7
Mayday, mayday, venez m'aider !
La conversation, c'est lorsque trois femmes discutent entre elles.
Les ragots, c'est quand l'une d'elles s'en va.
Herb Shriner
– Hey, saluuut !
Je fais coucou de la main à mon éditrice, Elsa Marcy, déjà assise à la table vers laquelle je me dirige.
Elle est immanquable, Elsa. On la voit de loin, avec sa longue crinière rousse flamboyante aux boucles mousseuses, et ses lèvres peintes en rouge vif. C'est une très belle quinquagénaire, toujours tirée à quatre épingles, au look à la fois sophistiqué et discrètement sexy.
Nous nous faisons la bise, et je m'assois face à elle.
– Tu vas bien, tu ne m'attends pas depuis longtemps j'espère ?
– Ça va, et toi ? Non, mon chou, je viens juste d'arriver.
Elle m'éclate avec sa façon d'appeler tout le monde « mon chou », depuis l'hôtesse d'accueil d'un restaurant, jusqu'au président d'une chaîne de télé. Elle n'a aucun complexe, c'est une femme à poigne à qui tout le monde fait les yeux doux. Quand on est dans ses bonnes grâces, tout va bien, mais je plains ceux qu'elle méprise, car dans ces cas-là, elle est sans pitié.
Elsa regarde sa montre, et agite déjà ses ongles grenat en direction du serveur.
Je ne m'en formalise pas, c'est sa nature, elle est toujours pressée. Dans son dos, je l'ai même surnommée Speedy Gonzesse.
– Salut Elsa, comment vas-tu ?
Une femme blonde au nez busqué, habillée d'un tailleur gris, vient lui dire bonjour. C'est l'attachée de presse d'une maison d'édition concurrente. Elles s'embrassent, puis elle me la présente, avant que l'autre ne s'éloigne.
Rien d'étonnant, nous sommes à Saint-Germain-des-Prés, également appelé « le quartier des éditeurs », car de nombreuses maisons y ont leur siège.
Le restaurant où nous nous trouvons est réputé pour voir défiler tout ce qui se targue d'appartenir à ce microcosme, et à d'autres univers différents, mais toujours artistiques : chanteurs, comédiens, réalisateurs… un vrai repaire de célébrités.
Le serveur arrive, et prend notre commande.
Ce sera une coupe de champagne pour chacune, comme d'habitude, et nous choisirons le saumon sans passer par l'entrée.
Un autre serveur s'arrête près de nous, et, tandis que son collègue termine de griffonner son carnet, dépose à notre table une assiette de petits canapés.
– Cadeau du chef, qui vous remercie pour le livre de cuisine que vous lui avez offert ! précise-t-il avec un clin d'œil en direction de la rouquine.
Laquelle s'émeut : « Oooh, il est chou », en engloutissant un toast recouvert d'une pâte rouge et verte.
– Sers-toi, je t'en prie, c'est pour nous deux, dit-elle en poussant l'assiette vers moi.
Je scrute la douzaine de petites pièces colorées, d'origines indéterminées.
– Hum… ils sont à quoi ?
– Un peu de tout. Goûte, tu verras bien.
J'attrape au hasard une minuscule bouchée à la reine, tandis que mon éditrice s'incline pour me parler à voix basse. J'en profite pour la complimenter sur ses nouvelles boucles d'oreilles pendantes, que je trouve très élégantes. Elle me donne l'adresse de la boutique où elle les a achetées, et me raconte dans la foulée que l'attachée de presse, que nous venons de croiser, est la maîtresse du journaliste avec lequel elle déjeune, à la table derrière moi.
Je mets une énergie surhumaine à lui prouver que je suis digne de sa confiance, en ne me retournant pas violemment pour dévisager les gens attablés dans mon dos.
Délicatement, je mords dans la pâte feuilletée que je tiens, fourrée d'un aliment inconnu à tendance gélatineuse, noyé dans du persil. Pas bon pour les dents, ça.
À ma seconde bouchée, Elsa glousse.
– Tu aimes ? Il y a de la cervelle d'agneau dedans. C'est délicieux.
De la… cervelle ???
Sous le choc, je me pétrifie d'horreur.
J'hésite une seconde entre vomir par terre discrètement ou seulement m'évanouir.
Je ne peux quand même pas recracher devant Elsa, non ? Hein, je peux ou pas ? Non, hein ? Ben non. Il va falloir avaler. J'avise ma flûte de champagne. L'alcool contenu dedans sera-t-il suffisant pour désinfecter ma gorge si je la bois cul sec ? La bouche toujours pleine, je m'interroge.
Soudain, je vois le sourire d'Elsa s'effacer.
Elle se fige, prend un air glacial, indifférent, et laisse échapper :
– Oh non, pas ce gros con…
Ben si. Le gros con en question s'arrête à notre table pour nous saluer.
Mon éditrice lui répond du bout des lèvres, mais il semble ne pas y prendre garde.
Je le reconnais immédiatement, avec sa couronne de cheveux blonds et son air bêtement réjoui, c'est Herbert Martin, le directeur de la maison d'édition qui lui a piqué un auteur star, l'année dernière. Elle ne le lui a toujours pas pardonné.
Il est accompagné d'une jeune fille aux longs cheveux platine, au petit cul bombé, habillée d'une robe qui, portée par une autre, pourrait tout aussi bien faire office de ceinture, le visage piqueté de boutons d'acné invisibles sur les photos que j'ai vues d'elle (merci Photoshop).
Cassandra Keller.
Elle me contemple avec adoration.
– Bonjour Anouchka, me dit Herbert, comment vas-tu ?
Ne pouvant pas parler, la bouche toujours pleine de ce que je voudrais régurgiter, je lui réponds d'un signe de tête assorti d'un grand sourire clos et d'un clignement d'yeux.
Il ne réalise même pas que je n'ai pas prononcé un mot, car il me répond :
– Hooo, moi, ça va, comme ci, comme ça. Au fait, tu connais Cassandra Keller ? C'est ma nouvelle petite protégée…
À l'agonie, je la salue d'un signe de tête en espérant qu'ils vont vite s'éloigner, que je puisse foncer aux toilettes recracher ce que contiennent mes joues.
C'est mal barré, elle s'incruste.
– Quel honneur, je suis si heureuse de vous rencontrer. Je vous adore, je vous lis depuis que je suis petite !
Morue.
En tout cas, j'espère que je t'ai fait faire plein de cauchemars.
Allez, dégage avant que je ne demande au chef de ce resto de garnir ta petite tête avec ce dont il a fourré ses bouchées à la reine.
Mais mon mutisme ne l'arrête pas, car elle reprend :
– Vous savez, c'est vous qui m'avez donné envie de faire ce métier.
Ah bon, lequel ? Prostituée ? me dis-je en fixant sa tenue indécente, bien que remarquablement portée.
Elsa toise Herbert avec morgue, et lui assène :
– Écoute, mon chou, ce n'est pas que ta compagnie me soit déplaisante, mais Anouchka et moi avons à parler, et… en fait si, c'est parce que ta compagnie m'est déplaisante.
Ces deux-là se connaissent depuis près de vingt ans, ils s'engueulent, se réconcilient, se volent des auteurs, se volent ensuite dans les plumes, avec l'entrain d'un vieux couple qui sait tout l'un sur l'autre. Le petit spectacle qu'ils donnent n'est impressionnant que vu de l'extérieur. Pour qui les connaît, il est bien plus théâtral qu'il n'en a l'air.
Herbert mime une petite courbette empressée.
– Elsa ma déesse, tes désirs sont des ordres, tu le sais bien… je m'éclipse, hop, je suis parti ! Anouchka, ravi de t'avoir revue, et… on déjeune ensemble quand tu veux, hein, dit-il en se délectant de voir les mâchoires d'Elsa se contracter.
Je voudrais sourire, mais j'ai trop peur d'exposer mes dents incrustées d'herbes vertes, alors je me contente de mon habituel hochement de tête avec le coup des yeux fermés.
Lorsqu'ils s'éloignent, j'entends Cassandra chuchoter à son éditeur : « Tu as vu ? Elle est aussi mystérieuse et taciturne que dans ses interviews, c'est dingue… »
À toute allure, je file aux toilettes évacuer ma délivrance, et me passer un coup d'eau sur les gencives que je frotte avec mon index, tel l'archet s'acharnant sur son instrument à paroles.
Lorsque je reviens à table, Elsa a l'air soucieuse.
– Tu devrais te méfier. Cette gamine se compare beaucoup à toi, à ce que j'ai lu dans la presse.
– Cassandra Keller ? Oui, j'ai remarqué. Ça m'agace aussi.
– Je ne sais pas pourquoi, mais je ne la sens pas du tout.
– Tu sais quoi ? C'est marrant, mais je ne la sens pas non plus.
– Un petit canapé ? demande-t-elle en me tendant l'assiette.
– Hum, non merci. Ceux-là non plus, je ne les sens pas.