On est en janvier 1981. J’ai vingt-trois ans, je fais mon service militaire comme coopérant en Indonésie, j’y écris mon premier roman. Lui en a dix-huit, il est en terminale à Sceaux. Il sait ce qu’il veut faire après son bac : la fac de droit, puis l’École nationale de la Magistrature. Il joue au tennis. Il est encore vierge. Et depuis plusieurs mois sa jambe gauche lui fait mal. Très mal, de plus en plus mal. Après plusieurs consultations guère concluantes, on ordonne une biopsie et, quand le résultat tombe, son père conduit Étienne, en urgence, à l’Institut Curie. Son visage est grave, angoissé, il ne prononce pas le mot fatal mais dit entre ses dents : il y a des cellules suspectes. Dans une salle en sous-sol, plusieurs médecins sont réunis autour du garçon. Eh bien, jeune homme, dit l’un d’entre eux, on va essayer de vous garder entier.

Tu ne retournes pas à la maison. Tu restes ici.

Qu’est-ce qui se passe ?

Tu n’as pas compris ? s’étonne son père, bouleversé et se reprochant de s’être mal fait comprendre : tu as un cancer.

 

Les visites, la présence des familles ne sont autorisées que jusqu’à huit heures. Étienne reste seul dans sa chambre d’hôpital. On lui a donné à dîner, un cachet pour l’aider à dormir, bientôt on éteint la lumière. Il fait nuit. C’est la première nuit : celle dont il a parlé le jour de notre rencontre, et qu’il essaie cette fois, parce que c’est important, très important, de me raconter en détail.

Il est allongé dans le lit, en slip parce que son père n’avait pas pensé que tout se passerait si vite, qu’on le garderait, et donc pas apporté d’affaires pour la nuit. Il soulève la couverture pour regarder ses jambes, ses deux jambes qui ont l’air de deux jambes normales, deux jambes d’adolescent sportif. Dans la gauche, dans le tibia de la gauche, il y a ça, qui travaille à le détruire.

Quelques mois plus tôt, il a lu 1984, de George Orwell. Une scène l’a terriblement marqué. Winston Smith, le héros, est tombé entre les mains de la police politique et l’officier qui l’interroge lui explique que son métier consiste à trouver, pour chaque suspect, ce qui lui fait le plus peur au monde. On peut torturer les gens, leur arracher les ongles ou les testicules, il y en aura toujours qui tiendront le coup, sans qu’on puisse d’avance dire lesquels, les héros ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Mais une fois identifiée la peur fondamentale d’un homme, c’est gagné.

Il n’y a plus d’héroïsme possible, plus de résistance possible, on peut le mettre en présence de sa femme ou de son enfant et lui demander s’il préfère qu’on lui fasse ça à lui ou à sa femme ou à son enfant, il a beau être courageux et les aimer plus que lui-même, il préférera qu’on le fasse à sa femme ou à son enfant. C’est ainsi, il existe des horreurs, différentes pour chacun, qu’on ne peut pas affronter. En ce qui concerne Smith, l’officier a fait son enquête et trouvé. La chose épouvantable, insupportable pour lui, c’est un rat dans une cage qu’on approche de son visage, et on ouvre la cage, et le rat affamé se précipite et le dévore, ses dents aiguës mordent les joues, le nez, bientôt trouvent le morceau de roi, les yeux, qu’il lui arrache.

C’est cette image qui, la première nuit, s’impose à Étienne. Mais le rat est à l’intérieur de lui. C’est de l’intérieur qu’il le dévore vivant. Il a commencé par son tibia, maintenant il remonte le long de sa jambe, il va se frayer un chemin dans ses entrailles, puis le long de sa colonne vertébrale, jusque dans les replis de son cerveau. C’est une image plus qu’une sensation, curieusement il ne sent rien, c’est comme si son corps et la douleur qui pourtant ne le lâche pas depuis des mois s’étaient absentés, mais cette image est tellement effroyable qu’Étienne voudrait mourir pour lui échapper. Pour qu’elle ne s’y imprime plus, il voudrait que son cerveau s’éteigne, que tout s’arrête, ne plus exister. Pourtant, au fond de cette horreur, il arrive à se dire : il faut que je trouve autre chose. Une autre image, d’autres mots, à tout prix, pour traverser cette nuit. S’il traverse cette nuit, quelque chose arrivera qui ne le sauvera peut-être pas mais qui ne sera pas ça. Le somnifère aidant, ii tombe dans un demi-sommeil au fond duquel le rat rôde et ronge. Il se rendort, se réveille, les draps sont trempés de sueur. Et à l’aube, le rat n’est plus là. Il est parti. Il ne reviendra plus. À sa place, il y a une phrase. Une phrase qu’il visualise comme si elle était tracée devant lui, sur le mur.

Cette phrase fulgurante, Etienne ne la prononce pas. Il en prononce d’autres, qui me semblent des approximations, des paraphrases. Aucune n’a pour moi le pouvoir d’évidence et d’efficacité dont il parle. Je note dans mon carnet : les cellules cancéreuses sont autant toi que les cellules saines. Tu es ces cellules cancéreuses. Elles ne sont pas un corps étranger, un rat qui se serait introduit dans ton corps. Elles font partie de toi. Tu ne peux pas détester ton cancer parce que tu ne peux pas te détester toi-même (je pense, sans le dire : bien sûr que si). Ton cancer n’est pas un adversaire, il est toi.

J’entends ce que me dit Étienne : que ces phrases et la phrase qui se cache derrière elles ont été décisives. Je le crois, je sais qu’il évoque quelque chose qui a sonné absolument juste à son oreille, mais cela ne sonne pour l’instant pas juste à la mienne. Je pense qu’il faut attendre, que nous n’en avons pas fini avec la première nuit.

 

L’image du rat, cependant, m’est familière. Sauf que l’animal qui me ronge, moi, de l’intérieur, c’est un renard. Le rat d’Étienne provient de 1984, mon renard de l’histoire du petit Spartiate qu’on étudiait en cours de latin. Le petit Spartiate avait volé un renard qu’il gardait caché sous sa tunique. Devant l’assemblée des Anciens, le renard s’est mis à lui mordre le ventre. Le petit Spartiate, plutôt que de le libérer et ce faisant d’avouer son larcin, s’est laissé dévorer les entrailles jusqu’à ce que mort s’ensuive, sans broncher.

Un jour, je l’ai raconté à Étienne, je suis allé voir le vieux psychanalyste François Roustang. Je lui ai parlé du renard que j’avais encore l’espoir de chasser en découvrant comment et pourquoi, vers la fin de mon enfance, il s’était logé là, sous mon sternum, pour comprimer et ronger mon plexus solaire. Roustang a haussé les épaules. Il ne croyait plus aux explications ni d’ailleurs à la psychanalyse, seulement à la justesse des gestes. Il a dit : laissez-le sortir. Laissez-le se mettre en boule, là, sur ce canapé. Il n’y a rien d’autre à faire. Vous voyez, il est là. Il se tient tranquille. Et quand je suis parti, en me serrant la main : vous pouvez me le laisser, si vous voulez. Je vous le garde.

J’ai cru que cela marcherait, un moment. Je ne suis pas retourné chercher le renard, il est revenu de lui-même. Aujourd’hui, il me laisse en paix, soit qu’il dorme soit qu’il ait, comme je l’espère, quitté la place pour de bon, mais à l’époque de mes entretiens avec Étienne, il y a trois ans, il était encore là. Il me faisait souffrir. Et il m’aidait à l’écouter.

 

On a commencé tout de suite la chimiothérapie, dans l’espoir de sauver sa jambe et on l’a sauvée. Il a supporté avec vaillance la plus grande partie du traitement, ce qu’il ne supportait pas c’est l’idée de perdre ses cheveux et ses poils. C’était un adolescent inquiet, tourmenté, à la virilité encore mal assurée. Les filles l’effrayaient autant qu’elles l’attiraient. Alors, quand ses cheveux ont commencé à tomber, quand à l’image qu’il voyait encore dans la glace s’est superposée celle du zombie qu’il allait bientôt devenir, chauve, sans sourcils, sans poils autour du sexe, on avait beau lui assurer que cela repousserait vite, l’angoisse a été trop forte et il a arrêté le traitement. De lui-même, en cachette, sans en parler à personne. Il lui restait seulement quelques séances, qui duraient une demi-journée et plus trois jours comme au début : ses parents l’y auraient volontiers accompagné mais il préférait, disait-il, y aller seul en métro, et en réalité il n’y allait pas. À Curie, il a expliqué qu’il suivait son traitement dans une clinique de Sceaux, il a même demandé pour cela une prescription et il fallait qu’il soit convaincant car personne n’a appelé ses parents pour s’assurer que tout se passait conformément au protocole. Il occupait les heures ainsi libérées à flâner dans Paris, à feuilleter des livres dans les librairies du Quartier latin. A quoi pensait-il en séchant sa chimiothérapie comme on sèche les cours sans enjeu de la fin de l’année ? Avait-il conscience du risque qu’il prenait ? Il dit que oui. Il dit aussi que quand il a rechuté il s’est demandé : si j’avais suivi la chimio jusqu’au bout, est-ce que je serais retombé malade ? Est-ce que j’aurais perdu ma jambe ? Il n’a pas de réponse, et il s’est rapidement désintéressé de la question.

Il a passé son bac en juin et, l’été qui a suivi, au lieu de se reposer comme on l’y encourageait, trouvé un petit boulot d’étudiant à la Fnac Sport, au rayon des raquettes de tennis. Le sport lui était interdit parce que si son tibia cassait il ne se reconstituerait pas, malgré quoi il continuait à jouer au tennis et même au foot, une des activités où le risque est le plus élevé de recevoir un bon coup de crampon, dans le tibia précisément. Est-ce qu’en prenant de tels risques il manifestait une insouciance normale chez un adolescent qui a frôlé la mort et veut vivre sans entraves, ou bien une pulsion plus obscure, c’est une question à quoi il ne répond pas non plus.

Au bout d’un an, on l’a déclaré guéri. Il fallait seulement qu’il passe des examens de contrôle, tous les trois puis tous les six mois. Il allait à Curie en sortant de ses cours de droit au Panthéon. La salle d’attente était peuplée de cancéreux qu’il regardait avec un véritable dégoût. Un jour, se souvient-il, on a apporté sur un brancard une femme dans un état épouvantable. Elle devait peser trente-cinq kilos, son visage était ratatiné comme par les Jivaros. On l’a fait passer en priorité et lui a pensé, avec colère : pourquoi est-ce qu’elle passe avant moi, qui ai tellement de choses à faire dans la vie, alors qu’il ne lui reste plus qu’à crever ? Il n’avait pas honte de cette dureté, au contraire il en tirait fierté. La maladie lui répugnait, les malades aussi, ce n’était plus son affaire.