20
Ho ?
J'ai passé une excellente
soirée…
Mais ce n'était pas celle-ci.
Groucho Marx
Houlala, celui-là il va me gonfler, je le
sens.
Je donnerais mon assiette de saucisses pour une
paire de lentilles (de contact), parce que être dépendante d'un
chieur pareil, c'est au-dessus de mes forces.
– Vas-y, crache vite ce que tu veux me dire,
il faut qu'on retourne voir les autres sans perdre une
minute.
– Anouchka, je crois que tu ne réalises pas
ce qui est en train de se passer, là.
– Si. Tu strangules mon bras.
– Pardon, dit-il en me lâchant.
Il s'éclaircit la gorge, et emploie un ton
professoral pour m'adresser les remontrances qu'il estime
nécessaires.
– Je t'ai sauvé la vie dans la piscine, tu
pourrais au moins te montrer un peu plus reconnaissante. Et puis
nous avons passé la nuit ensemble, ce n'est pas rien…
– Hein ?
– … je suis parti à votre recherche, dans la
nuit glaciale, et je vous ai retrouvés, tes amis et toi, lorsque
vous vous êtes perdus en forêt, j'ai aussi permis que vous
échappiez à l'hypothermie en faisant du feu avec mon briquet…
– Et la marmotte, elle met le chocolat dans
le papier d'alu.
– Tu le nies ?
– Eh bien c'est une vision, comment dire,
extrêmement personnelle de la réalité.
Il cueille une large feuille dentelée et la porte
à son nez pour en respirer le parfum mouillé.
– C'est en tout cas celle que je donnerai aux
journalistes pour raconter notre escapade.
– Ah ? Eh bien vas-y.
– Sauf si…
– Non, non, vas-y, ça ne me dérange pas. Ça
me fera de la pub.
Impossible de retenir l'éclat de rire qui monte et
fait vibrer mes joues de l'intérieur, devant la tête que fait ce
pauvre petit Basil tout décontenancé.
Mais très vite, il se reprend.
– Écoute, Anouchka. Je vais jouer cartes sur
table avec toi. Ma carrière musicale s'essouffle, mes titres sont
téléchargés gratuitement, je n'arrive plus à m'en sortir… Or, il se
trouve que j'ai toujours rêvé d'écrire un roman.
Et allez.
À tous les coups, il va me demander des
conseils, voire des idées.
Peut-être aussi de préfacer le livre qu'il imagine
rédiger.
Ou alors… nooon, il n'aurait quand même pas
l'hystérie de croire que je pourrais accepter d'écrire un livre à
quatre mains avec lui, tout de même ?
– Je sais ce que tu penses !
s'exclame-t-il. Tu te dis que parce que je viens d'un groupe, je ne
vais pas être pris au sérieux. Mais rassure-toi, par souci de
légitimité, je comptais utiliser mon véritable nom : Bernard
Pichon.
– B… Bernard Pich… ?
– J'ai juste besoin d'un nègre, c'est tout.
Le prix n'est pas un problème. J'utilise bien une autre voix pour
chanter les refrains sur mes CD.
16 h 30
Eh ben vous savez quoi ? J'ai dit oui. Une
opportunité pareille, ça ne se refuse pas : celle de pouvoir
montrer, en direct et sans trucages, ce que c'est qu'une raconteuse
d'histoires, quand elle n'écrit pas. Pour le rassurer, j'ai donc
été la Louis Armstrong du pipeau.
Du coup, nous avons rejoint l'abri de pierre en
marchant vite, et mes mollets me lancent comme si j'avais fait un
footing dans cinquante centimètres d'eau.
Arrivés sur place, nous ne pouvons que constater
l'évidence : la cavité est vide.
Oh non, c'est pas vrai…
Affolée, je me précipite à leur recherche,
Bernard-Basil sur mes pas. Vite, vite avant qu'il ne soit trop
tard…
Après quelques foulées, je baisse les yeux, et
soudain, je pousse un hurlement en me tenant les joues.
– Oh mon Dieu ! Cette salive, toute
cette salive, partout !
Derrière un énorme buisson d'une plante dont
j'ignore le nom, se trouve le corps de Clotilde, à cheval sur celui
de Jerry, en train d'écoper avec sa langue la bouche dégoulinante
de mon cousin. Ses mains à lui, perdues dans le décolleté de son
dos à elle, fouillent avidement ses vertèbres, à la recherche,
j'imagine, de l'endroit qui n'en contient plus.
– ESPÈCE DE SALE PETIT FUMIER ! Alors
comme ça, nous n'avons jamais été perdus, tu as toujours su où nous
étions ? !
– Hu ? couine Clotilde, sans lâcher la
lèvre inférieure de sa victime.
– … e… é… ou… e… i… é…, n'articule pas Jerry.
Ce qui signifie sans doute une banalité du style « je vais
tout t'expliquer ».
19 heures
Jerry a avoué.
Fou d'astronomie depuis des années, il était
parfaitement capable de se repérer à partir de la position des
étoiles le soir où nous nous sommes perdus, et de nous ramener dans
la direction de la voiture.
Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ?
Envie de rigoler ? Envie de s'évader de la
vie virtuelle qui rythme son quotidien lorsqu'il ne shampouine
pas ? Envie de s'offrir une petite récré en compagnie d'une
jolie blonde ?
Je ne le saurai jamais, vu que j'ai juré que la
prochaine fois que je lui adresserai la parole, les comètes auront
des dents. Ou lui n'en aura plus.
Et m'est avis que sa mère ne le saura pas non
plus, car cette petite canaille de femme s'est trouvé un nouveau
centre d'intérêt qui focalise désormais toute son attention.
La nuit où son fiston s'est « perdu »,
elle l'a passée entre les bras d'un vieil ami revu à la réception
du mariage de Charlotte, qui lui a rappelé qu'elle avait un corps,
et combien il pouvait encore exulter.
D'où je l'ai su ? De tata Muguette.
C'est elle qui nous l'a appris quand elle nous a
retrouvés, après être partie à notre recherche alertée par Aaron,
inquiet de ne pas parvenir à me joindre par téléphone. (Finalement,
le marquage par bague n'a pas été vain !)
Au début, elle nous a raconté qu'elle nous avait
localisés grâce à sa parfaite connaissance du terrain, ayant été
dans la Résistance pendant la guerre. Puis, comme on s'extasiait en
la félicitant, elle nous a insultés d'avoir cru qu'elle aurait pu
être dans la Résistance, vu son âge, et nous a expliqué tout
simplement avoir aperçu la voiture de Basil, qui était garée à
quelques mètres de notre abri, lui-même juste situé derrière un
talus.
Ce qui signifie que le soir où nous avons beaucoup
marché, en réalité nous n'avions fait que tourner en rond. Comme
des… sots.
Muguette n'a cessé de se moquer du peu de
débrouillardise de la jeunesse actuelle, et Basil a été très
impressionné par la façon qu'elle a eue de nous ramener d'un coup
de volant assuré jusqu'à l'hôtel. On peut même dire que sa façon de
nous prendre en charge avec vigueur l'a en quelque sorte subjugué.
Spontanément, sur le chemin, il lui a confié ses problèmes
d'orientation dans l'espace. Elle lui a promis de l'aider à les
résoudre.
La dernière fois que nous les avons vus, Muguette
lui mettait une petite tape sur les fesses.
Et puis, quelques jours plus tard, juste avant de
repartir pour la capitale, Clotilde et moi avons appris qu'un type
s'était fait arrêter.
L'homme, dont l'activité principale était
d'officier dans des soirées branchées en tant que disc-jockey
option « human beatbox »
(c'est un type qui fait l'homme-orchestre avec sa bouche, et imite
des instruments de percussion en faisant « toum !
toum ! tougoudag ! tcha-tcha ! » très près du
micro, quoi), s'incrustait pour manger gratos dans tous les
mariages de la région.
Comme « human
beatbox » c'est un métier au nom quelque peu
repérable, il se faisait passer pour un médecin, gagne-pain un
tantinet plus honorable et surtout plus passe-partout.
Et pour éviter qu'un invité hypocondriaque ne lui
parle de ses problèmes de cholestérol ou de diabète, il précisait
sa spécialité : « légiste ».
Tour à tour se faisant appeler Casimir, Oscar ou
Gédéon, l'homme était recherché depuis des mois pour avoir craché
sur des passantes après les avoir abordées.
Volonté de nuire ou simple malformation
dentaire ? Ce sera à l'enquête de le déterminer.
Mais honnêtement, je n'ai jamais été aussi
contente de ma vie de rentrer chez moi.