monmouth, à quelques lieues de Hereford, o˘ Lancastre l'avait conduit et enfermé.

Adam Orleton, accompagné de son archidiacre Thomas Chandos, et du grand chambellan William Blount, s'en fut aussitôt à Monmouth pour réclamer les sceaux royaux que Baldock continuait de transporter.

Edouard, quand Orleton eut exprimé sa requête, arracha de la ceinture de Baldock le sac de cuir qui contenait les sceaux, s'entoura le poignet des lacets du sac comme s'il voulait s'en faire une arme, et s'écria :

- Messire traître, mauvais évêque, si vous voulez mon sceau, vous viendrez me le prendre par force et montrerez qu'un homme d'…glise a contraint son roi !

Le destin avait décidément désigné Monseigneur Adam Orleton pour d'exceptionnelles t‚ches. Il n'est pas courant d'ôter à un roi les attributs de son pouvoir. Devant cet athlète furieux, Orleton, les épaules tombantes, les mains faibles, et n'ayant d'autre arme que sa canne à

fragile crosse d'ivoire, répondit :

- La remise se doit accomplir de par votre vouloir, et que les témoins en constatent. Sire Edouard, allez-vous obliger votre fils, qui est à présent mainteneur du royaume, à se commander son propre sceau de roi plus tôt qu'il n'y comptait? Par contrainte, toutefois, je puis faire saisir le Lord chancelier et le Lord Despenser que j'ai ordre de conduire à la reine.

A ces mots, Edouard cessa de s'inquiéter du sceau pour ne plus penser qu'à

son favori bien-aimé. Il détacha de son poignet le sac de cuir, le jeta au chambellan William Blount comme si ce f˚t devenu soudain un objet négligeable et, ouvrant les bras à Hugh, s'écria:

- Ah non ! vous ne me l'arracherez point !

Hugh le Jeune, amaigri, frissonnant, s'était jeté contre la poitrine du roi. Il claquait des dents, paraissait prêt à défaillir et gémissait :

- C'est ton épouse, tu vois, qui veut cela ! C'est elle, c'est cette louve française, qui est cause de tout ! Ah ! Edouard, Edouard, pourquoi l'as-tu épousée?

Henry Tors-Col, Orleton, l'archidiacre Chandos et William Blount regardaient ces deux hommes embrassés et, si incompréhensible que leur f˚t le spectacle de cette passion, ils ne pouvaient s'empêcher d'y reconnaître quelque affreuse grandeur.

A la fin, ce fut Tors-Col qui s'approcha, prit le Despenser par le bras, en disant :

- Allons, il faut vous séparer. Et il l'entraîna.

- Adieu, Hugh, adieu, criait Edouard. Je ne te verrai plus, ma chère vie, ma belle ‚me ! On m'aura donc tout pris !

Les larmes roulaient dans sa barbe blonde.

Hugh le Despenser fut confié aux chevaliers d'escorte qui commencèrent par le revêtir d'un capuchon de paysan, en grosse bure, sur lequel ils peignirent, par dérision, les armoiries et emblèmes des comtés que lui avait donnés le roi. Puis ils le hissèrent, les mains liées dans le dos, sur le plus petit et chétif cheval qu'ils trouvèrent, un bidet nain, maigre et bourru comme il en existe en campagne. Hugh avait des jambes très longues ; il était forcé de les replier ou bien de laisser traîner les pieds dans la boue. On le conduisit ainsi de ville en bourg, à travers tout le Monmouthshire et le Herefordshire, l'exposant sur les places pour que le peuple s'en divertît tout son saoul. Les trompettes sonnaient devant le prisonnier, et un héraut criait :

- Voyez, bonnes gens, voyez le comte de Gloucester, le Lord chambellan, voyez le mauvais homme qui a si fort nui au royaume !

Le chancelier Robert de Baldock fut convoyé plus discrètement, vers l'évêché de Londres, pour y être emprisonné, sa qualité d'archidiacre empêchant de requérir contre lui la peine de mort.

Toute la haine se concentra donc sur Hugh Le Despenser le Jeune.

1034

LES ROIS MAUDITS

Son jugement fut rapidement instruit, à Hereford ; sa condamnation n'était mise en discussion ni en doute par personne. Mais parce qu'on le tenait pour le premier fauteur de toutes les erreurs et de tous les malheurs dont avait souffert l'Angleterre, son supplice fut l'objet de raffinements particuliers.

Le vingt-quatrième jour de novembre, des tribunes furent dressées sur l'esplanade devant le ch‚teau, et une plate-forme d'échafaud montée assez haut pour qu'un peuple nombreux p˚t assister, sans en perdre aucun détail, à l'exécution. La reine Isabelle prit place au premier rang de la plus grande tribune, entre Roger Mortimer et le prince Edouard. Il bruinait.

Les trompes et les busines sonnèrent. Les aides bourreaux amenèrent Hugh le Jeune, le dépouillèrent de ses vêtements. quand son long corps aux hanches saillantes, au torse un peu creux, apparut, blanc et totalement nu, entre les bourreaux rouges et au-dessus des piques des archers qui entouraient l'échafaud, un immense rire gras s'éleva de la foule.

La reine Isabelle se pencha vers Mortimer et lui murmura : - Je déplore qu'Edouard ne soit point présent à regarder. Les yeux brillants, ses petites dents carnassières entrouvertes, et les ongles plantés dans la paume de son amant, elle était bien attentive à ne rien perdre de sa vengeance.

Le prince Edouard pensait : " Est-ce donc là celui qui a tant plu à mon père?" Il avait déjà assisté à deux supplices et savait qu'il tiendrait jusqu'au bout, sans vomir.

Les busines sonnèrent à nouveau. Hugh fut étendu et lié par les membres sur une croix de Saint-André horizontale.

Le bourreau affila lentement, sur une pierre d'aff˚tage, une lame aiguÎ, pareille à un couteau de boucher, et en éprouva le tranchant sous le pouce.

La foule retenait son souffle. Puis un aide s'approcha, muni d'une tenaille dont il saisit le sexe du condamné. Une vague d'hystérie souleva l'assistance ; les pieds battants faisaient trembler les tribunes. Et malgré ce vacarme, on perçut le hurlement poussé par Hugh, un seul cri déchirant et arrêté net, tandis qu'un flot de sang jaillissait devant lui.

La même opération fut répétée pour les génitoires, mais sur un corps déjà

inconscient, et les tristes déchets jetés dans un fourneau plein de braises ardentes qu'un aide éventait. Il s'échappa une affreuse odeur de chair br˚lée. Un héraut, placé devant les sonneurs de busines, annonça qu'il en était procédé de la sorte "parce que le Despenser avait été sodomite, et qu'il avait favorisé le roi en sodomie, et pour ce déchassé la reine de sa couche".

Puis le bourreau, choisissant une lame plus épaisse et plus large, fendit la poitrine par le travers, et le ventre dans la longueur, comme on aurait ouvert un porc ; les tenailles allèrent chercher le cour presque LA LOUVE DE FRANCE

1035

encore battant et l'arrachèrent de sa cage pour le jeter également au brasier. Les busines retentirent pour donner la parole au héraut, lequel déclara que "le Despenser avait été faux de cour et traître, et par ses traîtres conseils avait honni le royaume".

Les entrailles furent ensuite sorties du ventre, déroulées et secouées, toutes miroitantes, nacrées, et présentées au public, parce que "le Despenser s'était nourri du bien des grands comme du bien du pauvre peuple". Et les entrailles à leur tour se transformèrent en cette acre fumée épaisse qui se mêlait à la bruine de novembre.

Après quoi la tête fut tranchée, non pas d'un coup d'épée, puisqu'elle pendait à la renverse entre les branches de la croix, mais détachée au couteau, parce que " le Despenser avait fait décoller les plus grands barons d'Angleterre et que de son chef étaient sortis tous les mauvais conseils". La tête de Hugh Le Despenser le Jeune ne fut pas br˚lée; les bourreaux la rangèrent à part pour l'envoyer à Londres, o˘ elle serait plantée à l'entrée du pont.

Enfin ce qui restait du corps fut débité en quatre morceaux, un bras avec l'épaule, l'autre bras avec son épaule et le cou, les deux jambes avec chacune la moitié du ventre, pour qu'ils soient expédiés aux quatre meilleures cités du royaume, après Londres.

La foule descendit des tribunes, lasse, épuisée, libérée. On pensait avoir atteint les sommets de la cruauté.

Après chaque exécution sur cette route sanglante, Mortimer avait trouvé la reine Isabelle plus ardente au plaisir. Mais cette nuit qui suivit la mort de Hugh le Jeune, les exigences qu'elle eut, la gratitude affolée qu'elle exprima, ne laissèrent pas d'inquiéter son amant. Pour avoir haÔ si fort l'homme qui lui avait pris Edouard, il fallait qu'elle e˚t jadis aimé

celui-ci. Et dans l'‚me ombrageuse de Mortimer se forma un projet qu'il mènerait à son terme, quelque temps que cela prît.

Le lendemain, Henry Tors-Col, désigné comme gardien du roi, fut chargé de conduire celui-ci au ch‚teau de Kenilworth et de l'y tenir enfermé, sans que la reine l'e˚t revu.

IV "VOXPOPULI"

- qui voulez-vous pour roi?

Cette terrible apostrophe, dont va dépendre l'avenir d'une nation, Mohseigneur Adam Orleton la lance, le 12 janvier 1327, à travers le grand hall de Westminster, et les mots s'en répercutent là-haut, contre les nervures des vo˚tes.

- qui voulez-vous pour roi?

Le Parlement d'Angleterre, depuis six jours, siège, s'ajourne, siège à

nouveau, et Adam Orleton, faisant office de chancelier, dirige les débats.

Dans sa première séance, l'autre semaine, le Parlement a assigné le roi à

comparaître devant lui. Adam Orleton et John de^Stratford, évêque de Winchester, sont allés à Kenilworth présenter à Edouard II cette assignation. Et le roi Edouard a refusé.

Il a refusé de venir rendre compte de ses actes aux Lords, aux évoques, aux députés des villes et des comtés. Orleton a fait connaître à l'assemblée cette réponse inspirée, on ne sait, par la peur ou bien le mépris. Mais Orleton a la conviction profonde, et qu'il vient d'exprimer au Parlement, que si l'on obligeait la reine à se réconcilier avec son époux, on la vouerait à une mort certaine.

A présent donc, la grande question est posée; Monseigneur Orleton conclut son discours en conseillant au Parlement de se séparer jusqu'au lendemain afin que chacun pèse son choix en conscience et dans le silence de la nuit.

Demain l'assemblée dira si elle souhaite qu'Edouard II Plantagenet conserve la couronne, ou bien que celle-ci soit remise à l'héritier, Edouard, duc d'Aquitaine.

Beau silence pour les consciences que le vacarme qui se fait dans Londres cette nuit-là! Les hôtels des seigneurs, les abbayes, les demeures des grands marchands, les auberges vont retentir jusqu'au petit jour du bruit de discussions passionnées. Tous ces barons,

LA LOUVE DE FRANCE

1037

évoques, chevaliers, squires et représentants des bourgs choisis par les shérifs ne sont, en droit, membres du Parlement que sur la désignation du roi, et leur rôle, en principe, devrait n'être que consultatif. Mais voici que le souverain est défaillant, incapable ; il est un fugitif rattrapé

hors de son royaume ; et ce n'est pas le roi qui a convoqué le Parlement, mais le Parlement qui a voulu convoquer son roi, sans que ce dernier ait daigné s'exécuter. Le suprême pouvoir se trouve donc réparti pour un moment, pour une nuit, entre tous ces hommes de régions diverses, d'origines disparates, de fortunes inégales.

"qui voulez-vous pour roi?"

Tous réellement se posent la question, et même ceux qui ont souhaité le plus haut la prompte fin d'Edouard II, qui ont crié, à chaque scandale, à

chaque impôt nouveau ou chaque guerre perdue : " qu'il crève, et que Dieu nous en délivre ! "

Car Dieu n'a plus à intervenir; tout repose sur eux-mêmes, et ils prennent soudain conscience de l'importance de leur volonté. Leurs souhaits et leurs malédictions se sont accomplis, rien qu'en s'additionnant. La reine, même soutenue par ses Hennuyers, aurait-elle pu se saisir de tout le royaume, comme elle l'a fait, si les barons et les peuples avaient répondu à la levée ordonnée par Edouard?

Mais l'acte est gros qui consiste à déposer un roi et à le dépouiller à

jamais de son autorité nominale. Beaucoup de membres du Parlement en sont effrayés, à cause du caractère divin qui s'attache au sacre et à la majesté

royale. Et puis le jeune prince qu'on propose à leurs voux est bien jeune !

que sait-on de lui, sinon qu'il est tout entier dans les mains de sa mère, laquelle est tout entière dans les mains de Lord Mortimer? Or si l'on respecte, si l'on admire le baron de Wigmore, l'ancien Grand Juge d'Irlande, si son évasion, son exil, son retour, ses amours mêmes, en ont fait un héros, s'il est pour beaucoup le libérateur, on craint son caractère, sa dureté, son inclémence ; déjà on lui reprocherait sa rigueur punitive, alors qu'en vérité toutes les exécutions de ces dernières semaines étaient réclamées par les voux populaires. Ceux qui le connaissent bien redoutent surtout son ambition. Ne désire-t-il pas secrètement devenir roi lui-même? Amant de la reine, il est bien près du trône. On hésite à lui remettre le grand pouvoir qu'il va détenir si Edouard II est déposé; et l'on en débat autour des lampes à huile et des chandelles, parmi les pots d'étain qu'on emplit de bière ; et l'on ne va se coucher qu'écrasé de fatigue, sans avoir rien résolu.

Le peuple anglais, cette nuit-là, est souverain mais, un peu embarrassé de l'être, ne sait à qui remettre l'exercice de cette souveraineté.

L'histoire a fait un pas soudain. On dispute de questions dont la discussion même signifie que de nouveaux principes sont admis. Un peuple n'oublie pas un tel précédent, ni une assemblée un tel pouvoir 1038

LES ROIS MAUDITS

qui lui est échu; une nation n'oublie pas d'avoir été, en son Parlement, maîtresse un jour de sa destinée.

Aussi le lendemain, quand Monseigneur Orleton, prenant le jeune prince Edouard par la main, le présente aux députés à nouveau assemblés dans Westminster, une immense ovation s'élève et roule entre les murs, pardessus les têtes.

- Nous le voulons, nous le voulons !

quatre évêques, dont ceux de Londres et d'York, protestent et argumentent sur le caractère irrévocable du sacre et des serments d'hommage. Mais l'archevêque de Canterbury, Reynolds, auquel Edouard II avant de fuir, avait confié le gouvernement, et qui veut prouver la sincérité de son tardif ralliement à l'insurrection, s'écrie :

- Voxpopuli, voxDei!

Il prêche sur ce thème comme s'il était en chaire, pendant un grand quart d'heure.

John de Stratford, évêque de Winchester, rédige alors et lit devant l'assemblée les six articles qui consacrent la déchéance d'Edouard II Plantagenet.

Primo, le roi est incapable de gouverner; pendant tout son règne, il a été

mené par de détestables conseillers.

Secundo, il a consacré son temps à des occupations indignes de lui, et négligé les affaires du royaume.

Tertio, il a perdu l'Ecosse, l'Irlande et la moitié de la Guyenne.

quarto, il a fait tort à l'…glise dont il a emprisonné les ministres.

quinto, il a emprisonné, exilé, déshérité, condamné à une mort honteuse beaucoup de ses grands vassaux.

Sexto, il a ruiné le royaume; il est incorrigible et incapable de s'amender.

Pendant ce temps, les bourgeois de Londres, inquiets et partagés - leur évêque ne s'est-il pas déclaré contre la déposition? - se sont réunis au Guild Hall. Ils sont moins aisés à manouvrer que les représentants des comtés. Vont-ils faire échec au Parlement? Roger Mortimer, qui n'est rien en titre et tout en fait, court au Guild Hall, remercie les Londoniens de leur loyale attitude et leur garantit le maintien des libertés coutumières de la cité. Au nom de qui, au nom de quoi donne-t-il cette garantie? Au nom d'un adolescent qui n'est même pas roi encore, qui vient à peine d'être désigné par acclamation. Le prestige de Mortimer, l'autorité de sa personne, opèrent sur les bourgeois londoniens. On l'appelle déjà le Lord protecteur. De qui est-il protecteur? Du prince, de la reine, du royaume?

Il est le Lord protecteur, voilà tout, l'homme promu par l'Histoire et entre les mains duquel chacun se démet de sa part de pouvoir et de jugement.

Et soudain l'inattendu survient. Le jeune prince, qu'on croyait déjà roi, le p‚le jeune homme aux longs cils qui a suivi en silence tous ces LA LOUVE DE FRANCE

1039

événements et ne semblait songer qu'aux yeux bleus de Madame Philippa de Hainaut, Edouard d'Aquitaine déclare à sa mère, au Lord protecteur, à

Monseigneur Orleton, aux Lords évêques, à tous ceux qui l'entourent, qu'il ne ceindra pas la couronne sans le consentement de son père et sans que celui-ci ait officiellement proclamé qu'il s'en défaisait.

La stupeur gèle les visages, les mains tombent au bout des bras. quoi? tant d'efforts remis en cause? quelques soupçons se tournent vers la reine. Ne serait-ce pas elle qui aurait agi secrètement sur son fils, par un de ces imprévisibles retours d'affection comme il en vient aux femmes? Y a-t-il eu brouille entre elle et le Lord protecteur, cette nuit o˘ chacun devait prendre le conseil de sa conscience?

Mais non ; c'est ce garçon de quinze ans tout seul, qui a réfléchi sur l'importance de la légitimité du pouvoir. Il ne veut pas faire figure d'usurpateur, ni détenir son sceptre de la volonté d'une assemblée qui pourrait le lui retirer aussi bien qu'elle le lui a donné. Il exige le consentement de son prédécesseur. Non point qu'il nourrisse des sentiments forts tendres envers son père ; il le juge. Mais il juge chacun.

Depuis des années, trop de choses mauvaises se sont passées devant lui et l'ont forcé à juger. Il sait que le crime n'est pas entièrement d'un côté, et l'innocence de l'autre. Certes, son père a fait souffrir sa mère, l'a déshonorée, dépouillée; mais cette mère, avec Lord Mortimer, quel exemple donne-t-elle à présent? Si un jour, pour quelque faute qu'il lui arriverait de commettre, Madame Philippa se mettait à agir de même? Et ces barons, ces évêques, tous si acharnés aujourd'hui contre le roi Edouard, n'ont-ils pas exercé le gouvernement avec lui? Norfolk, Kent, les jeunes oncles, ont reçu, accepté des charges; les évêques de Winchester et de Lincoln sont allés négocier au nom du roi Edouard. Les Despensers n'étaient pas en tous lieux et, même s'ils commandaient, ils n'ont pas exécuté eux-mêmes leurs propres ordres. qui s'est risqué à refuser d'obéir? Le cousin au Tors-Col, oui, celui-là a eu ce courage ; et Lord Mortimer aussi qui a payé sa rébellion d'une longue prison. Mais pour deux que voilà, combien d'obséquieux courtisans maintenant pleins d'ardeur à se décharger sur leur maître des conséquences de leur servilité?

Tout autre prince de cet ‚ge serait aisément grisé de recevoir une couronne tendue par tant de mains. Lui relève ses longs cils, regarde fixement, rougit un peu de son audace, et s'obstine dans sa décision. Alors Monseigneur Orleton appelle à lui les évêques de Winchester et de Lincoln, ainsi que le grand chambellan William Blount, ordonne de sortir du Trésor de la Tour la couronne et le sceptre, les fait mettre dans un coffre sur le b‚t d'une mule, et lui-même, emportant ses vêtements de cérémonie, reprend le chemin de Kenilworth afin d'obtenir l'abdication du roi.

KENILWORTH

Les remparts extérieurs, contournant une large colline, enfermaient des jardins clos, des prés, des écuries et des étables, une forge, des granges et les fournils, le moulin, les citernes, les habitations des serviteurs, les casernes des soldats, tout un village presque plus grand que celui d'alentour, dont on voyait se presser les toits moussus. Et il ne semblait pas possible que ce f˚t la même race d'hommes qui habit‚t en deçà des murs, dans ces masures, et à l'intérieur de la formidable forteresse qui dressait ses rouges enceintes contre le ciel d'hiver.

Car Kenilworth était b‚ti dans une pierre couleur de sang séché. C'était l'un de ces fabuleux ch‚teaux du siècle qui suivit la Conquête et pendant lequel une poignée de Normands, les compagnons de Guillaume, ou leurs descendants immédiats, surent tenir tout un peuple en respect gr‚ce à ces immenses ch‚teaux forts plantés sur les collines.

Le keep de Kenilworth - le donjon comme disaient les Français, faute d'un meilleur mot, car cette sorte de construction n'existait pas en France, ou n'existait plus - le keep était de forme carrée et d'une hauteur vertigineuse qui rappelait aux voyageurs d'Orient les pylônes des temples d'Egypte.

Les proportions de cet ouvrage titanesque étaient telles que de très vastes pièces étaient contenues, réservées, dans l'épaisseur même des murs. Mais on ne pouvait entrer dans cette tour que par un escalier étroit o˘ deux personnes avaient peine à avancer de front et dont les marches rouges conduisaient à une porte protégée, hersée, au premier étage. A l'intérieur du keep se trouvait un jardin, une cour herbue plutôt, de soixante pieds de côté, à ciel ouvert, et complètement enfermée40.

Il n'était pas d'édifice militaire mieux conçu pour soutenir un siège.

L'envahisseur parvenait-il à franchir la première enceinte, on se LA LOUVE DE FRANCE

1041

réfugiait dans le ch‚teau lui-même, à l'abri du fossé ; et si la seconde enceinte était percée, alors, abandonnant à l'ennemi les appartements habituels de séjour, le grand hall, les cuisines, les chambres seigneuriales, la chapelle, on se retranchait dans le keep, autour du puits de sa cour verte, et dans les flancs de ses murs profonds.

Le roi vivait là, prisonnier. Il connaissait bien Kenilworth, qui avait appartenu à Thomas de Lancastre et servi naguère de centre de ralliement à

la rébellion des barons. Thomas décapité, Edouard avait séquestré le ch

‚teau et l'avait habité lui-même durant l'hiver de 1323, avant de le remettre l'année suivante à Henry Tors-Col en même temps qu'il lui rendait tous les biens et titres des Lancastre.

Henri III, le grand-père d'Edouard, avait d˚ jadis assiéger Kenilworth six mois durant pour le reprendre au fils de son beau-frère, Simon de Montfort ; et ce n'étaient pas les armées qui en avaient eu raison, mais la famine, la peste et l'excommunication.

Au début du règne d'Edouard 1er, Roger Mortimer de Chirk, celui qui venait de mourir en geôle, en avait été le gardien, au nom du premier comte de Lancastre, et y avait donné ses fameux tournois. L'une des tours du mur extérieur, pour l'exaspération d'Edouard, portait le nom de tour de Mortimer ! Elle était là, plantée devant son horizon quotidien, comme une dérision et un défi.

La région donnait au roi Edouard II d'autres nourritures à ses souvenirs.

Du haut du keep rouge de Kenilworth, il pouvait apercevoir, à quatre milles vers le sud, le keep blanc du ch‚teau de Warwick o˘ Gaveston, son premier amant, avait été mis à mort par les barons, déjà ! Cette proximité avait-elle changé le cours des pensées du roi? Edouard semblait avoir oublié

complètement Hugh Le Despenser ; mais il était obsédé, en revanche, par la mémoire de Pierre de Gaveston, et en parlait sans cesse à Henry de Lancastre, son gardien.

Jamais Edouard et son cousin Tors-Col n'avaient vécu si longtemps l'un auprès de l'autre, et dans une telle solitude. Jamais Edouard ne s'était confié autant à l'aîné de sa famille. Il avait des moments de grande lucidité, et des jugements sans complaisance, portés sur lui-même, qui soudain confondaient Lancastre et l'émouvaient assez. Lancastre commençait à comprendre des choses qui, à tout le peuple anglais, paraissaient incompréhensibles.

C'était Gaveston, reconnaissait Edouard, qui avait été le responsable, ou tout au moins l'origine, de ses premières erreurs, du mauvais chemin pris par sa vie.

- Il m'aimait si bien, disait le roi prisonnier; et puis dans ce jeune ‚ge que j'avais, j'étais prêt à croire toutes les paroles et à me confier entièrement à si bel amour.

A présent encore, il ne pouvait s'empêcher d'être attendri lorsqu'il se rappelait le charme de ce petit chevalier gascon, sorti de rien, " un 1042 LES ROIS MAUDITS

champignon né dans une nuit " comme disaient les barons, et qu'il avait fait comte de Cornouailles au mépris de tous les grands seigneurs du royaume.

- Il en avait si forte envie ! disait Edouard.

Et quelle merveilleuse insolence que celle de Pierre, une insolence qui ravissait Edouard ! Un roi ne pouvait se permettre de traiter ses barons comme son favori le faisait.

- Te rappelles-tu, Tors-Col, comme il appelait le comte de Gloucester un b

‚tard? Et comme il criait au comte de Warwick: "Va te coucher, chien noir !

"

- Et comme il insultait aussi mon frère en le nommant cornard, ce que Thomas ne lui pardonna jamais, parce que c'était vrai.

Peur de rien, ce Pierrot, pillant les bijoux de la reine et jetant l'offense autour de lui comme d'autres distribuent l'aumône, parce qu'il était s˚r de l'amour de son roi ! Vraiment un effronté comme on n'en vit jamais. En plus, il avait de l'invention dans le divertissement, faisait mettre ses pages nus, les bras chargés de perles, la bouche fardée, une branche feuillue tenue sur le ventre, et organisait ainsi de galantes chasses dans les bois. Et les escapades dans les mauvais lieux du port de Londres, o˘ il se colletait avec les portefaix, car il était fort en plus, le gaillard! Ah ! quelles belles années de jeunesse Edouard lui devait !

- J'avais cru tout cela retrouver en Hugh, mais l'imagination y pourvoyait plus que la vérité. Vois-tu, Tors-Col, ce qui rendait Hugh différent de Pierrot c'est qu'il était d'une vraie famille de grands barons et ne pouvait l'oublier... Mais si je n'avais pas connu Pierrot, je suis bien s˚r que j'aurais été un autre roi.

Au cours des interminables soirées d'hiver, entre deux parties d'échecs, Henry Tors-Col, les cheveux couvrant son épaule droite, écoutait donc les aveux de ce roi, que les revers, l'écroulement de sa puissance et la captivité venaient de brusquement vieillir, dont le corps d'athlète semblait s'amollir, dont le visage bouffissait, surtout aux paupières. Et pourtant tel qu'il était, Edouard gardait encore une certaine séduction.

quel dommage qu'il ait eu de si mauvaises amours et cherché sa confiance en de si mauvais cours !

Tors-Col avait conseillé à Edouard d'aller se présenter devant son Parlement, mais en vain. Ce roi faible ne montrait de force que dans le refus.

- Je sais bien que j'ai perdu mon trône, Henry, répondait-il, mais je n'abdiquerai pas.

Portés sur un coussin, la couronne et le sceptre d'Angleterre s'élevaient lentement, marche par marche, dans l'étroit escalier du keep de Kenilworth.

Derrière, les mitres oscillaient et les pierreries des LA LOUVE DE FRANCE

1043

crosses scintillaient dans la pénombre. Les évêques, retroussant sur leurs chevilles leurs trois robes brodées, se hissaient dans la tour.

Le roi, sur un siège qui, d'être unique, faisait figure de trône, attendait, au fond du gigantesque hall, le front dans la main, le corps affaissé, entre les piliers qui soutenaient des arcs d'ogives pareils à

ceux des cathédrales. Tout, ici, avait des proportions inhumaines. Le jour p‚le de janvier qui tombait par les hautes et très étroites fenêtres ressemblait à un crépuscule.

Le comte de Lancastre, la tête penchée, se tenait debout à côté de son cousin, en compagnie de trois serviteurs qui n'étaient même pas ceux du souverain. Les murs rouges, les piliers rouges, les arcs rouges composaient autour de ce groupe un tragique décor pour la fin d'une puissance.

Lorsqu'il vit apparaître, par la porte à deux battants ouverte, puis avancer vers lui cette couronne et ce sceptre qui lui avaient été amenés pareillement, vingt ans plus tôt, sous les vo˚tes de Westminster, Edouard se redressa sur son siège, et son menton se mit à trembler un peu. Il leva les yeux vers son cousin de Lancastre, comme pour chercher appui, et Tors-Col détourna le regard tant cette supplication muette était insupportable.

Puis Orleton fut devant le souverain, Orleton dont chaque apparition, depuis quelques semaines, avait signifié à Edouard la confiscation d'une partie de son pouvoir. Le roi regarda les autres évêques et le grand chambellan; il fit un effort de dignité pour demander:

- qu'avez-vous à me dire, mes Lords?

Mais la voix se formait mal sur ses lèvres p‚lies, parmi la barbe blonde.

L'évêque de Winchester lut le message par lequel le Parlement sommait le souverain de déclarer sa renonciation au trône ainsi qu'à l'hommage de ses vassaux, de donner agrément à la désignation de son fils, et de remettre aux envoyés les insignes rituels de la royauté.

quand l'évêque de Winchester se fut tu, Edouard resta silencieux un long moment. Toute son attention semblait fixée sur la couronne. Il souffrait, et sa douleur était si visiblement physique, si profondément marquée sur ses traits, que l'on pouvait douter qu'il f˚t en train de penser. Pourtant il dit :

- Vous avez la couronne en vos mains, mes Lords, et me tenez à votre merci.

Faites donc ce qu'il vous plaira, mais de par mon consentement point.

Alors Adam Orleton avança d'un pas et déclara :

- Sire Edouard, le peuple d'Angleterre ne vous veut plus pour roi, et son Parlement nous envoie vous le déclarer. Mais le Parlement accepte pour roi votre fils aîné, le duc d'Aquitaine, que je lui ai présenté ; et votre fils ne veut accepter sa couronne que de votre gré.

1044

LES ROIS MAUDITS

Si donc vous vous obstinez au refus, le peuple sera libre de son choix et pourra bien élire pour souverain prince, celui, parmi les grands du royaume, qui le contentera le plus, et ce roi pourra n'être point de votre lignage. Vous avez trop mis à trouble vos Etats ; après tant d'actes qui leur ont nui, c'est le seul à présent que vous puissiez accomplir pour leur rendre la paix.

De nouveau le regard d'Edouard s'éleva vers Lancastre. Malgré le malaise qui l'envahissait, le roi avait bien compris l'avertissement contenu dans les paroles de l'évêque. Si l'abdication n'était pas consentie, le Parlement, dans son besoin de se trouver un roi, ne manquerait pas de choisir le chef de la rébellion, Roger Mortimer, qui possédait déjà le cour de la reine. Le visage du roi avait pris une teinte cireuse, inquiétante; le menton continuait de trembler; les narines se pinçaient.

- Monseigneur Orleton a justement parlé, dit Tors-Col, et vous devez renoncer, mon cousin, pour rendre la paix à l'Angleterre, et pour que les Plantagenets continuent d'y régner.

Edouard, alors, incapable apparemment d'articuler une parole, fit signe d'approcher la couronne et inclina la tête comme s'il voulait qu'on le ceignît une dernière fois.

Les évêques se consultaient du regard, ne sachant comment agir, ni quel geste accomplir, en cette cérémonie imprévue qui n'avait point de précédent dans la liturgie royale. Mais la tête du roi continuait de s'abaisser, graduellement, vers les genoux.

- Il passe! s'écria soudain l'archidiacre Chandos qui portait le coussin aux emblèmes.

Tors-Col et Orleton se précipitèrent pour retenir Edouard évanoui au moment o˘ son front allait cogner sur les dalles.

On le remit dans son siège, on lui frappa les joues, on courut chercher du vinaigre. Enfin, il respira longuement, rouvrit les yeux, regarda autour de lui ; puis, d'un coup, il se mit à sangloter. La mystérieuse force que l'onction et les magies du sacre infusent aux rois, et pour ne servir parfois que des dispositions funestes, venait de se retirer de lui. Il était comme exorcisé de la royauté.

A travers ses pleurs, on l'entendit parler:

- Je sais, mes Lords, je sais que c'est par ma propre faute que je suis tombé à si grande misère, et que je me dois résigner à la souffrir. Mais je ne puis m'empêcher de ressentir lourd chagrin de toute cette haine de mon peuple, que je ne haÔssais point. Je vous ai offensés, je n'ai point agi pour le bien. Vous êtes bons, mes Lords, très bons de garder dévouement à

mon aîné fils, de n'avoir point cessé de l'aimer et de le désirer pour roi.

Donc, je vous veux satisfaire. Je renonce devant vous à tous mes droits sur le royaume ; je délie tous mes vassaux

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de l'hommage qu'ils m'ont fait et leur demande le pardon. Approchez...

Et de nouveau il fit le geste d'appeler les emblèmes. Il saisit le sceptre, et son bras fléchit comme s'il en avait oublié le poids; il le remit à

l'évêque de Winchester en disant :

- Pardonnez, my Lord, pardonnez les offenses que je vous ai faites.

Il avança ses longues mains blanches vers le coussin, souleva la couronne, y appuya ses lèvres comme on baise la patène; puis, la tendant à Adam Orleton :

- Prenez-la, my Lord, pour en ceindre mon fils. Et accordez-moi pardon des maux et injustices que je vous ai causés. Dans la misère o˘ je suis, que mon peuple me pardonne. Priez pour moi, mes Lords, qui ne suis plus rien.

Tout le monde était frappé de la noblesse des paroles. Edouard ne se révélait roi qu'à l'instant o˘ il cessait de l'être.

Alors, sir William Blount, le grand chambellan, sortit de l'ombre des piliers, s'avança entre Edouard II et les évêques, et brisa sur son genou son b‚ton sculpté, comme il l'e˚t fait, pour marquer que le règne était terminé, devant le cadavre d'un roi descendu au tombeau.

VI LA GUERRE DES MARMITES

" Vu que Sire Edouard, autrefois roi d'Angleterre, a de sa propre volonté, et par le conseil commun et l'assentiment des prélats, comtes, barons et autres nobles, et de toute la communauté, résigné le gouvernement du royaume, et consenti et voulu que le gouvernement audit royaume pass‚t à

Sire Edouard, son fils et héritier, et que celui-ci gouverne et soit couronné roi, pour laquelle raison tous les grands ont prêté hommage, nous proclamons et publions la paix de notre dit seigneur Sire Edouard le fils et ordonnons de sa part à tous que nul ne doit enfreindre la paix de notre dit seigneur le roi, car il est et sera prêt à faire droit à tous ceux dudit royaume, envers et contre tous, tant aux hommes de peu qu'aux grands.

Et si qui que ce soit réclame quoi que ce soit d'un autre, qu'il le fasse dans la légalité, sans user de la force ou autres violences. "

Cette proclamation fut lue le 24 janvier 1327 devant le Parlement d'Angleterre, et un conseil de régence aussitôt institué; la reine présidait ce conseil de douze membres parmi lesquels les comtes de Kent, Norfolk et Lancastre, le maréchal sir Thomas Wake et, le plus important de tous, Roger Mortimer, baron de Wigmore.

Le dimanche 1er février le couronnement d'Edouard III eut lieu à

Westminster. La veille, Henry Tors-Col avait armé chevalier le jeune roi en même temps que les trois fils aînés de Roger Mortimer.

Lady Jeanne Mortimer, qui avait recouvré sa liberté et ses biens, mais perdu l'amour de son époux, était présente. Elle n'osait regarder la reine, et la reine n'osait la regarder. Lady Jeanne souffrait sans répit de cette trahison des deux êtres au monde qu'elle avait le plus aimés et le mieux servis. quinze ans de présence auprès de la reine Isabelle, de dévouement, d'intimité, de risques partagés, devaient-ils recevoir pareil paiement?

Vingt-trois ans d'union avec Mortimer, auquel elle avait donné onze enfants, devaient-ils s'achever de la sorte? En ce LA LOUVE DE FRANCE

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grand bouleversement qui renversait les destins du royaume et amenait son époux au faîte de la puissance, Lady Jeanne, si loyale toujours, se retrouvait parmi les vaincus. Et pourtant elle pardonnait, elle s'effaçait avec dignité, parce qu'il s'agissait justement des deux êtres qu'elle avait le plus admirés, et qu'elle comprenait que ces deux êtres se fussent aimés d'un inévitable amour dès l'instant que le sort les avait rapprochés.

A l'issue du sacre, la foule fut autorisée à pénétrer dans l'évêché de Londres pour y assommer l'ancien chancelier Robert de Baldock. Messire Jean de Hainaut reçut dans la semaine une rente de mille marks esterlins à

prendre sur le produit de l'impôt des laines et cuirs dans le port de Londres.

Messire Jean de Hainaut serait volontiers resté plus longtemps à la cour d'Angleterre. Mais il avait promis de se rendre à un grand tournoi, à

Condé-sur-1'Escaut, o˘ s'étaient promis rencontre toute une foule de princes, dont le roi de Bohême. On allait jouter, parader, rencontrer belles dames qui avaient traversé l'Europe pour voir s'affronter les plus beaux chevaliers; on allait séduire, danser, se divertir de fêtes et de scènes jouées. Messire Jean de Hainaut ne pouvait manquer cela, ni de briller, plumes sur le heaume, au milieu des lices sablées. Il accepta d'emmener une quinzaine de chevaliers anglais qui voulaient participer au tournoi.

En mars fut enfin signé avec la France le traité qui réglait la question d'Aquitaine, au plus grand détriment de l'Angleterre. Il était impossible à

Mortimer de refuser au nom d'Edouard III les clauses qu'il avait naguère lui-même négociées pour qu'elles fussent imposées à Edouard H. On soldait ainsi l'héritage du mauvais règne. De plus Mortimer s'intéressait peu à la Guyenne o˘ il n'avait pas de possessions, et toute son attention à présent se reportait, comme avant son emprisonnement, vers le Pays de Galles et les Marches galloises.

Les envoyés qui vinrent à Paris ratifier le traité virent le roi Charles IV

fort triste et défait, parce que l'enfant qui était né à Jeanne d'…vreux au mois de novembre précédent, une fille alors qu'on espérait si fort un garçon, n'avait pas vécu plus de deux mois.

L'Angleterre, vaille que vaille, se remettait en ordre quand le vieux roi d'Ecosse, Robert Bruce, bien que déjà fort avancé en ‚ge et de surcroît atteint de la lèpre, envoya vers le 1er avril, douze jours avant P‚ques, défier le jeune Edouard III et l'avertir qu'il allait envahir son pays.

La première réaction de Roger Mortimer fut de faire changer l'ex-roi Edouard II de résidence. C'était prudence. En effet, on avait besoin d'Henry de Lancastre à l'armée, avec ses bannières ; et puis Lancastre, d'après les rapports qui venaient de Kenilworth, semblait traiter avec trop de douceur son prisonnier, rel‚chant la surveillance et laissant à

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l'ancien roi quelques intelligences avec l'extérieur. Or les partisans des Despensers n'avaient pas tous été exécutés, tant s'en fallait. Le comte de Warenne, plus heureux que son beau-frère le comte d'Arundel, avait pu s'échapper. Certains se terraient dans leurs manoirs ou bien dans des demeures amies, attendant que l'orage f˚t passé ; d'autres avaient fui le royaume. On pouvait se demander même si le défi lancé par le vieux roi d'Ecosse n'était pas de leur inspiration.

D'autre part, le grand enthousiasme populaire qui avait accompagné la libération commençait à décroître. De gouverner depuis six mois, Roger Mortimer était déjà moins aimé, moins adulé; car il y avait toujours des impôts, et des gens qu'on emprisonnait parce qu'ils ne les payaient pas.

Dans les cercles du pouvoir, on reprochait à Mortimer une autorité

tranchante qui s'accentuait de jour en jour, et les grandes ambitions qu'il démasquait. A ses propres biens repris sur le comte d'Arundel, il avait ajouté le comté de Glamorgan ainsi que la plupart des possessions de Hugh le Jeune. Ses trois gendres - car Mortimer avait déjà trois filles mariées

- le lord de Berkeley, le comte de Charlton, le comte de Warwick, étendaient sa puissance territoriale. Reprenant la charge de Grand Juge de Galles, autrefois détenue par son oncle de Chirk, ainsi que les terres de celui-ci, il songeait à se faire créer comte des Marches, ce qui lui e˚t constitué, à l'ouest du royaume, une fabuleuse principauté quasi indépendante.

Il avait en outre réussi à se brouiller, déjà, avec Adam Orleton. Ce dernier, dépêché en Avignon pour h‚ter les dispenses nécessaires au mariage du jeune roi, avait sollicité du pape l'important évêché de Worcester, vacant en ce moment-là. Mortimer s'était offensé de ce qu'Orleton ne lui e˚t pas demandé un agrément préalable, et avait fait opposition. Edouard II ne s'était pas comporté autrement envers le même Orleton, pour le siège de Hereford!

La reine subissait forcément le même recul de popularité.

Et voilà que la guerre se rallumait, la guerre d'Ecosse, une fois de plus.

Rien donc n'était changé. On avait trop espéré pour n'être pas déçu. Il suffisait d'un revers des armées, d'un complot qui fît évader Edouard II, et les …cossais, alliés pour la circonstance à l'ancien parti Despenser, trouveraient là un roi tout prêt à remettre sur son trône et qui leur abandonnerait volontiers les provinces du nord en échange de sa liberté et de sa restauration41.

Dans la nuit du 3 au 4 avril, l'ancien roi fut tiré de son sommeil et prié

de s'habiller en h‚te. Il vit entrer un grand cavalier dégingandé, osseux, aux longues dents jaunes, aux cheveux sombres et raides tombant sur les oreilles.

- O˘ me conduis-tu, Maltravers? dit Edouard avec épouvante en reconnaissant ce baron qu'il avait autrefois spolié et banni, et dont la tête fleurait l'assassinat.

- Je te conduis, Plantagenet, en un lieu o˘ tu seras plus en s˚reté; et pour que cette s˚reté soit complète, tu ne dois pas savoir o˘ tu vas afin que ta tête ne risque pas le confier à ta bouche.

Maltravers avait pour instructions de contourner les villes et de ne pas traîner en chemin. Le 5 avril, après une route faite tout entière au grand trot ou au galop, et seulement coupée d'un arrêt dans une abbaye proche de Gloucester, l'ancien roi entra au ch‚teau de Berkeley pour y être remis à

la garde d'un des gendres de Mortimer.

L'ost anglais, d'abord convoqué à Newcastle et pour l'Ascension, se réunit à la Pentecôte et dans la ville d'York. Le gouvernement du royaume avait été transporté là, et le Parlement y tint une session, tout comme au temps du roi déchu, quand l'Ecosse attaquait.

Bientôt arrivèrent messire Jean de Hainaut et ses Hennuyers, qu'on n'avait pas manqué d'appeler à la rescousse. On revit donc, montés sur les gros chevaux roux et tout fiévreux encore des grands tournois de Condé-sur-1'Escaut, les sires de Ligne, d'Enghien, de Mons et de Sarre, et Guillaume de Bailleul, Perceval de Sémeries et Sance de Boussoy, et Oulfard de Ghistelles qui avaient fait triompher dans les joutes les couleurs de Hainaut, et messires Thierry de Wallecourt, Rasses de Grez, Jean Pilastre et les trois frères de Harlebeke sous les bannières du Brabant; et encore des seigneurs de Flandre, du Cambrésis, de l'Artois, et avec eux le fils du marquis de Juliers.

Jean de Hainaut n'avait eu qu'à les rassembler à Condé. On passait de la guerre au tournoi et du tournoi à la guerre. Ah ! que de plaisirs et de nobles aventures !

Des réjouissances furent données à York en l'honneur du retour des Hennuyers. Les meilleurs logements leur furent affectés ; on leur offrit fêtes et festins, avec abondance de viandes et de poulailles. Les vins de Gascogne et du Rhin coulaient à barils percés.

Ce traitement fait aux étrangers irrita les archers anglais, qui étaient six bons milliers parmi lesquels nombre d'anciens soldats du feu comte d'Arundel, le décapité.

Un soir, une rixe, comme il en survient banalement parmi des troupes stationnées, éclata pour une partie de dés, entre quelques archers anglais et les valets d'armes d'un chevalier de Brabant. Les Anglais, qui n'attendaient que l'occasion, appellent leurs camarades à l'aide ; tous les archers se soulèvent pour mettre à mal les goujats du Continent ; les Hennuyers courent à leurs cantonnements, s'y retranchent. Leurs chefs de bannières, qui étaient à festoyer, sortent dans les rues, attirés par le bruit, et sont aussitôt assaillis par les archers d'Angleterre. Ils veulent chercher refuge dans leurs logis, mais n'y peuvent pénétrer car leurs propres hommes s'y sont barricadés. La voici sans armes ni défense, cette fleur de la noblesse de Flandre ! Mais

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elle est composée de solides gaillards. Messires Perceval de Sémeries, Fastres de Rues et Sance de Boussoy, s'étant saisis de lourd leviers de chêne trouvés chez un charron, s'adossent à un mur et assomment, à eux trois, une bonne soixantaine d'archers qui appartenaient à l'évêque de Lincoln !

Cette petite querelle entre alliés fit un peu plus de trois cents morts.

Les six mille archers, oubliant tout à fait la guerre d'Ecosse, ne songeaient qu'à exterminer les Hennuyers. Messire Jean de Hainaut, outragé, furieux, voulait rentrer chez lui, à condition encore qu'on lev‚t le siège autour de ses cantonnements! Enfin, après quelques pendaisons, les choses s'apaisèrent. Les dames d'Angleterre, qui avaient accompagné leurs maris à

l'ost, firent mille sourires aux chevaliers de Hainaut, mille prières pour qu'ils restassent, et leurs yeux se mouillèrent. On cantonna les Hennuyers à une demi-lieue du reste de l'armée, et un mois passa de la sorte, à se regarder comme chiens et chats.

Enfin on décida de se mettre en campagne. Le jeune roi Edouard III, pour sa première guerre, s'avançait à la tête de huit mille armures de fer et de trente mille hommes de pied.

Malheureusement, les …cossais ne se montraient pas. Ces rudes hommes faisaient la guerre sans fourgons ni convoi. Leurs troupes légères n'emportaient pour bagage qu'une pierre plate accrochée à la selle, et un petit sac de farine; ils savaient vivre de cela pendant plusieurs jours, mouillant la farine à l'eau des ruisseaux et la faisant cuire en galettes sur la pierre chauffée au feu. Les …cossais s'amusaient de l'énorme armée anglaise, prenaient le contact, escarmouchaient, se repliaient aussitôt, franchissaient et repassaient les rivières, attiraient l'adversaire dans les marais, les forêts épaisses, les défilés escarpés. On errait à

l'aventure entre la Tyne et les monts Cheviot.

Un jour les Anglais entendent une grande rumeur dans un bois o˘ ils progressaient. L'alarme est donnée. Chacun s'élance, la visière baissée, l'écu au col, la lance au poing, sans attendre père, frère ni compagnon, et ceci pour rencontrer, tout penaudement, une harde de cerfs qui fuyait affolée devant les bruits d'armures.

Le ravitaillement devenait malaisé ; le pays ne produisait rien ; des marchands acheminaient péniblement quelques denrées qu'ils vendaient dix fois leur valeur. Les montures manquaient d'avoine et de fourrage. Là-

dessus, la pluie se mit à tomber, sans désemparer, pendant une grande semaine; les panneaux de selles pourrissaient sous les cuisses, les chevaux laissaient leur ferrure dans la boue; toute l'armée rouillait. Le soir, les chevaliers usaient le tranchant de leur épée à tailler des branchages pour se construire des huttes. Et toujours les …cossais restaient insaisissables !

Le maréchal de l'ost, sir Thomas Wake, était désespéré. Le comte LA LOUVE DE FRANCE

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de Kent regrettait presque La Réole ; au moins, là-bas, le temps était beau. Henry Tors-Col avait des rhumatismes dans la nuque. Mortimer s'irritait, et se lassait de courir sans cesse de l'armée à Yorkshire, o˘

se trouvaient la reine et les services du gouvernement. Le désespoir qui engendre les querelles commençait à s'installer dans les troupes ; on parlait de trahison.

Un jour, tandis que les chefs de bannières discutaient très haut de ce que l'on n'avait pas fait, de ce que l'on aurait d˚ faire, le jeune roi Edouard III réunit quelques écuyers d'environ son ‚ge, et promit la chevalerie ainsi qu'une terre d'un revenu de cent livres à qui découvrirait l'armée d'Ecosse. Une vingtaine de garçons, entre quatorze et dix-huit ans, se mirent à battre la campagne. Le premier qui revint se nommait Thomas de Rokesby ; tout haletant et épuisé, il s'écria :

- Sire Edouard, les Escots sont à quatre lieues de nous dans une montagne o˘ ils se tiennent depuis une semaine, sans plus savoir o˘ vous êtes que vous ne savez o˘ ils sont !

Aussitôt, le jeune Edouard fit sonner les trompes, rassembler l'armée dans une terre qu'on appelait "la lande blanche", et commanda de courir aux …

cossais. Les grands tournoyeurs en étaient tout éberlués. Mais le bruit que faisait cette énorme ferraille avançant par les montagnes parvint de loin aux hommes de Robert Bruce. Les chevaliers d'Angleterre et de Hainaut, arrivant sur une crête, s'apprêtaient à dévaler l'autre versant, lorsqu'ils aperçurent soudain toute l'armée écossaise, à pied et rangée en bataille, les flèches déjà encochées dans la corde des arcs. On se regarda de loin sans oser s'affronter, car le lieu était mal choisi pour lancer les chevaux ; on se regarda pendant vingt-deux jours !

Comme les …cossais ne semblaient pas vouloir bouger d'une position qui leur était si favorable, comme les chevaliers ne voulaient pas livrer combat dans un terrain o˘ ils ne pouvaient pas se déployer, on demeura donc de part et d'autre de la crête, chaque adversaire attendant que l'autre voul˚t bien se déplacer. On se contentait d'escarmoucher, la nuit généralement, en laissant ces petites rencontres à la piétaille.

Le plus haut fait de cette étrange guerre, que se livraient un octogénaire lépreux et un roi de quinze ans, fut accompli par l'…cossais Jacques de Douglas qui, avec deux cents cavaliers de son clan, fondit par une nuit de lune sur le camp anglais, renversa ce qui lui barrait passage en criant "

Douglas, Douglas ! ", s'en vint couper trois cordes à la tente du roi, et tourna bride. De cette nuit-là, les chevaliers anglais dormirent dans leurs armures.

Et puis un matin, avant l'aurore, on captura deux " trompeurs " de l'armée d'Ecosse, deux guetteurs qui vraiment semblaient vouloir qu'on les prît et qui, amenés devant le roi d'Angleterre, lui dirent :

- Sire, que cherchez-vous ici? Nos Escots sont retournés dans les 1052

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montagnes, et Sire Robert, notre roi, nous a dit de vous en avertir, et aussi qu'il ne vous combattrait plus pour cette année, à moins que vous ne le veniez poursuivre.

Les Anglais s'avancèrent, prudents, craignant un piège, et soudain furent devant quatre cents marmites et chaudrons de campement, pendus en ligne, et que les …cossais avaient laissés pour ne point s'alourdir ni produire de bruit dans leur retraite. …galement on découvrit, formant un énorme tas, cinq mille vieux souliers de cuir avec le poil dessus; les …cossais avaient changé de chaussures avant de partir. Il ne restait comme créatures vivantes dans ce camp que cinq prisonniers anglais, tout nus, liés à des pieux, et dont les jambes avaient été brisées à coups de b‚tons.

Poursuivre les …cossais dans leurs montagnes, à travers ce pays difficile, hostile, o˘ l'armée, fort fatiguée déjà aurait à mener une guerre d'embuscade pour laquelle elle n'était pas entraînée, apparaissait comme une pure folie. La campagne fut déclarée terminée; on revint à York et l'ost fut dissous.

Messire Jean de Hainaut fit le compte de ses chevaux morts ou hors d'usage, et présenta un mémoire de quatorze mille livres. Le jeune roi Edouard n'avait pas autant d'argent disponible dans son Trésor, et devait aussi payer les soldes de ses propres troupes. Alors messire Jean de Hainaut, ayant grand geste comme de coutume, se porta garant auprès de ses chevaliers de toutes les sommes qui leur étaient dues par son futur neveu.

Au cours de l'été, Roger Mortimer, qui n'avait aucun intérêt dans le nord du royaume, b‚cla un traité de paix. Edouard III renonçait à toute suzeraineté sur l'Ecosse et reconnaissait Robert Bruce comme roi de ce pays, ce qu'Edouard II tout le long de son règne n'avait jamais accepté; en outre, David Bruce, fils de Robert, épousait Jeanne d'Angleterre, seconde fille de la reine Isabelle.

…tait-ce bien la peine, pour un tel résultat, d'avoir déchu de ses pouvoirs l'ancien roi qui vivait reclus à Berkeley?

VII LA COURONNE DE FOIN

Une aurore presque rouge incendiait l'horizon derrière les collines du Costwold.

- Le soleil va bientôt poindre, sir John, dit Thomas Gournay, l'un des deux cavaliers qui marchaient en tête de l'escorte.

- Oui, le soleil va poindre, sir Thomas, et nous ne sommes point encore arrivés à notre étape, répondit John Maltravers qui cheminait à côté de lui, au botte à botte.

- quand le jour sera venu, les gens pourraient bien reconnaître qui nous conduisons, reprit le premier.

- Cela se pourrait, en effet, mon compagnon, et c'est juste ce qu'il nous faut éviter.

Ces paroles étaient échangées d'une voix haute, forcée, afin que le prisonnier qui suivait les entendît bien.

La veille, sir Thomas Gournay était arrivé à Berkeley, ayant traversé la moitié de l'Angleterre pour porter depuis York, à John Maltravers, les nouveaux ordres de Roger Mortimer concernant la garde du roi déchu.

Gournay était un homme de physique peu avenant ; il avait le nez court et camard, les crocs inférieurs plus longs que les autres dents, la peau rosé, tachetée, piquetée de poils roux comme le cuir d'une truie; ses cheveux trop abondants se tordaient, pareils à des copeaux de cuivre, sous le bord de son chapeau de fer.

Pour seconder Thomas Gournay, et aussi pour le surveiller un peu, Mortimer lui avait adjoint Ogle, l'ancien barbier de la tour de Londres.

Au soir tombant, à l'heure o˘ les paysans avaient déjà avalé leur soupe, la petite troupe quittant Berkeley s'était dirigée vers le sud à travers une campagne silencieuse et des villages endormis. Maltravers et Gournay chevauchaient en tête. Le roi allait encadré par une dizaine de soldats que commandait un officier subalterne du nom de Towurlee.

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Colosse à petit front et d'une intelligence parcimonieusement mesurée, Towurlee était un homme obéissant, bien utile pour les t‚ches qui réclamaient à la fois de la force et qu'on les exécut‚t en se posant un minimum de questions. Ogle fermait la marche, en compagnie du moine Guillaume, lequel n'avait pas été choisi parmi les meilleurs de son couvent. Mais on pouvait avoir besoin de lui pour une extrême-onction.

Toute la nuit, l'ancien roi avait cherché vainement à deviner o˘ on le conduisait. A présent, le jour paraissait.

- que faire, sir Thomas, pour qu'on ne puisse point reconnaître un homme?

reprit sentencieusement Maltravers.

- Lui changer le visage, sir John, je ne vois que cela, répondit Gournay.

- Il faudrait le barbouiller de goudron, ou bien de suie.

- Ainsi les paysans croiraient que c'est un Maure que nous accompagnons.

- Par malchance, nous n'avons pas de goudron.

- Alors, on pourrait le raser, dit Thomas Gournay en appuyant sa proposition d'un lourd clin d'oeil.

- Ah ! voici la bonne idée, mon compagnon ! D'autant que nous avons un barbier dans notre suite. Le Ciel nous vient en aide. Ogle, Ogle, approche donc!... As-tu ton bassin, tes rasoirs?

- Je les ai, sir John, pour vous ser/ir, répondit Ogle en rejoignant les deux chevaliers.

- Alors arrêtons-nous ici. Je vois un peu d'eau qui court dans ce ruisseau.

Tout cela était, depuis la veille, concerté. La petite colonne fit halte.

Gournay et Ogle mirent pied à terre. Gournay avait les épaules larges, les jambes très courtes et arquées. Ogle étendit une toile sur l'herbe du talus, y disposa ses ustensiles et se mit à aiguiser un rasoir, lentement, en regardant l'ancien roi.

- que voulez-vous de moi? qu'allez-vous me faire? demanda Edouard II d'une voix angoissée.

- Nous voulons que tu descendes de ton destrier, noble Sire, afin que nous te fassions un autre visage. Voilà justement un bon trône pour toi, dit Thomas Gournay en désignant une taupinière qu'il écrasa du talon de sa botte. Allons ! Assieds-toi.

Edouard obéit. Comme il hésitait un peu, Gournay le poussa à la renverse, et les soldats d'escorte éclatèrent de rire.

- En rond, vous autres, leur dit Gournay. Ils se disposèrent en cercle, et le colosse Towurlee se plaça derrière le roi afin de lui peser sur les épaules, s'il en était besoin. L'eau du ruisseau était glacée qu'alla puiser Ogle.

- Mouille-lui la face, dit Gournay.

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Le barbier lança tout le contenu du bassin, d'un coup, à la face du roi.

Puis il commença de passer le rasoir sur les joues, sans précaution. Les touffes blondes tombaient dans l'herbe.

Maltravers était resté à cheval. Les mains appuyées au pommeau, les cheveux lui pendant sur les oreilles, il suivait l'opération en y prenant un évident plaisir.

Entre deux coups de rasoir, Edouard s'écria :

- Vous me faites trop souffrir! Ne pourriez-vous au moins me mouiller d'eau chaude?

- De l'eau chaude? s'écria Gournay. Voyez donc le délicat. Et Ogle rapprochant sa face ronde et blanch‚tre du visage du roi lui souffla de tout près :

- Et my Lord Mortimer, quand il était à la tour de Londres, faisait-on chauffer l'eau de son bassin?

Puis il reprit sa t‚che, à grands coups de lame. Le sang perlait sur la peau. De douleur, Edouard se mit à pleurer.

- Ah! voyez l'habile homme, s'écria Maltravers; il a trouvé le moyen d'avoir quand même de l'eau chaude sur les joues.

- Je rase également les cheveux, sir Thomas? demanda Ogle.

- Certes, certes, les cheveux aussi, répondit Gournay.

Le rasoir fit tomber les mèches depuis le front jusqu'à la nuque.

Au bout d'une dizaine de minutes, Ogle tendit à son patient un miroir d'étain, et l'ancien souverain d'Angleterrre y découvrit avec stupéfaction sa face véritable, enfantine et vieillotte à la fois, sous le cr‚ne nu, étroit et allongé. Le long menton ne cachait plus sa faiblesse. Edouard se sentait dépouillé, ridicule, comme un chien tondu.

- Je ne me reconnais pas, dit-il.

Les hommes qui l'entouraient se remirent à rire.

- Ah ! voilà qui est bien ! dit Maltravers du haut de son cheval. Si toi-même tu ne te reconnais pas, ceux qui pourraient te rechercher te reconnaîtront encore moins. Voilà ce qu'on gagne à vouloir s'évader.

Car telle était la raison de ce déplacement. quelques seigneurs gallois, sous la conduite d'un des leurs, Rhys ap Gruffyd, avaient organisé, pour délivrer le roi déchu, une conspiration dont Mortimer avait été prévenu.

Dans le même temps, Edouard, profitant d'une négligence de Thomas de Berkeley, s'était enfui un matin de sa prison. Maltravers, aussitôt parti en chasse, l'avait rattrapé au milieu de la forêt courant vers l'eau comme un cerf forcé. L'ancien roi cherchait à gagner l'embouchure de la Severn dans l'espoir d'y trouver une embarcation. A présent, Maltravers se vengeait ; mais dans l'instant, il avait eu chaud.

- Debout, Sire roi ; il est temps de te remettre en selle, dit-il.

- O˘ nous arrêterons-nous? demanda Edouard.

- Là o˘ nous serons s˚rs que tu ne pourras point rencontrer 1056

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d'amis. Et ton sommeil ne sera point troublé. Fais-nous confiance pour veiller sur toi.

Le voyage dura ainsi presque une semaine. On cheminait de nuit, on se reposait le jour, soit dans un manoir dont on était s˚r, soit même dans quelque abri des champs, quelque grange écartée. A la cinquième aurore, Edouard vit se profiler une immense forteresse grise, dressée sur une colline. L'air de la mer, plus frais, plus humide, un peu salé, arrivait par bouffées.

- Mais c'est Corfe ! dit Edouard. Est-ce là que vous me conduisez?

- Certes, c'est Corfe, dit Thomas de Gournay. Tu connais bien les ch‚teaux de ton royaume, à ce qu'il semble.

Un grand cri d'effroi s'échappa des lèvres d'Edouard. Son astrologue, jadis, lui avait conseillé de ne jamais s'arrêter à Corfe, parce qu'un séjour dans ce lieu lui serait fatal. Aussi, dans ses déplacements dans le Dorset et le Devonshire, Edouard II s'était approché de Corfe à plusieurs reprises, mais en refusant obstinément d'y pénétrer.

Le ch‚teau de Corfe était plus ancien, plus grand, plus sinistre que Kenilworth. Son donjon géant dominait tout le pays d'alentour, toute la péninsule de Purbeck. Certaines de ses fortifications dataient d'avant la Conquête normande. Il avait été souvent utilisé comme prison, par Jean sans Terre notamment qui, cent vingt ans plus tôt, avait ordonné d'y laisser mourir de faim vingt-deux chevaliers français. Corfe semblait une construction vouée au crime. La superstition tragique qui l'entourait remontait au meurtre d'un garçon de quinze ans, le roi Edouard surnommé le Martyr, l'autre Edouard II, celui de la dynastie saxonne, avant l'an mille.

La légende de cet assassinat demeurait vivace dans le pays. Edouard le Saxon, fils du roi Edgar auquel il avait succédé, était haÔ de sa bellemère, la reine Elfrida, seconde épouse de son père. Un jour qu'il rentrait à cheval de la chasse et tandis que, fort échauffé, il portait à ses lèvres une corne de vin, la reine Elfrida lui enfonça un poignard dans le dos.

Affolé de douleur, il éperonna son cheval qui partit droit vers la forêt.

Le jeune roi, perdant son sang, chut bientôt de sa selle ; mais son pied s'étant coincé dans l'étrier, la monture le traîna encore sur une grande distance, lui fracassant la tête contre les arbres. Des paysans, en suivant les traces de sang laissées dans la forêt, retrouvèrent son corps et l'inhumèrent en cachette.

La tombe s'étant mise à produire des miracles, Edouard avait été plus tard canonisé.

Même nom, même chiffre dans l'autre dynastie ; ce rapprochement, rendu plus inquiétant encore par la prédiction de l'astrologue, pouvait bien faire trembler le roi prisonnier. Corfe allait-il voir la mort du second Edouard H?

LA LOUVE DE FRANCE

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- Pour ton entrée dans cette belle citadelle, il te faut coiffer d'une couronne, mon noble Sire, dit Maltravers. Towurlee, va donc ramasser un peu de foin dans ce champ !

De la brassée d'herbe sèche que rapporta le colosse, Maltravers confectionna une couronne et la planta sur le cr‚ne rasé du roi. Les barbes du foin s'enfoncèrent dans la peau.

- Avance, à présent, et pardonne-nous de n'avoir point de trompettes !

Un profond fossé, une enceinte, un pont-levis entre deux grosses tours rondes, une colline verte à escalader, un autre fossé, une autre porte, une autre herse, et au-delà encore des pentes herbues: en se retournant on pouvait voir les petites maisons du village, aux toits faits de pierres plates et grises posées comme des tuiles.

- Avance donc ! cria Maltravers en donnant à Edouard un coup de poing dans les reins.

La couronne de foin vacilla. Les chevaux progressaient à présent dans des couloirs étroits, tortueux, pavés de galets ronds, entre d'énormes, d'hallucinantes murailles au sommet desquelles les corbeaux, perchés côte à

côte, frise noire bordant la pierre grise, regardaient, à cinquante pieds sous eux, passer la colonne.

Le roi Edouard II était certain qu'on allait le tuer. Mais il existe bien des manières de faire mourir un homme.

Thomas Gournay et John Maltravers n'avaient pas ordre exprès de l'assassiner, mais plutôt de l'anéantir. Ils choisirent donc la manière lente. Deux fois le jour, d'affreuses bouillies de seigle étaient servies à

l'ancien souverain, tandis que ses gardiens s'empiffraient devant lui de toutes sortes de victuailles. Et pourtant, à cette infecte nourriture comme aux moqueries et aux coups dont on le gratifiait, le prisonnier résistait.

Il était singulièrement robuste de corps et même d'esprit. D'autres à sa place eussent facilement perdu la raison : lui se contentait de gémir. Mais ses gémissements mêmes témoignaient de son bon sens.

- Mes péchés sont-ils si lourds qu'ils ne méritent ni pitié ni assistance?

Avez-vous perdu toute charité chrétienne, toute bonté? disait-il à ses geôliers. Si je ne suis plus un souverain, je demeure pourtant père et époux ; comment puis-je faire encore peur à ma femme et à mes enfants? Ne sont-ils pas suffisamment satisfaits d'avoir pris tout ce qui m'appartenait?

- Et que te plains-tu, Sire roi, de ton épouse? Madame la reine ne t'a-t-elle pas envoyé de beaux vêtements, et de douces lettres que nous t'avons lues?

- Fourbes, fourbes, répondait Edouard, vous m'avez montré les vêtements mais vous ne me les avez point donnés, et vous me laissez pourrir dans cette mauvaise robe. Et les lettres, pourquoi cette méchante femme les a-t-elle envoyées, sinon pour pouvoir feindre

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LES ROIS MAUDITS

qu'elle m'a témoigné de la compassion. C'est elle, c'est elle avec le méchant Mortimer qui vous donne les ordres de me tourmenter ! Sans elle et sans ce traître, mes enfants, j'en suis s˚r, accourraient m'embrasser !

- La reine ton épouse et tes enfants, répondait Maltravers, ont trop peur de ta cruelle nature. Ils ont trop subi tes méfaits et ta fureur pour désirer t'approcher.

- Parlez, mauvais, parlez, disait le roi. Un temps viendra o˘ les tourments qui me sont infligés seront vengés.

Et il se mettait à pleurer, son menton nu enfoui dans ses bras. Il pleurait, mais il ne mourait point.

Gournay et Maltravers s'ennuyaient à Corfe, car tous les plaisirs s'épuisent, même ceux qu'on prend à torturer un roi. Et puis Maltravers avait laissé sa femme Eva à Berkeley, auprès de son beau-frère ; et puis, dans la région de Corfe, on commençait à savoir que le roi détrôné était détenu là. Alors, après échange de messages avec Mortimer, on décida de ramener Edouard à Berkeley.

Lorsque, encadré de la même escorte, il repassa, un peu plus maigre seulement et un peu plus vo˚té, les grosses herses, les ponts-levis, les deux enceintes, le roi Edouard II, si malheureux qu'il f˚t, éprouva un immense soulagement et comme le sentiment de la délivrance. Son astrologue avait menti.

VIII "BONUMEST"

La reine Isabelle était déjà au lit, ses deux nattes d'or tombant sur sa poitrine. Roger Mortimer entra, sans se faire annoncer, ainsi qu'il en avait le privilège. A l'expression de son visage, la reine sut de quel sujet il allait lui parler, lui reparler plutôt.

- J'ai reçu nouvelles de Berkeley, dit-il d'un ton qui se voulait calme et détaché.

Isabelle ne répondit pas.

La fenêtre était entrouverte sur la nuit de septembre. Mortimer alla l'ouvrir tout à fait et resta un moment à contempler la ville de Lincoln, vaste et tassée, encore piquetée de quelques lumières, et qui s'étendait au-dessous du ch‚teau. Lincoln était en importance la quatrième ville du royaume après Londres, Winchester et York. L'un des morceaux du corps de Hugh Le Despenser le Jeune y avait été expédié dix mois auparavant. La cour, arrivant du Yorkshire, venait de s'y installer depuis une semaine.

Isabelle regardait les hautes épaules de Mortimer et sa nuque couverte de cheveux en rouleaux se découper, ombre sur le ciel nocturne, dans l'encadrement de la fenêtre. Dans ce moment précis, elle ne l'aimait pas.

- Votre époux paraît s'obstiner à vivre, reprit Mortimer en se retournant, et cette vie met en péril la paix du royaume. On continue de conspirer pour sa délivrance dans les manoirs de Galles. Les dominicains ont le front de prêcher en sa faveur jusques à Londres même, o˘ les troubles qui nous ont inquiétés en juillet pourraient bien se renouveler. Edouard n'est guère dangereux par lui-même, je vous l'accorde, mais il est prétexte à

l'agitation de nos ennemis. Veuillez enfin, je vous prie, émettre cet ordre que je vous conseille et sans lequel il n'y aura point de sécurité ni pour vous ni pour votre fils.

Isabelle eut un soupir de lassitude excédée. que ne donnait-il lui-1060

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même cet ordre? que ne prenait-il la décision à son compte, lui qui faisait la pluie et le soleil dans le royaume?

- Gentil Mortimer, dit-elle calmement, je vous ai déjà répondu qu'on n'obtiendrait point cet ordre de moi.

Roger Mortimer ferma la fenêtre ; il craignait de s'emporter.

- Mais pourquoi, à la parfin, dit-il, avoir subi tant d'épreuves et couru si grands risques pour devenir à présent l'ennemie de votre propre s˚reté?

Elle secoua la tête et répondit :

- Je ne puis. J'aime mieux courir tous les hasards que d'en venir à cette issue. Je t'en prie, Roger, ne souillons pas nos mains de ce sang-là.

Mortimer eut un ricanement bref.

- D'o˘ te vient, répliqua-t-il, ce soudain respect du sang de tes ennemis?

Le sang du comte d'Arundel, le sang des Despensers, le sang de Baldock, tout ce sang-là qui coulait sur les places des villes, tu n'en as pas détourné les yeux. J'avais même cru, certaines nuits, que le sang te plaisait assez. Et lui, le cher Sire, n'a-t-il pas les mains plus rouges que les nôtres pourront jamais l'être? N'aurait-il pas volontiers versé mon sang et le tien, si nous lui en avions laissé le loisir? Il ne faut pas être roi, Isabelle, si l'on a peur du sang, il ne faut pas être reine ; il faut se retirer dans quelque couvent, sous un voile de nonne, et n'avoir ni amour ni pouvoir !

Ils s'affrontèrent un moment du regard. Les prunelles couleur de silex brillaient trop fort sous les sourcils épais, à la lueur des chandelles ; la cicatrice blanche ourlait une lèvre au dessin trop cruel. Isabelle fut la première à baisser les yeux.

- Rappelle-toi, Mortimer, qu'il t'a fait gr‚ce autrefois, dit-elle. Il doit penser à présent que s'il n'avait pas cédé aux prières des barons, des évêques, à mes propres prières, et t'avait fait décapiter comme il en a ordonné de Thomas de Lancastre...

- Non point, non point, je m'en souviens, et justement je ne voudrais pas avoir à connaître un jour des regrets semblables aux siens. Je trouve cette compassion que tu lui portes bien étrange et bien obstinée.

Il prit un temps.

- L'aimes-tu donc encore? ajouta-t-il. Je ne vois point d'autre raison.

Elle haussa les épaules.

- C'est donc pour cela, dit-elle, pour que je te fournisse une preuve de plus! Cette fureur de jaloux ne s'éteindra donc jamais en toi? Ne t'ai-je pas assez montré devant tout le royaume de France, et tout celui d'Angleterre, et devant mon fils même, que je n'avais au cour d'autre amour que le tien? Mais que me faut-il faire?

- Ce que je te demande, et rien d'autre. Mais je vois que tu ne veux pas t'y résoudre. Je vois que la croix que tu te fis au cour, devant moi, et qui devait nous allier en tout, et ne nous donner qu'une volonté, n'était pour toi que simulacre. Je vois bien que le destin m'a fait engager ma foi à une créature faible !

Oui, un jaloux, voilà ce qu'il était! Régent tout-puissant, nommant aux emplois, gouvernant le jeune roi, vivant conjugalement avec la reine, et ceci aux yeux de tous les barons, Mortimer demeurait un jaloux!... "Mais at-il complètement tort de l'être?" pensa soudain Isabelle. Le danger de toute jalousie est de forcer celui qui en est l'objet à rechercher en lui-même s'il n'y a pas motif aux reproches qu'on lui adresse. Ainsi s'éclairent certains sentiments auxquels on n'avait pas pris garde... Comme c'était étrange ! Isabelle était s˚re de haÔr Edouard autant que femme pouvait ; elle ne songeait à lui qu'avec mépris, dégo˚t et rancune à la fois. Et pourtant... Et pourtant le souvenir des anneaux échangés, du couronnement, des maternités, les souvenirs qu'elle gardait non pas de lui, mais d'elle-même, le souvenir simplement d'avoir cru qu'elle l'aimait, c'était tout cela qui la retenait à présent. Il lui semblait impossible d'ordonner la mort du père des enfants qu'elle avait mis au monde... " Et ils m'appellent la Louve de France ! " Le saint n'est jamais aussi saint, ni le cruel jamais aussi complètement cruel que les autres le croient.

Et puis Edouard, même déchu, était un roi. qu'on l'e˚t dépossédé, dépouillé, emprisonné, n'empêchait pas qu'il f˚t personne royale. Et Isabelle était reine elle-même, et formée à l'être. Toute son enfance, elle avait eu l'exemple de la vraie majesté royale, incarnée dans un homme qui, par le sang et le sacre, se savait au-dessus de tous les autres hommes, et se faisait connaître pour tel. Attenter à la vie d'un sujet, f˚t-il le plus grand seigneur du royaume, n'était jamais qu'un crime. Mais l'acte de supprimer une vie royale comportait un sacrilège et la négation du caractère sacerdotaÔpdivÔn, dont les souverains étaient investis.

- Et cela, Mortimer, tu ne peux le comprendre, car tu n'es pas roi, et tu n'es pas né d'un roi.

Elle s'aperçut, trop tard, qu'elle venait de penser tout haut.

Le baron des Marches, le descendant du compagnon de Guillaume le Conquérant, le Grand Juge du Pays de Galles, prit rudement le coup. Il recula de deux pas, s'inclina.

- Je ne pense pas que ce soit un roi, Madame, qui vous ait rendu votre trône ; mais il paraît que c'est perdre son temps que d'attendre que vous en conveniez. Comme de vous rappeler que je descends des rois de Danemark qui n'ont pas dédaigné de donner l'une de leurs filles à mon aÔeul le premier Roger Mortimer. Mes efforts pour vous m'ont acquis peu de mérite.

Laissez donc vos ennemis délivrer votre royal

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LES ROIS MAUDITS

époux, ou bien, même, allez lui rendre la liberté de vos propres mains.

Votre puissant frère de France ne manquera pas alors de vous protéger, comme il le fit si bien quand vous e˚tes à fuir, soutenue par moi en votre selle, vers le Hainaut. Mortimer, lui, n'étant point roi, et sa vie de la sorte n'étant pas protégée contre une mésaventure de la fortune, s'en va, Madame, chercher refuge ailleurs avant qu'il soit trop tard, hors d'un royaume dont la reine l'aime si peu qu'il ne se sent plus rien à y faire.

Sur quoi il gagna la porte. Il était contrôlé dans sa colère ; il ne fit point battre le vantail de chêne mais le repoussa lentement, et ses pas décrurent.

Isabelle connaissait assez l'orgueilleux Mortimer pour savoir qu'il ne reviendrait pas. Elle bondit hors du lit, courut en chemise à travers les couloirs du ch‚teau, rattrapa Mortimer, le saisit par ses vêtements, se pendit à ses bras.

- Demeure, demeure, gentil Mortimer, je t'en supplie ! s'écria-t-elle sans se soucier qu'on l'entendît. Je ne suis qu'une femme, j'ai besoin de ton conseil et de ton appui ! Demeure ! demeure, de gr‚ce, et agis ainsi que tu crois.

Elle était en larmes et s'appuyait, se blottissait contre ce torse, ce cour sans lesquels elle ne pouvait vivre.

- Je veux ce que tu veux ! dit-elle encore.

Les serviteurs, attirés par le bruit, étaient apparus et tout aussitôt se dissimulaient, gênés d'être témoins de cette querelle d'amants.

- Tu veux vraiment ce que je veux?., demanda-t-il en prenant le visage de la reine entre ses mains. Alors ! Gardes ! cria-t-il. qu'on aille me quérir aussitôt Monseigneur Orleton.

Depuis quelques mois Mortimer et Adam Orleton se battaient froid. Leur brouille stupide avait pour cause cet évêché de Worcester attribué à

Orleton par le pape, tandis que Mortimer le promettait à un autre candidat.

que Mortimer n'avait-il su que son ami souhaitait cet évêché ! Mais à

présent, sa parole engagée, il ne voulait plus se dédire. Le Parlement, saisi de la question, à York, avait décrété la confiscation des revenus du diocèse de Worcester... Orleton, qui donc n'était plus évêque de Hereford et ne l'était pas non plus de Worcester, jugeait bien ingrat l'homme qu'il avait fait évader de la Tour. L'affaire demeurait en débat, et Orleton continuait de suivre la cour dans ses déplacements.

" Mortimer, quelque jour, aura de nouveau besoin de moi, se disait-il, et alors il cédera. "

Ce jour, ou plutôt cette nuit, était arrivé. Orleton le comprit aussitôt qu'il eut pénétré dans la chambre de la reine. Isabelle, recouchée, gardait des traces de larmes sur le visage. Mortimer marchait à grands pas autour du lit. Pour qu'on se gên‚t si peu devant le prélat, il fallait que l'affaire f˚t grave !

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- Madame la reine, déclara Mortimer, considère avec raison, à cause des menées que vous savez, que la vie de son époux met en péril la paix du royaume, et elle s'inquiète que Dieu tarde tant à le rappeler à lui.

Adam Orleton regarda Isabelle, Isabelle regarda Mortimer, puis ramena les yeux vers l'évêque et fit un signe d'assentiment. Orleton eut un bref sourire, non de cruauté, ni même vraiment d'ironie, plutôt une expression de pudique tristesse.

- Madame la reine se voit placée devant le grand problème qui se pose toujours à ceux qui ont la charge des …tats, répondit-il. Faut-il, pour ne point détruire une seule vie, risquer d'en faire périr beaucoup d'autres?

Mortimer se tourna vers Isabelle, et dit:

- Vous entendez !

Il était fort satisfait de l'appui que lui portait l'évêque et regrettait simplement de ne pas avoir trouvé lui-même cet argument.

- C'est de la sauvegarde des peuples qu'il s'agit là, reprit Orleton, et c'est à nous, évêques, qu'on s'adresse pour éclairer les volontés divines.

Certes, les Saints Commandements nous interdisent de h‚ter toute fin. Mais les rois ne sont pas hommes ordinaires, et ils s'exceptent eux-mêmes des Commandements lorsqu'ils condamnent à mort leurs sujets... Je croyais toutefois, my Lord, que les gardiens que vous avez nommés autour du roi déchu allaient vous épargner de vous poser ces questions.

- Les gardiens paraissent avoir épuisé leurs ressources, répondit Mortimer.

Et ils n'agiront pas plus avant sans avoir reçu des instructions écrites.

Orleton hocha la tête, mais ne répondit point.

- Or un ordre écrit, poursuivit Mortimer, peut tomber en d'autres mains que celles auxquelles il est destiné ; il peut également fournir une arme à

ceux qui ont à l'exécuter contre ceux qui le donnent. Me comprenez-vous ?

Orleton sourit à nouveau. Le prenait-on pour un niais?

- En d'autres mots, my Lord, dit-il, vous voudriez envoyer l'ordre et ne pas l'envoyer.

- Je voudrais plutôt envoyer un ordre qui soit clair pour ceux qui doivent l'entendre, et qui demeure obscur à ceux qui le doivent ignorer. C'est là-dessus que je veux me consulter avec vous qui êtes homme de ressources, si vous consentez à m'apporter votre concours.

- Et vous demandez cela, my Lord, à un pauvre évêque qui n'a même pas de siège, ni de diocèse o˘ planter sa crosse? Ce fut au tour de Mortimer de sourire :

- Allons, allons, my Lord Orleton, ne parlons plus de ces choses. Vous m'avez beaucoup f‚ché, vous le savez. Si vous m'aviez seulement 1064

LES ROIS MAUDITS

averti de vos souhaits! Mais puisque vous y tenez tant, je ne m'opposerai plus. Vous aurez Worcester, c'est parole dite... J'en ferai mon affaire avec le Parlement... Et vous êtes toujours mon ami, vous le savez bien aussi.

L'évêque hocha le front. Oui, il le savait; et lui-même gardait toujours autant d'amitié à Mortimer, et leur brouille récente n'avait rien changé; il suffisait qu'ils fussent face à face pour en prendre conscience. Trop de souvenirs les liaient, trop de complicités et une réciproque admiration. Ce soir même, dans la difficulté o˘ Mortimer se trouvait après avoir enfin arraché à la reine un consentement si longtemps attendu, qui donc appelait-il? L'évêque aux épaules tombantes, à la démarche de canard, à la vue fatiguée par l'étude. Ils étaient même si fort amis qu'ils en avaient oublié la reine qui les observait, de ses larges yeux bleus, et se sentait mal.

- C'est votre beau sermon "Doleo caput meum ", nul ne l'a oublié, qui a permis de déchoir le mauvais roi, dit Mortimer. Et c'est vous encore qui avez obtenu l'abdication.

Voilà que la gratitude revenait ! Orleton s'inclina sous les compliments.

- Vous voulez donc que j'aille jusqu'au bout de la t‚che, dit-il.

Il y avait dans la chambre une table à écrire, des plumes et du papier.

Orleton réclama un couteau parce qu'il ne pouvait écrire qu'avec une plume taillée par lui-même. Cela l'aidait à réfléchir. Mortimer respectait sa méditation.

- L'ordre n'a pas besoin d'être long, dit Orleton au bout d'un moment.

Il regardait en l'air, d'un air amusé. Il avait visiblement oublié qu'il s'agissait de la mort d'un homme ; il éprouvait un sentiment d'orgueil, une satisfaction de lettré qui vient de résoudre un difficile problème de rédaction. Les yeux près de la table, il ne traça qu'une seule phrase d'une écriture bien formée, répandit dessus de la poudre à sécher, et tendit la feuille à Mortimer en disant :

- J'accepte même de sceller cette lettre de mon propre sceau, si vous-même ou Madame la reine considérez ne point devoir y apposer les vôtres.

Vraiment, il paraissait content de lui.

Mortimer s'approcha d'une chandelle. La lettre était en latin. Il lut assez lentement :

- Eduardum occidere nolite timere bonum est. Il réfléchit un moment, puis, revenant à l'évêque :

- Eduardum occidere, cela je comprends bien ; nolite : ne faites pas...

timere: craindre... bonum est: il est bon... Orleton souriait.

- Faut-il entendre : " Ne tuez pas Edouard, il est bon de craindre...

LA LOUVE DE FRANCE

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de faire cette chose ", poursuivit Mortimer, ou bien " Ne craignez pas de tuer Edouard, c'est chose bonne"? O˘ est la virgule?

- Elle n'est pas, répondit Orleton. La volonté de Dieu se manifestera par la compréhension de celui qui recevra la lettre. Mais la lettre elle-même, à qui peut-on en faire reproche?

Mortimer restait perplexe.

- C'est que j'ignore, dit-il, si Maltravers et Gournay entendent bien le latin.

- Le frère Guillaume, que vous avez placé auprès d'eux, l'entend assez bien. Et puis le messager pourra transmettre de bouche, mais de bouche seulement, que toute action découlant de cet ordre devra demeurer sans traces.

- Et vraiment, demanda Mortimer, vous êtes prêt à y apposer votre propre sceau?

- Je le ferai, dit Orleton.

C'était vraiment un bon compagnon. Mortimer le raccompagna jusqu'au bas de l'escalier, puis remonta à la chambre de la reine.

- Gentil Mortimer, lui dit Isabelle, ne me laissez point dormir seule cette nuit.

La nuit de septembre n'était pas si froide qu'elle d˚t grelotter autant.

IX LE FER ROUGE

Comparé aux forteresses démesurées de Kenilworth ou de Corfe, Berkeley peut être regardé comme un petit ch‚teau. Ses pierres de teinte rosé, ses dimensions humaines, ne le rendent en rien effrayant... Il communique directement avec le cimetière qui entoure l'église et o˘ les dalles, en quelques années, se couvrent d'une petite mousse verte, fine comme un tissu de soie42.

Thomas de Berkeley, assez brave jeune homme que n'animait aucune férocité à

l'égard de son semblable, ne possédait pas de raisons toutefois de se montrer bienveillant à l'excès envers l'ancien roi Edouard II qui l'avait tenu quatre ans en prison à Waliingford, en compagnie de son père Maurice, mort pendant cette détention. En revanche, tout l'incitait au dévouement envers son puissant beau-père, Roger Mortimer, dont il avait épousé la fille aînée en 1320, qu'il avait suivi dans la révolte .de 1322, et auquel il devait sa délivrance, l'année précédente. Thomas recevait la considérable somme de cent shillings par jour pour la garde et l'hébergement du roi déchu. Ni sa femme Marguerite Mortimér, ni sa sour …

va, l'épouse de John Maltravers, n'étaient non plus de mauvaises personnes.

N'aurait-il eu affaire qu'à la famille Berkeley, Edouard II e˚t trouvé le séjour acceptable. Par malheur, il lui fallait subir les trois tourmenteurs, le Maltravers, le Gournay et leur barbier Ogle. Ceux-ci ne laissaient pas de répit à l'ancien roi; ils avaient l'esprit fécond en cruauté, et ils se livraient à une sorte de compétition, rivalisant d'invention et de raffinement dans le supplice.

Maltravers avait imaginé d'installer Edouard, à l'intérieur du keep, dans un réduit circulaire de quelques pieds de diamètre au centre duquel s'ouvrait un ancien puits maintenant asséché. Aucune margelle n'entourait le puits. Il e˚t suffi d'un faux mouvement pour que le prisonnier tomb‚t dans cette oubliette. Aussi Edouard devait-il rester LA LOUVE DE FRANCE

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constamment attentif; cet homme de quarante-quatre ans, mais qui maintenant en paraissait plus de soixante, demeurait là, gisant sur une brassée de paille, le corps collé contre la muraille ou ne se déplaçait qu'en rampant, et lorsqu'il s'assoupissait, il se réveillait aussitôt, tout en sueur, craignant de s'être rapproché du vide.

A ce supplice de la peur, Gournay en ajouta un autre, celui de l'odeur. Il faisait ramasser dans la campagne des charognes de bêtes puantes, blaireaux pris au terrier, renards, putois, et aussi les oiseaux morts, bien pourris, que l'on jetait dans le puits afin que la pestilence qu'ils dégageaient infest‚t le peu d'air dont disposait le prisonnier.

- Voilà de la bonne venaison pour le crétin! disaient les trois tortionnaires, chaque matin, quand ils voyaient arriver la cargaison de bêtes mortes.

Eux-mêmes n'avaient pas le nez très fin car ils se tenaient ensemble, ou à

tour de rôle, dans une petite pièce en haut de l'escalier du keep et qui commandait le réduit o˘ s'anémiait le roi. D'écourantes bouffées venaient parfois jusqu'à eux; mais c'était alors l'occasion de grosses plaisanteries :

- Ce qu'il peut puer, le g‚teux! s'écriaient-ils en abattant leurs cornets à dés et en lampant leurs pots de bière.

Le jour o˘ leur parvint la lettre d'Adam Orleton, ils se concertèrent longuement. Le frère Guillaume leur avait traduit la missive, sans hésiter le moins du monde sur son sens véritable, mais en leur faisant apprécier l'habile ambiguÔté de la rédaction. Les trois méchants s'en étaient frappé

les cuisses pendant un quart d'heure, en répétant: "bonum est... bonum est!" et en se tordant de rire.

Le chevaucheur un peu obtus qu'on leur avait dépêché avait fidèlement délivré son message oral : " Sans traces. "

C'était là-dessus précisément qu'ils se consultaient.

- Ils ont vraiment d'étranges exigences, les gens de la cour, évêques et autres Lords ! dit Maltravers. Ils vous commandent de tuer et que cela ne se voie pas.

Comment procéder? Le poison laissait les corps noirs; et puis le poison, il fallait s'en fournir auprès de gens qui pouvaient parler. La strangulation?

La marque du lacet demeure autour du cou, et la face reste toute bleue.

Ce fut Ogle, l'ancien barbier de la tour de Londres, qui eut le trait de génie. Thomas Gournay apporta au plan proposé quelques perfectionnements ; et Maltravers rit bien fort, découvrant les gencives en même temps que les dents.

- Il sera puni par o˘ il a péché ! s'écria-t-il. L'idée lui semblait vraiment astucieuse.

- Mais il nous faudra bien être quatre, pour le moins, dit Gournay.

Berkeley devra nous prêter la main.

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- Ah! tu sais comment est mon beau-frère Thomas, répondit Maltravers. Il touche ses cinq livres la journée, mais il a le cour sensible. Il serait plus gênant qu'utile.

- Le gros Towurlee, pour la promesse de quelques shillings, nous aidera volontiers, dit Ogle. Et puis il est si bête que, même s'il parle, personne ne le croira.

On attendit le soir. Gournay fit préparer aux cuisines un excellent repas pour le prisonnier, avec un p‚té moelleux, de petits oiseaux rôtis sur broche, une queue de bouf en sauce. Edouard n'avait pas fait pareil souper depuis les soirées de Kenilworth, chez son cousin Tors-Col. Il fut tout étonné, un peu inquiet d'abord, puis réconforté, par cette chère inhabituelle. Au lieu de lui jeter une écuelle qu'il devait loger au bord de la fosse puante, on l'avait installé dans la pièce attenante, sur une escabelle, ce qui lui semblait un confort miraculeux ; et il dégustait ces mets dont il avait presque oublié le go˚t. On ne lui ménageait pas le vin non plus, un bon vin claret que Thomas de Berkeley faisait venir d'Aquitaine. Les trois geôliers assistaient à cette ripaille en échangeant des clins d'oeil.

- Il n'aura même pas le temps de le digérer, souffla Maltravers à

Gournay.

Le colosse Towurlee se tenait dans la porte qu'il obstruait complètement.

- Voilà, on se sent mieux à présent, n'est-il pas vrai, my Lord, dit Gournay quand l'ancien souverain eut terminé son repas. Maintenant on va te conduire dans une bonne chambre o˘ tu trouveras un lit de plumes.

Le prisonnier au cr‚ne rasé, au long menton tremblant, regarda ses gardiens avec surprise.

- Vous avez reçu de nouveaux ordres? demanda-t-il.

Son ton était plein d'humilité craintive.

- Ah oui ! pour s˚r, on a reçu des ordres et l'on va bien te traiter, my Lord ! répondit Maltravers. On t'a même commandé du feu, là o˘ tu vas dormir, parce que les soirées commencent à fraîchir, n'est-ce pas Gournay?

Eh ! c'est la saison qui le veut; on est déjà fin septembre.

On fit descendre au roi l'étroit escalier, puis traverser la cour herbue du keep, puis remonter de l'autre côté, dans la muraille. Ses geôliers avaient dit vrai ; ils le menaient à une chambre, pas une chambre de palais, bien s˚r, mais une bonne pièce, propre et passée à la chaux, avec un lit à gros matelas de plumes, et un brasero, plein de tisons ardents. Il faisait presque trop chaud.

Le vin, la chaleur... Le roi déchu sentait la tête lui tourner un peu.

Suffisait-il donc d'un bon repas pour reprendre espérance? quels étaient les nouveaux ordres et pourquoi lui témoignait-on tant d'égards soudains?

Une révolte dans le royaume peut-être ; Mortimer tombé en LA LOUVE DE FRANCE

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disgr‚ce... Ou simplement le jeune roi s'était inquiété enfin du sort de son père et avait exigé qu'on le trait‚t de façon humaine... Mais, si même il y avait révolte, si même tout le peuple s'était soulevé en sa faveur, jamais Edouard n'accepterait de reprendre son trône, jamais, il en faisait serment à Dieu. Parce que roi de nouveau, il recommencerait à commettre des fautes ; il n'était pas fait pour régner. Un calme couvent, voilà tout ce qu'il souhaitait, et pouvoir se promener dans un beau jardin, être servi de mets à son go˚t... prier aussi. Et puis se laisser repousser la barbe et les cheveux, à moins qu'il ne gard‚t la tonsure... quelle négligence de l'‚me et quelle ingratitude que de ne pas remercier le Créateur de ces simples choses qui suffisent à rendre une vie agréable, une nourriture savoureuse, une chambre chaude... Il y avait un tisonnier dans le poêle à

braise.

- …tends-toi donc, my Lord! La couche est bonne, tu verras, dit Gournay.

Et de fait, le matelas était doux. Retrouver un vrai lit, quel bienfait !

Mais pourquoi les trois autres restaient-ils là? Maltravers était assis sur une escabelle, les cheveux pendant sur les oreilles, les mains entre les genoux, et regardait le roi. Gournay tisonnait le feu. Le barbier Ogle tenait une corne de bouf à la main et une petite scie.

- Dors, Sire Edouard, ne t'occupe pas de nous, nous avons à travailler, insista Gournay.

- que fais-tu, Ogle? demanda le roi. Tu tailles une corne pour boire?

- Non, my Lord, pas pour boire. Je taille une corne, voilà tout. Puis, se tournant vers Gournay et marquant une place sur la corne, avec l'ongle du pouce, le barbier dit:

- Je crois que c'est la bonne longueur, ne pensez-vous pas? Le rouquin au visage de truie regarda par-dessus son épaule et répondit :

- Oui, cela doit convenir. Bonum est.

Puis il se remit à éventer le feu.

La scie criait sur la corne de bouf. quand celle-ci fut partagée, le barbier en tendit la partie effilée à Gournay, qui la prit, l'examina, y enfonça le tisonnier rouge. Une acre odeur s'échappa qui d'un coup empesta la pièce. Le tisonnier ressortit par la pointe br˚lée de la corne. Gournay le remit au feu. Comment voulait-on que le roi dormît avec tout ce travail autour de lui? Ne l'avait-on éloigné de l'oubliette aux charognes que pour l'enfumer à présent avec de la corne br˚lée? Soudain Maltravers, toujours assis et toujours regardant Edouard, lui demanda :

- Ton Despenser que tu aimais tant, avait-il la parure solide? Les deux autres s'esclaffèrent. A cause de ce nom prononcé, Edouard sentit comme un déchirement dans son esprit et comprit que ces gens 1070

LES ROIS MAUDITS

allaient l'exécuter sur l'heure. Se préparaient-ils à lui infliger le même et atroce traitement qu'à Hugh le Jeune?

- Vous n'allez pas faire cela? Vous n'allez pas me tuer? s'écria-t-il, s'étant brusquement redressé sur son lit.

- Nous, te tuer, Sire Edouard? dit Gournay sans même se retourner. qui pourrait te faire croire cela?... Nous avons des ordres. Bonum est, bonum est...

- Allons, recouche-toi, dit Maltravers.

Mais Edouard ne se recouchait pas. Son regard, dans sa tête toute chauve et amaigrie, allait, comme celui d'une bête piégée, de la nuque rousse de Thomas Gournay au long visage jaune de Maltravers et aux joues poupines du barbier. Gournay avait ressorti le tisonnier du feu et en examinait l'extrémité incandescente.

- Towurlee ! appela-t-il. La table !

Le colosse, qui attendait dans la pièce voisine, entra soulevant une lourde table. Maltravers alla refermer la porte et y donna un tour de clé.

Pourquoi cette table, cette épaisse planche de chêne, qu'on posait ordinairement sur des tréteaux? Il n'y avait pas de tréteaux dans la pièce.

Et parmi tant de choses étranges qui se passaient autour du roi, cette table tenue à bout de bras par un géant devenait l'objet le plus insolite, le plus effrayant. Comment pouvait-on tuer avec une table? Ce fut la dernière pensée claire qu'eut le roi.

- Allons ! dit Gournay faisant signe à Ogle. Ils s'approchèrent, chacun d'un côté du lit, se jetant sur Edouard, le tournèrent pour le mettre à

plat-ventre.

- Ah ! les gueux, les gueux ! cria-t-il. Non, vous n'allez pas me tuer.

Il s'agitait, se débattait, et Maltravers était venu leur prêter la main, et ils n'étaient pas trop de trois ; et le géant Towurlee ne bougeait pas.

- Towurlee, la table ! cria Gournay.

Towurlee se rappela ce qu'on lui avait commandé. Il avança et laissa tomber l'énorme planche en travers des épaules du roi. Gournay releva la robe du prisonnier, abaissa les braies dont l'étoffe usée se déchira. C'était grotesque, misérable, un fondement ainsi exposé; mais maintenant les assassins n'avaient plus le cour à rire.

Le roi, à demi assommé par le coup et suffoquant sous la table qui l'enfonçait dans le matelas, se débattait, ruait. que d'énergie il lui restait !

- Towurlee, tiens-lui les chevilles! Mais non, pas ainsi, tiens-les écartées ! ordonna Gournay.

Le roi était parvenu à sortir sa nuque dénudée de dessous la planche, et tournait le visage de côté, pour prendre un peu d'air. Maltravers lui pesa des deux mains sur la tête. Gournay se saisit du tisonnier et dit :

- Ogle ! Enfonce la corne, à présent.

Le roi Edouard eut un sursaut d'une force désespérée quand le fer LA LOUVE DE FRANCE

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rouge lui pénétra dans les entrailles; le hurlement qu'il poussa, traversant les murs, traversant le keep, passant par-dessus les dalles du cimetière, alla réveiller les gens jusque dans les maisons du bourg. Et ceux qui entendirent ce long, ce lugubre, cet effroyable cri, eurent dans l'instant même la certitude qu'on venait d'assassiner le roi.

Le lendemain matin les habitants de Berkeley montèrent au ch‚teau, pour s'informer. On leur répondit qu'en effet l'ancien roi était trépassé dans la nuit, soudainement, en jetant un grand cri.

- Venez donc le voir, mais oui, approchez, disaient Maltravers et Gournay aux notables et au clergé. On fait présentement sa toilette mortuaire.

qu'on entre ; tout le monde peut entrer.

Et les gens du bourg constatèrent qu'il n'y avait aucune marque de coup, aucune plaie, aucune blessure sur ce corps qu'on était en train de laver, et qu'on ne cherchait nullement à leur dissimuler.

Thomas Gournay et John Maltravers se regardaient ; c'avait été une brillante idée que cette corne de bouf pour enfoncer le tisonnier à

travers. Vraiment, une mort sans traces; dans ce temps si inventif en matière d'assassinat, ils pouvaient s'enorgueillir d'avoir découvert là une parfaite méthode.

Ils étaient inquiets seulement du départ inopiné de Thomas de Berkeley, avant l'aube, sous le prétexte, avait-il fait dire par sa femme, d'une affaire qui l'appelait dans un ch‚teau voisin. Et puis Towurlee, le colosse au petit cr‚ne, réfugié aux écuries, depuis plusieurs heures pleurait, assis par terre.

Gournay dans la journée partit à cheval pour Nottingham o˘ se trouvait la reine, afin d'annoncer à celle-ci le trépas de son époux.

Thomas de Berkeley resta éloigné une bonne semaine et se montra en divers lieux d'alentour, essayant d'accréditer qu'il n'avait pas été dans son ch

‚teau au moment de la mort. Il eut, à son retour, la mauvaise surprise d'apprendre que le cadavre était toujours chez lui. Aucun des monastères voisins ne s'en voulait charger. Berkeley dut garder son prisonnier en bière, pendant tout un mois, durant lequel il continua de percevoir ses cent shillings quotidiens.

Tout le royaume, maintenant, connaissait la mort de l'ancien souverain; d'étranges récits, mais qui n'étaient guère éloignés de la vérité, circulaient, et l'on chuchotait que cet assassinat ne porterait bonheur ni à ceux qui l'avaient accompli, ni à ceux, si haut qu'ils fussent, qui l'avaient ordonné.

Enfin, un abbé vint prendre livraison du corps, au nom de l'évêque de Gloucester qui acceptait de le recevoir dans sa cathédrale. La dépouille du roi Edouard II fut mise sur un chariot recouvert d'une toile noire. Thomas de Berkeley et sa famille l'accompagnèrent, et les gens des environs suivirent en cortège. A chaque halte que fit le convoi de mille en mille, les paysans plantèrent un petit chêne.

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LES ROIS MAUDITS

Après six cents ans écoulés, certains de ces chênes sont toujours debout et projettent des places d'ombre noire sur la route qui va de Berkeley à

Gloucester.

NOTES HISTORIqUES

1. - La tour de Londres formait encore au xive siècle la limite orientale de la ville, et même était séparée de la Cité proprement dite par les jardins des monastères. Le Tower Bridge naturellement n'existait pas ; la Tamise n'était franchie que par le seul London Bridge, en amont de la Tour.

Si l'édifice central, la White Tower, entrepris vers 1078 sur l'ordre de Guillaume le Conquérant par son architecte le moine Gandulf, se présente à

nous, au bout de neuf cents ans, sensiblement dans son apparence initiale -

la restauration de Wren, malgré l'élargissement des fenêtres, l'a peu modifié - en revanche l'aspect général de l'ensemble fortifié était, à

l'époque d'Edouard II, assez différent.

Les ouvrages de l'actuelle enceinte n'étaient pas encore construits, à

l'exception de la St-Thomas Tower et de la Middle Tower, dues respectivement à Henri II et à Edouard Ier. Les murailles extérieures étaient celles qui forment aujourd'hui la seconde enceinte, ensemble pentagonal à douze tours b‚ti par Richard Cour de Lion et constamment remanié par ses successeurs.

On peut constater l'étonnante évolution du style médiéval au cours d'un siècle en comparant la White Tower (fin du xie) qui, malgré l'énormité de sa masse, garde dans sa forme et ses proportions le souvenir des anciennes villas gallo-romaines, et l'appareil fortifié de Richard Cour de Lion (fin du xne) dont elle est entourée ; ce second ouvrage a déjà les caractéristiques du classique ch‚teau fort, du type de Ch‚teau-Gaillard en France, édifié d'ailleurs par le même Richard Ier, ou, ultérieurement, des constructions angevines de Naples.

White Tower est le seul monument pratiquement intact, parce que constamment utilisé au cours des siècles, qui témoigne du style de construction de l'an mille.

2. - Le terme de constable, forme contractée de connétable, et qui désigne de nos jours un officier de police, était le titre officiel du commandant de la Tour. Le constable était assisté d'un lieutenant 1076

LES ROIS MAUDITS

LA LOUVE DE FRANCE

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commandant en second. Ces deux fonctions d'ailleurs existent toujours, mais elles sont devenues purement honorifiques et sont remises à des militaires illustres en fin de carrière. Le commandement effectif de la Tour est de nos jours exercé par le major qui est lui-même officier général. Comme on le voit, ces dignités ont une hiérarchie inverse à celle des grades de l'armée.

Le major réside à la Tour, dans le Logis du Roi - ou de la Reine -

construction de l'époque Tudor, accotée à la Bell Tower ; le premier Logis du Roi, qui datait du temps d'Henry Ier, a été démoli sous Cromwell. …

galement à l'époque de notre récit - 1323 - la chapelle Saint-Pierre n'était constituée que par la partie romane de l'édifice actuel.

3. - En 1054, contre le roi Henri Ier de France. Roger Ier Mortimer, petit-fils de Herfast de Danemark, était neveu de Richard Ier Sans Peur, troisième duc de Normandie, grand-père du B‚tard Conquérant.

4. - Le shilling était à cette époque une unité de valeur, mais non une monnaie proprement dite. De même pour la livre ou le marc. Le penny était la plus haute pièce de monnaie en circulation. Il faut attendre le règne d'Edouard III pour voir apparaître des monnaies d'or, avec \tflorin et le noble. Le shilling d'argent ne commencera d'être frappé qu'au xvie siècle.

5. - Très vraisemblablement dans la tour de Beauchamp - mais qui ne portait pas encore ce nom. Elle ne fut appelée ainsi qu'à partir de 1397, à cause de Thomas de Beauchamp, comte de Warwick, qui y fut incarcéré et qui était, coÔncidence curieuse, petit-fils de Roger Mortimer. Ce b‚timent était une construction d'Edouard II, donc toute récente à l'époque de Mortimer.

Les lucarnes des latrines étaient souvent le point faible des édifices fortifiés. C'est par une ouverture de cette sorte que les soldats de Philippe Auguste purent, après un siège qui menaçait de demeurer vain, s'introduire une nuit dans Ch‚teau-Gaillard, la grande forteresse française de Richard Cour de Lion.

6. - Le terme de Parlement, qui signifie très exactement assemblée, s'est appliqué en France et en Angleterre à des institutions de commune origine, c'est-à-dire au départ une extension de la curia régis, mais qui prirent rapidement des formes et des attributions complètement différentes.

Le Parlement français, d'abord ambulant, puis fixé à Paris avant que des parlements secondaires ne fussent par la suite institués en province, était une assemblée judiciaire exerçant le pouvoir de justice sur l'ordre et au nom du souverain. Les membres en étaient d'abord désignés par le roi et pour la durée d'une session judiciaire ; à partir de la fin du xnie siècle et au début du xiv6, c'est-à-dire du règne de Philippe le Bel, les maîtres du Parlement furent désignés à vie.

Le Parlement français avait à connaître des grands conflits d'intérêts privés comme des procès opposant des particuliers à la couronne, des procès criminels important à la vie de l'…tat, des contestations s'élevant à

propos de l'interprétation des coutumes et de tout ce qui touchait, en somme, à la législation générale du royaume, y compris même la loi de succession au trône, comme on le vit au début du règne de Philippe V. Mais encore une fois le rôle du Parlement et ses attributions étaient uniquement judiciaires ou juridiques.

La seule puissance politique du Parlement français venait de ce qu'aucun acte royal, ordonnance, édit, gr‚ce, etc., n'était valable sans avoir été

enregistré et entériné par ledit Parlement, mais il ne commença vraiment d'user de ce pouvoir de refus que vers la fin du xiv* et le début du xv*

siècle, quand la monarchie se trouva affaiblie.

Le Parlement anglais, lui, était une assemblée à la fois judiciaire, puisque les grands procès d'…tat y étaient évoqués, en même temps que déjà

une assemblée politique. Nul n'y siégeait de droit ; c'était toujours une sorte de Grand Conseil élargi o˘ le souverain appelait qui il voulait, c'est-à-dire les membres de son Conseil étroit, les grands seigneurs du royaume, tant laÔcs qu'ecclésiastiques, et les représentants des comtés et des villes choisis généralement par les shérifs.

Le rôle politique du Parlement anglais devait à l'origine se borner à une double mission d'information, le roi informant les représentants de son peuple, choisis par lui, des dispositions générales qu'il entendait prendre, et les représentants informant le souverain, par voie de pétition ou d'exposé oral, des desiderata des classes ou des régions administratives auxquelles ils appartenaient.

En théorie, le roi d'Angleterre était seul maître de son Parlement qui restait en somme comme un auditoire privilégié auquel il ne demandait rien d'autre qu'une sorte d'adhésion symbolique et passive aux actes de sa politique. Mais dès que les rois d'Angleterre se trouvèrent dans de graves difficultés, ou bien lorsqu'il leur arriva de se montrer faibles ou mauvais gouvernants, les Parlements qu'ils avaient désignés devinrent plus exigeants, adoptèrent des attitudes franchement délibé-ratives et imposèrent leurs volontés au souverain; du moins le souverain eut-il à

compter avec les volontés exprimées.

Le précédent de la Grande Charte de 1215, imposée à Jean Sans Terre par ses barons, et qui portait en essence le règlement des libertés anglaises, demeura toujours présent à l'esprit des Parlements. Celui qui se tint en 1311 contraignit Edouard II à accepter une charte instituant autour du roi un conseil d'ordonnateurs composé de grands barons 1078

LES ROIS MAUDITS

élus par le Parlement et qui exerçaient vraiment le pouvoir au nom du souverain.

Edouard II lutta toute sa vie contre ces dispositions, les ayant d'abord refusées puis s'y étant soumis après sa défaite de 1314 par les …cossais.

Il ne s'en délivra vraiment, et pour son malheur, qu'en 1322 lorsque, les luttes d'influence ayant divisé les ordonnateurs, il put écraser aux batailles de Shrewsbury et de Boroughbridge le parti Lancastre-Mortimer qui avait pris les armes contre lui.

Rappelons enfin que le Parlement anglais n'avait pas de siège fixe, mais qu'un Parlement pouvait être convoqué par le souverain, ou réclamer d'être convoqué, en toute ville du royaume o˘ le roi se trouvait.

7. - Enl318,donccinqansplustôt,RogerMortimerdeWigmore, nommé Grand Juge et lieutenant du roi d'Angleterre en Irlande, avait battu, à la tête d'une armée de barons des Marches, Edouard Bruce, roi d'Irlande et frère du roi Robert Bruce d'Ecosse. La prise et l'exécution d'Edouard Bruce marquèrent la fin du royaume irlandais. Mais l'autorité anglaise y fut encore pour longtemps tenue en échec.

8. - L'affaire du comté de Gloucester, fort sombre et embrouillée, naquit des fabuleuses prétentions émises sur ce comté par Hugh Le Despenser le Jeune, prétentions qu'il n'aurait eu aucune chance de voir triompher s'il n'avait été le favori du roi.

Hugh le Jeune, non content d'avoir reçu tout le Glamorgan en part d'héritage de sa femme, exigeait contre tous ses beaux-frères, et en particulier contre Maurice de Berkeley, l'intégralité des possessions du feu comte son beau-père. Toute la noblesse du sud et de l'ouest de l'Angleterre s'en était alarmée et Thomas de Lancastre avait pris la tête de l'opposition avec d'autant plus d'ardeur que dans le clan adverse se trouvait son pire ennemi, le comte de Warenne, lequel lui avait enlevé sa femme, la belle Alice.

Les Despensers, un moment exilés par un arrêt du Parlement rendu sous la pression des Lancastriens en armes, avaient été vite rappelés, Edouard ne supportant pas de vivre ni sans son amant, ni sous la tutelle de son cousin Thomas.

Le retour des Despensers au pouvoir avait été l'occasion d'une reprise de la rébellion, mais Thomas de Lancastre, aussi infortuné au combat qu'il l'avait été en ménage, avait fort mal dirigé la coalition. Ne se portant pas à temps au secours des barons des Marches galloises, il avait laissé

ceux-ci se faire battre, en janvier 1322, dans l'ouest, à Shrewsbury, o˘

les deux Mortimer avaient été faits prisonniers, tandis que lui-même, attendant vainement dans le Yorkshire des renforts LA LOUVE DE FRANCE

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écossais, avait été défait deux mois plus tard à Boroughbridge et condamné

à mort immédiatement après.

9. - La commission de l'évêque d'Exeter, d'après le Calendar of close rolls, est du 6 ao˚t 1323. D'autres ordres furent expédiés concernant l'affaire Mortimer, notamment le 10 ao˚t aux shérifs du comté^de Kent, le 26 au comte de Kent lui-même. Il ne semble pas que le roi Edouard ait eu connaissance avant le 1er octobre de la destination du fugitif.

10. - Marie de France, la plus ancienne des poétesses françaises, vécut dans la seconde moitié du xne siècle à la cour d'Henry II Plantagenet, o˘

elle avait été amenée, ou appelée, par Aliéner d'Aquitaine, princesse infidèle, au moins à son premier époux le roi de France, mais certainement exquise, et qui avait créé autour d'elle, en Angleterre, un véritable centre d'art et de poésie. Aliénor était petite-fille du duc Guillaume IX, poète lui-même.

Les ouvres de Marie de France connurent une immense faveur, non seulement du vivant de leur auteur, mais encore pendant tout le xme et le début du xiv6 siècle.

11. - La compagnie des Tolomei, l'une des plus importantes banques siennoises avec celle des Buonsignori, était fort puissante et célèbre depuis le début du xme siècle. Elle avait la papauté comme principal client ; son fondateur, Tolomeo Tolomei, avait participé à une ambassade auprès du pape Alexandre III. Les Tolomei furent sous Alexandre IV

banquiers exclusifs du Saint-Siège. Urbain IV les excepta nominalement de l'excommunication générale décrétée contre Sienne entre 1260 et 1273. Ce fut vers cette époque (fin du règne de Saint Louis, début du règne de Philippe III) que les Tolomei commencèrent d'apparaître aux grandes foires de Champagne et que Spinello fonda la branche française de la compagnie. Il existe encore à Sienne une place et un palais Tolomei.

12. - L'ordonnance de Charles IV sur l'interdiction de sortie des monnaies françaises fut certainement l'occasion d'un trafic, puisqu'une autre ordonnance, publiée quatre mois plus tard, défendit d'acheter l'or et l'argent à plus haut cours que celui des monnaies du royaume. Une année après, le droit de bourgeoisie fut retiré aux marchands italiens, ce qui ne signifie pas qu'ils eurent à quitter la France, mais simplement à racheter, une fois de plus, l'autorisation d'y tenir commerce.

13. - 19 novembre 1323. Jean de Cherchemont, seigneur de 1080

LES ROIS MAUDITS

LA LOUVE DE FRANCE

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Venours en Poitou, chanoine de Notre-Dame de Paris, trésorier de la cathédrale de Laon, avait été déjà chancelier à la fin du règne de Philippe V. Charles IV, à son avènement, l'avait remplacé par Pierre Rodier. Mais Charles de Valois, dont il avait su gagner les faveurs, le réimposa dans sa charge à cette date.

14. - Le règlement proposé au pape, à la suite d'un Conseil royal tenu à

Gisors en juillet 1323, prévoyait que le roi serait bénéficiaire de 300000

livres sur les 400000 de frais accessoires. Mais il était spécifié

également - et Valois montrait là le bout de sa grande oreille - que si le roi de France, pour quelque raison que ce f˚t, ne prenait pas la tête de l'expédition, ce rôle reviendrait de droit à Charles de Valois qui bénéficierait alors à titre personnel des subsides fournis par le pape.

15. - On oublie généralement qu'il y eut entre la France et l'Angleterre, deux guerres de cent ans.

La première, qui va de 1152 à 1259, fut considérée comme terminée par le traité de Paris, conclu entre Saint Louis et Henry III Plantagenet. En fait, entre 1259 et 1338, les deux pays entrèrent en conflit armé deux fois encore, toujours pour la question d'Aquitaine: en 1294 et, comme on le verra, en 1324. La seconde guerre de Cent Ans, qui s'ouvrit en 1328, n'aura plus véritablement pour objet le différend d'Aquitaine, mais la succession au trône de France.

16. - Ceci donne un exemple de l'état d'imbroglio extrême auquel était parvenu le système féodal, système qu'on se représente ordinairement comme fort simple, et qui l'était, effectivement, mais qui finit par s'étouffer dans les complications nées de son usage.

Il faut bien se rendre compte que la question de Saint-Sardos, ou l'affaire d'Aquitaine en général, n'étaient pas des exceptions, et qu'il en allait de même pour l'Artois, pour la Flandre, pour les Marches galloises, pour les royaumes d'Espagne, pour celui de Sicile, pour les principautés allemandes, pour la Hongrie, pour l'Europe entière.

17. - Ces chiffres ont été calculés par les historiens à partir des documents du xiv* siècle, en se basant sur le recensement du nombre des paroisses, et des feux par paroisse, à quatre habitants en moyenne par feu.

Ils s'entendent pour la période environnant 1328.

Au cours de la seconde guerre de Cent Ans, les combats, les famines et les épidémies firent tomber le total de la population de plus d'un tiers ; il fallut attendre quatre siècles pour que la France retrouv‚t à la fois le niveau démographique et le niveau de richesse qui étaient les siens sous Philippe le Bel et ses fils. Au début du xixe siècle encore, on pouvait considérer que dans cinq départements français, la densité

moyenne de population n'avait pas réatteint ses chiffres de 1328. De nos jours même, certaines villes, prospères au Moyen Age et ruinées par la guerre de Cent Ans, demeurent au-dessous de leur situation d'alors. On peut mesurer à cela ce qu'a co˚té cette guerre à la nation.

18. - Les busines (même origine que le buccin des Romains) étaient de longues trompes droites ou légèrement recourbées qui servaient à rallier les armées au combat. La trompette courte, qui commença d'être en usage au xnie siècle, ne supplanta la busine qu'au cours du xv" siècle.

19. - Jeu de dés et de jetons qui paraît avoir été l'ancêtre du trictrac et du jacquet.

20. - Nos lecteurs seront peut-être surpris par cet emploi de bouches à feu au siège de La Réole en 1324. En effet, on ne date traditionnellement l'apparition de l'artillerie à poudre que de la bataille de Crécy en 1346.

En vérité Crécy fut la première bataille o˘ l'artillerie fut uulisée en rase campagne et en guerre de mouvement. Il ne s'agissait d'ailleurs que d'armes de relativement petits calibres et qui ne firent ni gros dég‚ts, ni grosse impression. Certains historiens français en ont exagéré l'effet pour expliquer une défaite due bien plus à la fougueuse sottise du roi Philippe VI et de ses barons qu'à cet emploi par l'adversaire d'armes nouvelles.

Mais les "traits à poudre" de Crécy étaient une application de la grosse artillerie à feu employée pour les sièges depuis une vingtaine d'années déjà, concurremment à l'artillerie classique - on peut presque dire l'artillerie antique, car elle avait peu varié depuis César et même Alexandre le Grand - et qui lançait sur les villes par systèmes de leviers, de balanciers, de contrepoids ou de ressorts, des boulets de pierre ou des matières ardentes. Les premières bombardes ne lançaient rien d'autre que ces boulets de pierre semblables à ceux des balistes, mangonneaux et autres catapultes. C'était le moyen de projection qui était nouveau. Il paraît bien que ce fut en Italie que l'artillerie à poudre prit naissance, car le métal dont étaient cerclées les bombardes était qualifié de " fer lombard

". Les Pisans usaient de ces engins dans les années qui nous intéressent.

Charles de Valois fut vraisemblablement le premier stratège, en France, à

se servir de cette artillerie nouvelle. Il en avait passé commande dès le mois d'avril 1324 et s'était entendu avec le sénéchal de Languedoc pour qu'elle f˚t rassemblée à Castelsarrasin. Donc son fils Philippe VI ne dut pas être tellement surpris des petits boulets qu'on lui envoya à Crécy.

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LES ROIS MAUDITS

21. - Le roi de France, rappelons-le, n'était pas à cette époque suzerain d'Avignon. Philippe le Bel, en effet, avait pris soin de céder au roi de Naples ses titres de coseigneur d'Avignon afin de ne point paraître, aux yeux du monde, tenir le pape en tutelle directe. Mais par la garnison installée à Villeneuve, et par la seule situation géographique de l'établissement papal, il tenait le Saint-Siège et l'…glise tout entière sous forte surveillance.

22. - C'est ce qui arriva effectivement sept ans plus tard, en 1330, quand les Romains élirent l'antipape Nicolas V.

23. - Le Palais des Papes, tel que nous le connaissons, est très différent du ch‚teau de Jean XXII dont il ne reste que quelques éléments dans la partie qu'on nomme "le palais vieux". L'énorme édifice qui fait la célébrité d'Avignon est surtout l'ouvre des papes Benoît XII, Clément VI, Innocent VI et Urbain V. Les constructions de Jean XXII y furent complètement remaniées et absorbées au point de disparaître à peu près dans le nouvel ensemble. Il n'en demeure pas moins que Jean XXII fut le véritable fondateur du Palais des Papes.

24. - Fils d'un boulanger de Foix en Ariège, Jacques Fournier, confident du pape Jean XXII, devait devenir pape lui-même, dix ans plus tard, sous le nom de Benoît XII.

25. - Jean XXII qui aimait les animaux exotiques, avait également dans son palais une ménagerie qui contenait un lion, deux autruches et un chameau.

26. - La question méritait en effet d'être posée, car les princes du Moyen Age avaient fréquemment six et même huit parrains et marraines. Mais n'étaient réputés comme tels, en droit canon, que ceux qui avaient réellement tenu l'enfant sur les fonts. Le procès d'annulation du mariage de Charles IV et de Blanche de Bourgogne, conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, est l'un des documents les plus riches en renseignements sur les cérémonies religieuses dans les familles royales. L'assistance était nombreuse et très mélangée ; le menu peuple se pressait comme à un spectacle et les officiants étaient presque étouffés par la foule. L'affluence et la curiosité y étaient aussi grandes qu'aux actuels mariages des étoiles de cinéma, et le recueillement pareillement absent.

27. - Les affrèrements par échange et mélange des sangs, pratiqués depuis la plus haute antiquité et les sociétés dites primitives, étaient encore en usage à la fin du Moyen Age. Ils existaient en Islam; ils LA LOUVE DE FRANCE

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étaient également d'usage dans la noblesse d'Aquitaine, peut-être par tradition héritée des Maures. On en retrouve les traces dans certaines dépositions au procès des Templiers. Il semble qu'ils se perpétuent, comme acte de contre-magie, chez certaines tribus de gitans. L'affrè-rement pouvait sceller le pacte d'amitié, de compagnonnage, aussi bien que le pacte d'amour, spirituel ou non. Les plus célèbres affrèrements rapportés par la littérature médiévale chevaleresque sont ceux contractés par Girart de Roussillon et la fille de l'empereur de Byzance (et devant leurs époux respectifs), par le chevalier Gauvain, par la comtesse de Die, par le fameux Perceval.

28. - Cette dispense lui avait été accordée par Clément V en 1313, Charles de Valois n'ayant alors que quarante-trois ans.

29. - Wautier (ou Wauter, ou Vautier, selon les rédactions différentes) pour Walter. Il s'agissait toujours du Lord Trésorier Stapledon, Walter de son prénom. L'original de cette lettre, ainsi que des suivantes, est en français.

30. - Rappelons que l'année traditionnelle commençait au premier janvier alors que l'année administrative commençait à P‚ques.

31. - Cette manière de faire voyager un enfant n'est pas anormale, encore qu'elle ne soit guère confortable. En effet, les selles de voyage, à la fin du xme siècle et au début du xiv" siècle, si elles possédaient un très haut troussequin, ou b‚te arrière, en forme de dossier auquel s'appuyait le cavalier, étaient sans pommeau et se présentaient fort plates sur le garrot du cheval.

C'était la selle de combat qui possédait une b‚te avant très relevée, afin que le chevalier, lourdement armé et ayant à subir des chocs violents, f˚t comme ench‚ssé entre le troussequin et le pommeau.

32. - La transaction avait été faite, en ao˚t 1317, entre Philippe V et Clémence.

33. - Louis XVI devait sortir, par cette même porte, de la tour du Temple, 467 ans plus tard, et pour aller à l'échafaud. On ne peut s'empêcher d'être frappé de cette coÔncidence, et du lien fatidique entre le Temple et la dynastie capétienne.

34. - Cha‚lis, en forêt d'Ermenonville, est un des tout premiers monuments gothiques de l'Ile-de-France. Sur cet ancien prieuré dépendant des moines de Vézelay, le roi Louis le Gros fonda, un an avant sa mort, en 1136, un vaste monastère dont il ne reste, depuis les

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LES ROIS MAUDITS

démolitions de la Révolution, que quelques ruines imposantes. Saint Louis y résidait fréquemment. Charles IV y fit deux brefs séjours en mai et en juin 1322, et celui dont il s'agit ici en juin 1326. Philippe VI y demeura au début mars 1329, et plus tard Charles V. A la Renaissance, quand Hippolyte d'Esté, cardinal de Ferrare, en était abbé commendataire, le Tasse y passa deux mois.

Cette fréquence des séjours royaux dans les abbayes et monastères, en France comme en Angleterre, ne doit pas être tant imputée aux pieuses dispositions des souverains qu'au fait que les moines, au Moyen Age, détenaient une sorte de monopole de l'industrie hôtelière. Il n'était pas de couvent un peu important qui n'e˚t son "hôtellerie", et plus confortable que la plupart des ch‚teaux avoisinants. Les souverains en déplacement s'y installaient donc, avec leur cour ambulante, comme de nos jours ils se font réserver, pour eux et leur suite, un étage dans un palace de capitale, de ville d'eau ou de station balnéaire.