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La trouille, on me fouille
Le plus dur, avec le succès, c'est de parvenir à trouver quelqu'un qui soit heureux pour toi.
Bette Midler
– Tu comprends, souvent je me sens seule, isolée, c'est pas évident, ce métier. Toutes ces journées à travailler chez soi, sans personne à qui parler.
Je bois une gorgée de thé à la vanille.
– Si ce n'était que ça. Mais depuis que je suis devenue écrivain, la moitié des gens que je connais ont changé d'attitude. Soit ils me jalousent d'avoir la vie glamour qu'ils auraient rêvé avoir, soit ils me méprisent pour cacher qu'ils me jalousent, soit ils me collent en imaginant que ma notoriété déteindra sur eux…
Le soleil brille dehors.
Nous sommes au printemps, mais il fait une chaleur lourde.
– Sans compter les amis, qui réapparaissent miraculeusement après des années d'absence. Certains pour mon plus grand plaisir, d'autres que je ne me souviens même pas avoir fréquentés.
Je fixe les petites taches de rousseur apparues sur mes bras depuis le retour des beaux jours, en me demandant si, tout compte fait, ce ne serait pas des taches de vieillesse.
– Quant à l'amitié des gens du métier, elle est aussi immuable qu'une cotation en Bourse. Une actualité ? Un passage télé ? Et hop, les invitations à déjeuner fleurissent par dizaines. La popularité, c'est plus efficace qu'un brossage de dents à l'Émail Diamant. Plus tu es connue, plus les sourires que tu reçois deviennent éclatants.
Ma copine hoche la tête, l'air compréhensif, avant de la poser sur mon genou.
Je la lui caresse distraitement.
– Tout ça pour dire que je commence à en avoir ras les fesses, de ce job. J'ai envie de connaître autre chose, de prendre un peu l'air, peut-être de changer de vie, enfin, un peu, pas complètement, mais… ooh, j'en sais rien…
Ma copine me regarde avec douceur, puis elle mordille ma main.
J'essuie sa bave sur mon jean, attrape ses oreilles, et l'embrasse goulûment sous l'œil.
Sa petite odeur me met en appétit, je soulève son museau et lui fais des bisous sous le cou, là où c'est le plus doux.
– Dis, ma Choch', tu crois que je suis en train de faire une crise de la pré-quarantaine, comme on fait une pré-ménopause ? Je veux dire, c'est pas comme si j'avais envie de m'acheter une voiture de sport, ou de changer de mari pour m'en prendre un plus jeune, hein… j'ai pas un neurone d'homme non plus…
Aujourd'hui, j'ai renoncé à bosser.
Je sais, je suis à la bourre, mais je n'arrive plus à traire mes idées, il vaut mieux que je fasse autre chose le temps qu'elles se reconstituent. Un peu comme un fichier dont j'attends qu'une nouvelle partie se soit suffisamment téléchargée dans ma tête pour la retranscrire sur le papier.
À la place, j'ai envoyé quelques e-mails à mes copines, et j'ai ensuite répondu aux lettres et aux messages de mes lecteurs.
Ceux qui me racontent dans quelles circonstances ils ont lu mon livre, auxquels je réponds toujours pour les remercier. Ceux qui m'expliquent comment aurait dû se comporter selon eux un de mes personnages, auxquels je réponds aussi pour discuter. Les exaltés, auxquels je réponds parfois pour les calmer. Les demandeurs d'emploi, qui cherchent un job de star de la littérature, à qui je ne sais jamais trop quoi répondre, à part « bonne chance ». Les fidèles, que je n'ai jamais rencontrés mais auxquels je réponds, depuis le temps, comme si c'était le cas. Bref, l'échange est toujours intéressant, motivant, jamais ennuyant.
Lorsque j'ai fini, je me suis mise à googleliser des gens de mon entourage, de ma jeunesse, ou de mon enfance, juste pour savoir ce qu'ils sont devenus. Impression grisante de ressusciter des souvenirs effacés avec, à chaque trouvaille sur le Net, les sensations d'un chercheur d'or qui amoncellerait des pépites de mémoire étincelante. Un prodige de nostalgie que seule la technologie permet.
Après deux heures d'intense vie virtuelle, je suis allée me faire un thé.
Il est trop tard pour que je sorte faire du shopping, et trop tôt pour aller chercher mes filles à l'école.
Je m'ennuie.
J'ouvre le placard de l'entrée pour y chercher ma boîte à couture.
Chloé a laissé traîner son vieux chien en peluche sur le canapé, et je viens de remarquer que l'oreille du doudou avait besoin d'être reprisée.
À l'intérieur du meuble, les objets sont rangés pêle-mêle. Il y en a trop, ils menacent de s'effondrer.
Il faudrait que je trouve le temps de trier un nombre considérable de trucs qui encombrent tous les placards de la maison. Ça m'oppresse de savoir qu'il y a tant de choses inutilement accumulées, dont il faut nous débarrasser.
Un jour, dans une prochaine vie, j'aurai moi aussi un de ces petits engins si pratiques pour tout gérer dans une maison. Comment ça s'appelle déjà ? Ah oui : une femme. Mais aujourd'hui, je ne me sens pas l'énergie d'en être une.
La boîte à couture posée sur la table basse, je me retourne vers Joe l'incruste qui a pris tout naturellement place sur le canapé à mes côtés.
Pour la taquiner, j'attrape ses petites mâchoires et tente de passer le bout de mon nez dedans en murmurant « Aaah ! au secours, les dents de la mère Choch' ! ».
Impliquée dans mon scénario catastrophe, elle ouvre encore plus sa gueule pour exhaler un bâillement à l'haleine si fétide qu'il me fait renoncer illico à jouer les Spielberg du monde canin.
Je me redresse, nous nous défions, l'œil fixe et aux aguets, puis je fais mine de lui sauter brusquement dessus. Surprise, elle tente de m'impressionner en émettant son fameux grognement mêlé d'un gémissement, pour ne pas qu'on la prenne trop au sérieux, des fois qu'elle aurait à se battre. Petite maligne. Elle préfère passer ses pulsions carnassières sur les meubles en bois et sur le parquet, qui ne peuvent riposter tandis qu'elle les ronge férocement. Ce qui lui a valu le sobriquet de « Termite-nator ».
Pour se faire respecter devant un être vivant, elle se contente juste d'éternuer un coup, genre « fais gaffe », aidée en cela par sa rhinite chronique. Je crois qu'à part en envoyant un jet de morve à un éventuel assaillant, il ne faut pas trop compter sur elle pour nous défendre.
On sonne à la porte.
Miracle, un être humain !
Je me précipite.
À travers l'œilleton, j'aperçois une masse de cheveux châtains, coupés court, surmontant la figure enjouée de ma voisine Domitille.
Euphorique telle une Robinsonne rencontrant sa Vendredine, je lui ouvre aussitôt.
– Hey, entre donc, qu'est-ce que tu fiches là, tu n'es pas au bureau ?
– Non, je suis en arrêt maladie pour quelques jours. Ma migraine…
– Ah ouais, la célèbre…
– Je te dérange ? Tu travaillais, j'imagine ?
– Comme une brute. Mais ça va, j'avais besoin d'une pause de toute façon, dis-je sans sourciller.
– J'en ai pour une minute, s'excuse-t-elle en entrant, je voulais juste t'emprunter un peu de sucre en poudre.
Je referme la porte derrière elle, et lui fais signe de passer au salon.
– Du sucre, pourquoi ? Tu fais un gâteau ? je demande depuis la cuisine, en saisissant ma boîte remplie de cristaux blancs.
– Nooonn… c'est juste pour mon café.
– Ouf, je préfère ça. J'ai cru que tu venais chez moi me jeter à la figure tes dérisoires talents de pâtissière.
– Tu sais bien que je ne ferais jamais une chose pareille. J'aurais trop peur de me retrouver dans un de tes livres transformée en mille-feuille humain.
– Et tu aurais raison. Que dirais-tu de le prendre ici, ton café ?
– Si tu insistes…, répond Domitille tout sourires, qui n'attendait que ça.
Confortablement installée sur mon canapé, elle se met à détailler avidement le mobilier du salon, histoire de contrôler qu'il n'y a rien de nouveau, depuis sa dernière visite, dont elle pourrait me demander l'origine. Nouvelle nappe, livre qui traîne, petit bibelot décorant la bibliothèque, j'aurai fatalement droit à un interrogatoire. Cela fait dix ans que je la connais, et avant elle je n'avais jamais rencontré une personne animée d'une si envahissante curiosité pour la vie des autres. Mais elle est gentille, et un point commun nous unit : nous partageons sans complexe la passion des ragots de l'immeuble.
Tout en sentant physiquement son regard scanner le moindre recoin de la pièce, je mets en route la machine à café et fais bouillir de l'eau pour me préparer un autre thé. Puis je sors une boîte de gâteaux secs, dont je dispose le contenu sur une assiette, et attrape quelques petits cakes mous qui me restaient dans un sachet.
Deux minutes plus tard, je la rejoins en tenant un plateau sur lequel sont posées nos tasses fumantes.
– Alors, ce nouveau roman ? Ça avance ?
Sans le vouloir, elle a employé le ton qu'on utilise pour savoir comment se porte un bébé, et s'il finit bien ses biberons.
Depuis quelques années, j'ai constaté qu'on prenait d'abord des nouvelles de mon bouquin en cours, avant celles de n'importe quel membre de ma famille. Histoire sans doute de vérifier qu'on pouvait toujours se la péter en disant qu'on connaît une célébrité.
Sacrée nature humaine, va.
Je nous sers, avant de m'affaler en face d'elle dans un fauteuil. Puis je trempe une langue de chat dans mon thé.
– Mouais, mouais, ça va…
– Manque d'inspiration ? demande Domitille, dont les yeux brillent à l'idée de me suggérer les scènes d'un roman qu'elle n'a pas encore lu.
– Non, ça va à peu près…
– Pourquoi tu ne raconterais pas cette histoire, là, qui est arrivée à Tristan l'hiver dernier à Cabourg ? Tu sais, celle avec son chef de produit ?
Je bois une gorgée de mon thé, après en avoir respiré l'arôme.
– Parce que mon roman se déroule dans un campus aux États-Unis, et qu'avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas comment réussir à placer la mésaventure de ton mari qui dévoile incidemment à son patron qu'il est cocu, autour d'un steak tartare.
– Ah. C'est dommage, c'était pourtant une chouette histoire.
Je hausse les épaules.
– Tu sais, les gens s'imaginent que les écrivains s'inspirent de leur vie pour écrire leurs romans, mais c'est faux.
Ma voisine hoche la tête.
Je continue :
– Tiens, par exemple, aujourd'hui je viens de découvrir que les nouveaux rouleaux de papier toilette que j'ai achetés au Monoprix sentaient extrêmement bon. Pour tout dire, chaque fois que je vais faire pipi, j'en attrape un et je le respire avec délectation. Va essayer de caser ça dans un thriller… Et pourtant c'est dommage, ça m'aurait facilement fait cinq lignes de remplissage.
Depuis tout à l'heure, j'écarte comme je peux avec mon pied une intruse quadrupède venue quémander sa dîme.
Elle agite sa truffe en direction des biscuits, tourne autour, tente de s'approcher puis, se voyant sans cesse repoussée, finit par abattre sa dernière carte : le regard qui tue. Assise comme la plus fayotte des élèves les plus sages, oreilles basses, moue piteuse, yeux implorants, la babine légèrement de traviole. Elle est si convaincante qu'on pourrait haut la patte lui attribuer l'Oscar (en l'occurrence, le « César ») du meilleur rôle de crève-la-faim.
Vaincue, je glisse un morceau de gâteau par terre, dont elle ne fait qu'une bouchée.
Triomphante, elle me gratifie d'un petit rot sonore pour marquer sa satisfaction.
Plus classe, tu meurs.
Je pense à un truc :
– Au fait, dis-moi, t'as vu Mme Albéroni récemment ?
– Celle qui habite au 11e ?
– Ouais, dis-je. Je rêve, ou elle s'est fait refaire le nez ?
– Hein, on est d'accord ? demande Domitille. J'avais remarqué la même chose, mais j'attendais confirmation d'une autre personne. Entre le moment où elle est partie en vacances en Tunisie, et le moment où elle en est revenue, elle avait maigri des naseaux.
– Mais elle change de boulot, il me semble ?… Tu veux que j'aille te chercher des sucrettes, ou ça te va ?
– Comment, elle change de boulot ? Elle est toujours infirmière à domicile, sauf qu'elle concentre ses visites en ce moment sur un « certain » domicile, si tu vois ce que je veux dire… Non merci, je vais prendre du vrai sucre. Pourquoi tu as des sucrettes, tu t'es remise au régime ?
– Arrête, tu déconnes, là. C'est qui ? !… Et oui, pour le régime, mais je n'y arrive pas, zéro activité physique, je bosse assise toute la journée, c'est la loose.
– Laisse tomber, t'es très bien comme ça, lâche ma voisine en buvant une gorgée de son café. Si je te dis « je suis un instituteur divorcé récemment monté à Paris, j'ai eu besoin de soins quotidiens pour le changement de mon pansement suite à une brûlure à la main, je suis, je suis… ».
– Ne me dis pas qu'elle a une liaison avec…
(Domitille et moi, en chœur :)
– M. Morillon ! !
– Purée, mais c'est dingue, ça ! je m'exclame en me donnant une petite tape sur le genou. L'instit de sa fille ? Et il en dit quoi, son mari ?
Elle se rengorge avec un petit mouvement goguenard des sourcils.
– Il en dit rien, il est trop occupé à choper la pharmacienne, tu sais, la sublime Antillaise aux yeux de velours. C'est Florence, la préparatrice, qui me l'a raconté, son fils et le mien vont au même cours de judo, le mercredi.
Je ramène une mèche de mes cheveux en arrière. Ils sont si longs que je ne les porte plus qu'attachés n'importe comment. Mon absence de look défini est tel que je me demande parfois si je ne pourrais pas lancer une nouvelle tendance.
Après tout, l'allure sale et dépenaillée typiquement adolescente a bien pu faire éclore la mode « grunge » (qui signifie littéralement « caca entre les doigts de pieds », voyez à quel niveau se niche la révolte de nos jeunes, ma bonne dame, quelle époque on vit…).
Je pourrais peut-être innover et décomplexer les millions de femmes au foyer à qui leur mari reproche d'être négligées, en lançant la mode « bobonne » ?
Oui… oui, je tiens un concept, là, je le sens… On pourrait dire par exemple : pince crabe pour maintenir les cheveux en un chignon informe + haut de pyjama planqué sous une veste pour emmener les enfants à l'école, assorti d'un legging (plus sexy que le bas de survêt, faut pas déconner quand même), et bien sûr, pas de maquillage (le naturel, c'est atemporel)…
Il ne reste plus maintenant qu'à recruter une ambassadrice canon qui accepte d'être médiatisée dans cette dégaine.
C'est là que ça se corse.
– Et à part ça, fait ma voisine, l'air de ne pas y toucher. Ça va, toi, avec ton mari ?
– Laisse tomber, dis-je avec un petit rire. Y a rien à glaner de ce côté-là.
– Non, non, se défend-elle, je ne pensais pas à mal. Très joli, ton soutien-gorge. Le rouge, c'est original comme couleur, ça va bien aux brunes… Et puis, ça plaît aux hommes…
– De quoi est-ce que tu… ah.
D'un geste vif, je repousse sur mon épaule ma bretelle qui dépasse, histoire qu'elle n'apparaisse plus dans la large encolure de mon top en coton.
Heureusement que j'aime bien cette femme, sinon elle m'agacerait.
– Et sinon, tu parlais de régime, tout à l'heure… mais pourquoi, tu fais quel poids actuellement ?
– Je ne sais pas, il faut que je me pèse, dis-je en souriant. Et toi maintenant, ça te fait quel âge, depuis le temps ?
Elle manque de s'étrangler avec son café.
– Je ne sais pas, il faut que je compte… Oh, dis, tiens j'y pense ! T'es au courant pour Mme Fougasse, du 7e ?
– Non, répondis-je, mon radar à commérages déployé.
– Tu te souviens du chantage qu'elle faisait à son fils, à propos de sa copine ?
– Le lavage de cerveau insensé qui disait en substance « c'est elle ou moi » ?
– Celui-là même. Le petit a cédé, il a largué l'amoureuse.
– Nooon…
– Si.
– Mais attend, il a quel âge, « le petit » ? Une bonne quarantaine ?
– Oui, je crois. L'ancêtre a eu peur : cette fois il parlait de la quitter pour s'installer avec « la voleuse de fils », comme elle l'appelait.
– C'est consternant. Mais comment elle a fait pour l'obliger à rester ?
Domitille croise les jambes et affiche une moue du genre « on ne me la fait pas, à moi ».
– Qu'est-ce que tu crois ? Chantage à l'héritage, bien sûr.
– Haaan ! Gerbantissime. Tiens, tu veux une madeleine ?
– Oui, merci. En tout cas, moi, jamais je ne ferai une chose pareille à mon fils. Il choisira la fille qu'il voudra. Non seulement je ne m'en mêlerai pas, mais je ne le retiendrai pas.
Un petit geste de ma main lui signifie « cause toujours, tu m'intéresses ».
– Ouais tu peux crâner, pour l'instant, Robin n'a que cinq ans. On verra si tu fais toujours ta maligne s'il tombe fou amoureux d'une fille qui a dix ans de plus que lui…
– Waah non, arrête, pas dix ans, quand même…
– Ou trente kilos de trop…
– Beau comme il est, tu plaisantes ?
– Ou pire, s'il t'annonce qu'il veut épouser une fille plus vieille que lui, qui a une culotte de cheval et déjà des enfants.
– Quel cauchemar ! C'est hors de question ! Je n'ai pas élevé mon fils pour le brader à la première traînée venue ! Je sais ce qui est bon pour lui, et il m'écoutera !
Le doudou de Chloé m'attend toujours avec son oreille déchirée. Je m'en saisis, choisis un fil d'une couleur assortie, une aiguille dans la boîte à couture, et retourne m'asseoir, un sourire ironique aux lèvres.
– Allez, avoue, tu prends des cours du soir chez la mère Fougasse, petite cachottière ?
Domitille enfourne nerveusement un morceau de gâteau dans la gorge de la petite poilue postée à ses pieds, qui le régurgite aussitôt pour le mâcher un coup avant de l'avaler.
– Toi et tes scénarios abracadabrants, bafouille-t-elle. À part pour quelques cas très particuliers, je te dis que je ne me mêlerai jamais de la vie sentimentale de mon fils.
Elle semble découvrir la tasse qu'elle tient à la main.
– Tiens, elles sont nouvelles ces tasses, je ne les avais jamais vues avant.
– Oui, c'est un service à café que tu es en train d'étrenner, on vient tout juste de me l'offrir et… dis donc, rien n'échappe à ton œil de lynx !
– Déformation professionnelle, petite.
– J'ignorais qu'on avait besoin d'une bonne paire de mirettes pour travailler à la Sécurité sociale.
– Il faut ! Pour détecter les fraudeurs.
– Je comprends. Ça va mieux, ta migraine ?
– Oui, merci, fait-elle en portant la tasse à ses lèvres. Je reprendrais bien une madeleine.
– Je t'en prie, sers-toi, dis-je en lui tendant le sachet ouvert.
Mon reprisage fini, je vais porter le doudou dans la chambre de mes doudous, et le dépose délicatement à côté de leurs deux coussins ronds, l'un vert et l'autre bleu, qu'elles ont astucieusement prénommés Robert et Robleu.
– En parlant de mère abusive, tu ne connais pas ma tante Angèle ?
– Angèle, c'est celle qui habite dans le 19e ?
– Celle-là même.
Je replie mes jambes sous mes fesses et m'installe confortablement sur le canapé.
– Elle a un fils, mon cousin Jerry, un blond rondouillard, parce qu'elle passe son temps à le gaver avec sa cuisine pleine d'huile. C'est une sorte de surdoué chiantissime, mais il est gentil. Même s'il est un peu asocial. Bref ! Il est plutôt beau gosse et il a ramené pas mal de meufs à la maison.
– Et elle ne les a pas acceptées ? demande Domitille, ravie de pouvoir radoter sur une mère plus excessive qu'elle ne le sera.
– En fait, c'est plus pervers. Elle est d'une jalousie telle qu'elle se comporte avec son fils comme si c'était lui, son vrai mari. Mais attention, rien de frontal dans son attitude. L'attaque se situe dans le fiel des sous-entendus qu'elle va faire à ses copines, tout en ingénuité et mauvaise foi éhontée. Une espèce de double langage venimeux à base d'ultrasons uniquement perceptibles par l'oreille féminine, et complètement inaudible par le tympan masculin. Un truc fatal. Du Baygon à nanas.
– Très fort, très très fort…
– Résultat, toutes les filles qu'il a fréquentées ont jeté l'éponge. Jerry, célibataire malgré lui, habite toujours chez elle à plus de trente-cinq balais, et ça m'étonnerait que ça change.
– Ben tu vois. Robin n'est pas si mal tombé, avec une mère comme moi, dit-elle, rassérénée.
Je regarde Domitille siroter sereinement son café.
Les bagues qu'elle porte aux doigts sont en toc, et sa jupe est mal assortie à son gilet.
Elle n'a le temps de rien, elle court toute la journée entre le bureau, l'école et les corvées ménagères. Mais elle n'y pense pas, les besoins de sa famille passent avant les siens.
Soudain, je fonds en larmes.
Surprise, elle repose sa tasse et vient illico s'asseoir sur l'accoudoir de son fauteuil en m'entourant les épaules.
– Ben ma poulette, ça va pas ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
– Rien… (Je renifle.)… je suis un peu déprimée en ce moment…
Elle hausse un sourcil, sûre de son diagnostic :
– Tu vas avoir tes règles ?
– Oui. (Je refonds en larmes.) Mais ça va pas durer…
– Pourquoi, t'as changé de pilule ?
– Nooon, c'est parce que… (J'attrape une serviette en papier et je sanglote dedans) je vais bientôt débuter ma ménopause, j'en ai tous les signes…
Domitille, toujours perchée sur le bras du fauteuil, se recule et me scrute un instant en me surplombant.
– Je dois admettre que tu as un paquet de racines blanches.
– Mais c'est pas çaaaa ! C'est juste que ce matin, j'ai découvert ma première ride.
– Où ça ?
– Là.
Je tends mon visage vers elle, et pointe de l'index le coin de mon œil.
– Plisse un peu, pour voir ?
Je m'exécute.
– Mouaiooh… Ça va, c'est raisonnable. Évite de sourire et personne ne verra rien.
– Tu ne comprends pas ce que ça signifie ? dis-je en saisissant ma serviette et en me mouchant dedans.
– Heu, je ne sais pas…, répond-elle. Ça veut dire que je vieillis aussi, vu qu'on a presque le même âge ? Oh oui. Oui c'était ça. C'est une façon détournée de me dire que je deviens une vieille peau ?
Je la recadre, avant que cette hypocondriaque compulsive ne se mette à hyperventiler pour se faire plaindre et attirer toute l'attention sur elle.
Qui c'est qui vient de pleurer ici, elle ou moi ?
– Non, ce n'est pas une question de collagène, c'est juste un état d'esprit. Mes filles grandissent et je ne me sens plus du tout dans le coup. Tiens, la dernière fois, je disais aux poulettes qu'il serait peut-être temps de changer de télé. Chloé m'a demandé : « Tu vas prendre un écran LCD ou plasma ? » Noémie, la cadette, a argumenté : « Prends LCD, maman, il y a moins de reflets. » Et moi je suis restée là, à sourire bêtement, en me disant : « Plasma… pourquoi, ils injectent du sang dedans ? Et LCD, oh mon Dieu, c'est tiré d'une drogue ? » Complètement larguée, mémère. Tu te rends compte ?
Domitille hausse les épaules.
– C'est la vie, ma cocotte. Tu réalises toi aussi que tes filles intègrent des infos que tu ne leur as pas enseignées, donc qu'elles commencent à pouvoir se passer de toi.
Je repère clairement une inflexion revancharde dans sa voix, qui sous-entend : « Nous sommes toutes des mères Fougasse, ma vieille, que tu le veuilles ou non. »
Calmement, je glisse une mèche de cheveux derrière mon oreille.
– Tu fais erreur, Domitille. J'adore que mes filles apprennent des trucs que je ne connais pas : ça me donne l'impression d'avoir de la place en plus dans deux annexes de mon cerveau.
Et vlan. Prends-toi ça dans les dents, vieille névrosée amoureuse de ton fils.
Je continue :
– Le problème n'est pas là. Si je pète les plombs, c'est aussi parce que je me sens en cage, à travailler toute seule à la maison…
Elle lève les yeux au ciel.
– Qu'est-ce que je devrais dire. Si tu es en prison chez toi, alors mon bureau c'est Guantánamo : mêmes horaires et même intimité. OK, tu te sens un peu isolée, mais pas au point de… (elle ricane)… atteeends, tu ne t'es pas remise à parler à ton chien, quand même ?
– Noooon, tu es folle…
Je lance un coup d'œil en biais à Chochana, qui lève sa petite tête poilue et m'adresse une moue de protestation offensée. Heureusement pour moi, si elle sait écouter, elle articule trop mal pour qu'on puisse la comprendre.
– Pourquoi tu ne sortirais pas un peu ?
– Ça m'arrive, bien sûr. Pour faire les courses, emmener les enfants à l'école, déjeuner avec des copines, sans compter les innombrables rendez-vous professionnels…
– Non, je veux dire… va travailler dehors.
– Impossible ! Paradoxalement, je ne trouve l'inspiration que chez moi. Notamment… (j'émets un petit rire gêné)… en faisant la vaisselle. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas d'où ça vient, mais c'est comme ça.
– T'es sérieuse, là ?
– Ouiii ! Écoute, c'est dingue : les idées dégoulinent, plop ! directement dans ma tête, dès l'instant où le liquide vert rencontre mon éponge. Il m'arrive même de salir exprès des assiettes, rien que pour savoir comment terminer ma scène suivante. Tu m'étonnes que je prenne des kilos, ensuite…
Domitille me contemple, avec dans le regard une lueur de pitié.
Elle secoue la tête, navrée.
– Crois-moi, ma pauvre fille, il faut vraiment que tu sortes de chez toi.
Je lève les yeux vers elle.
« Ma pauvre fille » ?
Tout compte fait, le coup du mille-feuille humain n'est peut-être pas une si mauvaise idée…