13
Quel effroi, il fait froid !
L'intuition, c'est l'intelligence qui commet un excès de vitesse.
Henry Bernstein
Je renifle un coup.
– Mouche-toi, t'es répugnante, me dit Jerry.
Sans grand espoir, je palpe la petite pochette incrustée de strass que j'ai emmenée ce soir, et qui contient le strict minimum de ce dont je pourrais avoir besoin, à savoir un billet de banque pour le retour en taxi, un tube de rouge à lèvres, un petit miroir rond extra-plat pour éviter de me colorier le menton, et la clé de ma luxueuse chambre d'hôtel. Je n'ai d'ailleurs qu'une hâte, c'est d'aller m'y vautrer.
J'ai laissé lunettes de vue, téléphone portable (impossible de l'entendre sonner avec tout ce bruit), papiers d'identité et paquets de Kleenex (dont je ne me sépare jamais, merci maman) dans mon vrai sac à main, resté dans ma chambre.
– T'as un klinx ?
– Non. Et t'as pas intérêt à te moucher dans la manche de ma chemise.
Clotilde, qui est partie depuis un bon moment, a abandonné son large sac sur sa chaise. Nous sommes amies, je suis sûre qu'elle ne m'en voudra pas si je fouille un peu dedans, à la recherche de ce précieux mouchoir en papier.
En l'ouvrant, je glisse ma main parmi ses affaires, remue, explore, trifouille dans tout son barda, et je trouve. Autre chose. Quelque chose de beaucoup plus intéressant… Je me penche pour mieux regarder, et là, ça me fait tout drôle.
– Ah ben ça alors…, je murmure en refermant vite le sac, avant de le remettre à sa place.
– Qu'est-ce que tu as dégoté ? me demande Jerry, qui m'observait en avalant de grandes bouchées du plat posé devant lui.
J'éclate de rire.
– Un truc plutôt surprenant.
– Quoi ? C'est qu…
Je l'interromps brutalement :
– Hey, mais dis donc ! Alors c'était Clotilde, la fille dont tu as teint les cheveux en vert ? !
Machinalement, j'essuie mon nez qui coule avec ma manche, mais Jerry ne le remarque pas car son regard est plongé dans son assiette.
– De quoi elle se plaint, celle-là ? Le vert était justement la couleur tendance de la saison.
Amusée, je l'observe saucer son plat avec un morceau de pain, alors qu'il ne contient plus de sauce depuis longtemps.
Surgissant tout essoufflée de la piste de danse et se dandinant encore, une fausse blonde aux racines décollées, la soixantaine dépassée, attrape le crâne de Jerry et y dépose un baiser sonore. Sa jupe trop courte dévoile des genoux cagneux, tandis que le bout de sa veste de tailleur bat la mesure contre son gros popotin.
– Mon amour ! glapit-elle. Ça va, tu t'amuses bien ? Tu manges bien ? Quelle ambiance ce mariage, wouhou ! Allez, viens danser, mon amour, viens, viens…
Son fils pousse un énorme soupir, sans la regarder.
– Non merci, maman, pas maintenant, tout à l'heure peut-être.
Elle me prend à témoin.
– Tu as vu ma fille comment il me parle, à moi sa mère ? Tu as vu comment il me traite ? Et qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il se comporte comme ça avec moi, hein ? Qu'est-ce que je lui ai fait ? Ça fait des jours qu'il est comme ça…
– Mamaaaaaan…, soupire à nouveau Jerry, en tournant la tête sur le côté.
– Bon, si tu me repousses devant tout le monde, alors je te laisse. Mais je te préviens, mon fils. Tu m'as blessée.
Elle retourne sur la piste de danse, mais son déhanchement a maintenant un petit quelque chose d'offensé et de digne. Quel cinéma, cette nana…
En temps normal, Jerry aurait bondi la rassurer, s'excuser à plat ventre, puis se serait déchaîné le cuissot avec elle sur un bon vieux tube disco. Mais là, bizarrement, il reste amorphe.
C'en est presque flippant tellement son comportement est inhabituel.
– Ça va ?
– Non.
– Qu'est-ce qui se passe, cousin ? dis-je en lui tapotant doucement la main. Tu veux m'en parler ?
– Non.
– OK, ben parle-m'en quand même.
Il lève la tête, et me lance un regard plein de souffrance contenue.
– Tu veux savoir ? Très bien. J'ai reçu il y a quelques jours un texto de la clinique où j'ai vu le jour. Je te la fais courte, il se pourrait qu'il y ait eu inversion de bébés au moment de ma naissance, donc je dois prendre rendez-vous là-bas pour un test ADN avec ma mère… je veux dire avec cette femme, qui qu'elle puisse être.
Sous le choc, je balbutie quelques mots incohérents, avant de parvenir à produire une phrase, tout aussi incohérente.
– Mais… tu… je… noooon, c'est pas vrai ? ? Arrête, tu déconnes, là. Ne me dis pas…
– Si. C'est la loose. C'est la big, grosse loose.
– Attends une seconde. Tu lui en as parlé, à ta mère ?
À l'air horrifié de Jerry, je comprends immédiatement que non.
– T'es folle ? Si je le lui dis, elle est capable de s'ouvrir les veines devant moi pour me prouver que nous avons le même sang !
– Bon, écoute, calme-toi, ne lui dis rien.
– COUCOU ! fait une voix suraiguë, tandis que deux mains plaquées contre mes yeux enfoncent, tels des emporte-pièces, mes verres de contact sur mes globes oculaires.
– Arrêêête-euh, mes lentiiilles… ! ! dis-je en lui arrachant les doigts.
Clotilde prend place sur sa chaise, l'air comblé de celle qui a passé une nuit d'amour entre les bras de Robert Downey Junior.
– Ça va ? je lui demande, étonnée.
Décidément, je ne me suis jamais autant enquise de la vie de mes proches.
En même temps, j'ai laissé tous mes journaux people à Paris. Ceci expliquant sans doute cela.
– Ouiiiii, oh oui, sublimement ! gazouille-t-elle.
Tranquillement, je me tourne vers Jerry, mon verre à la main.
– C'est les blondes, ça, toujours de bonne humeur, ces filles-là. Les vertes par contre sont de ces dépressives, houlà…
– Bizarre, répond mon cousin, le vert est pourtant la couleur de l'espoir.
– … de redevenir blonde ? dis-je en me retenant de pouffer.
Clotilde nous interrompt pour s'adresser au coiffeur en herbe, qui n'a jamais aussi bien porté son nom. Elle le pointe du doigt sans ménagement.
– Ouais, eh bien la prochaine fois que j'aurai envie de me faire un look de crotte de nez, je vous sonnerai.
Avec un clin d'œil à Jerry, je glisse :
– Fais gaffe, n'embête pas ma copine, c'est une tigresse.
Il hausse les épaules.
– J'aurais dit plutôt un varan de Komodo, si je m'en réfère à la dernière fois où je l'ai vue.
Clotilde cherche quelques secondes quoi lui répondre, puis, excédée, lui balance :
– Jerry, puis-je, avec toute la sympathie que vous m'inspirez, vous proposer d'aller vous occuper de votre mère ? Elle vous attend en string devant le Prisunic.
À cette saillie navrante je me fige, une grimace crispée accrochée aux lèvres, n'osant plus regarder mon cousin.
Sans un mot, il repose bruyamment ses couverts, se lève et quitte notre table.
Aoutch. Pour le coup, elle la lui a mise, sa mère.
Je suis des yeux l'énervé qui se fraye un chemin, sans se retourner, à travers la foule des danseurs en sueur.
– Bon, tu veux que je te raconte ce qui m'arrive, oui ou non ? demande Clotilde en me secouant le bras.
– Ça fait une heure que tu as disparu, je voudrais surtout que tu me racontes où est la boisson chaude que tu m'avais promise.
– Quelle boisson chaude ? Anouchka, j'ai rencontré un homme… (grande inspiration extatique)… il est… (inspiration extatique)… y a pas de mots.
– Ben t'as intérêt à les trouver, pour justifier ton désintérêt total du refroidissement de mes petits poumons.
– En fait, tu le connais déjà, c'est…
– Ah bon je le connais, c'est qui ? !
Elle ne m'écoute plus, elle ne me regarde même plus, elle fixe l'intérieur de sa mémoire, faisant défiler les instants magiques passés avec cet inconnu qui lui fait tant d'effet.
– C'est un homme… parfait. C'est ça, parfait. Il est beau comme c'est pas permis, galant, romantique, attentionné, intelligent et cultivé, il est drôle, aussi. Il m'a draguée sans aucune fausse note, là-bas, près du bar, en me couvrant de compliments et en me donnant le sentiment d'être la fille la plus importante du monde, il m'a trouvée belle, mystérieuse, captivante… Tu te rends compte, jamais on ne m'avait dit avant que j'étais captivante. Et puis c'est un musicien, il chante dans un groupe. Hiiiii ! Anouchka, oh, Anouchka, je crois que je viens de rencontrer l'homme idéal !
– Bien ! Bien-bien, tout ça… Moi je dis, voilà une bonne chose de faite. On va pouvoir y aller maintenant, et passer comme convenu nos quelques jours de vacances entre filles, avant que tu ne le retrouves à Paris. Et comment s'appelle l'heureux élu ?
– Même son prénom, je l'adore. Il s'appelle Basil. Basil Perkins.