La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avons parlé de nous séparer. Ce n’était pas compliqué : nous n’habitions pas sous le même toit, n’avions pas d’enfant ensemble, nous pouvions même envisager de rester amis ; pourtant c’était triste. Nous gardions en mémoire une autre nuit, juste après notre rencontre, passée tout entière à nous répéter que nous nous étions trouvés, que nous allions vivre le reste de notre vie ensemble, vieillir ensemble, et même que nous aurions une petite fille. Plus tard nous avons eu une petite fille, à l’heure où j’écris nous espérons toujours vieillir ensemble et nous aimons penser que nous avions dès le début tout compris. Mais il s’était écoulé depuis ce début une année compliquée, chaotique, et ce qui nous paraissait certain à l’automne 2003, dans l’émerveillement du coup de foudre amoureux, ce qui nous paraît certain, en tout cas désirable, cinq ans plus tard, ne nous paraissait plus certain du tout, ni désirable, cette nuit de Noël 2004, dans notre bungalow de l’hôtel Eva Lanka. Nous étions certains au contraire que ces vacances étaient les dernières que nous passions ensemble et que malgré notre bonne volonté elles étaient une erreur. Allongés l’un contre l’autre, nous n’osions pas parler de la première fois, de cette promesse à laquelle nous avions tous les deux cru avec tant de ferveur et qui, de toute évidence, ne serait pas tenue. Il n’y avait pas entre nous d’hostilité, nous nous regardions seulement nous éloigner l’un de l’autre avec regret : c’était dommage. Je ressassais mon impuissance à aimer, d’autant plus criante qu’Hélène est vraiment quelqu’un d’aimable. Je pensais que j’allais vieillir seul. Hélène, elle, pensait à autre chose : à sa sœur Juliette qui, juste avant notre départ, avait été hospitalisée pour une embolie pulmonaire. Elle avait peur qu’elle tombe gravement malade, peur qu’elle meure. J’objectais que cette peur n’était pas rationnelle mais elle a bientôt pris toute la place dans l’esprit d’Hélène et je lui en ai voulu de se laisser absorber par quelque chose à quoi je n’avais aucune part. Elle est allée fumer une cigarette sur la terrasse du bungalow. Je l’ai attendue, couché sur le lit, en me disant : si elle revient bientôt, si nous faisons l’amour, peut-être que nous ne nous séparerons pas, peut-être que nous vieillirons ensemble. Mais elle n’est pas revenue, elle est restée seule sur la terrasse à regarder le ciel s’éclaircir peu à peu, à écouter les premiers chants d’oiseaux, et je me suis endormi de mon côté, seul et triste, persuadé que ma vie allait tourner de plus en plus mal.

Nous étions inscrits tous les quatre, Hélène et son fils, moi et le mien, pour une leçon de plongée sous-marine au petit club du village voisin. Mais Jean-Baptiste depuis la leçon précédente avait mal à une oreille et ne voulait pas replonger, nous étions quant à nous fatigués par notre nuit presque blanche et avons décidé d’annuler. Rodrigue, le seul qui avait vraiment envie d’y aller, était déçu. Tu n’as qu’à te baigner dans la piscine, lui disait Hélène. Il en avait assez, de se baigner dans la piscine. Il aurait voulu qu’au moins quelqu’un l’accompagne à la plage, en contrebas de l’hôtel, où il n’avait pas le droit d’aller seul parce qu’il y avait des courants dangereux. Mais personne n’a voulu l’accompagner, ni sa mère, ni moi, ni Jean-Baptiste qui préférait lire dans le bungalow. Jean-Baptiste avait alors treize ans, je lui avais plus ou moins imposé ces vacances exotiques en compagnie d’une femme qu’il connaissait peu et d’un garçon beaucoup plus jeune que lui, depuis le début du séjour il s’ennuyait et nous le faisait sentir en restant dans son coin. Quand, agacé, je lui demandais s’il n’était pas content d’être là, au Sri Lanka, il répondait de mauvaise grâce que si, il était content, mais qu’il faisait trop chaud et que là où il se sentait encore le mieux, c’est dans le bungalow, à lire ou jouer à la Game Boy. C’était un préadolescent typique, en somme, et moi un père typique de préadolescent, me surprenant à lui faire, au mot près, les remarques qui quand j’avais son âge m’exaspéraient tellement dans la bouche de mes propres parents : tu devrais sortir, être curieux, c’est bien la peine de t’emmener si loin… Peine perdue. Il a filé dans sa tanière et Rodrigue, esseulé, commencé à tourner en rond et harceler Hélène, qui essayait de somnoler dans une chaise longue au bord de l’immense piscine d’eau de mer où une Allemande âgée mais incroyablement athlétique qui ressemblait à Leni Riefenstahl nageait chaque matin pendant deux heures. Moi, sans cesser de m’apitoyer sur mon impuissance à aimer, je suis allé traîner du côté des ayurvédiques, comme nous appelions le groupe de Suisses allemands qui occupaient des bungalows un peu à l’écart et suivaient un stage de yoga et de massages indiens traditionnels. Quand ils n’étaient pas en séance plénière avec leur maître, il m’arrivait de faire quelques postures avec eux. Je suis revenu ensuite près de la piscine, on avait desservi les derniers petits déjeuners, commencé à dresser les tables pour le déjeuner, bientôt se poserait la question lancinante de ce qu’on allait faire l’après-midi. Trois jours après notre arrivée, nous avions déjà visité le temple dans la forêt, nourri les petits singes, vu les bouddhas couchés et, à moins de nous lancer dans des excursions culturelles plus ambitieuses qui ne tentaient aucun d’entre nous, épuisé les ressources de l’endroit. Ou alors il aurait fallu être de ces gens qui peuvent traîner des jours durant dans un village de pêcheurs en se passionnant pour tout ce que font les autochtones, le marché, les techniques de réparation des filets, les rituels sociaux en tous genres. Je n’en étais pas et me reprochais de ne pas en être, de ne pas transmettre à mes fils cette curiosité généreuse, cette acuité du regard que j’admire par exemple chez Nicolas Bouvier. J’avais apporté avec moi Le Poisson-scorpion, où cet écrivain-voyageur raconte une année passée à Galle, un gros bourg fortifié situé à une trentaine de kilomètres de l’endroit où nous nous trouvions, sur la côte sud de l’île. Ce n’est pas comme L’Usage du monde, son récit le plus célèbre, un livre d’émerveillement et de célébration mais de débâcle, de perte, d’abîme plus que frôlé. Ceylan y est décrite comme un sortilège, dans le sens perfide du mot, pas celui des guides touristiques pour routards cool et jeunes mariés. Bouvier a manqué y laisser sa raison et notre séjour à nous, qu’on l’envisage comme un voyage de noces ou comme un examen de passage pour éventuelle famille recomposée, était raté. Mollement raté d’ailleurs, sans tragique et sans risque. Je commençais à avoir hâte de rentrer. En traversant le hall à claire-voie, envahi par les bougainvilliers, j’ai croisé un client de l’hôtel qui s’énervait parce qu’il n’avait pas pu envoyer un fax : l’électricité était coupée. On lui avait parlé à la réception de quelque chose qui s’était produit au village, un accident à l’origine de la coupure, mais il n’avait pas bien compris de quoi il s’agissait, tout ce qu’il espérait c’est que ça n’allait pas durer longtemps parce que son fax, c’était très important. J’ai rejoint Hélène, qui ne dormait plus et m’a dit qu’il se passait quelque chose de bizarre.

 

L’image suivante, c’est un petit groupe, clients et personnel de l’hôtel, massés sur une terrasse au bout du parc, dominant l’océan. Au premier regard, étrangement, on ne remarque rien. Tout paraît normal. Puis, c’est comme si on faisait le point. On s’avise que l’eau est très loin. Entre la bordure des vagues et le pied de la falaise, la plage en temps normal est large d’une vingtaine de mètres. Là, elle s’étend à perte de vue, grise, plate, scintillante sous le soleil voilé : on se croirait au Mont-Saint-Michel à marée basse. On s’aperçoit aussi qu’elle est jonchée d’objets dont on ne mesure d’abord pas l’échelle. Ce bout de bois tordu, est-ce une branche arrachée ou un arbre ? Un très grand arbre ? Cette barque démantelée, est-ce que ce ne serait pas plus qu’une barque ? Carrément un bateau, un chalutier, rejeté et brisé comme une coquille de noix ? On n’entend aucun bruit, pas un souffle n’agite les plumets des cocotiers. Je ne me rappelle pas les premières paroles prononcées dans le groupe que nous avons rejoint, mais à un moment quelqu’un a murmuré : two hundred children died at school, in the village.

Construit sur la falaise surplombant l’océan, l’hôtel est comme emmitouflé dans la surabondance végétale de son parc. Il faut franchir une grille surveillée par un gardien, puis descendre une rampe bétonnée pour atteindre la route qui longe la côte. Au pied de cette rampe attendent habituellement des touk-touks, ces mobylettes bâchées, équipées d’une banquette sur laquelle on peut tenir à deux, trois en se serrant, et qui servent pour les petits déplacements : jusqu’à dix kilomètres, au-delà on réserve un vrai taxi. Il n’y a pas de touk-touk aujourd’hui. Hélène et moi sommes descendus jusqu’à la route, dans l’espoir de comprendre ce qui se passe. Cela semble grave mais, hormis l’homme qui a parlé des deux cents enfants morts à l’école du village et que quelqu’un a contredit en disant que les enfants ne pouvaient pas être à l’école parce que c’était Poya, le Nouvel An bouddhiste, personne à l’hôtel n’a l’air d’en savoir plus que nous. Pas de touk-touk, pas de passants non plus. D’habitude, il y en a tout le temps : des femmes qui portent des paquets et cheminent par groupes de deux ou trois, des collégiens en chemises blanches impeccablement repassées, tout ce monde souriant et liant très volontiers conversation. Tant qu’on longe la colline qui la protège de l’océan, la route est normale. Dès qu’on la dépasse et arrive dans la plaine, on découvre que d’un côté rien n’a bougé, arbres, fleurs, murets, petites échoppes, mais que de l’autre tout est dévasté, englué dans une boue noirâtre comme une coulée de lave. Après quelques minutes de marche en direction du village, vient à notre rencontre un grand type blond, hagard, en short et chemise déchirés, couvert de boue et de sang. Il est hollandais, c’est curieusement la première chose qu’il dit, et la seconde c’est que sa femme est blessée. Des paysans l’ont recueillie, il cherche du secours, il pensait en trouver à notre hôtel. Il parle aussi d’une vague immense qui a déferlé et puis s’est retirée en emportant les maisons et les gens. Il semble choqué, plus stupéfait que soulagé d’être en vie. Hélène propose de l’accompagner jusqu’à l’hôtel : le téléphone sera peut-être rétabli et on peut espérer que parmi les résidents il y aura un médecin. Moi, je veux marcher encore un peu, je dis que je les rejoins bientôt. À l’entrée du village, trois kilomètres plus loin, il règne une atmosphère d’angoisse et de confusion. Des groupes se font et se défont, des voitures bâchées manœuvrent, on entend des cris, des gémissements. Je m’engage dans la rue qui descend vers la plage, mais un policier fait barrage. Je lui demande ce qui s’est passé au juste, il répond : the sea, the water, big water. Est-ce vrai qu’il y a des morts ? Yes, many people dead, very dangerous. You stay in hôtel ? Which hôtel ? Eva Lanka ? Good, good, Eva Lanka, go back there, it is safe. Here, very dangerous. Le danger semble passé, j’obéis quand même.

 

Hélène est furieuse contre moi parce que je suis parti en lui laissant les enfants sur les bras alors qu’elle aurait dû aller la première aux nouvelles : c’est son métier. Pendant mon absence, elle a reçu un appel de LCI, la chaîne d’information pour laquelle elle écrit et présente des journaux. Il fait nuit en Europe, ce qui explique que les autres clients de l’hôtel n’aient pas encore été appelés par leurs familles et leurs amis affolés, mais les journalistes de veille savent déjà qu’il s’est produit en Asie du Sud-Est une énorme catastrophe, tout autre chose qu’une inondation locale comme je l’ai d’abord cru. Sachant Hélène en vacances là-bas, ils espéraient un témoignage à chaud et elle n’avait à peu près rien à leur dire. Qu’est-ce que j’ai à dire, moi ? Qu’est-ce que j’ai vu, à Tangalle ? Pas grand-chose, il me faut bien l’avouer. Hélène hausse les épaules. Je bats en retraite dans notre bungalow. J’étais plutôt excité, à mon retour du village, parce qu’au milieu de ces vacances languissantes survenait quelque chose d’extraordinaire, maintenant je suis contrarié par notre fâcherie et par la conscience de n’avoir pas été à la hauteur de la situation. Mécontent de moi, je replonge le nez dans Le Poisson-scorpion. Entre deux descriptions d’insectes, cette phrase m’arrête : « J’aurais voulu, ce matin-là, qu’une main étrangère me ferme les paupières. J’étais seul, je les fermai donc moi-même. »

 

Jean-Baptiste vient me chercher dans le bungalow, bouleversé. Le couple de Français dont nous avons fait la connaissance deux jours plus tôt vient d’arriver à l’hôtel. Leur fille est morte. Il a besoin de moi pour affronter ça. En marchant avec lui sur le chemin qui conduit au bâtiment principal, je me rappelle notre rencontre, dans un des restaurants en paillote de la plage, là où le policier m’a empêché d’aller. Ils occupaient la table voisine de la nôtre. La trentaine, lui un peu plus, elle un peu moins. Tous deux beaux, gais, amicaux, visiblement très amoureux l’un de l’autre et de leur petite fille de quatre ans. Elle est venue jouer avec Rodrigue, c’est ainsi que nous avons engagé la conversation. Contrairement à nous, ils connaissaient très bien le pays, n’habitaient pas l’hôtel mais une petite maison que le père de la jeune femme louait à l’année sur la plage, à deux cents mètres du restaurant. C’était le genre de gens qu’on est content de rencontrer à l’étranger et nous nous sommes quittés en comptant bien nous revoir. Sans fixer de rendez-vous : on se croiserait forcément, au village, à la plage.

Hélène est au bar avec eux et un homme plus âgé que ses cheveux gris bouclés et son visage d’oiseau font ressembler à l’acteur Pierre Richard. Nous n’avons, l’autre jour, pas échangé nos noms, Hélène fait les présentations. Jérôme. Delphine. Philippe. Philippe est le père de Delphine, celui qui loue la maison sur la plage. Et la petite fille qui est morte s’appelait Juliette. Hélène dit ça d’une voix neutre, Jérôme hoche la tête pour confirmer. Son visage et celui de Delphine restent sans expression. Je demande : vous en êtes sûrs ? Jérôme répond que oui, ils viennent de l’hôpital du village où ils sont allés reconnaître le corps. Delphine regarde devant elle, je ne suis pas certain qu’elle nous voie. Nous sommes assis tous les sept, eux trois, nous quatre, dans ces fauteuils et banquettes en teck, aux coussins de couleurs vives, sur la table basse devant nous il y a des jus de fruits, du thé, un serveur passe pour nous demander ce que nous désirons, Jean-Baptiste et moi, et nous passons machinalement commande, puis le silence retombe. Il dure, jusqu’à ce que Philippe se mette tout à coup à parler. Il ne s’adresse à personne en particulier. Sa voix est aiguë, saccadée, elle donne l’impression d’un mécanisme déréglé. Au cours des heures qui suivent, il fera ce récit plusieurs fois, presque identique.

 

Ce matin, juste après le petit déjeuner, Jérôme et Delphine sont partis au marché et lui resté à la maison pour garder Juliette et Osandi, la fille du patron de la guesthouse. Il lisait le journal local, assis dans son fauteuil en rotin sur la terrasse du bungalow, de temps à autre levait les yeux pour surveiller les deux petites filles qui jouaient au bord de l’eau. Elles sautaient en riant dans les vaguelettes. Juliette parlait français, Osandi sri-lankais, mais elles se comprenaient très bien quand même. Des corneilles se disputaient en coassant les miettes du petit déjeuner. Tout était calme, la journée allait être belle, Philippe a pensé qu’il irait peut-être pêcher avec Jérôme, l’après-midi. À un moment, il a pris conscience que les corneilles avaient disparu, qu’on n’entendait plus de chants d’oiseaux. C’est alors que la vague est arrivée. Un instant plus tôt la mer était étale, un instant plus tard c’était un mur aussi haut qu’un gratte-ciel et qui tombait sur lui. Il a pensé, l’espace d’un éclair, qu’il allait mourir et qu’il n’aurait pas le temps de souffrir. Il a été submergé, emporté et roulé pendant un temps qui lui a paru interminable dans le ventre immense de la vague, puis il a rejailli sur son dos. Il est passé comme un surfeur au- dessus des maisons, au-dessus des arbres, au-dessus de la route. Ensuite la vague est repartie en sens inverse, l’aspirant vers le large. Il a vu qu’il fonçait sur des murs explosés contre lesquels il allait se fracasser et il a eu le réflexe de s’accrocher à un cocotier, qu’il a lâché, puis à un autre qu’il aurait aussi lâché si quelque chose de dur, un bout de palissade, ne l’avait pas coincé et plaqué contre le tronc. Autour de lui filaient à toute allure des meubles, des animaux, des gens, des poutres, des blocs de béton. Il a fermé les yeux en s’attendant à être broyé par un de ces énormes débris et il les a gardés fermés jusqu’à ce que le mugissement monstrueux du courant se calme et qu’il entende autre chose, des cris d’hommes et de femmes blessés, et qu’il comprenne que le monde n’avait pas pris fin, qu’il était vivant, que le cauchemar véritable commençait. Il a ouvert les yeux, il s’est laissé glisser le long du tronc jusqu’à la surface de l’eau qui était complètement noire, opaque. Il y avait encore du courant mais on pouvait lui résister. Le corps d’une femme est passé devant lui, la tête dans l’eau, les bras en croix. Dans les décombres, les survivants commençaient à s’appeler, des blessés gémissaient. Philippe a hésité : est-ce qu’il valait mieux se diriger vers la plage ou vers le village ? Juliette et Osandi étaient mortes, de cela il était certain. Il fallait maintenant retrouver Jérôme et Delphine et le leur dire. C’était cela sa tâche, désormais, dans la vie. Philippe avait de l’eau jusqu’à la poitrine, il était en maillot de bain, barbouillé de sang, mais il ne savait pas au juste où il était blessé. Il aurait préféré rester là sans bouger, attendre que des secours arrivent, pourtant il s’est forcé à se mettre en marche. Le sol, sous ses pieds nus, était irrégulier, mou, instable, tapissé d’un magma de choses coupantes qu’il ne pouvait pas voir et à quoi il avait horriblement peur de se blesser. À chaque pas, il tâtait le terrain, sa progression était lente. À cent mètres de sa maison, il ne reconnaissait rien : plus un mur, plus un arbre. Quelquefois, des visages familiers, ceux de voisins qui pataugeaient comme lui, noirs de boue, rouges de sang, les yeux agrandis par l’horreur, et qui comme lui cherchaient ceux qu’ils aimaient. On n’entendait presque plus le bruit de succion des eaux qui refluaient, et de plus en plus fort les cris, les pleurs, les râles. Philippe a fini par atteindre la route et, un peu plus haut, l’endroit où la vague s’était arrêtée. C’était étrange, cette frontière si nettement marquée : en deçà le chaos, au-delà le monde normal, absolument intact, les petites maisons de brique rose ou vert pâle, les chemins de latérite rouge, les échoppes, les mobylettes, les gens habillés, affairés, vivants, qui commençaient seulement à prendre conscience qu’il s’était passé quelque chose d’énorme et d’effroyable mais ne savaient pas quoi au juste. Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot « vague », et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot « avion » le 11 septembre 2001 à Manhattan. Des ondes de panique portaient les gens dans les deux sens : vers la mer, pour voir ce qui était arrivé et secourir ceux qui pouvaient être secourus ; loin de la mer, le plus loin possible, pour se mettre à l’abri au cas où ça recommencerait. Dans la bousculade et les cris, Philippe a remonté la rue principale jusqu’au marché, où c’était l’heure de plus grande affluence et, alors qu’il se préparait à les chercher longtemps, il a tout de suite vu Delphine et Jérôme, sous la tour de l’horloge. La rumeur de désastre qui venait tout juste de les atteindre était si confuse que Jérôme, à ce moment, croyait qu’un tireur fou avait ouvert le feu quelque part dans Tangalle. Philippe s’est avancé vers eux, il savait que c’étaient leurs dernières secondes de bonheur. Ils l’ont vu approcher, il est arrivé devant eux, couvert de boue et de sang, le visage décomposé, et à ce point de son récit Philippe s’arrête. Il n’arrive pas à continuer. Sa bouche reste ouverte, mais il n’arrive pas à prononcer de nouveau les trois mots qu’il a dû prononcer à cet instant.

 

Delphine a hurlé, Jérôme non. Il a pris Delphine dans ses bras, il l’a serrée contre lui aussi fort qu’il pouvait tandis qu’elle hurlait, hurlait, hurlait, et à partir de cet instant il a mis en place le programme : je ne peux plus rien pour ma fille, alors je sauve ma femme. Je n’ai pas assisté à la scène, que je raconte d’après le récit de Philippe, mais j’ai assisté à la suite et j’ai vu ce programme tourner. Jérôme n’a pas perdu de temps à espérer encore. Philippe n’était pas seulement son beau-père mais son ami, il lui faisait une totale confiance et il a tout de suite compris que, quels que soient le choc et l’égarement, si Philippe avait prononcé ces trois mots, c’était vrai. Delphine, elle, voulait croire qu’il se trompait. Il en avait réchappé, lui, peut-être que Juliette aussi. Philippe secouait la tête : ce n’est pas possible, Juliette et Osandi étaient juste au bord de l’eau, il n’y a aucune chance. Aucune. Ils l’ont retrouvée à l’hôpital, parmi les dizaines, déjà les centaines de cadavres que l’océan avait rendus et que faute de place on allongeait à même le sol. Osandi et son père étaient là aussi.

 

L’hôtel, au fil de l’après-midi, se transforme en radeau de la Méduse. Les touristes sinistrés arrivent presque nus, souvent blessés, choqués, on leur a dit qu’ici ils seraient en lieu sûr. Une rumeur circule, selon laquelle il risque d’y avoir une seconde vague. Les gens du pays se réfugient de l’autre côté de la route côtière, aussi loin de l’eau que possible, et les étrangers en hauteur, c’est-à-dire chez nous. Les lignes téléphoniques sont coupées mais en fin de journée les portables des clients de l’hôtel se mettent à sonner : parents, amis qui viennent d’apprendre les nouvelles et appellent, rongés d’inquiétude. On les rassure aussi brièvement qu’on peut, afin de ménager les batteries. Le soir, la direction de l’hôtel met en marche pour quelques heures un groupe électrogène qui permet de les recharger et de suivre les informations à la télévision. Il y a au fond du bar un écran géant qui sert habituellement à regarder les matches de foot car les propriétaires sont italiens ainsi qu’une grande partie de la clientèle. Tout le monde, résidents, personnel, rescapés, se rassemble devant CNN et découvre en même temps l’ampleur de la catastrophe. Les images viennent de Sumatra, de Thaïlande, des Maldives, toute l’Asie du Sud-Est et l’océan Indien sont touchés. Commencent à défiler en boucle les petits films d’amateurs où on voit de loin la vague approcher, les torrents de boue s’engouffrer dans les maisons, emportant tout. On parle désormais de tsunami comme si on connaissait ce mot depuis toujours.

 

Nous dînons avec Delphine, Jérôme et Philippe, nous les retrouverons le lendemain au petit déjeuner, puis au déjeuner, puis au dîner encore, jusqu’au retour à Paris nous ne nous quitterons pas. Ils ne se conduisent pas comme des gens anéantis à qui tout est égal et qui ne bougent plus. Ils veulent repartir avec le corps de Juliette et, dès le premier soir, le vertige terrifiant de son absence est tenu en respect par les questions pratiques. Jérôme s’y lance à corps perdu, c’est sa façon de rester en vie, de maintenir Delphine en vie, et Hélène l’y assiste en cherchant à joindre leur compagnie d’assurances pour organiser leur rapatriement et celui du corps. C’est compliqué, évidemment, nos portables marchent mal, il y a la distance, le décalage horaire, tous les standards sont saturés, on la met en attente, il faut pendant de précieuses minutes durant lesquelles les batteries se déchargent écouter des plages de musique apaisante, des voix enregistrées, et quand enfin Hélène tombe sur un être humain il la transfère sur un autre poste, la musique recommence ou bien la communication est coupée. Ces contrariétés ordinaires et qui dans la vie ordinaire sont simplement agaçantes deviennent dans ces circonstances extraordinaires à la fois monstrueuses et secourables parce qu’elles jalonnent une tâche à accomplir, donnent une forme à l’écoulement du temps. Il y a quelque chose à faire, Jérôme le fait, Hélène l’y aide, c’est aussi simple que cela. En même temps, Jérôme regarde Delphine. Delphine regarde dans le vide. Elle ne pleure pas, ne crie pas. Elle mange très peu, un peu quand même. Sa main tremble mais elle est capable de monter vers sa bouche une fourchette chargée de riz au curry. De l’enfourner. De la mastiquer. De redescendre la main et la fourchette. De recommencer le geste. Moi, je regarde Hélène et je me sens empoté, impuissant, inutile. Je lui en veux presque d’être si engagée dans l’action et de ne plus se soucier de moi : c’est comme si je n’existais plus.

 

Plus tard, nous sommes allongés sur le lit, l’un à côté de l’autre. Du bout des doigts, j’effleure le bout des siens, qui ne me répondent pas. Je voudrais la serrer dans mes bras mais je sais que ce n’est pas possible. Je sais à quoi elle pense, il est impossible de penser à autre chose. À quelques dizaines de mètres de nous, dans un autre bungalow, Jérôme et Delphine doivent être allongés aussi, les yeux ouverts. Est-ce qu’il la serre dans ses bras ou est-ce que ce n’est pas possible pour eux non plus ? C’est la première nuit. La nuit qui suit le jour où leur fille est morte. Ce matin elle était vivante, elle s’est réveillée, elle est venue jouer dans leur lit, elle les appelait papa et maman, elle riait, elle était chaude, elle était ce qui existe de plus beau et de plus chaud et de plus doux sur terre, et maintenant elle est morte. Elle sera toujours morte.

Depuis le début du séjour, je disais que je n’aimais pas l’hôtel Eva Lanka, je proposais que nous déménagions dans une des petites guesthouses de la plage, beaucoup moins confortables mais qui me rappelaient mes voyages de routard il y a vingt-cinq, trente ans. Je n’étais pas vraiment sérieux : dans ma description de ces endroits merveilleux, j’insistais à plaisir sur l’absence d’électricité, les moustiquaires trouées, les araignées venimeuses qui vous tombent sur la tête ; Hélène et les enfants poussaient les hauts cris, se moquaient de mes nostalgies de vieux baba, c’était devenu un sketch rituel. Les guesthouses de la plage ont été emportées par la vague, et avec elles la plupart de leurs habitants. Je pense : nous aurions pu être parmi eux. Jean-Baptiste et Rodrigue auraient pu descendre sur la plage en contrebas de l’hôtel. Nous aurions pu, c’était prévu, sortir en mer avec le club de plongée sous-marine. Et Delphine et Jérôme doivent penser, de leur côté : nous aurions pu emmener Juliette avec nous au marché. Si nous l’avions fait, elle viendrait ce matin encore nous rejoindre dans notre lit. Le monde serait endeuillé autour de nous mais nous serrerions notre petite fille dans nos bras et nous dirions : Dieu merci, elle est là, c’est tout ce qui compte.