La scène se passe dans le bureau d’Etienne à six heures du soir, quelques mois après leur rencontre. Tous deux ont eu une lourde journée. Ils auraient dû rentrer directement, lui à Lyon, elle à Rosier, mais Juliette sait déjà qu’Etienne avant de fermer boutique aime rester un moment assis dans son fauteuil, les yeux fermés, sans bouger. Il ne pense pas spécialement au travail accompli, ni à celui qui l’attend, ou s’il y pense c’est sans y mettre de volonté, sans s’y attarder. Il suit ce qui lui traverse la tête, laisse flotter, ne juge pas. Elle aime, elle, le rejoindre à ce moment-là, et lui qui jusqu’alors préférait le goûter seul attend avec plaisir ses visites. Ils parlent ou ne parlent pas : cela ne leur pose pas de problème de rester silencieux ensemble. Dès qu’elle entre, ce soir-là, et s’assied en croisant ses béquilles contre l’accoudoir du fauteuil, il sent que ça ne va pas. Elle dit que non, ça va. Il la presse. Elle finit par lui raconter un incident survenu dans l’après-midi.

Un incident, c’est trop dire : une petite tension, mais qu’elle a ressentie de façon pénible. Elle a demandé à un huissier d’aller lui chercher ses dossiers dans sa voiture, et l’autre y est allé en soupirant. C’est tout. Il n’a rien dit, juste soupiré, mais en soupirant il disait, en tout cas Juliette a entendu, que ça l’énervait d’être obligé de lui rendre service parce qu’elle était handicapée. Pourtant, dit-elle, je fais vraiment attention à ne pas abuser…

Étienne l’interrompt : tu as tort. Tu devrais abuser davantage. Il ne faut pas tomber dans ce piège-là, ne pas s’emmerder la vie en jouant le handicapé qui fait comme s’il n’était pas handicapé. Il faut être clair avec ça, considérer que les gens te doivent ces petits services, d’ailleurs c’est vrai qu’ils te les doivent, et la plupart du temps ils sont bien contents de te les rendre parce qu’ils sont bien contents de n’être pas à ta place et que te rendre service leur rappelle à quel point ils en sont contents : on ne peut pas leur en vouloir, si on commençait on n’en finirait pas, mais c’est la vérité.

Elle sourit, amusée comme souvent par sa véhémence. On pourrait s’en tenir là mais, ce soir, il ne veut pas s’en tenir là et il ajoute : tu en as marre, hein ?

Elle hausse les épaules.

Moi aussi, reprend-il, j’en ai marre.

Et, quand il me raconte cette scène, il le répète : j’en ai marre.

Puis il m’explique : c’est une phrase très simple mais extrêmement importante, parce que c’est une phrase qu’on s’interdit. On s’interdit non seulement de la prononcer, mais autant que possible de la penser. Parce que si on commence à penser : « j’en ai marre », on se retrouve assez vite à penser : « ce n’est pas juste » et : « je pourrais avoir une autre vie ». Or ces pensées-là sont insupportables. Si on commence à se dire : « ce n’est pas juste », on ne peut plus vivre. Si on commence à se dire que la vie pourrait être différente, qu’on pourrait courir comme tout le monde pour attraper le métro ou jouer au tennis avec ses enfants, la vie est pourrie. « J’en ai marre », et derrière « j’en ai marre », « ce n’est pas juste », et derrière « ce n’est pas juste », « la vie pourrait être différente », ce sont des pensées qui ne mènent à rien. Il n’empêche que ce sont des pensées qui existent et que cela ne fait pas de bien non plus d’employer toute son énergie à faire comme si elles n’existaient pas. C’est compliqué, de s’accommoder de ces pensées-là.

Avec soi-même, on a un peu de marge, mais la règle, et ils s’aperçoivent qu’elle est la même pour tous les deux, c’est de ne pas en parler aux autres. Quand ils disent les autres, ils entendent l’autre principal, Nathalie pour lui, Patrice pour elle. A eux, qui peuvent en principe tout entendre, il est important de taire ces pensées-là. Parce qu’elles leur font du mal, un mal composé de chagrin, d’impuissance et de culpabilité, qu’il faut faire attention à ne pas leur refiler. Mais il faut faire attention aussi à ne pas faire trop attention, à ne pas trop se surveiller avec l’autre. Quelquefois, dit Etienne, je me laisse aller devant Nathalie. Je lâche que j’en ai marre, que je trouve ça trop dur et trop injuste d’avoir une jambe en plastique, que j’ai envie d’en chialer, et je chiale. Ça sort quand la pression est trop forte, tous les trois ou quatre ans, ensuite c’est bon jusqu’à la prochaine fois. Et toi, tu le dis quelquefois à Patrice ?

Quelquefois.

Et tu pleures?

C’est arrivé.

Tandis qu’ils échangent ces paroles, les larmes commencent à couler sur leurs joues à tous deux. Elles coulent sans honte, sans retenue, il y a même de la joie à les verser. Car pouvoir dire : « c’est dur », « ce n’est pas juste », « on en a marre », sans craindre que l’interlocuteur se sente coupable, pouvoir le dire en étant sûr – ce sont les mots d’Étienne – que l’autre entend ce qu’on a dit tel qu’on l’a dit, rien de plus, qu’il ne projette rien dessus, c’est une joie immense, un soulagement immense. Alors ils continuent. Ils savent ou ils devinent que cet abandon-là n’aura lieu qu’une fois, qu’ils ne se l’accorderont plus sans quoi il deviendrait une complaisance, mais ce soir ils s’y laissent aller.

Moi, dit Étienne, quand je suis aux cabinets, je compte des points de tennis. Je les visualise. Je n’ai plus joué au tennis depuis vingt ans mais dans ma tête j’y joue encore et je sais que ça me manquera jusqu’à la fin.

Moi, enchaîne Juliette, c’est la danse. J’adorais danser, j’ai dansé jusqu’à dix-sept ans, ça ne fait pas beaucoup, et à dix-sept ans j’ai su que je ne danserais plus jamais. Le mois dernier, le frère de Patrice s’est marié, je regardais les autres danser et ça me faisait envie à en crever. Je souriais, je les aimais, j’étais heureuse d’être là mais à un moment ils ont passé un truc qu’on passait tout le temps quand j’avais mes jambes, YMCA, tu te rappelles : Ouaille-aime-ci-hé ! Je crois que j’aurais donné dix ans de ma vie pour danser là-dessus, les cinq minutes que dure cette chanson.

Plus tard, quand ils se sont soûlés de ces confidences, elle dit, plus gravement : en même temps, si ça ne m’était pas arrivé, je n’aurais peut-être pas connu Patrice. Certainement pas. Je ne l’aurais même pas vu, si ça se trouve. J’aurais aimé un tout autre genre d’homme : plus brillant, plus conquérant, le genre qui me correspondait sur le marché parce que j’étais jolie et brillante. Je ne dis pas que l’infirmité m’a rendue plus intelligente et profonde, mais c’est grâce à elle que je suis avec Patrice, c’est grâce à elle qu’il y a les petites, et là, c’est le contraire du regret, c’est le contraire de l’amertume, il ne se passe pas un jour sans que je me dise : j’ai l’amour. Tout le monde court après, moi je ne peux pas courir mais je l’ai. J’aime cette vie, j’aime ma vie, je l’aime totalement. Tu comprends?

Très bien, dit Étienne. Moi aussi j’aime ma vie. C’est pour ça que c’est tellement difficile de dire à Nathalie : j’en ai marre. Parce que si elle l’entend, elle pense que je voudrais une vie différente et comme elle ne peut pas me la donner ça la rend triste. Mais dire qu’on en a marre, ça ne veut pas dire qu’on voudrait une vie différente, ni même qu’on est triste. Tu es triste, toi ?

Elle ne l’est plus.