14
Tais-toi, têtue
Faites confiance à votre instinct.
Il vaut mieux que les erreurs soient les vôtres, plutôt que celles de quelqu'un d'autre.
Billy Wilder
Je tente de bouter Clotilde hors de la table à laquelle elle s'agrippe, telle une moule amoureuse ventousant son rocher.
– Tu as son numéro de téléphone, il a le tien, c'est bon, on peut partir, maintenant ?
– Mais quoi ? Qu'est-ce que tu as à être si pressée, on vient tout juste d'arriver.
– Bon, résumé des précédents épisodes : le mariage de Charlotte, c'était surtout un prétexte pour te changer les idées. Là, tes idées sont aussi changées qu'une façade de machine à sous affichant un jackpot. Le pognone gagné étant engrangé dans ton portable, ma question est donc : on bouge ?
Clotilde se redresse, s'appuie contre le dossier de sa chaise, et me scrute en plissant les yeux :
– Mais dis-moi, ma vieille… je rêve, ou tu es jalouse ?
– Plaît-il ? Ahahaha… j'aime ton humour.
– Tu l'as peut-être rencontré la première, mais je te rappelle que tu n'es pas disponible, TOI, et que c'est MOI qui lui plais.
– Mais, Clotilde, comment oses-tu penser une seule seconde que je… mais c'est dingue, ça, j'ai même pas dit quoi que ce soit !
– Ton attitude est explicite.
– Mon attitude ? Mais de quoi est-ce que tu parles… Oh, et puis je m'en fiche, après tout. Fais ce que tu veux, moi je rentre.
Je me lève, tandis qu'elle croise les bras en secouant la tête, profondément navrée :
– C'est pas joli-joli, tout ça…
Très bien, je me rassois.
– D'accord, ma biche. Tu attends quoi de moi ? Un triple salto arrière d'enthousiasme, parce que ce type t'a un peu baratinée ? Moi je veux bien, mais vu ma souplesse, tu risques de retrouver ton jupon dans un sale état.
– « Ce type m'a un peu baratinée » ? ! Ha ! Si ça c'est pas une preuve de ta sale jalousie ! éructe-t-elle, triomphante.
Inspiration.
Expiration.
– Tu veux le fond de ma pensée ?
– Oui.
– Ce type ne me dit rien qui vaille.
– Mais pourquoi ?
Je me passe la main dans les cheveux, gênée, réajuste ma boucle d'oreille pensivement, et attrape mon verre à pied que je balance doucement entre mes doigts.
– Écoute, j'en sais rien, disons que c'est mon sixième sens qui parle. Je passe mes journées à écrire des thrillers, à compulser une épaisse documentation comportementale pour mes romans, crois-moi, je commence à avoir une petite idée de ce que peut être la psychologie d'un tordu. Pour moi, un mec qui fait autant de compliments cherche forcément à prendre ton contrôle.
Elle lève les yeux au ciel.
– Ah oui ? Et dans quel bouquin de psychologie à la noix tu as lu ça ?
– Dans un vieux livre de fables, dont une s'appelle « Le corbeau et le renard ».
Je glousse et j'ajoute :
– Noémie m'a demandé de lui faire réviser La Fontaine, récemment…
Comme je crains de la blesser, je n'arrive pas à lui faire passer mon idée : c'est une chouette fille, mais de là à tomber en pâmoison devant elle comme s'il s'agissait de la déesse de la beauté réincarnée, il y a une marge. Un mec qui flatte trop pour obtenir ce qu'il veut, j'ai toujours trouvé ça suspect. D'autant qu'avec son incroyable physique de rock star, ce Basil aurait pu séduire n'importe quelle beauté inaccessible.
Même la mariée.
Bon, d'accord, peut-être pas la mariée, mais il aurait certainement pu provoquer chez elle l'hésitation au moment de dire « oui ».
D'ailleurs, je me demande de quel côté de la famille il vient ? Sûrement du côté de Charles, ou alors c'est un ami de Charlotte…
– N'empêche, tu ne m'enlèveras pas de l'idée que ta réaction est décevante.
– Rhoooo, Clotilde… bon, ben tant pis, pense ce que tu veux. C'est juste dommage qu'à peine entré dans ta vie, ce type mette déjà à mal notre amitié.
– Ne t'inquiète pas pour notre amitié, dit ma blonde copine en se levant. Il ne la mettra pas à mal, puisque tu n'es pas jalouse.
« Gnagnagna », je soupire, consternée par l'idée fixe de Clotilde, puis je me lève aussi, attrape ma pochette, et la suis jusqu'aux vestiaires récupérer nos vestes.
Le sommeil n'est pas loin, je bâille sans arrêt. Vivement le moelleux king-size bed dans lequel je vais bientôt enfin pouvoir me vautrer.
Sur le seuil de l'hôtel où ont lieu les festivités, Clotilde se dévisse la tête pour tenter d'apercevoir un taxi. Dommage, mon portable est resté dans la chambre, il vaudrait mieux que j'aille demander à la réceptionniste de nous en commander un.
– Vous rentrez déjà ?
Basil Perkins est nonchalamment adossé à l'une des colonnes du fronton de l'hôtel.
Il exhale la fumée d'une cigarette dont il ne reste plus grand-chose. En nous apercevant, il envoie valdinguer son mégot d'une pichenette et se dirige vers nous, la démarche féline.
– Je m'en allais, moi aussi. Je vous raccompagne, les filles ?
– Eh bien… oui, dit Clotilde, avec plaisir. Anouchka, tu viens avec nous ?
Doucement je me marre, amusée par la façon dont elle s'est approprié le chauffeur, et me fait l'aumône d'un trajet de retour qui m'était de toute façon suggéré.
– Pourquoi pas ? dis-je en frissonnant.
La nuit est maintenant tombée et l'air s'est rafraîchi. Je resserre sur moi les pans de la large veste que je n'ai pas zippés, avant de crier, en apercevant mon cousin discutant avec un groupe de gens qui ont également revêtu leur manteau :
– Eh, mais c'est… JERRY ! YOUHOU !
Fébrilement, j'agite mes bras en grands mouvements excités pour attirer son attention.
Il me repère, embrasse les personnes à qui il s'adressait, et viens à ma rencontre.
– Ça y est, tu t'en vas, déjà ?
– Oui, j'ai mes vacances qui m'attendent, à l'hôtel. Et toi, qu'est-ce que tu fais, tu bouges ?
Il grommelle, les mains dans les poches :
– Bah, je ne sais pas, je pense que ouais, je vais y aller.
– Eh bien viens, rentre avec nous dans ce cas. Ça ne vous dérange pas de le déposer à son hôtel, Basil ? C'est pile sur le chemin du nôtre.
Le beau gosse semble hésiter un court instant.
– Pas du tout, finit-il par répondre.
Jerry jette un coup d'œil à la Chevrolet flambant neuve garée plus bas, dont Basil vient d'activer le déverrouillage des portes à distance. Je l'attrape et, bras dessus, bras dessous, pendant que nous nous dirigeons vers la voiture, lui demande :
– Ta mère ne rentre pas avec toi ?
– Non, elle m'a dit qu'elle se débrouillerait pour se faire raccompagner de son côté. Et puis bon, on n'est pas mariés non plus…
– Je propose que nous laissions tous tomber le vouvoiement, annonce Basil en se mettant derrière le volant.
Nous acquiesçons avec soulagement. Clotilde vient s'installer à l'arrière près de moi, tandis que Jerry s'assied devant, et recule légèrement le siège pour laisser plus de place à ses jambes.
Le trajet se déroule sans encombre, mais, bizarrement, personne ne parle.
Jerry est plongé dans la contemplation du ciel couleur d'encre noire, Clotilde dans celle du rétroviseur intérieur, cherchant à capter le regard de Basil, qui ne fixe que la route, en silence.
Les arbres défilent, par dizaines, ombres gigantesques bordant le chemin qu'emprunte la voiture à vive allure, puis leur nombre augmente sensiblement.
Au bout de longues minutes, je réalise que ce n'est pas du tout par ce chemin que nous sommes venues à l'aller.
– Basil ?
– Hum ? marmonne-t-il sans quitter la route des yeux.
– Tu connais bien le coin ?
– Comme ma poche.
Je ris nerveusement.
– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? me demande-t-il froidement.
– Rien, rien… c'est juste que mon mari me rappelle régulièrement que le jour de notre rencontre, je lui avais dit connaître Paris « comme ma poche ». La suite de la journée a prouvé qu'il y avait, à sa grande satisfaction, des pans entiers de la capitale où je n'avais jamais mis les pieds.
J'ajoute, à la fin de ma phrase, une louche supplémentaire de ce petit rire chevrotant que je viens d'inventer, lequel s'accompagne du regard indulgent de ma camarade à poils jaunes.
De la part du conducteur, pas de réponse.
Je décide d'insister.
– Et sinon, Basil, je ne t'ai pas demandé, tu as été invité parce que tu es du côté du marié, ou de la mariée ?
– Ni l'un ni l'autre, répond-il d'une voix neutre.
Mon sang se glace.
Il tourne légèrement la tête vers moi, ébauche un sourire, et ajoute :
– Je suis venu avec un ami, mais il est parti avant la fin de la soirée. Une urgence.
Nous n'en saurons pas plus.
À présent, les quelques bâtiments en bordure de route ont laissé place à des bois denses et feuillus, et la Chevrolet continue de filer à toute allure vers une destination inconnue.
Jerry fini par émerger de sa léthargie.
– Hey, mec… ça fait pas un peu longtemps qu'on roule, là ?
Pas de réponse, mais je vois les phalanges de Basil se crisper sur le volant.
Anxieuse, je donne un léger coup de coude à Clotilde pour attirer son attention sur les étranges réactions de notre chauffeur.
Elle a posé sa tête contre la vitre de sa fenêtre et rêvasse à sa prochaine nuit d'amour, un sourire cruche accroché aux lèvres.
– Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? demande-t-elle à voix haute.
Je me retiens de justesse de la baffer.
– Hum ? Oh, rien ! Excuse-moi, j'ai dû te frôler, sans le faire exprès.
– Non, non, tu m'as bien donné un coup de coude, mais pourquoi ?
Je plante mes yeux dans les siens le plus fixement possible.
– Parce-que-je-ne-l'ai-pas-fait-exprès.
Jerry (en se grattant la tête). – Tu sais quoi, mon gars ? Je crois que tu aurais dû tourner au dernier carrefour, il y a dix minutes.
Clotilde (insistante, croyant à une blague). – Mais si, tu l'as fait exprès ! Alleeeez, comme disait ma grand-mère : « Faute avouée à son amie est toujours pardonnée » (chuchotant trop fort). Tu veux me parler de Basil ? C'est ça ? Tu veux pas attendre qu'on arrive à l'hôtel, plutôt ?
Jerry (maintenant sûr de lui). – Ouais, je crois que tu t'es gouré de chemin, c'est clair. Elle avait raison, finalement, ma cousine, tu connais plus le coin comme sa poche à elle que comme ta poche à toi. Mouahahaha…
Moi (d'une toute petite voix, observant le rouge de la colère monter aux joues de Basil, dans le rétroviseur intérieur). – Heu… non mais c'est pas grave, hein, en même temps, on n'est pas pressés…
Jerry. – Parle pour toi, morue. Moi je suis claqué.
Clotilde. – Et sinon, Basil, ça te dirait d'aller prendre un dernier verre en arrivant ? Hein ? Hein, Basil, ça te dirait ?
Moi (angoissée, dans un souffle). – Ne dis pas « dernier », par pitié…
La voiture ralentit sur une longue distance, puis finit par s'arrêter devant une vieille barrière en bois. Dans la lumière des phares, on n'aperçoit rien d'autre que des arbres géants, de toutes les essences, par dizaines, par centaines.
Nous sommes en pleine forêt, coincés sur une route en cul-de-sac.
Lentement, Basil se penche vers sa boîte à gants, l'ouvre, au rythme où j'ouvre ma bouche pour me mettre à crier, cramponnée au bras de Clotilde qui ne comprend pas d'où me vient cette subite marque d'affection. Dans un sursaut de lucidité, je me déchausse et saisi mon escarpin, en me disant qu'en visant au pif avec mon talon, je parviendrai peut-être à lui trouer un œil.
Puis, avec humeur, il en sort une carte routière, qu'il étale devant lui.
Clotilde (pas plus étonnée que ça, vu que c'est son quotidien). – Oh, donc tu t'es perdu ?
Basil (méchamment). – NON. Je ne suis PAS perdu. J'ai juste voulu prendre un raccourci qui s'est révélé un peu plus long que prévu, c'est tout.
Clotilde (yeux écarquillés, soufflée par le ton qu'il a employé pour lui parler). – … Hu ?
Jerry (goguenard). – Ouais, bon, arrête de faire ton kéké, t'es perdu, quoi.
Basil (sec comme un saucisson). – Ah mais si t'es pas content, casse-toi, mon pote !
À ces mots, Jerry hausse les épaules, ouvre la portière, et sort nonchalamment.
Après avoir observé quelques instants les bois qui lui font face, sans dire un mot, il s'enfonce dedans.
Moi (complètement flippée). – WOW ! Une seconde, là. Qu'est-ce qui se passe ? ! On est paumés, et tu laisses mon cousin se perdre tout seul dans la nuit noire. C'est hors de question !
Basil (avec une pointe d'ironie dans la voix). – Eh bien rattrape-le, alors.
Moi (furieuse). – Mais j'y compte bien ! Allez, tu viens Clotilde ?
Clotilde (embarrassée, tiraillée entre son désir pour Basil, et son amitié pour moi). – Écoute, Anouchka, je crois que je vais plutôt rester…
Moi (sentant ma peau verte palpiter sous ma chemise qui se déchire). – TU VIENS, CLOTILDE ? !
Clotilde (« mon choix est fait »). – J'arrive !
Nous descendons de la Chevrolet, et nous enfonçons à la suite de Jerry dans la forêt aux ombres inquiétantes.
Loin derrière nous, le claquement d'une portière indique que Basil a décidé de nous suivre.
Le problème, c'est que je n'arrive pas à savoir si c'est une bonne chose.
En fait, quelque chose me dit que ce n'en est pas une.
Je vais très vite savoir si je me suis trompée.