Rosier, où habitaient Juliette, Patrice et leurs trois filles, où habitent toujours Patrice et ses trois filles, est un très petit village, sans commerces ni café, mais avec une église et une école autour desquelles se sont construits des lotissements. L’église doit dater de la fin du XIXe siècle, aucun des pavillons ne lui est contemporain, en sorte qu’on se demande à quoi pouvait ressembler le village autrefois, s’il a été habité par des paysans avant de l’être par de jeunes couples qui travaillent à Vienne ou à Lyon et ont choisi de s’établir ici parce que ce n’est pas trop cher et bien pour les enfants. Quand j’étais venu avec Hélène, en février, j’avais trouvé l’endroit d’autant plus sinistre qu’il me rappelait beaucoup, par l’habitat et les habitants, celui où avaient vécu Jean-Claude Romand et sa famille pas très loin de là, dans le pays de Gex. En juin, cela passait mieux, d’autant qu’il faisait beau. Le jardin, avec sa balançoire et sa piscine en plastique, donne sur la place de l’église qu’il suffit de traverser pour atteindre l’école. J’imaginais les filles partant après le petit déjeuner avec leur cartable sur le dos, les goûters, les visites d’une maison à l’autre, les bicyclettes pendues dans les garages au-dessus de l’établi et de la tondeuse à gazon. Cela manquait d’horizon, mais quand même, c’était doux.

Il y avait beaucoup de monde dans la maison quand nous sommes arrivés, le samedi matin : Patrice et ses filles, qu’on finissait de préparer pour la fête de l’école, mais aussi les familles des deux côtés, parents, frères et sœurs, sans compter les voisins qui passaient pour cinq minutes et un café. On en refaisait sans cesse, en ressortant de la machine pas encore lancée des tasses qu’on rinçait sous le robinet. J’étais la plus récente des pièces rapportées, j’avais besoin d’une tâche et je me suis installé à la table de la cuisine pour aider la mère de Patrice à préparer une grande salade pour le déjeuner. Nous savions tous pourquoi nous étions là, il était inutile d’en rien dire, mais que dire alors ? Elle avait lu mon livre L’Adversaire, que Juliette lui avait conseillé en disant que j’étais le nouveau fiancé d’Hélène, et elle l’avait trouvé très dur. J’ai reconnu que oui, c’était dur, qu’il avait été dur pour moi aussi de l’écrire, et je me suis senti vaguement honteux d’écrire des choses si dures. Les gens que je fréquente, cela ne leur pose pas de problème qu’un livre soit horrible : beaucoup y voient au contraire un mérite, une preuve d’audace à mettre au crédit de l’auteur. Les lecteurs plus candides, comme la mère de Patrice, sont troublés. Ils ne jugent pas que c’est mal d’écrire ça, mais se demandent tout de même pourquoi l’écrire. Ils se disent que le type gentil et bien élevé qui les aide à couper en rondelles les concombres, qui a l’air de sincèrement prendre part au deuil de la famille, que ce type doit tout de même être bien tordu, ou bien malheureux, en tout cas que quelque chose chez lui ne va pas, et le pire, c’est que je ne peux que leur donner raison.

Je me réfugiais d’autant plus volontiers dans la compagnie de la mère de Patrice que je n’osais pas m’approcher des petites filles, je parle des deux aînées, Amélie et Clara. Il ne suffisait pas avec elles d’être gentil et bien élevé. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire mais je savais à ce moment n’en être pas capable. La première fois où j’étais venu, j’avais fait le clown et fait rire Amélie. C’est Antoine à présent qui faisait le clown et qui la faisait rire. Antoine est le frère cadet d’Hélène et de Juliette et c’est une des personnes les plus faciles à aimer que je connaisse. Il est gai, amical, il n’y a rien en lui de contraint, de défendu, tout le monde est tout de suite à l’aise avec lui et particulièrement les enfants. J’ai découvert plus tard le gouffre de chagrin qui peut s’ouvrir en lui mais j’enviais à ce moment sa simplicité, son rapport de plain-pied avec la vie, qui sont à l’opposé de mon caractère et, me semblait-il alors, de celui d’Hélène. Pourtant Hélène est capable de s’oublier. Je l’avais découvert en la voyant porter assistance aux rescapés de la vague, je le vérifiais en l’observant avec Clara. Patrice, venait de me dire sa mère, avait parlé la veille aux trois petites filles. Et parler, c’était dire : maman va mourir ; demain, après la fête de l’école, on va aller la voir tous les quatre, et ce sera la dernière fois. Il avait prononcé ces mots, il avait dû les répéter. Clara les avait entendus. Elle savait que de cet amour irremplaçable que sa mère lui donnait elle allait à quatre ans être privée, et elle en cherchait déjà un substitut auprès de sa tante. Je voyais Hélène la câliner, accueillir ses chatteries et ses pleurs, et j’étais bouleversé par sa délicatesse comme je l’avais été, là-bas, en la voyant dans une situation exactement inverse, face aux parents d’une autre Juliette.

 

J’ai été et je suis encore scénariste, un de mes métiers consiste à construire des situations dramatiques et une des règles de ce métier c’est qu’il ne faut pas avoir peur de l’outrance et du mélo. Je pense tout de même que je me serais interdit, dans une fiction, un tire-larmes aussi éhonté que le montage parallèle des petites filles dansant et chantant à la fête de l’école avec l’agonie de leur mère à l’hôpital. En attendant que ce soit leur tour, Hélène et moi sortions toutes les dix minutes du préau pour fumer des cigarettes, puis regagnions le banc sur lequel était assise la famille, et quand sont apparues, d’abord Clara parmi les petits de maternelle qui faisaient le ballet des poissons dans l’eau, puis Amélie qui participait, en tutu, à un numéro de cerceau et de hula-hoop, nous avons comme les autres fait de grands signes pour capter leurs regards, montrer que nous étions là. C’était important pour elles, ce spectacle. C’étaient des petites filles consciencieuses, appliquées. Quelques jours plus tôt, elles croyaient que leur mère serait là pour les voir. Quand on l’avait emmenée à l’hôpital, Patrice leur avait dit, sans doute l’espérait-il encore, qu’elle reviendrait à temps pour la fête. Puis que ce n’était pas sûr qu’elle revienne pour la fête mais qu’elle reviendrait bientôt. Puis, la veille, qu’elle ne reviendrait plus. Ce qui rendait la chose encore plus déchirante, s’il est possible, c’est qu’elle était très bien, cette fête. Vraiment. Gabriel et Jean-Baptiste, mes deux fils, sont grands maintenant, mais j’en ai vu pas mal, des fêtes de fin d’année à la maternelle et à l’école primaire, des spectacles de théâtre, de chansons, de pantomime, et bien sûr c’est toujours attendrissant, mais aussi laborieux, approximatif, pour tout dire un peu bâclé, au point que s’il y a une chose dont les plus indulgents des parents savent gré aux instituteurs qui se cassent la tête à organiser ces spectacles, c’est de faire court. Le spectacle de l’école de Rosier n’était pas court, mais il n’était pas non plus exécuté à la va comme je te pousse. Il y avait dans ces petits ballets et ces saynètes une qualité de précision qui n’avait pu être atteinte qu’avec beaucoup de travail et de soin, un sérieux impensable dans les écoles pour bobos qu’ont fréquentées mes fils. Les enfants avaient l’air heureux, équilibrés. Ils grandissaient à la campagne, dans un milieu familial protégé. On devait divorcer et se déchirer à Rosier comme partout, seulement on quittait alors Rosier, qui était vraiment un lieu pour familles unies, un lieu où chaque enfant, de la scène où il chantait et dansait, pouvait chercher du regard sur les bancs de l’assistance son père et sa mère, ensemble, et il allait de soi qu’ils étaient ensemble. C’était la vie telle que la montrent les publicités des mutuelles ou des prêts bancaires, la vie où on se soucie du taux annuel du livret A et des dates de vacances dans la zone B, la vie Auchan, la vie en survêtement, la vie moyenne en tout, dépourvue non seulement de style mais de la conscience qu’on peut essayer de donner forme et style à sa vie. Je toisais cette vie de haut, je n’en aurais pas voulu, il n’empêche que ce jour-là je regardais les enfants, je regardais leurs parents les filmer avec leurs caméscopes, et je me disais que le choix de la vie à Rosier n’était pas seulement celui de la sécurité et du troupeau, mais de l’amour.

 

Dans la foule de parents d’élèves qui remplissait le préau de l’école et qui, après le spectacle, s’est rassemblée sur le terre-plein devant l’église, tout le monde était au courant. On ne parlait pas encore de Juliette au passé mais on ne pouvait pas feindre l’espoir. Voisins et amis plus ou moins proches venaient embrasser Patrice qui tenait la petite Diane dans ses bras, lui presser l’épaule, lui proposer de garder les enfants ou d’héberger, si la place manquait, les membres de la famille venus pour la mort de sa femme. Il avait un sourire désolé et gentil, qui exprimait une vraie gratitude pour les plus convenues des manifestations de sympathie – le fait qu’elles soient convenues, cela dit, n’empêchait pas qu’elles soient sincères – et ce qui me frappait, ce qui n’a jamais cessé de me frapper chez lui, c’est sa simplicité. Il était là, en short et sandalettes, il donnait le biberon à sa toute petite fille et rien en lui ne se posait la question de comment manifester son chagrin. La kermesse a commencé. Il y avait des stands de pêche à la ligne, de tir à l’arc, des pyramides de boîtes de conserve à abattre d’une balle de tennis, un atelier de coloriage, une tombola... Amélie avait un carnet de billets de tombola à écouler, tous les membres de la famille et quelques voisins lui en ont acheté mais aucun d’entre nous n’a rien gagné. Comme j’étais avec Hélène et elle au moment du tirage, je feignais d’y prêter grande attention, vérifiais fiévreusement mes numéros et surjouais ma déception pour la faire rire. Elle riait, mais riait à sa façon : gravement, et j’essayais d’imaginer quel souvenir elle garderait, adulte, de cette journée. J’essaye d’imaginer, en écrivant ceci, ce qu’elle éprouvera si elle le lit un jour. Il y a eu, après la kermesse, un déjeuner dans le jardin, sous le grand catalpa. Il faisait très chaud, on entendait derrière les haies des enfants qui riaient et s’éclaboussaient dans les piscines gonflables. Clara et Amélie, sagement attablées, faisaient des dessins pour leur mère. Si la couleur dépassait du tracé, elles fronçaient les sourcils et recommençaient. Quand Diane s’est réveillée de sa sieste, Patrice et Cécile, l’autre sœur de Juliette, sont partis pour l’hôpital avec les trois petites filles. Au moment de monter en voiture, Amélie s’est tournée vers l’église, elle a fait un furtif signe de croix et murmuré, très vite : faites que Maman ne meure pas.

 

Notre tour, à Hélène et moi, est venu en fin d’après-midi. Prévoyant que j’aurais à conduire, j’avais pris soin la veille de mémoriser l’itinéraire et j’ai mis un point d’honneur à faire le trajet sans erreur ni hésitation : je ne pouvais pas grand-chose mais être un bon chauffeur, c’était déjà ça. Nous avons poussé les mêmes portes à double battant, longé les mêmes couloirs déserts, éclairés au néon, attendu longtemps devant l’interphone qu’on nous donne accès au service de réanimation. Quand nous sommes entrés dans la chambre, Patrice était allongé sur le lit à côté de Juliette, le bras passé sous son cou, le visage penché sur le sien. Elle avait perdu conscience, mais sa respiration restait oppressée. Pour laisser à Hélène un moment de tête-à-tête avec sa sœur, Patrice est sorti dans le couloir. J’ai regardé Hélène s’asseoir au bord du lit et prendre la main inerte de Juliette, puis lui caresser le visage. Du temps a passé. En ressortant de la chambre, elle a demandé à Patrice ce que disaient les médecins. Il a répondu que selon eux elle mourrait dans la nuit mais qu’on ne pouvait pas savoir combien de temps cela prendrait. Maintenant, a dit Hélène, il faut qu’ils l’aident. Patrice a hoché la tête et il est retourné dans la chambre.

Le médecin de veille était un jeune homme chauve aux lunettes dorées, l’air précautionneux. Il nous a reçus avec une infirmière blonde, aussi chaleureuse d’aspect que lui était froid, et nous a priés de nous asseoir. Vous devez vous douter, a dit Hélène, de ce que je viens vous demander. Il a fait un petit signe qui était moins un oui qu’un encouragement à poursuivre et Hélène, à qui les larmes montaient aux yeux, a poursuivi. Elle a demandé combien de temps cela Pouvait encore durer, le médecin a répété qu’on ne pouvait Pas le dire mais que c’était une question d’heures, pas de jours. Elle était entre deux eaux. Il faut l’aider, maintenant, a répété Hélène. Il ajuste répondu : nous avons commencé à le faire. Hélène a laissé son numéro de portable et demandé qu’on l’appelle quand ce serait fini.

 

Dans la voiture, en revenant de l’hôpital, elle n’était pas certaine d’avoir été assez claire avec le médecin, ni que sa réponse l’était. J’ai essayé de la rassurer : de part ni d’autre il n’y avait eu d’ambiguïté. Elle craignait aussi le zèle de l’infirmière chaleureuse, qui avait parlé d’une amélioration possible. Juliette, disait-elle sur un ton d’espoir, pouvait tenir encore vingt-quatre ou même quarante-huit heures. Ces heures-là, Hélène en était sûre, seraient de trop. Juliette avait fait ses adieux, Patrice se tenait près d’elle : c’était le moment. La médecine, désormais, ne pouvait plus que permettre de ne pas manquer ce moment.

Nous nous sommes arrêtés à Vienne pour racheter des cigarettes et prendre un verre à la terrasse d’un café, sur l’avenue principale. C’était un samedi soir dans une petite ville de province, les gens traînaient dehors en chemise ou en robe légère, cela sentait l’été et le Sud. En plus de la circulation normale, nous avons vu et entendu passer, d’abord des motos que des garçons du cru faisaient se cabrer et vrombir le plus fort possible, ensuite le convoi d’un mariage, voiles blancs pavoisant les antennes de radio et klaxons à plein régime, enfin le camion publicitaire annonçant un spectacle de guignol pour le soir même. C’était une rencontre au sommet, braillait le type dans son mégaphone, une rencontre à ne pas manquer : Guignol et Winnie l’ourson ! Comme à la fête de l’école, on avait l’impression que le scénariste avait eu la main lourde.

Nous avons parlé de Patrice. Comment allait-il s’en tirer, seul avec ses trois filles, sans véritables ressources ? Les bandes dessinées auxquelles il s’appliquait dans son atelier au sous-sol de la maison ne lui rapportaient pas grand-chose, c’était Juliette qui faisait vivre la famille avec son salaire de magistrat et déjà, même si les petites ne manquaient de rien, on sentait les fins de mois difficiles. L’assurance jouerait, bien sûr, elle finirait de payer la maison, et puis Patrice trouverait du travail. Sa douceur et sa modestie n’en faisaient pas un foudre de guerre, il n’allait pas monter une boîte de relations publiques, mais on pouvait compter sur lui : tout ce qu’il y aurait à faire, il le ferait. Plus tard, il se remarierait. Un garçon aussi beau, aussi gentil, trouverait forcément une femme gentille aussi. Il saurait l’aimer comme il avait aimé Juliette : il ne se complairait pas dans le deuil, il n’y avait chez lui aucun penchant morbide. Cela viendrait, inutile d’anticiper. Pour le moment il était là, il tenait dans ses bras sa femme en train de mourir et, quel que soit le temps qu’elle y mettrait, on pouvait être sur qu’il la tiendrait jusqu’au bout, que Juliette dans ses bras mourrait en sécurité. Rien ne me paraissait plus précieux que cette sécurité-là, cette certitude de pouvoir se reposer jusqu’au dernier instant dans les bras de quelqu’un qui vous aime entièrement. Hélène m’a rapporté ce que Juliette avait dit à leur sœur Cécile la veille, avant que nous arrivions, quand elle était encore capable de parler. Elle disait qu’elle était contente, que sa petite vie tranquille avait été une vie réussie. J’ai d’abord pensé que c’était une phrase de réconfort, puis qu’elle était sincère, enfin qu’elle était vraie. J’ai pensé à la phrase fameuse de Fitzgerald : « Toute vie, évidemment, est un processus de démolition », et celle-là, je ne pensais pas qu’elle soit vraie. Du moins, je ne le pensais pas de toute vie. De celle de Fitzgerald peut-être. De la mienne peut-être – je le craignais à l’époque plus qu’aujourd’hui. Et encore, on ne sait pas ce qui se passe à la dernière minute, il doit y avoir des vies dont l’apparente déroute est trompeuse, parce qu’elles se sont retournées in extremis ou que quelque chose d’invisible en elles nous a échappé. Il doit y avoir des vies en apparence réussies qui sont des enfers et peut-être, si horrible qu’il soit de le penser, des enfers jusqu’au bout. Mais quand Juliette jugeait la sienne, je la croyais et ce qui m’y faisait croire, c’est l’image de ce lit de mort sur lequel Patrice la tenait dans ses bras. J’ai dit à Hélène : tu sais, il s’est passé quelque chose. Il y a encore quelques mois, si j’avais appris que j’avais un cancer, que j’allais bientôt mourir, et que je m’étais posé la même question que Juliette, est-ce que ma vie a été réussie ? je n’aurais pas pu répondre comme elle. J’aurais dit que non, ma vie n’avait pas été réussie. J’aurais dit que j’avais réussi des choses, eu deux fils qui sont beaux et vivants, écrit trois ou quatre livres où a pris forme ce que j’étais. J’ai fait ce que j’ai pu, avec mes moyens et mes entraves, je me suis battu pour le faire, c’est un bilan qui n’est pas nul. Mais l’essentiel, qui est l’amour, m’aura manqué. J’ai été aimé, oui, mais je n’ai pas su aimer – ou pas pu, c’est pareil. Personne n’a pu se reposer en toute confiance dans mon amour et je ne me reposerai, à la fin, dans l’amour de personne. C’est ce que j’aurais dit à l’annonce de ma mort, avant la vague. Et puis, après la vague, je t’ai choisie, nous nous sommes choisis et ce n’est plus pareil. Tu es là, près de moi, et si je devais mourir demain je pourrais dire comme Juliette que ma vie a été réussie.