9
Prudence, on est sur écoute
Le meilleur moment pour
réfléchir à un livre, c'est pendant que l'on fait la
vaisselle.
Agatha Christie
Domitille vient de partir. Il est bientôt quatre
heures et quart.
Je termine rapidement de laver les tasses avant
d'aller chercher mes clones.
Cette fois, pas de « Eurêka ! »
dans la baignoire de mes mains en inox. Ça ne fonctionne pas à tous
les coups non plus.
Je pose l'éponge près de l'évier, attrape un
torchon pour m'essuyer, saisis mon sac, mes clés, crise en
cherchant mon portable que je retrouve, en le faisant sonner, sur
la tablette de la salle de bains, et je file.
Les deux gringalettes sortent à la même heure,
mais pas du même endroit.
Je n'ai pas encore le don d'ubiquité, tant mieux,
ça m'arrange : me déplacer au petit trot est une manière
pratique de semer quelques calories en chemin, et vous êtes
toujours attentif à ce genre de détails quand le mot
« sport » n'est plus pour vous, depuis longtemps, que
l'évocation du germe d'un végétal.
Aussi je me presse pour aller cueillir ma Noémie
de neuf ans, avant de récolter ma Chloé de onze ans et demi devant
l'enceinte de son collège.
La cloche vient de sonner, les portes de l'école
primaire s'ouvrent.
Noémie apparaît la première, sagement rangée
auprès de Léo, un adorable petit bonhomme brun qui forme avec elle,
depuis des mois, l'illustration vivante de ce que devait être
l'amour courtois au Moyen Âge : mots doux plein de retenue
échangés en classe, baisemain, protection chevaleresque… Les
parents de ce garçon devraient recevoir une médaille pour la
qualité de leur éducation, surtout à notre époque (ça y est, je me
remets à radoter comme une centenaire). J'accueille ma nioute en la
couvrant de bisous et de pain au chocolat, tandis qu'une mère de
famille qui attendait sur le côté se précipite vers moi.
– Madame Abravanel ? Vous êtes la maman
de Noémie ?
– Oui… en fait je suis Mme Davidson, je
veux dire, Mme Klein…
Elle se recule, méfiante :
– Mais vous êtes bien la maman de
Noémie ?
Un jour, je parviendrai peut-être à choisir une
bonne fois pour toutes parmi mes trois identités. Si au moins
j'avais, je ne sais pas, moi, un accessoire à enlever et à
remettre, comme la paire de lunettes de Superman, pour me planquer
derrière quand je veux changer de patronyme…
Puisque c'est le nom de mes demi-portions, me
faire appeler « Abravanel » ne me dérange pas.
Sauf que, d'un point de vue immatriculation, Aaron
trouverait peut-être inopportun que je garde l'appellation de mon
premier concessionnaire maintenant que je fais partie de son
écurie.
La logique voudrait que je porte sa marque à lui,
Klein.
Mais retrouver en divorçant mon nom de jeune
fille, Davidson, après l'avoir si longtemps mis de côté, fut
l'équivalent pour moi d'un bain de jouvence. Un peu comme si ce
nom, inscrit sur la couverture de mes romans, laissait croire aux
yeux du monde que j'étais toujours cette jeune fille. (Ce n'est pas
de la triche, c'est juste une petite manipulation mentale de rien
du tout.)
La dame qui vient de m'interpeller voulait
simplement me remettre en main propre une invitation au goûter
d'anniversaire de sa gamine. Je la remercie, glisse l'enveloppe
dans mon sac, et nous fonçons à présent récupérer Chloé.
En chemin, Noémie me raconte que sa copine
Églantine n'a cessé de crâner, pendant toute la récré, en exhibant
un autographe prétendument griffonné par Johnny Hallyday.
Consécration ultime, la maîtresse l'a vu et en a
été vivement impressionnée.
Ma fille imite la voix de son institutrice avec
une facilité qui me laisse sans voix. Tout y est, l'intonation, le
rythme, un vrai petit magnétophone. Puis Noémie réfléchit un
instant, et me demande :
– Maman, j'ai une idée ! Et si tu me
donnais, toi, un autographe ?
– Mais c'est déjà fait, mon amour. Je l'ai
dessiné sur ton ventre, en forme de nombril.
Nous faisons quelques pas, quand soudain, elle me
serre la main de cette façon si particulière qui signifie
« individu louche en vue ». Je le localise en face
de nous, sur le trottoir. C'est un homme d'une cinquantaine
d'années, qui titube comme s'il venait de fêter son augmentation
quinze fois de suite. Aussitôt, j'imprime à sa paume le fameux code
secret que je partage avec mes nénettes, qui signifie en morse
tactile « individu repéré, mise en route d'une manœuvre
d'évitement ». Il s'agit d'une technique de communication
silencieuse et ultradiscrète que l'on enseigne dans les écoles de
détectives privés.
Enfin, s'ils ne l'y enseignent pas ils devraient,
parce qu'elle est rudement efficace.
Après quelques minutes de marche, nous arrivons
devant l'établissement de Chloé.
Un jeune de treize ans nous dépasse, pendu à son
portable, expliquant à sa mère qu'il rentrera dans un moment car il
a été retenu par un prof. Noémie chuchote, dans sa direction :
« C'est faaaux… il meeent… » Le sous-titrage vocal, c'est
son sport favori.
Le matin, devant les gosses qui se pressent,
chargés de leur gros sac, hors d'haleine et en retard, vers les
grilles du collège, elle souffle sur leur passage :
« heure de coooolle… heure de coooolle… », après quoi
nous ricanons de concert.
Ça y est, j'aperçois mon grand bébé qui attend sa
maman chérie (moi), et me poste docilement sur le trottoir d'en
face afin qu'elle me rejoigne.
Son goûter est planqué, je le lui donnerai plus
tard histoire de ne pas l'embarrasser devant ses copines.
D'ailleurs une fois à mes côtés, respectueuse jusqu'au bout, en
public, de son statut de préadolescente, je réduis les effusions au
minimum (et c'est peu dire que ça me coûte, moi que l'on compare à
la mémé du petit Nicolas à cause de sa réplique favorite déclinée à
l'infini : « Un bisouuu ? »).
Puis, sans perdre une minute, j'attaque mon
interrogatoire habituel : Comment vont ses amies ? Qui a
fait quoi ? Qui a dit quoi ? Qui a répondu
quoi ?
Sa journée constitue pour moi une telenovela grandeur nature, dont les acteurs sont
tous jeunes et beaux (sous leur acné), avec des prénoms
complètement improbables il y a une trentaine d'années.
Je ne me lasse pas d'apprendre que Fantine s'est
disputée avec Daisy au sujet d'une place de casier, que ELP (Eolia
la Pimbêche) a mis aujourd'hui une paire de bottes si laide qu'elle
a certainement dû la piquer à un nain de jardin, ou que Myrtille
s'est fait gauler par le prof de maths en train de graver
« Théodule je t'aime » sur la table à la pointe de son
compas.
Le Théodule en question, alerté par le chahut de
la classe, ayant eu cette phrase tellement stylée âge ingrat :
« Moi, sortir avec Myrtille ? Je préférerais mâcher une
verrue ! »
Emportée par le tourbillon de ces révélations
croustillantes, qui me ramènent à un temps que les plus de vingt
ans ne peuvent pas connaître, je remarque une trace de stylo sur la
joue de ma fille. Rapide comme l'éclair, je dégaine un Kleenex, le
mouille de ma salive, et entreprend de frotter doucement la tache
sur son visage.
Chloé se recule, horrifiée, en jetant un coup
d'œil autour d'elle pour vérifier qu'aucune de ses copines n'a
assisté à la scène.
– Mais maman ! Arrête, c'est dégoûtant,
tu me nettoies avec ta saliiiive !
Sans me démonter, je parviens à l'astiquer encore
un coup, l'ultime.
– Oooh ça va, hein, tu faisais moins ta
chochotte quand tu sirotais mon liquide amniotique.
Elle fronce le nez, écœurée, réfléchit un instant,
et me demande :
– Puisqu'on parle de choses répugnantes, ça
me fait penser, maman… où tu étais, en 1970 ?
– Eh bien, je n'étais pas née. Je suis née
deux ans plus tard, dis-je avec une pointe de fierté dans la voix,
comme si j'avais prononcé « dix » et non pas
« deux ».
– Moi je sais où j'étais, déclare-t-elle
satisfaite. J'étais l'ovule d'un ovule.
– Héhé ! Je t'aime, donne-moi un
bisou.
– Moi aussi je m'aime, dit-elle en me tendant
une joue que je ventouse bruyamment, avant de m'attaquer ensuite à
celle de sa sœur, résignée.
Et dire qu'à son âge je croyais qu'on pouvait
tomber enceinte en buvant au goulot d'une bouteille, juste après
qu'un garçon a bu dedans.
En fait, quand j'étais petite, je croyais que les
lots de culottes jetables étaient destinés à être achetés puis
jetés aussitôt arrivé à la maison (j'avais vu ma mère le faire,
suite à l'accouchement de mon frère. En fait elle s'était juste
trompée de taille). Je croyais que, dans les films, les acteurs
mettaient un bout de film plastique alimentaire sur leurs lèvres
avant de s'embrasser. J'étais terrifiée à l'idée qu'un cerisier
pousse dans mon ventre après avoir avalé un noyau de cerise. Et
j'ai même tenté, une fois, de faire éclore des œufs achetés en
boîte au supermarché en les plaçant au creux d'une écharpe roulée
en boule près du radiateur.
Ouais, quand j'étais petite, j'étais à l'aube
d'immenses découvertes.
Nous faisons un saut au magasin d'alimentation en
face de la maison, malgré les vives protestations des fruits de mes
entrailles, qui se croient revenus au doux temps de leur vie
intra-utérine, lorsque la nourriture arrivait directement par leur
cordon sans qu'ils aient besoin d'aller la chercher.
Qu'est-ce que vous croyez, les microbes, que ça
m'amuse ? Moi aussi j'ai été un fœtus, moi aussi j'adorerais
me faire servir, comme ça, directement du placenta au
consommateur.
Efficacité maternelle, hop hop hop, le tour des
rayons se fait en quelques minutes.
Déposés sur le tapis roulant, une caissière scanne
les produits tandis que je les range dans un immense sac fluo avec
la dextérité d'une championne de Tetris.
Les objets les plus volumineux sont placés en bas,
chaque espace est optimisé pour contenir un paquet de la forme
adéquate, faisant en sorte qu'au final, rien ne déborde.
Les mamans sont définitivement les sorcières
bien-aimées du foyer, accomplissant des prodiges, gagnant du temps,
délestant de leurs charges les autres membres de la famille en un
tour de nez, comme si de rien n'était.
En retour, elles obtiennent une reconnaissance
équivalente : rien.
Arrivées dans notre résidence, les filles croisent
Dorothée, une petite voisine de leur âge dont la maman est une
infatigable bavarde. Par bonheur, la mère a déjà hameçonné une
autre proie, me laissant ainsi la possibilité de fuir avant qu'elle
ne repère ma présence. Ou pas. Car les enfants ont dégainé un lot
de cartes Pokemon sorties d'on ne sait où, et commencent à se les
échanger avec désinvolture, employant un langage aussi accessible
que celui d'un ingénieur de la Nasa taillant le bout de gras avec
un collègue au sujet du dernier réacteur à la mode.
Rhinoféros niv. 43. PV
90. Niveau 1, évolution de Rhinocorne. La tempête se lève.
30 +. Si une carte Stade entre en jeu, cette attaque inflige
30 dégâts plus 20 dégâts supplémentaires. Défaussez cette
carte stade. Cratère. 60. Rhinoféros s'inflige 10 dégâts.
Votre adversaire échange le Pokémon Défenseur avec un de ses
Pokémon de Banc, s'il en a.
Voilà ce que l'on peut trouver sur UNE SEULE de
ces fameuses cartes Pokémon.
Moi, à neuf ans, je jouais à la tapette : tu
prends un autocollant Panini, tu tapes dessus avec la paume de ta
main incurvée, s'il saute et se retourne : il est à toi.
Basta.
Il paraît que les jeux s'adaptent, car le quotient
intellectuel des enfants a évolué au fil des décennies.
Ça veut dire qu'on était quoi avant ? Des
babouins ?
Un coup de fil sur mon portable interrompt le
cours de mes pensées.
– Allô ?
C'est le journaliste d'un grand quotidien. Zut,
j'avais complètement oublié qu'il devait m'appeler, celui-là.
Je colle mon oreille gauche contre le téléphone,
bouche la droite avec mon index, et réponds à son interview tout en
gardant un œil sur les surdouées de la tapette qui me font
face.
Il faut toujours faire attention à ce qu'on
raconte à un journaliste.
Ma copine la comédienne Jane Finkielstein a failli
briser sa carrière en révélant, sous le sceau de la confidence (en
« off »), qu'elle avait été doublée dans la scène du
baiser masochiste avec un oursin, dans ce film d'art et d'essai qui
lui avait valu un grand prix d'interprétation.
Par un monumental coup de pot, l'article est paru
dans l'édition du 1er avril du
magazine, lui permettant ainsi de faire passer un communiqué
soulignant qu'il s'agissait bien évidemment d'une blague.
Tandis que je réponds aux questions de mon
interlocuteur, en piochant prudemment dans ma liste de répliques
préformatées, je vois Chloé m'observer malicieusement.
Sa sœur et elle me rejoignent pendant que je
termine de parler, et nous marchons lentement jusqu'à arriver sur
le palier de notre appartement.
Je mets les clés dans la serrure, Chloé
glousse.
– Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ?
– Oh rien. C'est juste que j'ai remarqué
qu'on pouvait savoir qui t'appelait, simplement à la façon dont tu
disais « allô ? ».
– Ah bon ? Comment ça ?
Celle qui m'a rendue mère pose son sac à dos dans
l'entrée, à côté de celui de sa sœur, laquelle s'empresse de faire
la fête au chien.
– Eh bien, « Mmmâââllooo ? »
d'un ton las et fatigué, c'est quand papa est au bout du fil.
« Oui, salut, ça va ? » comme si tu étais une adulte
surchargée de travail, c'est quand tu parles à mamie ou à papy.
Quand tu dis « Allôôô ouiii ? » sur un ton fleuri et
étonné, je sais que c'est ton éditrice ou un journaliste au bout du
fil. « Oui ? » d'un ton neutre, c'est Aaron.
« Allô, ma chériiie ? ! » avec une voix
inquiète, c'est quand je t'appelle du collège. « Hey, salut,
toiii ! » ultra enjoué et top dispo, c'est n'importe
laquelle de tes copines. « Ouaaais ? » avec une
intonation fatiguée d'avance, c'est tonton Adam, qui d'ailleurs te
répond de la même manière…
Chloé se tait et attend, fière d'elle, les
félicitations qui lui sont dues pour avoir démontré combien sa mère
était prévisible. Si cette petite péronnelle commence à connaître
mon mode d'emploi mieux que je n'appréhende le sien, ça va être
chaud.
Heureusement, j'ai ma petite formule spéciale
« changement de sujet sans perdre la face » :
– Dis-moi, ma chérie, tu n'as pas des devoirs
à faire ?
Au bruit, je comprends qu'un trousseau de clés
chatouille la porte. Lorsqu'elle s'ouvre, Aaron apparaît. Ouf, je
vais pouvoir un peu souffler.
Son portable collé contre l'oreille, il dépose un
baiser sur ma tête du haut de son mètre quatre-vingt-onze, retire
sa veste et se déchausse avec sur la figure l'expression d'un
intense soulagement. Il caresse la Choch' qui lui bondit dessus
avec la frénésie d'un animal qui a donné le change toute la journée
à la domestique qui ramasse son pipi (moi), et qui peut enfin
laisser exulter sa liesse de retrouver son maître, son roi, son
Dieu, le seul, le vrai, celui qui jamais ne se salira les mains à
ramasser ses déchets.
Aaron termine sa conversation téléphonique sur un
éclat de rire poli, raccroche, et son visage emprunte alors
l'expression de la plus parfaite lassitude.
– Quelle journée je viens de passer, je suis
crevé, je n'ai qu'une envie, avaler un truc et aller me
coucher.
– Bonjour, mon amour. Toi aussi, tu m'as
manqué.
– Tu as prévu quoi, à dîner ? dit-il
sans remarquer mon sarcasme.
– Je n'en sais rien, je viens juste de
rentrer moi aussi, je réponds, harassée d'avance à l'idée d'avoir à
inventer un nouveau menu chaque jour.
– Bon, laisse, je vais me faire du pain et du
fromage et aller m'allonger avec un truc à lire.
Il est mignon. Il croit que grignoter un bout de
quelque chose m'épargnera la corvée d'avoir à préparer le repas
pour le reste de la famille.
Le voilà qui s'avance vers le frigo, mais je n'ai
pas le cœur de lui dire que j'ai oublié d'acheter du pain.
Tout en rangeant les courses, j'entends mes
petites horloges parlantes hurler « bingo bing ! »
depuis leur chambre. C'est leur jeu tendance du moment : la
première qui crie cette formule qui ne veut rien dire au moment où
le chiffre des minutes est identique au chiffre de l'heure a gagné.
Je sais donc instantanément qu'il est 18 h 18. Et je
saurai quand il sera 19 h 19, puis 20 h 20.
Pour les autres horaires, je me suis acheté une montre.
Dans la chambre, je rejoins mon tendre époux,
mollement allongé sur notre lit, en train de bouquiner. Je me
glisse contre son dos pour lui prodiguer un de ces délicieux
massages des trapèzes dont j'ai le secret, mais il grogne qu'il
n'aime pas les massages.
Je le sais bien, qu'il n'aime pas les massages. Il
est juste de notoriété publique que l'on fait souvent à l'autre ce
que l'on voudrait exactement qu'il nous fasse, mais la notoriété
publique est encore trop privée pour lui, puisqu'il ne me propose
rien en échange.
Qu'à cela ne tienne, je vais me faire plus
explicite.
Je l'escalade sans me soucier de ses grognements
étouffés, et me niche contre lui en cuillère, lui offrant ainsi mon
dos à moi.
Rien ne se passe.
– Chéri ?
– Mmh ?
– Tu me fais un massage ? J'ai passé une
dure journée moi aussi, et…
Sans me laisser finir ma phrase, il appuie de sa
main gauche divers endroits de mon épaule comme on étend de la pâte
à pizza, tout en continuant de lire son livre qu'il tient de la
main droite.
– Non, si tu pouvais juste… comment dire…
malaxer, plutôt que presser…
Aussitôt, il me procure une série de gros pinçons
douloureux, que je supporte stoïquement en me mordant les lèvres.
Faute de grives, on mange des merles, comme disait l'autre. Si ça
ne me délasse pas, au moins tirerai-je un délicieux bien-être du
simple fait qu'il arrête.
– Tu pourrais faire un effort, quand
même…
– Quoi ?
– Tu vois bien que tu me fais mal.
– Hum… Désolé, je te l'ai déjà dit, je ne
sais pas masser.
– L'excuse à deux balles pour ne pas te
fouler…
Aaron continue de lire en utilisant mes omoplates
comme trépied. Je me retourne, lui arrache son roman, et me colle à
lui en plaçant mes bras autour de son cou et ma jambe par-dessus
son bassin, façon enveloppement de pieuvre.
Il soupire et lève les yeux au ciel.
– Chéri ?
– Quoi ?
– Je me trouve vieille.
– Mais tu l'es.
– Tu… Ah, c'est comme ça que tu le
prends ? ! La journée entière passée seule à attendre que
tu rentres, je suis déprimée, j'ai mal à la tête, j'ai encore la
cuisine à faire et c'est comme ça que tu me témoignes ton
intérêt ? Très bien, alors dans ce cas je me casse…
Furieuse, je le repousse avec de grands mouvements
dramatiques faisant bouger la couette comme s'il tentait de me
retenir, et je récupère mes membres pour les bouter hors du
lit.
Puis je percute, me rallonge, et ceinture à
nouveau amoureusement son corps massif.
– Bien essayé, mais je reste. Tu ne liras pas
ton livre, j'ai un besoin vi-tal de parler.
– Et merde, fait-il résigné. Pourquoi tu
n'appelles pas plutôt une de tes copines, histoire de me laisser me
reposer ?
– Laquelle ? Doris, qui est coincée au
bureau la journée et qui doit gérer le soir ses trois gosses toute
seule ? Marie, qui va encore me saouler avec ses douloureux
problèmes de peau d'orange ? Clotilde, qui passe son temps à
chouiner parce qu'elle se fait régulièrement larguer par des mecs
nazes ? Désolée, ma vie c'est pas Sex and
the City , avec des copines ultra solidaires et toujours
dispos qui se voient quarante fois par jour et font du shopping sur
des talons de douze centimètres. Pff… Tu vois, je le disais
justement à Domitille cet après-midi, je…
– Voilà ! Tu as parlé à Domitille
aujourd'hui, tu as donc dilapidé ton crédit de salive, gardes-en un
peu pour demain, plaide Aaron en tendant la main pour récupérer son
bouquin.
Je m'appuie sur un coude pour soutenir ma tête
après avoir envoyé valdinguer son roman par terre d'un coup de
fesses. Il n'a rien perdu, l'auteur je le connais, c'est un
arrogant raseur prétentieux. En plus, ce n'est même pas lui qui
écrit ses livres.
– Domitille ? Cette sale
fouineuse ? Chaque fois qu'elle passe prendre un café, j'ai
l'impression que la maison subit un débarquement des
RG !
– Eeeeh ben. C'est pas joli-joli, ce que
disent les femmes les unes des autres…
– Pourquoi tu dis les
« femmes » ?
Mon mari me regarde, interloqué.
– Et tu veux que je dise quoi ? Les
« hommes » ? Tu veux que je mente ?
– Non ! Les « filles », tout
simplement.
– « Filles », « femmes »,
c'est pareil. C'est toutes des chieuses.
Je soupire en me pelotonnant contre lui. Il
m'attrape et m'enserre avec une telle fougue que je manque
d'étouffer parce qu'il ne sent pas sa force. Mais j'adore ça.
– Aaron, ce n'est pas pareil. Ça signifie dix
ans de différence, au bas mot.
Je soupire à nouveau en posant un doigt sur ses
lèvres pour l'empêcher de me répondre. Pour une fois que je peux en
placer une, je ne vais pas me gratter.
– Écoute. Il me faut des vacances. Un break,
une pause, je déprime pour un rien en ce moment. J'ai besoin de
recharger mes batteries, d'éteindre mon ordi, mon téléphone, de ne
plus me soucier de faire à bouffer, de respirer un peu d'air
pur…
– C'est impossible, déplore Aaron. Tu sais
bien que je viens de commencer deux grosses missions, je ne pourrai
pas m'absenter avant au minimum six mois.
– Ah non ! Si j'attends aussi longtemps,
je vais devenir folle.
– Qui sera le plus à plaindre dans ce cas,
demande-t-il narquois, toi ou moi ?
Je réfléchis. Il doit forcément y avoir une
solution.
– Et le mariage de ma cousine
Charlotte ? Tu vas venir, au moins ? Bon, le seul
problème, c'est qu'il te faudra surmonter ta trouille de l'avion,
parce que c'est pas la porte à côté…
– C'est où ?
Je me lève, attrape la carte que j'avais posée sur
la coiffeuse, et la lui montre.
– Même pas en rêve, désolé chérie, dit-il en
me rendant l'invitation.
– Eh bien tu sais quoi ? Je vais y aller
sans toi.
Il se redresse, inquiet.
– Sans moi ? Tu veux dire, avec tes
parents et les enfants ?
– Niet. Les filles seront en vacances chez
leur père, quant à mes parents, ils ont prévu d'envoyer un beau
cadeau et basta. Non, j'ai une meilleure idée, l'invitation est
pour deux personnes, alors je vais y aller avec ma copine
Clotilde.
– On parle bien de celle qui te gonfle à se
plaindre sans arrêt de sa vie amoureuse ?
– Celle-là même. Non, mais c'est une chouette
fille, en réalité. En plus elle est célibataire, donc c'est la
personne idéale pour me tenir la chandelle. Allez, c'est décidé, je
vais réserver un sublime hôtel sur place, je pars quelques jours.
Aaaaahh, je suis trop contente ! dis-je en embrassant la
carte, reconnaissante.
Avant qu'Aaron n'ait pu protester, on frappe à la
porte de la chambre.
C'est Chloé qui s'indigne de ce que sa sœur ne
partage pas avec elle ses bonbons.
– Quels bonbons ? je demande. En plus on
va bientôt dîner.
– Ceux qu'elle garde dans sa réserve secrète.
Elle devrait m'en donner la moitié.
Noémie crie, au loin :
– Hey ! T'as trop cru !
Je me lève pour aller voir.
Noémie, avec ses deux nattes (ses petites
« antennes de cafard », comme les appelle Aaron pour la
taquiner), est assise dans sa chambre, devant les posters de David
Boreanaz, de Buffy contre les vampires
et de High School Musical de sa sœur.
Elle tient fièrement un petit seau en plastique aux couleurs de Bob
l'Éponge, contenant une réserve de confiseries que je ne lui ai pas
données.
Ma petite nioute est si généreuse, qu'elle serait
tout à fait capable de se priver de dessert pour l'offrir à plus
affamé qu'elle. Parallèlement à cela, c'est aussi une furieuse
économe qui prend un plaisir fou à engranger. Sa réplique préférée,
en faisant bouger ses sourcils de façon comique :
« À moi le pognone ! » Et voilà que je la
découvre en train de déguster une sucette comme on savoure un bon
cigare.
Flegmatique, elle m'explique :
– Aujourd'hui, j'ai eu la meilleure note de
la classe. Alors je me suis dit que, pour me récompenser, j'allais
m'offrir une friandise que j'ai gardée de l'anniversaire de ma
copine Anouk.
– C'était quand, l'anniversaire
d'Anouk ?
– Quand j'étais en CP. Une trois ans d'âge,
dit-elle avec satisfaction en activant ses petits sourcils.
– Huuuu… Jette-moi cette cochonnerie tout de
suite ! !
Zen.
Ne pas s'énerver.
Allez, bientôt je dirai : « À moi
la décompressione ! »