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Prudence, on est sur écoute
Le meilleur moment pour réfléchir à un livre, c'est pendant que l'on fait la vaisselle.
Agatha Christie
Domitille vient de partir. Il est bientôt quatre heures et quart.
Je termine rapidement de laver les tasses avant d'aller chercher mes clones.
Cette fois, pas de « Eurêka ! » dans la baignoire de mes mains en inox. Ça ne fonctionne pas à tous les coups non plus.
Je pose l'éponge près de l'évier, attrape un torchon pour m'essuyer, saisis mon sac, mes clés, crise en cherchant mon portable que je retrouve, en le faisant sonner, sur la tablette de la salle de bains, et je file.
Les deux gringalettes sortent à la même heure, mais pas du même endroit.
Je n'ai pas encore le don d'ubiquité, tant mieux, ça m'arrange : me déplacer au petit trot est une manière pratique de semer quelques calories en chemin, et vous êtes toujours attentif à ce genre de détails quand le mot « sport » n'est plus pour vous, depuis longtemps, que l'évocation du germe d'un végétal.
Aussi je me presse pour aller cueillir ma Noémie de neuf ans, avant de récolter ma Chloé de onze ans et demi devant l'enceinte de son collège.
La cloche vient de sonner, les portes de l'école primaire s'ouvrent.
Noémie apparaît la première, sagement rangée auprès de Léo, un adorable petit bonhomme brun qui forme avec elle, depuis des mois, l'illustration vivante de ce que devait être l'amour courtois au Moyen Âge : mots doux plein de retenue échangés en classe, baisemain, protection chevaleresque… Les parents de ce garçon devraient recevoir une médaille pour la qualité de leur éducation, surtout à notre époque (ça y est, je me remets à radoter comme une centenaire). J'accueille ma nioute en la couvrant de bisous et de pain au chocolat, tandis qu'une mère de famille qui attendait sur le côté se précipite vers moi.
– Madame Abravanel ? Vous êtes la maman de Noémie ?
– Oui… en fait je suis Mme Davidson, je veux dire, Mme Klein…
Elle se recule, méfiante :
– Mais vous êtes bien la maman de Noémie ?
Un jour, je parviendrai peut-être à choisir une bonne fois pour toutes parmi mes trois identités. Si au moins j'avais, je ne sais pas, moi, un accessoire à enlever et à remettre, comme la paire de lunettes de Superman, pour me planquer derrière quand je veux changer de patronyme…
Puisque c'est le nom de mes demi-portions, me faire appeler « Abravanel » ne me dérange pas.
Sauf que, d'un point de vue immatriculation, Aaron trouverait peut-être inopportun que je garde l'appellation de mon premier concessionnaire maintenant que je fais partie de son écurie.
La logique voudrait que je porte sa marque à lui, Klein.
Mais retrouver en divorçant mon nom de jeune fille, Davidson, après l'avoir si longtemps mis de côté, fut l'équivalent pour moi d'un bain de jouvence. Un peu comme si ce nom, inscrit sur la couverture de mes romans, laissait croire aux yeux du monde que j'étais toujours cette jeune fille. (Ce n'est pas de la triche, c'est juste une petite manipulation mentale de rien du tout.)
La dame qui vient de m'interpeller voulait simplement me remettre en main propre une invitation au goûter d'anniversaire de sa gamine. Je la remercie, glisse l'enveloppe dans mon sac, et nous fonçons à présent récupérer Chloé.
En chemin, Noémie me raconte que sa copine Églantine n'a cessé de crâner, pendant toute la récré, en exhibant un autographe prétendument griffonné par Johnny Hallyday.
Consécration ultime, la maîtresse l'a vu et en a été vivement impressionnée.
Ma fille imite la voix de son institutrice avec une facilité qui me laisse sans voix. Tout y est, l'intonation, le rythme, un vrai petit magnétophone. Puis Noémie réfléchit un instant, et me demande :
– Maman, j'ai une idée ! Et si tu me donnais, toi, un autographe ?
– Mais c'est déjà fait, mon amour. Je l'ai dessiné sur ton ventre, en forme de nombril.
Nous faisons quelques pas, quand soudain, elle me serre la main de cette façon si particulière qui signifie « individu louche en vue ». Je le localise en face de nous, sur le trottoir. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, qui titube comme s'il venait de fêter son augmentation quinze fois de suite. Aussitôt, j'imprime à sa paume le fameux code secret que je partage avec mes nénettes, qui signifie en morse tactile « individu repéré, mise en route d'une manœuvre d'évitement ». Il s'agit d'une technique de communication silencieuse et ultradiscrète que l'on enseigne dans les écoles de détectives privés.
Enfin, s'ils ne l'y enseignent pas ils devraient, parce qu'elle est rudement efficace.
Après quelques minutes de marche, nous arrivons devant l'établissement de Chloé.
Un jeune de treize ans nous dépasse, pendu à son portable, expliquant à sa mère qu'il rentrera dans un moment car il a été retenu par un prof. Noémie chuchote, dans sa direction : « C'est faaaux… il meeent… » Le sous-titrage vocal, c'est son sport favori.
Le matin, devant les gosses qui se pressent, chargés de leur gros sac, hors d'haleine et en retard, vers les grilles du collège, elle souffle sur leur passage : « heure de coooolle… heure de coooolle… », après quoi nous ricanons de concert.
Ça y est, j'aperçois mon grand bébé qui attend sa maman chérie (moi), et me poste docilement sur le trottoir d'en face afin qu'elle me rejoigne.
Son goûter est planqué, je le lui donnerai plus tard histoire de ne pas l'embarrasser devant ses copines. D'ailleurs une fois à mes côtés, respectueuse jusqu'au bout, en public, de son statut de préadolescente, je réduis les effusions au minimum (et c'est peu dire que ça me coûte, moi que l'on compare à la mémé du petit Nicolas à cause de sa réplique favorite déclinée à l'infini : « Un bisouuu ? »).
Puis, sans perdre une minute, j'attaque mon interrogatoire habituel : Comment vont ses amies ? Qui a fait quoi ? Qui a dit quoi ? Qui a répondu quoi ?
Sa journée constitue pour moi une telenovela grandeur nature, dont les acteurs sont tous jeunes et beaux (sous leur acné), avec des prénoms complètement improbables il y a une trentaine d'années.
Je ne me lasse pas d'apprendre que Fantine s'est disputée avec Daisy au sujet d'une place de casier, que ELP (Eolia la Pimbêche) a mis aujourd'hui une paire de bottes si laide qu'elle a certainement dû la piquer à un nain de jardin, ou que Myrtille s'est fait gauler par le prof de maths en train de graver « Théodule je t'aime » sur la table à la pointe de son compas.
Le Théodule en question, alerté par le chahut de la classe, ayant eu cette phrase tellement stylée âge ingrat : « Moi, sortir avec Myrtille ? Je préférerais mâcher une verrue ! »
Emportée par le tourbillon de ces révélations croustillantes, qui me ramènent à un temps que les plus de vingt ans ne peuvent pas connaître, je remarque une trace de stylo sur la joue de ma fille. Rapide comme l'éclair, je dégaine un Kleenex, le mouille de ma salive, et entreprend de frotter doucement la tache sur son visage.
Chloé se recule, horrifiée, en jetant un coup d'œil autour d'elle pour vérifier qu'aucune de ses copines n'a assisté à la scène.
– Mais maman ! Arrête, c'est dégoûtant, tu me nettoies avec ta saliiiive !
Sans me démonter, je parviens à l'astiquer encore un coup, l'ultime.
– Oooh ça va, hein, tu faisais moins ta chochotte quand tu sirotais mon liquide amniotique.
Elle fronce le nez, écœurée, réfléchit un instant, et me demande :
– Puisqu'on parle de choses répugnantes, ça me fait penser, maman… où tu étais, en 1970 ?
– Eh bien, je n'étais pas née. Je suis née deux ans plus tard, dis-je avec une pointe de fierté dans la voix, comme si j'avais prononcé « dix » et non pas « deux ».
– Moi je sais où j'étais, déclare-t-elle satisfaite. J'étais l'ovule d'un ovule.
– Héhé ! Je t'aime, donne-moi un bisou.
– Moi aussi je m'aime, dit-elle en me tendant une joue que je ventouse bruyamment, avant de m'attaquer ensuite à celle de sa sœur, résignée.
Et dire qu'à son âge je croyais qu'on pouvait tomber enceinte en buvant au goulot d'une bouteille, juste après qu'un garçon a bu dedans.
En fait, quand j'étais petite, je croyais que les lots de culottes jetables étaient destinés à être achetés puis jetés aussitôt arrivé à la maison (j'avais vu ma mère le faire, suite à l'accouchement de mon frère. En fait elle s'était juste trompée de taille). Je croyais que, dans les films, les acteurs mettaient un bout de film plastique alimentaire sur leurs lèvres avant de s'embrasser. J'étais terrifiée à l'idée qu'un cerisier pousse dans mon ventre après avoir avalé un noyau de cerise. Et j'ai même tenté, une fois, de faire éclore des œufs achetés en boîte au supermarché en les plaçant au creux d'une écharpe roulée en boule près du radiateur.
Ouais, quand j'étais petite, j'étais à l'aube d'immenses découvertes.
Nous faisons un saut au magasin d'alimentation en face de la maison, malgré les vives protestations des fruits de mes entrailles, qui se croient revenus au doux temps de leur vie intra-utérine, lorsque la nourriture arrivait directement par leur cordon sans qu'ils aient besoin d'aller la chercher.
Qu'est-ce que vous croyez, les microbes, que ça m'amuse ? Moi aussi j'ai été un fœtus, moi aussi j'adorerais me faire servir, comme ça, directement du placenta au consommateur.
Efficacité maternelle, hop hop hop, le tour des rayons se fait en quelques minutes.
Déposés sur le tapis roulant, une caissière scanne les produits tandis que je les range dans un immense sac fluo avec la dextérité d'une championne de Tetris.
Les objets les plus volumineux sont placés en bas, chaque espace est optimisé pour contenir un paquet de la forme adéquate, faisant en sorte qu'au final, rien ne déborde.
Les mamans sont définitivement les sorcières bien-aimées du foyer, accomplissant des prodiges, gagnant du temps, délestant de leurs charges les autres membres de la famille en un tour de nez, comme si de rien n'était.
En retour, elles obtiennent une reconnaissance équivalente : rien.
Arrivées dans notre résidence, les filles croisent Dorothée, une petite voisine de leur âge dont la maman est une infatigable bavarde. Par bonheur, la mère a déjà hameçonné une autre proie, me laissant ainsi la possibilité de fuir avant qu'elle ne repère ma présence. Ou pas. Car les enfants ont dégainé un lot de cartes Pokemon sorties d'on ne sait où, et commencent à se les échanger avec désinvolture, employant un langage aussi accessible que celui d'un ingénieur de la Nasa taillant le bout de gras avec un collègue au sujet du dernier réacteur à la mode.
Rhinoféros niv. 43. PV 90. Niveau 1, évolution de Rhinocorne. La tempête se lève. 30 +. Si une carte Stade entre en jeu, cette attaque inflige 30 dégâts plus 20 dégâts supplémentaires. Défaussez cette carte stade. Cratère. 60. Rhinoféros s'inflige 10 dégâts. Votre adversaire échange le Pokémon Défenseur avec un de ses Pokémon de Banc, s'il en a.
Voilà ce que l'on peut trouver sur UNE SEULE de ces fameuses cartes Pokémon.
Moi, à neuf ans, je jouais à la tapette : tu prends un autocollant Panini, tu tapes dessus avec la paume de ta main incurvée, s'il saute et se retourne : il est à toi. Basta.
Il paraît que les jeux s'adaptent, car le quotient intellectuel des enfants a évolué au fil des décennies.
Ça veut dire qu'on était quoi avant ? Des babouins ?
Un coup de fil sur mon portable interrompt le cours de mes pensées.
– Allô ?
C'est le journaliste d'un grand quotidien. Zut, j'avais complètement oublié qu'il devait m'appeler, celui-là.
Je colle mon oreille gauche contre le téléphone, bouche la droite avec mon index, et réponds à son interview tout en gardant un œil sur les surdouées de la tapette qui me font face.
Il faut toujours faire attention à ce qu'on raconte à un journaliste.
Ma copine la comédienne Jane Finkielstein a failli briser sa carrière en révélant, sous le sceau de la confidence (en « off »), qu'elle avait été doublée dans la scène du baiser masochiste avec un oursin, dans ce film d'art et d'essai qui lui avait valu un grand prix d'interprétation.
Par un monumental coup de pot, l'article est paru dans l'édition du 1er avril du magazine, lui permettant ainsi de faire passer un communiqué soulignant qu'il s'agissait bien évidemment d'une blague.
Tandis que je réponds aux questions de mon interlocuteur, en piochant prudemment dans ma liste de répliques préformatées, je vois Chloé m'observer malicieusement.
Sa sœur et elle me rejoignent pendant que je termine de parler, et nous marchons lentement jusqu'à arriver sur le palier de notre appartement.
Je mets les clés dans la serrure, Chloé glousse.
– Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ?
– Oh rien. C'est juste que j'ai remarqué qu'on pouvait savoir qui t'appelait, simplement à la façon dont tu disais « allô ? ».
– Ah bon ? Comment ça ?
Celle qui m'a rendue mère pose son sac à dos dans l'entrée, à côté de celui de sa sœur, laquelle s'empresse de faire la fête au chien.
– Eh bien, « Mmmâââllooo ? » d'un ton las et fatigué, c'est quand papa est au bout du fil. « Oui, salut, ça va ? » comme si tu étais une adulte surchargée de travail, c'est quand tu parles à mamie ou à papy. Quand tu dis « Allôôô ouiii ? » sur un ton fleuri et étonné, je sais que c'est ton éditrice ou un journaliste au bout du fil. « Oui ? » d'un ton neutre, c'est Aaron. « Allô, ma chériiie ? ! » avec une voix inquiète, c'est quand je t'appelle du collège. « Hey, salut, toiii ! » ultra enjoué et top dispo, c'est n'importe laquelle de tes copines. « Ouaaais ? » avec une intonation fatiguée d'avance, c'est tonton Adam, qui d'ailleurs te répond de la même manière…
Chloé se tait et attend, fière d'elle, les félicitations qui lui sont dues pour avoir démontré combien sa mère était prévisible. Si cette petite péronnelle commence à connaître mon mode d'emploi mieux que je n'appréhende le sien, ça va être chaud.
Heureusement, j'ai ma petite formule spéciale « changement de sujet sans perdre la face » :
– Dis-moi, ma chérie, tu n'as pas des devoirs à faire ?
Au bruit, je comprends qu'un trousseau de clés chatouille la porte. Lorsqu'elle s'ouvre, Aaron apparaît. Ouf, je vais pouvoir un peu souffler.
Son portable collé contre l'oreille, il dépose un baiser sur ma tête du haut de son mètre quatre-vingt-onze, retire sa veste et se déchausse avec sur la figure l'expression d'un intense soulagement. Il caresse la Choch' qui lui bondit dessus avec la frénésie d'un animal qui a donné le change toute la journée à la domestique qui ramasse son pipi (moi), et qui peut enfin laisser exulter sa liesse de retrouver son maître, son roi, son Dieu, le seul, le vrai, celui qui jamais ne se salira les mains à ramasser ses déchets.
Aaron termine sa conversation téléphonique sur un éclat de rire poli, raccroche, et son visage emprunte alors l'expression de la plus parfaite lassitude.
– Quelle journée je viens de passer, je suis crevé, je n'ai qu'une envie, avaler un truc et aller me coucher.
– Bonjour, mon amour. Toi aussi, tu m'as manqué.
– Tu as prévu quoi, à dîner ? dit-il sans remarquer mon sarcasme.
– Je n'en sais rien, je viens juste de rentrer moi aussi, je réponds, harassée d'avance à l'idée d'avoir à inventer un nouveau menu chaque jour.
– Bon, laisse, je vais me faire du pain et du fromage et aller m'allonger avec un truc à lire.
Il est mignon. Il croit que grignoter un bout de quelque chose m'épargnera la corvée d'avoir à préparer le repas pour le reste de la famille.
Le voilà qui s'avance vers le frigo, mais je n'ai pas le cœur de lui dire que j'ai oublié d'acheter du pain.
Tout en rangeant les courses, j'entends mes petites horloges parlantes hurler « bingo bing ! » depuis leur chambre. C'est leur jeu tendance du moment : la première qui crie cette formule qui ne veut rien dire au moment où le chiffre des minutes est identique au chiffre de l'heure a gagné. Je sais donc instantanément qu'il est 18 h 18. Et je saurai quand il sera 19 h 19, puis 20 h 20. Pour les autres horaires, je me suis acheté une montre.
Dans la chambre, je rejoins mon tendre époux, mollement allongé sur notre lit, en train de bouquiner. Je me glisse contre son dos pour lui prodiguer un de ces délicieux massages des trapèzes dont j'ai le secret, mais il grogne qu'il n'aime pas les massages.
Je le sais bien, qu'il n'aime pas les massages. Il est juste de notoriété publique que l'on fait souvent à l'autre ce que l'on voudrait exactement qu'il nous fasse, mais la notoriété publique est encore trop privée pour lui, puisqu'il ne me propose rien en échange.
Qu'à cela ne tienne, je vais me faire plus explicite.
Je l'escalade sans me soucier de ses grognements étouffés, et me niche contre lui en cuillère, lui offrant ainsi mon dos à moi.
Rien ne se passe.
– Chéri ?
– Mmh ?
– Tu me fais un massage ? J'ai passé une dure journée moi aussi, et…
Sans me laisser finir ma phrase, il appuie de sa main gauche divers endroits de mon épaule comme on étend de la pâte à pizza, tout en continuant de lire son livre qu'il tient de la main droite.
– Non, si tu pouvais juste… comment dire… malaxer, plutôt que presser…
Aussitôt, il me procure une série de gros pinçons douloureux, que je supporte stoïquement en me mordant les lèvres. Faute de grives, on mange des merles, comme disait l'autre. Si ça ne me délasse pas, au moins tirerai-je un délicieux bien-être du simple fait qu'il arrête.
– Tu pourrais faire un effort, quand même…
– Quoi ?
– Tu vois bien que tu me fais mal.
– Hum… Désolé, je te l'ai déjà dit, je ne sais pas masser.
– L'excuse à deux balles pour ne pas te fouler…
Aaron continue de lire en utilisant mes omoplates comme trépied. Je me retourne, lui arrache son roman, et me colle à lui en plaçant mes bras autour de son cou et ma jambe par-dessus son bassin, façon enveloppement de pieuvre.
Il soupire et lève les yeux au ciel.
– Chéri ?
– Quoi ?
– Je me trouve vieille.
– Mais tu l'es.
– Tu… Ah, c'est comme ça que tu le prends ? ! La journée entière passée seule à attendre que tu rentres, je suis déprimée, j'ai mal à la tête, j'ai encore la cuisine à faire et c'est comme ça que tu me témoignes ton intérêt ? Très bien, alors dans ce cas je me casse…
Furieuse, je le repousse avec de grands mouvements dramatiques faisant bouger la couette comme s'il tentait de me retenir, et je récupère mes membres pour les bouter hors du lit.
Puis je percute, me rallonge, et ceinture à nouveau amoureusement son corps massif.
– Bien essayé, mais je reste. Tu ne liras pas ton livre, j'ai un besoin vi-tal de parler.
– Et merde, fait-il résigné. Pourquoi tu n'appelles pas plutôt une de tes copines, histoire de me laisser me reposer ?
– Laquelle ? Doris, qui est coincée au bureau la journée et qui doit gérer le soir ses trois gosses toute seule ? Marie, qui va encore me saouler avec ses douloureux problèmes de peau d'orange ? Clotilde, qui passe son temps à chouiner parce qu'elle se fait régulièrement larguer par des mecs nazes ? Désolée, ma vie c'est pas Sex and the City , avec des copines ultra solidaires et toujours dispos qui se voient quarante fois par jour et font du shopping sur des talons de douze centimètres. Pff… Tu vois, je le disais justement à Domitille cet après-midi, je…
– Voilà ! Tu as parlé à Domitille aujourd'hui, tu as donc dilapidé ton crédit de salive, gardes-en un peu pour demain, plaide Aaron en tendant la main pour récupérer son bouquin.
Je m'appuie sur un coude pour soutenir ma tête après avoir envoyé valdinguer son roman par terre d'un coup de fesses. Il n'a rien perdu, l'auteur je le connais, c'est un arrogant raseur prétentieux. En plus, ce n'est même pas lui qui écrit ses livres.
– Domitille ? Cette sale fouineuse ? Chaque fois qu'elle passe prendre un café, j'ai l'impression que la maison subit un débarquement des RG !
– Eeeeh ben. C'est pas joli-joli, ce que disent les femmes les unes des autres…
– Pourquoi tu dis les « femmes » ?
Mon mari me regarde, interloqué.
– Et tu veux que je dise quoi ? Les « hommes » ? Tu veux que je mente ?
– Non ! Les « filles », tout simplement.
– « Filles », « femmes », c'est pareil. C'est toutes des chieuses.
Je soupire en me pelotonnant contre lui. Il m'attrape et m'enserre avec une telle fougue que je manque d'étouffer parce qu'il ne sent pas sa force. Mais j'adore ça.
– Aaron, ce n'est pas pareil. Ça signifie dix ans de différence, au bas mot.
Je soupire à nouveau en posant un doigt sur ses lèvres pour l'empêcher de me répondre. Pour une fois que je peux en placer une, je ne vais pas me gratter.
– Écoute. Il me faut des vacances. Un break, une pause, je déprime pour un rien en ce moment. J'ai besoin de recharger mes batteries, d'éteindre mon ordi, mon téléphone, de ne plus me soucier de faire à bouffer, de respirer un peu d'air pur…
– C'est impossible, déplore Aaron. Tu sais bien que je viens de commencer deux grosses missions, je ne pourrai pas m'absenter avant au minimum six mois.
– Ah non ! Si j'attends aussi longtemps, je vais devenir folle.
– Qui sera le plus à plaindre dans ce cas, demande-t-il narquois, toi ou moi ?
Je réfléchis. Il doit forcément y avoir une solution.
– Et le mariage de ma cousine Charlotte ? Tu vas venir, au moins ? Bon, le seul problème, c'est qu'il te faudra surmonter ta trouille de l'avion, parce que c'est pas la porte à côté…
– C'est où ?
Je me lève, attrape la carte que j'avais posée sur la coiffeuse, et la lui montre.
– Même pas en rêve, désolé chérie, dit-il en me rendant l'invitation.
– Eh bien tu sais quoi ? Je vais y aller sans toi.
Il se redresse, inquiet.
– Sans moi ? Tu veux dire, avec tes parents et les enfants ?
– Niet. Les filles seront en vacances chez leur père, quant à mes parents, ils ont prévu d'envoyer un beau cadeau et basta. Non, j'ai une meilleure idée, l'invitation est pour deux personnes, alors je vais y aller avec ma copine Clotilde.
– On parle bien de celle qui te gonfle à se plaindre sans arrêt de sa vie amoureuse ?
– Celle-là même. Non, mais c'est une chouette fille, en réalité. En plus elle est célibataire, donc c'est la personne idéale pour me tenir la chandelle. Allez, c'est décidé, je vais réserver un sublime hôtel sur place, je pars quelques jours. Aaaaahh, je suis trop contente ! dis-je en embrassant la carte, reconnaissante.
Avant qu'Aaron n'ait pu protester, on frappe à la porte de la chambre.
C'est Chloé qui s'indigne de ce que sa sœur ne partage pas avec elle ses bonbons.
– Quels bonbons ? je demande. En plus on va bientôt dîner.
– Ceux qu'elle garde dans sa réserve secrète. Elle devrait m'en donner la moitié.
Noémie crie, au loin :
– Hey ! T'as trop cru !
Je me lève pour aller voir.
Noémie, avec ses deux nattes (ses petites « antennes de cafard », comme les appelle Aaron pour la taquiner), est assise dans sa chambre, devant les posters de David Boreanaz, de Buffy contre les vampires et de High School Musical de sa sœur. Elle tient fièrement un petit seau en plastique aux couleurs de Bob l'Éponge, contenant une réserve de confiseries que je ne lui ai pas données.
Ma petite nioute est si généreuse, qu'elle serait tout à fait capable de se priver de dessert pour l'offrir à plus affamé qu'elle. Parallèlement à cela, c'est aussi une furieuse économe qui prend un plaisir fou à engranger. Sa réplique préférée, en faisant bouger ses sourcils de façon comique : « À moi le pognone ! » Et voilà que je la découvre en train de déguster une sucette comme on savoure un bon cigare.
Flegmatique, elle m'explique :
– Aujourd'hui, j'ai eu la meilleure note de la classe. Alors je me suis dit que, pour me récompenser, j'allais m'offrir une friandise que j'ai gardée de l'anniversaire de ma copine Anouk.
– C'était quand, l'anniversaire d'Anouk ?
– Quand j'étais en CP. Une trois ans d'âge, dit-elle avec satisfaction en activant ses petits sourcils.
– Huuuu… Jette-moi cette cochonnerie tout de suite ! !
Zen.
Ne pas s'énerver.
Allez, bientôt je dirai : « À moi la décompressione ! »