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Panique à bord, boulot en retard
Le succès, c'est juste une
question de chance, tous les ratés vous le diront.
Earl Wilson
Une moue déterminée se peignit sur son visage. Il
était hors de question qu'Allan débarque chez elle.
Elle se leva d'un bond, saisit un blouson
suspendu au portemanteau, et sortit en claquant la porte.
Trois heures plus tard, la nuit était tombée, et
une pluie dense rafraîchissait la ville.
Les étoiles semblaient éteintes, voilées par de
lourds nuages gris. Dans la rue, les passants hâtaient le pas, trop
pressés pour éviter les flaques, recroquevillés sous leur
parapluie.
Revenue de chez son amie Jenny, chez qui elle
avait passé un long moment à se confier autour d'une tasse de café,
Rebecca, transie et ruisselante, glissa la clé dans la serrure puis
pénétra dans son appartement.
L'ampoule de l'entrée était grillée, elle n'avait
pas eu le temps de la changer.
Alors, dans une semi-obscurité, elle déboutonna
sa veste trempée qu'elle jeta négligemment sur la moquette. En se
dirigeant vers la salle de bains, elle retira son pull, son jean
humide, ses sous-vêtements, qu'elle abandonnait au fur et à mesure
à ses pieds, tel un strip-tease improvisé.
Elle passa la main dans la cabine de douche pour
régler la température du jet, et attendit que l'eau soit
suffisamment chaude pour se glisser dessous.
Le fouet des gouttes brûlantes sur sa peau acheva
de la détendre. Elle massa son crâne avec délice, et pensa à Allan,
qui avait dû faire une drôle de tête en trouvant porte close.
Au loin, elle perçut un fracas suivi d'un
grondement sourd. Un orage. Pas étonnant, à cette période de
l'année. Décidément, elle avait bien fait de rentrer.
Elle ferma les yeux, offrant son visage au
massage énergique de cette pluie bienfaisante, qui la réchauffait
jusqu'aux os.
Soudain, des doigts inconnus tirèrent brutalement
le rideau
Non, non, NON.
Déjà que les critiques m'allument régulièrement la
tronche en pointant les multiples références hitchcockiennes de mes
thrillers, leur donner une scène comme ça, c'est leur offrir
l'encre pour que leur stylo me batte.
Non, enlève les doigts, pas maintenant les doigts,
range-moi ces doigts.
Elle ferma les yeux, offrant son visage au
massage énergique de cette pluie bienfaisante qui la réchauffait
jusqu'aux os.
Soudain, des doigts
inconnus tirèrent brutalement le rideau.
Après tout, que lui importaient les états d'âme
de son ex-petit ami ? Il finirait bien par l'oublier…
Elle coupa l'eau, sortit et se sécha le corps
soigneusement.
Machinalement, elle pinça
la cellulite qu'elle avait sur la cuisse, et poussa un
soupir.Le miroir embué lui renvoya le reflet d'une
silhouette avantageuse, à laquelle elle ne prêta pas
attention.
Vêtue d'une culotte en coton et d'un long
tee-shirt blanc, elle entreprit, à l'aide d'une serviette,
d'éponger son opulente chevelure qui, telle une cascade de perles
brunes, dégoulinait sur ses épaules.
Tiens, ça me fait penser qu'il faut que je prenne
rendez-vous chez le coiffeur. J'ai pris ou pas rendez-vous,
déjà ? Me souviens plus… faut que j'aille vérifier sur le
grand calendrier affiché dans la cuisine.
Trop la flemme de me lever maintenant. J'irai tout
à l'heure, en allant me chercher un truc à grignoter. Mieux, je
vais m'envoyer un e-mail, pour ne pas oublier d'aller regarder le
calendrier à l'autre bout de l'appart.
Heureusement que je suis là pour penser à tout,
dans cette maison.
La jeune femme s'approcha de la fenêtre. La pluie
battante éclaboussait les carreaux. Toute cette histoire entre
Allan et elle avait pris de telles proportions…
Elle se perdit dans la contemplation des lumières
de la ville qui scintillaient au loin.
Un éclair déchira l'obscurité qui avait envahi la
pièce.
Rebecca frissonna.
J'aime bien le coup de l'orage, c'est flippant à
souhait, ça donne une chouette ambiance au récit. Bien joué, ma
fille.
Se penchant sur le côté, elle alluma une lampe
d'inspirationsuédoisejaponaise, qui
diffusa aussitôt dans la pièce une lumière douce et tamisée.
– Bonsoir, Rebecca.
Elle sursauta etse mit en
position de défensene put réprimer un cri de frayeur.
Surgi de l'ombre, Allan se tenait derrière elle,
la surplombant de sa haute stature.
Il souriait, d'un air énigmatique.
– Co… comment es-tu entré ?
bredouilla-t-elle en lui faisant face, le cœur battant à tout
rompre.
– Par la porte, dit-il en agitant lentement
un trousseau devant son visage. J'ai toujours le double des clés
que tu as oublié chez moi…
Elle se jura de faire changer les serrures à la
première heure, le
lendemairefvrfqwesrfffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffffsvff
fdfdvvfd erfcefgvdfjuhkrfg
Lùl ; : ; : ;,vxcf
OH PURÉE CHOCH' NOOOOON !!!!!
Dégage, ouste, panier !! Rhoo, putaing de
bordel de sale chienne pourrie, regarde un peu ce que tu as fait
avec tes pattes sur mon clavier !!!! Je te préviens, si tu
m'as effacé QUOI QUE CE SOIT, je retourne à la boutique où je t'ai
achetée et je t'échange contre une tortue !
(Petite musique chiante.)
Voila, mon portable, maintenant.
Attends, je regarde qui c'est… Zut, mon
éditrice.
Je décroche ? Je ne décroche pas ?
Allez, je ne décroche pas.
C'est vrai, je pourrais parfaitement être aux
toilettes, par exemple. Et c'est une question de bienséance :
je ne réponds jamais au téléphone quand je suis dans les W-C.
En plus, comme ça résonne, je me fais
immédiatement gauler.
Bon.
Bon.
Bon, il vient, ce petit « bip » à la fin
de son message, ou bien elle raconte sa vie à mon
répondeur ?
Elle raconte sa vie à mon répondeur.
En fait, je sais déjà ce qu'elle veut :
savoir où j'en suis dans mon texte, me rappeler que je suis super
en retard pour le rendre, vérifier que j'y vais bien franco sur les
détails gore, tout en soulignant combien je suis super en retard
pour le rendre.
C'est qu'il y a des délais à respecter, dans la
création littéraire.
Le problème, c'est qu'il y en a aussi dans la
gestion du remplissage du frigo.
Et entre supporter une femme qui râle au téléphone
parce qu'elle n'a pas son chapitre, et un homme qui râle dans mon
lit parce qu'il n'a pas ses yaourts, mon choix est vite fait.
Mais bon, je l'aime bien, Elsa.
Elsa Marcy, de son nom complet, est mon éditrice
depuis mes débuts, il y a déjà, pff, presque douze ans, déjà.
Que de temps écoulé depuis la publication de ce
premier thriller, un succès inattendu qui a pris tout le monde de
court. Je me rappelle encore de ma panique face aux caméras, de mes
bourdes en interview, de mon absence totale de repartie face aux
questions intrusives des journalistes.
Je m'en rappelle encore, parce que douze ans
après, ça n'a pas changé d'un pouce.
C'est Elsa qui a eu très vite l'idée de me
façonner ce personnage de brune mutique, inquiétante et profonde,
qui a en quelque sorte sauvé ma vie médiatique du ridicule en me
donnant l'image d'une fille mystérieuse et complexe. Ce que mon
père, fin psychologue, résume assez prosaïquement par :
« L'âne qui se tait se fait passer pour un
savant. »
Il faut dire qu'elle est dotée d'une sacrée
personnalité, Elsa, en plus d'un physique très particulier, qui
fait qu'on la remarque immédiatement car…
(Bip.)
Ah, ben quand même.
Bon, je l'écouterai me demander de me presser
quand j'aurai une minute, parce que là, je suis en plein
rush.
Les cheveux et les vêtements du garçon étaient
parfaitement secs. Il devait l'attendre ici depuis des
heures.
Dehors, le tonnerre gronda.
Allan fit un pas vers elle, sans la quitter des
yeux. Cette fois, il ne souriait plus.
(Petite musique chiante.)
Oooooooooooooooh purée, c'est qui,
maintenant ? !
Arf. C'est Clotilde, ma copine styliste.
Désolée, poulette, je peux pas te prendre
maintenant, je suis en plein milieu d'une scène.
(Bip.)
Oui, c'est ça, vas-y, braille « Rappelle-moi,
chiennasse ! » sur mon répondeur…
Quel était l'éclat sous sa veste qu'elle avait
aperçu, furtivement, lorsqu'il s'était avancé ?
Était-ce une… arme ?
Rebecca fit un effort considérable
pourne pas s'évanouirmasquer la
sourde angoisse qui l'étreignait sous une apparente
désinvolture.
– Bon, eh bien, puisque tu es là, que
dirais-tu d'aller manger un morceau dehors ?
Il fallait qu'elle le fasse sortir, qu'elle ne
reste pas seule avec lui.
Le garçon cligna des yeux, surpris par sa
proposition.
– Ah !
Ah ! On ne me la fait pas, à moi !Tu veux… aller
dîner avec moi ?
– Laisse-moi juste le temps de passer un
truc plus habillé, et on y va.
Sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers sa
chambre, d'où elle ressortit moins d'une minute plus tard vêtue
d'une longue jupe multicolore d'inspiration gitane, et d'un gilet
en maille noir.
Ses cheveux étaient coiffés en queue-de-cheval
haute et un soupçon de rose, provoqué par la fraîcheur de la nuit,
avait coloré ses joues.
Allan n'avait pas bougé. Il continuait de la
fixer de son regard étrange.
– Il faut vraiment que je te parle,
Rebecca…
Un éclair illumina la pièce, suivi par un
prodigieux coup de tonnerre.
La jeune femme réfréna une envie de hurler.
Depuis toujours, les orages la terrifiaient, et rien que l'idée de
quitter l'appartement pour s'y exposer lui donnait la chair de
poule.
Prenant sur elle, l'étudiante grimaça un
sourire :
– Ventre affamé n'a pas d'oreilles, allez
viens, tu me parleras plus tard.
Elle saisit son sac, ouvrit la porte et
s'engouffra dans le couloir.
Il la suivit, attrapant au passage le parapluie
qu'elle avait oublié.
OK, et maintenant ils font quoi ?
Ils vont bouffer, ou ils entament un combat à
coups de pépins dans l'ascenseur façon Highlander ?
En parlant de bouffer, je commence à avoir la
dalle. Et si je me faisais livrer des sushis ?
Sans déconner, pourquoi est-ce que je fais
semblant de me poser la question ?
Je me fais livrer des sushis tous les jours.
Au restaurant, le type qui prend la commande est
devenu mon meilleur ami : je n'ai même plus besoin de préciser
« sans mayonnaise, et avec de la sauce sucrée, s'il vous
plaît », il se fait un plaisir de réciter la formule
lui-même.
Ma vie est pathétique.
Et ce roman à terminer… allez, on sait tous
comment ça va se finir : il va y avoir des scènes hyper
dégueu, ses copines de fac font se faire tronçonner façon
california rolls , mais Allan ne va pas
tuer Rebecca car le méchant, en fait, c'était pas lui, c'était la
prof de lettres de sa copine (une psychotique), folle (et)
amoureuse d'Allan, qui a semé un climat de terreur sur le campus
pour qu'on ne la soupçonne pas et pour se débarrasser de sa petite
amie dans la foulée. Bien sûr Rebecca va s'en sortir, il va
évidemment y avoir un retournement de situation à la fin (le
meilleur ami d'Allan était complice ! Il en voulait à Becky de
lui voler son pote et espérait au passage choper la prof
psychotique qu'il désirait sauvagement pendant les cours).
Et comme les précédents opus, ça va encore être
adapté au cinéma et faire un carton. Pfff.
J'aimerais tellement changer la façon de raconter
mes histoires, parfois. Être plus… comment dire… plus « vie
quotidienne » ?
Là maintenant, qu'est-ce qui se passe ? (Coup
d'œil sur mon synopsis.)
La scène du restaurant italien, sur la
53e Rue.
Non, on va dire la 54e Rue Est.
Ou peut-être la 28e Rue ? Allez, on y va au pif, les
lecteurs ne vérifieront pas de toute façon. Donc, ils dînent
ensemble, très bien… échange de regards, attitudes ambiguës,
description de vêtements, ambiance dans la salle, waouh, on
s'éclate.
Et tiens… imaginons que Rebecca, mon héroïne, se
comporte pour une fois comme une vraie femme. Je veux dire, une
vraie femme de mon entourage. Ça pourrait être… ben tiens, comme ma
copine Clotilde, par exemple, une blonde à faible poitrine qui
ressemble à une branche d'arbre. Normal, elle a exactement la même
alimentation : de l'eau et du vent.
Avec elle dans le rôle de Rebecca, ça donnerait un
truc comme ça :
Allan poussa la porte de Chez Gino's , la meilleure pizzeria de
la65e rue28e Rue, passant galamment devant Rebecca pour
lui ouvrir le passage.
La salle du restaurant était bondée.
À peine venaient-ils de s'asseoir derrière
une de ces tables si typiques (des restos à gogos), recouverte
d'une nappe blanche à carreaux rouges, qu'un serveur surgit pour
prendre leur commande.
Devant la carte, Rebecca fit mine d'hésiter entre
des tagliatelles carbonara et une escalope milanaise, avant de se
laisser tenter, gourmande, par une délicieuse salade verte.
Allan, plongé dans la contemplation du menu,
choisit tout naturellement un plat de spaghetti bolognaise.
Autour d'eux, d'autres couples savouraient leur
repas, au son de l'accordéon d'un vieux musicien qui massacrait un
air traditionnel en passant de table en table.
Très vite, on apporta leurs assiettes. (Les
serveurs mettaient le turbo, ils avaient comme consigne de libérer
les tables rapidement pour faire du chiffre.)
Le jeune homme, qui s'était lancé dans de grandes
explications sur son comportement, agitait sa fourchette avec
vigueur en essayant de convaincre Rebecca. Il vit l'intérêt de la
jeune fille grandir pour lui à chaque bouchée de pâtes brûlantes
qu'il engloutissait.
Fort de son intuition masculine, il mit ce regard
affamé fixant sa bouche pleine de sauce tomate sur le compte de son
irrésistible sex-appeal.
Et il en fut grandement flatté.
Cette fois, il en était sûr, elle allait lui
revenir.
Rebecca ne le détrompa pas. Mieux valait le
laisser penser que si ses mains tremblaient, c'était d'émotion
d'être assise en face de lui, et non d'hypoglycémie.
Au moment du dessert, elle détourna les yeux du
chocolat liégeois qu'il enfournait en la contemplant amoureusement,
et se concentra sur son café (sans sucre).
Elle luttait contre ses sentiments, c'était
visible, interpréta-t-il, irradiant de fierté.
En la raccompagnant, Allan, qui avait sans doute
encore faim, la serra tendrement dans ses bras et tenta de goûter à
son rouge à lèvres.
Rebecca, qui avait repéré une petite trace de
sauce tomate sur la commissure de ses lèvres, n'hésita pas et lui
goba la figure.
Sa tension avoisinant les huit, elle se laissa
aller dans les bras du jeune homme, qui la souleva de terre et la
porta jusqu'au seuil de son appartement, puis jusqu'à sa
chambre.
Becky, soudain très volubile, se mit à parler
fort.
Il prit cela pour un dérèglement des sens, un
affolement de la raison, un combat contre son désir, car elle
devait vouloir donner encore un peu le change avant de lui
céder.
En réalité, son bavardage assourdissant était
juste destiné à masquer le bruit de son ventre qui
gargouillait.
Je lève les mains de mon clavier et me relis en
souriant.
Puis j'ajoute :
Aux premières lueurs de l'aurore, elle se leva,
s'habilla sans faire de bruit et sortit de chez elle, pour fuir le
petit déjeuner avec Allan.
Elle ne voulait pas qu'il la contemple en train
d'ingurgiter cinq chaussons aux pommes, tout en se perfusant de
chocolat chaud par les trous de nez.
Il aurait risqué de se demander ce qui était
arrivé à la jeune fille qui, hier encore, chipotait pensivement les
graines de sésame sur son petit pain.
Même pas en rêve.
Elsa risque de faire une syncope, en lisant
ça.
Maintenant que je suis cataloguée « romans
qui fichent les jetons », impossible d'en sortir. Quand on
passe son temps à zigouiller des gens, après on est moins crédible
pour trousser des fables humoristiques, singer Barbara Cartland, ou
publier des comptines destinées aux maternelles.
À la limite, je pourrais toujours prendre un
pseudo… mais rien que l'idée d'avoir à tout recommencer depuis le
début, à reconquérir un public, à être traitée comme une débutante
par les libraires qui ne me (re)connaîtront pas, m'est
douloureuse.
Je me lève, et me rattrape de justesse après
m'être pris les pattes dans une paire de chaussures qui traînait.
Me revient alors en mémoire cette anecdote vécue le jour de leur
achat.
J'avais hésité à les prendre, en disant à la fille
de la boutique qui m'aidait à les essayer, espérant être
rassurée : « Elles me plaisent, mais j'ai peur qu'elles
fassent un peu jeune… »
Et qu'est-ce qu'elle avait répliqué, cette
morue ? « Vous avez raison, je vais chercher un autre
modèle. » Non mais tu ne veux pas m'indiquer directement
l'adresse d'une bonne boutique de pantoufles orthopédiques,
vendeuse de mes deuze ?
Du coup, ça m'avait décidée. Mue par la petite
musique de cette fameuse pub de cosmétiques : « Je fais
ce que je veux. Avec mon blé-heu », j'avais posé fermement les
ballerines multicolores sur le comptoir, et déclaré d'un ton sans
réplique : « Je les prends. »
Et me voilà, debout dans la salle de bains, en
train de scruter le miroir à la recherche de réponses dont je ne
sais même pas formuler les questions.
J'approche mon nez de la glace, écarquille les
yeux, retrousse mes lèvres, observe mes dents (surtout les trois du
fond avec des couronnes), pince ma joue un peu molle, tapote ma
pommette, la remonte vers la tempe, tire ma frange en arrière pour
constater la prolifération de racines blanches (un tour chez le
coiffeur s'impose d'urgence), je recule, contemple l'ensemble,
soupèse ma poitrine trop lourde, presse mon bourrelet ventral,
tente de l'effacer en contractant les abdos (sans grande différence
visible), puis je rencontre à nouveau mon regard, et c'est alors
que soudain, je la vois.
Non, ce n'est pas possible.
Je retire mes lunettes, et colle cette fois
complètement mon nez contre le miroir. Là, ici, avec ses petites
sœurs. J'accentue une expression euphorique jusqu'à la grimace,
pour bien les faire apparaître : mes premières petites rides,
au coin des yeux.
Stupéfaite, je recule, mon visage redevient flou,
je remets mes lunettes, les pattes d'oie me sautent aux yeux.
Pourquoi, oh oui, pourquoi ne me suis-je pas
tartinée de crème antirides quand il en était encore
temps ? !
Sans doute parce que j'ai une peau si réactive que
la moindre crème appliquée sur mon visage déchaîne le
bourgeonnement de mes pores. Envie de rajeunir, certes, mais pas au
point de ressembler à ce que j'étais adolescente.
Dépitée, je vais m'effondrer sur le canapé du
salon, où je reste allongée sur le ventre, les bras le long du
corps, immobile, en totale léthargie.
Parler. Il faut que j'en parle à quelqu'un de
confiance. Mais à qui ?
À mes copines, qui sont pour la plupart un
peu plus âgées que moi, et qui vont commencer à se plaindre à ma
place ? À ma mère, qui va me conseiller de cacher mes
complexes derrière une bonne écharpe bien chaude ?
À mon père, qui va me répondre pince-sans-rire que c'est vrai
que je deviens plutôt vieille, pour sa fille, peut-être qu'il
devrait s'en trouver une plus jeune ? À mon frangin, qui
va m'expliquer avec toute la délicatesse dont il est capable que ce
ne sont pas mes rides, le problème, ce sont mes grosses
fesses ? À mon mari, aussi avenant qu'une huître fermée,
qui se sent persécuté depuis que j'ai osé lui faire remarquer qu'il
avait laissé des poils autour de l'évier après s'être rasé ?
À nos filles, Chloé, Noémie, et Eva (la nioute d'Aaron), qui
vont me jurer que peu importe que je sois vieille, grosse et moche,
elles m'aimeraient quand même ?
Aaaah, je suis seule, seule face à moi-même, avec
mes tourments que personne ne comprend.
(Vite, un stylo, le jour où je décide d'écrire une
chanson, je tiens le début d'un couplet.)
J'hésite un instant entre chouiner un coup (bof,
sans personne pour me consoler, c'est une perte d'énergie inutile)
ou aller me faire un mug de corn-flakes aux pépites de chocolat (en
triant avant les corn-flakes pour récupérer le maximum de pépites
de chocolat), quand je me rappelle qu'il faut que je passe un coup
de fil.
Je tends la main, mais ne trouve pas mon portable
sur la table basse.
Alors je me lève et vais le chercher sur le rebord
vide-poches du tableau noir accroché à l'entrée, où il ne se trouve
pas non plus.
Impatiente, je trépigne et fonce le débusquer dans
ma chambre, sans succès.
À bout de nerfs, je saisis le téléphone fixe
de la maison et compose le numéro de mon mobile, pour le
localiser.
L'intégralité de ma facture de téléphone fixe
n'est consacrée qu'à ça : déterminer l'endroit où se planque
mon portable en le faisant sonner.
Bien entendu, il est (comme chaque fois, sans
exception), sagement posé sur la tablette de la salle de
bains.
Je l'attrape rageusement, m'apprête à composer un
numéro puis m'arrête net.
J'ai oublié qui je voulais appeler.