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Mayday, mayday, venez m'aider !
La conversation, c'est
lorsque trois femmes discutent entre elles.
Les ragots, c'est quand l'une d'elles s'en
va.
Herb Shriner
– Hey, saluuut !
Je fais coucou de la main à mon éditrice, Elsa
Marcy, déjà assise à la table vers laquelle je me dirige.
Elle est immanquable, Elsa. On la voit de loin,
avec sa longue crinière rousse flamboyante aux boucles mousseuses,
et ses lèvres peintes en rouge vif. C'est une très belle
quinquagénaire, toujours tirée à quatre épingles, au look à la fois
sophistiqué et discrètement sexy.
Nous nous faisons la bise, et je m'assois face à
elle.
– Tu vas bien, tu ne m'attends pas depuis
longtemps j'espère ?
– Ça va, et toi ? Non, mon chou, je
viens juste d'arriver.
Elle m'éclate avec sa façon d'appeler tout le
monde « mon chou », depuis l'hôtesse d'accueil d'un
restaurant, jusqu'au président d'une chaîne de télé. Elle n'a aucun
complexe, c'est une femme à poigne à qui tout le monde fait les
yeux doux. Quand on est dans ses bonnes grâces, tout va bien, mais
je plains ceux qu'elle méprise, car dans ces cas-là, elle est sans
pitié.
Elsa regarde sa montre, et agite déjà ses ongles
grenat en direction du serveur.
Je ne m'en formalise pas, c'est sa nature, elle
est toujours pressée. Dans son dos, je l'ai même surnommée Speedy
Gonzesse.
– Salut Elsa, comment vas-tu ?
Une femme blonde au nez busqué, habillée d'un
tailleur gris, vient lui dire bonjour. C'est l'attachée de presse
d'une maison d'édition concurrente. Elles s'embrassent, puis elle
me la présente, avant que l'autre ne s'éloigne.
Rien d'étonnant, nous sommes à
Saint-Germain-des-Prés, également appelé « le quartier des
éditeurs », car de nombreuses maisons y ont leur siège.
Le restaurant où nous nous trouvons est réputé
pour voir défiler tout ce qui se targue d'appartenir à ce
microcosme, et à d'autres univers différents, mais toujours
artistiques : chanteurs, comédiens, réalisateurs… un vrai
repaire de célébrités.
Le serveur arrive, et prend notre commande.
Ce sera une coupe de champagne pour chacune, comme
d'habitude, et nous choisirons le saumon sans passer par
l'entrée.
Un autre serveur s'arrête près de nous, et, tandis
que son collègue termine de griffonner son carnet, dépose à notre
table une assiette de petits canapés.
– Cadeau du chef, qui vous remercie pour le
livre de cuisine que vous lui avez offert ! précise-t-il avec
un clin d'œil en direction de la rouquine.
Laquelle s'émeut : « Oooh, il est
chou », en engloutissant un toast recouvert d'une pâte rouge
et verte.
– Sers-toi, je t'en prie, c'est pour nous
deux, dit-elle en poussant l'assiette vers moi.
Je scrute la douzaine de petites pièces colorées,
d'origines indéterminées.
– Hum… ils sont à quoi ?
– Un peu de tout. Goûte, tu verras
bien.
J'attrape au hasard une minuscule bouchée à la
reine, tandis que mon éditrice s'incline pour me parler à voix
basse. J'en profite pour la complimenter sur ses nouvelles boucles
d'oreilles pendantes, que je trouve très élégantes. Elle me donne
l'adresse de la boutique où elle les a achetées, et me raconte dans
la foulée que l'attachée de presse, que nous venons de croiser, est
la maîtresse du journaliste avec lequel elle déjeune, à la table
derrière moi.
Je mets une énergie surhumaine à lui prouver que
je suis digne de sa confiance, en ne me retournant pas violemment
pour dévisager les gens attablés dans mon dos.
Délicatement, je mords dans la pâte feuilletée que
je tiens, fourrée d'un aliment inconnu à tendance gélatineuse, noyé
dans du persil. Pas bon pour les dents, ça.
À ma seconde bouchée, Elsa glousse.
– Tu aimes ? Il y a de la cervelle
d'agneau dedans. C'est délicieux.
De la… cervelle ???
Sous le choc, je me pétrifie d'horreur.
J'hésite une seconde entre vomir par terre
discrètement ou seulement m'évanouir.
Je ne peux quand même pas recracher devant Elsa,
non ? Hein, je peux ou pas ? Non, hein ? Ben non. Il
va falloir avaler. J'avise ma flûte de champagne. L'alcool contenu
dedans sera-t-il suffisant pour désinfecter ma gorge si je la bois
cul sec ? La bouche toujours pleine, je m'interroge.
Soudain, je vois le sourire d'Elsa
s'effacer.
Elle se fige, prend un air glacial, indifférent,
et laisse échapper :
– Oh non, pas ce gros con…
Ben si. Le gros con en question s'arrête à notre
table pour nous saluer.
Mon éditrice lui répond du bout des lèvres, mais
il semble ne pas y prendre garde.
Je le reconnais immédiatement, avec sa couronne de
cheveux blonds et son air bêtement réjoui, c'est Herbert Martin, le
directeur de la maison d'édition qui lui a piqué un auteur star,
l'année dernière. Elle ne le lui a toujours pas pardonné.
Il est accompagné d'une jeune fille aux longs
cheveux platine, au petit cul bombé, habillée d'une robe qui,
portée par une autre, pourrait tout aussi bien faire office de
ceinture, le visage piqueté de boutons d'acné invisibles sur les
photos que j'ai vues d'elle (merci Photoshop).
Cassandra Keller.
Elle me contemple avec adoration.
– Bonjour Anouchka, me dit Herbert, comment
vas-tu ?
Ne pouvant pas parler, la bouche toujours pleine
de ce que je voudrais régurgiter, je lui réponds d'un signe de tête
assorti d'un grand sourire clos et d'un clignement d'yeux.
Il ne réalise même pas que je n'ai pas prononcé un
mot, car il me répond :
– Hooo, moi, ça va, comme ci, comme ça. Au
fait, tu connais Cassandra Keller ? C'est ma nouvelle petite
protégée…
À l'agonie, je la salue d'un signe de tête en
espérant qu'ils vont vite s'éloigner, que je puisse foncer aux
toilettes recracher ce que contiennent mes joues.
C'est mal barré, elle s'incruste.
– Quel honneur, je suis si heureuse de vous
rencontrer. Je vous adore, je vous lis depuis que je suis
petite !
Morue.
En tout cas, j'espère que je t'ai fait faire plein
de cauchemars.
Allez, dégage avant que je ne demande au chef de
ce resto de garnir ta petite tête avec ce dont il a fourré ses
bouchées à la reine.
Mais mon mutisme ne l'arrête pas, car elle
reprend :
– Vous savez, c'est vous qui m'avez donné
envie de faire ce métier.
Ah bon, lequel ? Prostituée ? me dis-je
en fixant sa tenue indécente, bien que remarquablement
portée.
Elsa toise Herbert avec morgue, et lui
assène :
– Écoute, mon chou, ce n'est pas que ta
compagnie me soit déplaisante, mais Anouchka et moi avons à parler,
et… en fait si, c'est parce que ta compagnie m'est
déplaisante.
Ces deux-là se connaissent depuis près de vingt
ans, ils s'engueulent, se réconcilient, se volent des auteurs, se
volent ensuite dans les plumes, avec l'entrain d'un vieux couple
qui sait tout l'un sur l'autre. Le petit spectacle qu'ils donnent
n'est impressionnant que vu de l'extérieur. Pour qui les connaît,
il est bien plus théâtral qu'il n'en a l'air.
Herbert mime une petite courbette empressée.
– Elsa ma déesse, tes désirs sont des ordres,
tu le sais bien… je m'éclipse, hop, je suis parti ! Anouchka,
ravi de t'avoir revue, et… on déjeune ensemble quand tu veux, hein,
dit-il en se délectant de voir les mâchoires d'Elsa se
contracter.
Je voudrais sourire, mais j'ai trop peur d'exposer
mes dents incrustées d'herbes vertes, alors je me contente de mon
habituel hochement de tête avec le coup des yeux fermés.
Lorsqu'ils s'éloignent, j'entends Cassandra
chuchoter à son éditeur : « Tu as vu ? Elle est
aussi mystérieuse et taciturne que dans ses interviews, c'est
dingue… »
À toute allure, je file aux toilettes évacuer
ma délivrance, et me passer un coup d'eau sur les gencives que je
frotte avec mon index, tel l'archet s'acharnant sur son instrument
à paroles.
Lorsque je reviens à table, Elsa a l'air
soucieuse.
– Tu devrais te méfier. Cette gamine se
compare beaucoup à toi, à ce que j'ai lu dans la presse.
– Cassandra Keller ? Oui, j'ai remarqué.
Ça m'agace aussi.
– Je ne sais pas pourquoi, mais je ne la sens
pas du tout.
– Tu sais quoi ? C'est marrant, mais je
ne la sens pas non plus.
– Un petit canapé ? demande-t-elle en me
tendant l'assiette.
– Hum, non merci. Ceux-là non plus, je ne les
sens pas.