J’ai sous les yeux quatre feuillets arrachés à un carnet à spirale et recouverts, recto verso, de notes prises en vue de décrire aussi précisément que possible la chambre 304 à l’hôtel du Midi de Pont-Évêque, Isère. Je devais participer à un livre collectif en hommage à mon ami Olivier Rolin, qui avait l’année précédente publié un roman décrivant minutieusement des chambres d’hôtel à travers le monde. Chacune de ces chambres servait de décor à une nouvelle à base d’hôtesses de bar, de trafiquants d’armes et de personnages interlopes avec qui le narrateur prenait des cuites carabinées. L’idée était venue à son éditeur de prolonger le jeu en demandant à une vingtaine d’écrivains, amis d’Olivier, de décrire à leur tour une chambre d’hôtel et d’imaginer ce qui leur plaisait à partir de là. À un moment de cette nuit interminable où nous attendions le coup de fil nous annonçant la mort de Juliette, j’ai pour distraire Hélène parlé de cette commande et de mes hésitations sur le choix de l’hôtel. Le ton de l’entreprise, romanesque et ludique, appelait un établissement d’un exotisme un peu sophistiqué. Dans ce registre, j’avais en réserve l’hôtel Viatka de Kotelnitch, un exemple parfait de style brejnévien en déshérence où pas une ampoule n’a dû être changée depuis l’inauguration et où si je mets bout à bout mes séjours j’avais passé trois ou quatre mois. A l’autre extrémité de l’échelle, le seul autre hôtel où j’avais réellement habité, je veux dire vécu plusieurs semaines, était le luxueux Intercontinental de Hong Kong, où Hélène était venue me rejoindre pendant le tournage de La Moustache. En nous retrouvant dans le lobby, en découvrant de notre chambre au vingt-huitième étage la vue panoramique sur la baie, en montant et descendant dans les ascenseurs, nous pouvions nous croire dans Lost in Translation. L’hôtel qui m’attendait à Yokohama devait être, j’imagine, du même genre, et je m’étais promis comme un agréable devoir de vacances de décrire la chambre que j’y occuperais. Si tu ne vas pas à Yokohama, a dit Hélène, tu n’as qu’à décrire cette chambre-ci, à la place. On peut le faire là, maintenant, ça nous occupera. J’ai pris mon carnet et nous nous sommes mis au travail, avec autant de zèle que lorsque nous avions répété la scène érotique de mon film. J’ai noté que la chambre, d’une superficie d’environ quinze mètres carrés, était entièrement tapissée, plafond compris, d’un papier peint en jaune. Pas d’un papier peint jaune, a insisté Hélène : d’un papier qui devait être blanc à l’origine et qu’on a peint en jaune, avec un relief imitant un tissage à gros points. Après, nous sommes passés aux boiseries, tours de portes, tours de fenêtres, plinthes et tête de lit, peintes, elles, dans un jaune plus soutenu. C’était une chambre très jaune, en somme, avec, sur les draps et les rideaux, des touches de rose et de vert pastel qu’on retrouvait sur les deux lithographies accrochées au-dessus et en face du lit. Toutes deux, éditées en 1995 par Nouvelles Images SA, trahissaient à la fois l’influence de Matisse et celle du style naïf yougoslave. Appuyé sur le coude, je transcrivais en hâte ce que relevait Hélène, qui allait et venait maintenant dans la pièce, comptant les prises électriques, testant le va-et-vient commandant l’éclairage, de plus en plus absorbée par son inventaire. J’en passe les détails : c’était une chambre banale dans un hôtel banal, quoique très bien tenu – et très aimablement. La seule chose un peu intéressante et d’ailleurs la plus difficile à décrire se trouve dans le petit dégagement qui tient lieu d’entrée. Je recopie mes notes : « Il s’agit d’un placard à double accès, dont une porte ouvre sur le dégagement et l’autre, à angle droit, sur le couloir desservant les chambres. C’est l’équivalent d’un passe-plats avec deux étagères, celle du dessus destinée au linge, celle du dessous aux plateaux de petit déjeuner, comme l’indiquent clairement les pictogrammes gravés dans le verre de deux petites impostes, permettant à la fois d’indiquer ce qui doit être placé où et de voir si cela a été placé ou non. » Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait clair, tant pis. Nous nous sommes demandé si cette sorte de placard, assez peu répandue, avait un nom qui épargnerait ces descriptions laborieuses. Il y a des gens qui sont très forts pour ça, qui dans tous les domaines ou du moins dans de nombreux domaines connaissent les noms des choses. Olivier en fait partie, moi non, Hélène un peu plus. Le mot « imposte », dans les lignes que je viens de citer, je sais que c’est elle.

L’aube est arrivée. Nous avions terminé notre inventaire et le téléphone n’avait pas sonné. L’idée que sa sœur flottait encore entre deux eaux épouvantait Hélène. Je n’en menais pas large non plus. Nous avons fermé les rideaux, tiré le drap sur nous, dormi mal mais un peu, serrés l’un contre l’autre en cuillers. Le téléphone nous a réveillés à neuf heures. Juliette était morte à quatre heures du matin.

 

Nous avons retrouvé Antoine, Jacques et Marie-Aude pour le petit déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel. Cécile était avec Patrice et les filles à Rosier. On s’est étreint en silence, ce silence accompagné d’une pression de la main sur l’épaule étant dans nos milieux l’expression maximale du chagrin, puis on a parlé de choses pratiques : les obsèques, qui allait rester aujourd’hui, comment on allait se relayer les jours suivants pour entourer Patrice et les petites, et déjà on formait des plans pour que les uns et les autres les accueillent pendant les vacances d’été. Pour les heures qui venaient, le programme était déjà fixé : on devait repasser à Rosier, puis aller à l’hôpital, je crois qu’on a simplement dit « pour voir Juliette ». Pas pour lui rendre un dernier hommage, ni pour se recueillir devant sa dépouille : c’est une qualité qu’on doit reconnaître aux bourgeois à l’ancienne de ne pas recourir à cette langue de bois et de dire qu’on est mort, pas décédé ou parti. Après, on irait à Lyon pour rencontrer un collègue de Juliette. Un collègue de Juliette ? Le jour même de sa mort ? Hélène et moi étions un peu étonnés. Oui, a expliqué Jacques, un collègue qui était juge avec elle au tribunal d’instance de Vienne et qui avait été très proche d’elle durant sa maladie. Une des choses qui les rendaient proches, c’est que lui aussi avait eu un cancer dans sa jeunesse et qu’on l’avait amputé d’une jambe. De sa propre initiative, il avait proposé ce matin que les membres de la famille, puisqu’ils étaient tous là, se rassemblent chez lui pour qu’il leur parle de Juliette. Cette visite de condoléances à un magistrat unijambiste me paraissait un peu saugrenue mais tout ce que j’avais à faire, c’était de suivre.

 

Je ne me rappelle rien du premier contact avec les petites filles qui venaient de perdre leur mère. Il me semble que c’était plutôt calme, sans pleurs, sans cris en tout cas. Ensuite, il y a eu la visite au funérarium de l’hôpital. C’est un bâtiment moderne composé d’une salle très vaste, très haute de plafond, très lumineuse, une sorte d’atrium qui fait penser aux décors uniques de la tragédie classique et sur quoi donnent plusieurs petites salles : les salons mortuaires, la chapelle, les toilettes enfin, où on ne tire la chasse qu’avec réticence car le lieu est aussi sonore que silencieux. Nous étions, ce dimanche matin, les seuls visiteurs, et nous avons été reçus par un type en blouse d’infirmier qui nous a fait asseoir dans un coin de la grande salle pour nous expliquer comment allaient se passer, techniquement, les quelques jours précédant l’enterrement. Ce n’était pas un infirmier, en fait, mais un bénévole préposé à l’accueil des familles et il traçait avec netteté la frontière entre ce qui relevait d’une part de l’hôpital et du service public qu’il représentait, d’autre part des professionnels des pompes funèbres. Jusqu’à la mise en bière par ces derniers, l’hôpital prenait en charge les visites, veillait à ce que le corps soit transporté de la morgue aux salons mortuaires et présenté aussi bien que possible, c’est-à-dire toiletté, coiffé, le cas échéant maquillé. Tout cela était gratuit, il ne fallait pas hésiter à demander, les gens comme lui étaient au service des familles, en revanche les soins cosmétiques plus lourds qui pouvaient se révéler nécessaires, surtout l’été, quand plusieurs jours s’écoulaient avant l’enterrement, étaient assurés par les pompes funèbres, donc payants. Il insistait beaucoup sur ce qui était gratuit d’un côté, payant de l’autre, répétait la leçon pour s’assurer qu’on l’avait bien comprise et, pensant aux familles moins à l’aise que celle de Juliette, je trouvais cela bien. Une phrase est revenue à plusieurs reprises dans le discours qu’il devait réciter, au mot près, à tous les visiteurs : « Nous sommes là pour que cela se passe le mieux possible. » Sans doute cette phrase est-elle un lieu commun dans toutes les professions qui entourent la mort et le malheur, on n’en avait pas moins l’impression qu’il faisait vraiment ce qu’il pouvait pour que cela se passe le mieux possible.

Nous allions voir Juliette à présent, on l’avait préparée pour notre visite, mais ses filles allaient venir dans l’après-midi et la mère de Patrice avait eu l’idée de leur faire choisir parmi les vêtements de Juliette une robe qu’elle aimait ou qu’elles aimaient, elles, lui voir porter. En réalité, Juliette ne portait guère de robes, plutôt des pantalons informes et confortables, ce qui lui tenait surtout à cœur c’est que ses filles soient bien habillées, il fallait qu’elles aient l’air de princesses, c’était son mot, et ce n’est sans doute pas pour rien qu’Amélie dessine si obstinément des princesses. La mère de Patrice, ce dimanche matin, avait donc conduit les deux aînées devant l’armoire pour choisir la robe que leur maman allait porter dans son cercueil, et cette robe, nous l’avions apportée avec nous, pour qu’elle l’ait cet après-midi quand les petites viendraient. Le bénévole approuvait cette initiative et, sur la lancée, il a dit que nous avions de la chance parce que le collègue qui allait bientôt le relayer était dans leur équipe le spécialiste incontesté du maquillage. Marie-Aude a montré un peu d’inquiétude : Juliette ne se maquillait presque pas. C’est justement pour cela, a dit le bénévole, que ce serait bien d’avoir son collègue le spécialiste : il ferait un travail très délicat et donnerait l’impression qu’elle était non pas maquillée, mais vivante. Quand nous sommes ressortis du salon mortuaire, après dix minutes dont je n’ai rien à dire, le spécialiste venait d’arriver. Prévenu des réticences de la famille, il s’est employé à rassurer et il a demandé si quelqu’un parmi nous, une des sœurs peut-être, avait envie de l’aider, de maquiller la défunte avec lui. C’est un geste, a-t-il précisé, qui peut paraître difficile mais qui peut aussi faire beaucoup de bien. Au reste, si la personne à la dernière minute ne sentait pas ce geste, il le ferait à sa place, personne n’était forcé de s’imposer des choses dures. Hélène et Cécile se sont regardées sans conviction, ni l’une ni l’autre finalement n’a maquillé sa sœur. Je repense à ce spécialiste, dont nous nous sommes un peu moqués dans la voiture, Antoine, Hélène et moi : c’était un type en bermuda rose, potelé, zézayant, qui avec sa frange de cheveux teints avait l’air de jouer un coiffeur homosexuel dans une pièce de boulevard, et c’est seulement tout de suite, en écrivant, que je me demande ce qui pouvait le pousser à venir bénévolement, le dimanche, farder des cadavres en guidant sur leurs visages les doigts de leurs parents les plus proches. Peut-être tout simplement le goût de rendre service. C’est une motivation pour moi plus mystérieuse que la perversité.