J’ai retardé tant que j’ai pu le moment d’y arriver mais voilà, nous sommes tous les huit dans l’escalier du juge unijambiste. L’immeuble, ancien, bourgeois, se trouve dans une rue piétonne qui débouche sur la gare de Perrache et je pense que ce sera commode pour repartir. L’escalier est en pierre, étroit, il n’y a pas d’ascenseur, je trouve cela bizarre pour un unijambiste mais on s’arrête au premier étage. On sonne, on ouvre, chacun à son tour franchit le seuil en se présentant et en serrant la main du maître de maison qui, la minuterie de l’escalier s’étant éteinte, ne voit pas qu’il reste encore quelqu’un sur le palier et me ferme la porte au nez. Je ne sais pas pourquoi, je trouve drôle, et lui aussi, que mes relations avec Etienne Rigal aient commencé ainsi. Je ne sais pas pourquoi non plus, je m’étais figuré le juge unijambiste célibataire, vivant dans un appartement minuscule et sombre, encombré de dossiers poussiéreux, peut-être sentant le chat. Mais non, l’appartement était spacieux, clair, avec de beaux meubles bien entretenus, et il n’y avait pas besoin de jeter un coup d’œil par la porte entrouverte d’une chambre d’enfants pour sentir qu’il était habité par une famille. Femme et enfants, cependant, avaient dû être priés d’aller se promener : Étienne nous recevait seul. Petite quarantaine, grand, bien bâti, en jean et tee-shirt gris. Des yeux très bleus, à fleur de tête, derrière des lunettes sans monture. Visage ouvert, voix douce, un peu aiguë. Quand il nous a précédés pour nous faire entrer dans le salon, on a pu voir qu’il boitait et, en s’appuyant sur la droite, traînait une jambe gauche toute raide. Le salon donnait sur la rue, le soleil entrant par les fenêtres ouvertes inondait de lumière jusqu’au mur opposé un beau parquet ancien. Nous avons pris place, couple par couple, les parents sur deux fauteuils voisins, Hélène et moi serrés à un bout du très long canapé, Antoine et sa femme à l’autre, Cécile et son mari sur des chaises. On avait disposé sur la table basse un saladier plein de cerises, un plateau chargé de verres et de jus de fruits, mais Étienne a demandé si nous voulions du café, tout le monde a répondu oui et il est allé en faire dans la cuisine. Pas un mot n’a été prononcé pendant son absence. Hélène s’est levée pour fumer à la fenêtre, je l’ai rejointe après avoir longé les rayonnages de la bibliothèque, qui témoignait de goûts plus personnels, ou plus proches des miens, que celle de Rosier. Étienne est revenu avec le café : il utilisait une machine à expresso qui ne faisait qu’une tasse à la fois, malgré quoi, mystérieusement, toutes les neuf sont arrivées fumantes sur le plateau. Il a demandé une cigarette à Hélène en précisant : j’ai arrêté depuis longtemps mais aujourd’hui c’est spécial, j’ai très peur. Sans concertation, nous avions laissé libre pour lui le fauteuil en face du canapé, parce qu’il occupait une position centrale, un peu comme la barre des témoins devant un tribunal. Mais il a préféré s’asseoir par terre, ou plutôt s’accroupir sur sa jambe droite fléchie en étendant la gauche devant lui – position qui semblait monstrueusement inconfortable et qu’il a pourtant tenue pendant près de deux heures. Nous le regardions tous. Il nous a regardés le regarder, un par un, je n’arrivais pas à savoir s’il était absolument calme ou fébrile. Il a eu un petit rire, pour nous prendre à témoin de sa gêne, puis il a dit : c’est bizarre, hein, cette situation ? Tout d’un coup, ça me paraît absurde, et puis présomptueux, de vous avoir fait venir comme ça, comme si j’avais à vous dire des choses que vous ne saviez pas sur quelqu’un qui était votre fille, votre sœur… J’ai vraiment très peur, vous savez. J’ai peur de vous décevoir, j’ai peur aussi de me rendre ridicule, ce n’est pas une peur très digne mais bon, c’est ce que je ressens. Je n’ai rien préparé. Hier, j’ai essayé de faire dans ma tête une espèce de discours, en dressant la liste des choses que je voulais aborder et puis je n’y suis pas arrivé, j’ai laissé tomber, de toute manière je ne suis pas bon pour ça. Alors je vais dire ce qui me vient. Il s’est tu un moment, puis il a repris : il y a une chose dont je crois que vous n’avez pas conscience et que je voudrais que vous compreniez, c’est que Juliette était un grand juge. Vous savez, bien sûr, qu’elle aimait son métier et qu’elle le faisait bien, vous devez penser qu’elle était un excellent magistrat, mais c’était plus que ça. Pendant les cinq ans où nous avons travaillé ensemble au tribunal de Vienne, elle et moi, nous avons été de grands juges.

 

Cette phrase m’a alerté, cette phrase et sa façon de la dire. Il y avait une fierté incroyable, quelque chose d’inquiet et de joyeux à la fois. Je reconnaissais cette inquiétude, je reconnais ceux qu’elle habite de dos, dans une foule, dans le noir, ce sont mes frères, mais la joie qui s’y mêlait m’a pris au dépourvu. On sentait que celui qui parlait était un type émotif, anxieux, perpétuellement tendu vers quelque chose qui lui échappait et qu’en même temps ce quelque chose il l’avait, qu’il était établi dans une confiance imprenable. Pas de sérénité, pas de sagesse, pas de maîtrise, mais une façon de s’appuyer sur sa peur et de la déployer, une façon de trembler qui m’a fait trembler moi aussi et comprendre qu’un événement était en train de se produire.

 

J’ai cité de mémoire les premières phrases d’Étienne : elles ne sont pas littéralement exactes mais, en gros, c’était cela. Ensuite, tout se mélange dans mon souvenir, comme tout se mélangeait dans son discours. Il a parlé de la justice, de la façon dont Juliette et lui rendaient la justice. Au tribunal de Vienne, ils s’occupaient surtout de droit du surendettement et de droit du logement, c’est-à-dire d’affaires où d y a des puissants et des démunis, des faibles et des forts, même si souvent c’est plus compliqué et ils aimaient que ce soit plus compliqué, qu’un dossier ne soit pas une série de cases à remplir mais une histoire et ensuite un exemple. Juliette n’aurait pas aimé, disait-il, qu’on dise qu’elle était du côté des démunis : ce serait trop simple, trop romantique, surtout ce ne serait pas juridique et elle restait obstinément juriste. Elle aurait dit qu’elle était du côté du droit mais elle est devenue, ils sont devenus tous les deux des virtuoses dans l’art d’appliquer vraiment le droit. Pour cela ils étaient capables de passer des dizaines d’heures à éplucher un plan de remboursement, capables de dénicher une directive à laquelle d’autres n’auraient jamais pensé, capables de saisir la Cour de justice des Communautés européennes en démontrant que l’addition des taux d’intérêt et des pénalités pratiqués par certaines banques dépassait le taux d’usure et que cette façon de saigner les gens n’était pas seulement immorale, mais illégale. Leurs jugements ont été publiés, discutés, attaqués avec violence. Ils ont été insultés dans le Dalloz. Dans le monde de la justice en France, au début du XXIe siècle, le tribunal d’instance de Vienne a été un endroit important : une sorte de laboratoire. On se demandait ce qu’ils allaient encore sortir de leur chapeau, les deux petits juges boiteux de Vienne. Parce qu’il y avait cela aussi, bien sûr : ils étaient boiteux tous les deux, tous les deux rescapés d’un cancer à l’adolescence. Ils s’étaient reconnus dès le premier jour, entre bancroches, entre gens dans le corps de qui il s’est passé cela, que personne ne peut comprendre s’il ne l’a vécu. J’ai appris à connaître, depuis, la façon de penser et de parler d’Étienne, par associations libres qui doivent plus, j’imagine, à l’expérience de la psychanalyse qu’à l’enseignement de la faculté de droit, mais lors de cette première rencontre je me perdais dans ses brusques passages d’un point de technique juridique à un souvenir qui pouvait être très intime sur son handicap ou sur celui de Juliette, sur la maladie de Juliette ou sur la sienne. Le cancer les avait dévastés et construits, et quand il était revenu s’attaquer à Juliette il avait fallu qu’Étienne l’affronte de nouveau. Une place s’était creusée, que ne pouvaient occuper auprès d’elle ni Patrice ni la famille mais lui seul, et c’est de cette place qu’il nous parlait. Pour nous dire quoi ? Pas de bonnes paroles. Pas que Juliette était courageuse, ni qu’elle s’était battue, ni qu’elle nous aimait, ni même qu’elle était morte heureuse. Tout cela, d’autres pouvaient nous le dire. Lui parlait d’autre chose, qui lui échappait, qui nous échappait, mais remplissait le salon ensoleillé d’une présence énorme, écrasante, pas triste pour autant. J’ai senti que cette présence me faisait signe à un moment précis, quand il a évoqué l’expérience pour lui fondatrice de la première nuit. La première nuit qu’on passe à l’hôpital, seul, quand on vient d’apprendre qu’on est très gravement malade, que de cette maladie on va peut-être mourir et que c’est cela, désormais, la réalité. Quelque chose, disait-il, se joue à ce moment, qui est de l’ordre de la guerre totale, de la débâcle totale, de la métamorphosé totale. C’est une destruction psychique, cela peut être une refondation. Je ne m’en rappelle pas plus mais ce que je me rappelle, c’est qu’au moment de prendre congé, tandis qu’à tour de rôle, dans le vestibule, nous lui serrions la main, il s’est adressé à moi. À aucun moment il n’avait manifesté qu’il me connaissait comme écrivain mais là, devant tout le monde, les yeux dans les yeux, il m’a dit : vous devriez y penser, à cette histoire de la première nuit. C’est peut-être pour vous.

 

Nous nous sommes retrouvés tous les huit dans la rue, abasourdis. Hélène et moi avions décidé de reprendre le train, les autres retournaient à Rosier, on s’est embrassés, la suite ce serait l’enterrement. Nous sommes allés à pied à la gare de Perrache en longeant la rue piétonne puis en traversant la vaste place Carnot. Dimanche, deux heures de l’après-midi, grosse chaleur. Les bourgeois déjeunaient chez eux, les pauvres se répandaient sur les pelouses. En attendant le train nous avons mangé un sandwich à une terrasse. Depuis que nous avions quitté les autres nous n’avions pas dit un mot. Ce qui s’était passé pendant ces deux heures m’avait bouleversé mais aussi, je ne vois pas d’autre mot, enthousiasmé. J’avais envie de le dire à Hélène mais je craignais que cet enthousiasme soit déplacé. En outre, je n’étais pas certain qu’Étienne lui ait plu autant qu’à moi. A un moment, elle avait été presque agressive avec lui. Il avait promis à Juliette, disait-il, de prendre ses trois filles en stage, chacune à son tour. Attendez, avait dit Hélène, c’est un petit peu tôt et on ne va pas les forcer, par respect pour la mémoire de leur mère, à devenir juristes si elles ont envie de faire autre chose. Il ne s’agit pas de devenir juriste, avait gentiment répondu Etienne : je parlais seulement des stages de quelques jours qu’on fait quand on est au lycée. À plusieurs reprises, tandis qu’il parlait, j’avais senti Hélène à côté de moi s’impatienter et presque se cabrer. C’était comme de regarder un film qu’on aime à côté de quelqu’un qui l’aime moins, et je voyais bien ce qui dans les paroles d’Etienne avait pu la heurter. En me risquant à rompre le silence pour dire que je l’avais trouvé extraordinaire, ce type, j’attendais qu’elle réponde : un peu catho, quand même. Pour Hélène, comme pour beaucoup de gens qui ont grandi dans la religion catholique, l’appréciation « un peu catho » est entièrement négative. Pour moi, non. Mais elle n’a pas dit cela. Elle aussi, Étienne l’avait émue, ou plutôt ce qui l’avait émue, c’est ce qu’Étienne disait de Juliette. C’est parce qu’il était l’ami et le confident de Juliette qu’Étienne l’intéressait. Moi, c’était différent : je commençais à m’intéresser à Juliette à cause de ce qu’en avait dit Étienne.

Tout de même, a-t-elle observé, ce qu’il dit sans le dire c’est qu’il était amoureux d’elle.

J’ai dit : je ne sais pas.

 

La nuit suivante, la première après la mort de Juliette, j’ai repensé à ce qu’Étienne nous avait raconté et l’idée m’est venue de le raconter à mon tour. J’ai eu par la suite beaucoup de doutes sur ce projet, je l’ai abandonné pendant trois ans en croyant n’y revenir jamais, mais cette nuit-là il m’est apparu comme une évidence. On m’avait passé une commande, il suffisait de répondre oui. Couché contre Hélène endormie, je m’exaltais à l’idée d’un récit bref, quelque chose qui se lirait en deux heures, le temps que nous avions passé chez Étienne, et qui ferait partager l’émotion que j’avais ressentie en l’écoutant. Ce programme, sur le moment, m’a paru très circonscrit, très réalisable. Il faudrait, techniquement, l’écrire comme L’Adversaire, à la première personne, sans fiction, sans effets, en même temps c’était l’exact contraire de L’Adversaire, son positif en quelque sorte. Cela se passait dans la même région, le même milieu, les gens habitaient les mêmes maisons, lisaient les mêmes livres, avaient les mêmes amis, mais d’un côté on avait Jean-Claude Romand qui est le mensonge et le malheur incarnés, de l’autre Juliette et Étienne qui, tant dans l’exercice du droit que dans l’épreuve de la maladie, n’ont cessé de poursuivre la justice et la vérité. Et il y avait cette coïncidence, qui me troublait : la maladie de Hodgkin, le cancer dont Romand se prétendait atteint pour donner un nom avouable à la chose innommable qui l’habitait, c’est celui que Juliette, à peu près à la même époque, a eu, elle, pour de bon.

 

Hélène, de son côté, a décidé d’écrire un texte pour le lire à l’enterrement. Nous en parlions, je l’aidais à ordonner ses idées. Ce qu’elle tenait à dire, c’est que tout au long de ce qu’elle appelait sa petite vie tranquille, et qui n’avait été ni petite ni tranquille, Juliette avait toujours choisi. Elle n’atermoyait pas, ne revenait pas en arrière. Elle choisissait et se tenait à ses choix : son métier, son mari, sa famille, leur maison, leur façon de vivre ensemble, tout sauf la maladie. Cette vie était la sienne, cette place était la sienne, elle n’a jamais cherché à en occuper d’autre mais elle l’occupait pleinement. Il y avait là un sens qui importait à Hélène, qui contrastait peut-être avec la représentation plus chaotique qu’elle se faisait de sa propre vie. En même temps, des choses lui remontaient à la mémoire, qui n’avaient pas de sens et qui la bouleversaient. Comme d’autres les nourrissent, Hélène habille les gens qu’elle aime. Elle disait : j’ai toujours eu envie d’offrir à Juliette un sac à main, un très beau sac à main, et au moment d’entrer dans la boutique je me rappelais que non, à cause des béquilles elle ne pouvait pas porter de sac à main. Mais j’aurais pu lui offrir un très beau sac à dos, au lieu des trucs moches qu’elle avait. J’aurais pu. Je n’aimais pas qu’elle porte des trucs moches, je ne lui en ai pas assez offert de beaux. C’est horrible, le dernier cadeau que je lui ai fait, c’est la perruque. Et aussi : quand nous étions petites, j’étais jalouse parce qu’elle était la plus petite et la plus jolie. Si, je t’assure, tu ne l’as vue qu’à la fin, je vais te montrer. Elle allait chercher des albums, les étalait sur la table de la cuisine. Ces albums, je les avais déjà feuilletés avec elle en les sortant des cartons quand nous avions emménagé, mais je ne prêtais alors attention qu’à Hélène. Je regardais Juliette à présent, Juliette enfant, Juliette jeune femme, et c’est vrai, elle était jolie. Plus qu’Hélène, je ne sais pas, je ne trouve pas, mais jolie, oui, très jolie et pas du tout sévère comme je me l’étais figurée, sans doute à cause du handicap et de sa profession. Je regardais son sourire, je regardais les béquilles qui n’étaient jamais loin dans l’image, et je ne la trouvais pas courageuse mais vivante, pleinement et avidement vivante. C’est après avoir vu ces photos que j’ai parlé à Hélène de mon projet. Je craignais qu’elle soit choquée : sa sœur, que je n’avais pas connue, venait de mourir, et hop, je décidais d’en faire un livre. Elle a eu un moment d’étonnement, puis elle a trouvé que c’était juste. La vie m’avait mis à cette place, Étienne me l’avait désignée, je l’occupais.

 

Le lendemain, au petit déjeuner, elle a ri, vraiment ri, et m’a dit : je te trouve drôle. Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé ? C’est ça, l’histoire ?

J’ai confirmé : c’est ça.