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Pas d'inquiétude… ah ben si, finalement
Un homme digne de ce nom ne doit pas fuir.
Fuir, c'est bon pour les robinets.
Boris Vian
Dimanche, 23 h 30
Moi (les mains en porte-voix). – JERRY, YOUHOUUU ! JERRY, OÙ ES-TU ? !
Clotilde (collée à mes basques). – ALLEZ, QUOI, JERRY, FAIS PAS LE CON… heeu… TENTE, AU MOINS !
Moi (faisant signe à mon amie de se taire). – Chuuut, écoutons pour voir si on entend des bruits de pas…
Mais là, plongées dans l'obscurité, les seuls bruits que l'on perçoit sont ceux de la nuit, une chouette qui hulule au loin, des bruissements de branches d'arbres secouées par une brise insistante, quelques trottinements de petits mammifères nocturnes…
Aucun Jerry.
Pfft, envolé, volatilisé.
Moi (les poings sur les hanches). – Attends, c'est pas possible, on est sorties presque en même temps que lui. À moins d'avoir piqué un sprint, il devrait être à côté, normalement…
Clotilde (avec un gloussement bête). – Il s'est peut-être fait enlever par des aliens ? Huhuhu…
Je me tourne vivement vers elle et la secoue sans ménagement.
– Non mais tu crois qu'on déconne, là ? Tu penses qu'on est en train de s'éclater comme des petits pop-corn ? C'est très grave, ce qui est en train de se passer, Clotilde. Mon cousin a disparu, et c'est à cause de moi ! Tout est de ma faute, ce texto stupide, sur son portable, en numéro masqué, je ne pensais pas une seule seconde qu'il goberait cette blague ! C'est tellement hallucinant, cette histoire… Le pauvre, il n'a peut-être pas tenu le choc, oh putaing, s'il a fait une bêtise, je ne me le pardonnerai jamais.
– Mais de quoi est-ce que tu parles ?
– Écoute, je t'expliquerai après, il faut absolument le retrouver au plus vite. Et accessoirement, faire très attention à ton chéri. Parce que permets-moi de te prévenir que tu as fait un mauvais choix, ce soir…
Elle hausse un sourcil, ironique.
– Mais quand vas-tu donc cesser d'être aussi jalouse ? Basil est un sublime étalon et tu ne le sais que trop. Tu dis ça uniquement parce que ton mari a un double menton et aucun de ses tatouages virils, hein, ça te frustre.
– Oui, je l'avoue, vivre avec un homme qui n'a pas de piercing sur le gland rend ma vie conjugale désastreuse, mais là n'est pas la question. Réveille-toi un peu, ce gars me paraît hautement bizarre… pas toi ? ?
– Pfff… tu lis trop les livres que tu écris.
– Ah oui ?
– Oui.
– Alors dis-moi un peu ce qu'on fait ici, en pleine nuit, à cause d'un type prêt à se couper un testicule plutôt que d'avouer qu'il a « perdu son chemin » ?
– Mais qu'est-ce que tu racontes ? TOUS les mecs sont comme ça !
– Oui, mais lui je le sens pas. Je ne sais pas, je n'ai pas confiance. Je suis sûre qu'il a fait exprès de se paumer. D'ailleurs, où est-il, pendant qu'on parle ? Tu l'entends, toi ?
Clotilde dresse l'oreille quelques secondes, à l'affût du moindre bruit.
La situation n'est pas loin de nous mener tout doucement à la panique, je la sens qui monte, chez elle comme chez moi, alors ma copine, dans un ultime éclair de bon sens, tente de rationaliser les événements.
Clotilde (agitant les paumes de ses mains tournées vers le ciel). – Réfléchis quand même au coup des aliens. Ça pourrait être une explication. Il n'a pas pu se volatiliser comme ça.
Moi (exaspérée). – Ma chérie, tu as quel âge ?
Clotilde (insistante). – Mais pourquoi pas ? !
Moi (en mode « pétage de plombs »). – Raaaah, mais tu m'énerves à la fin ! ! Oh purée de bordel de chiottes, c'est pas possible ! Je suis coincée au milieu de nulle part avec une FOLLE ! Bon. Passe-moi ton portable.
Clotilde. – Laisse tomber, je n'ai plus de batterie.
Moi. – Donne.
En maugréant, elle fouille dans son sac et me tend son Nokia. Je le saisis, et compose fébrilement un numéro.
Clotilde. – Qui est-ce que tu penses appeler, avec ce téléphone vide ?
Moi (énervée). – La mère Michèle. Tais-toi deux minutes… Allô, Agnès ?
Agnès Abécassis. – Oui ?
Moi. – Excuse-moi de te déranger, j'appelle un peu tard, peut-être… ?
Agnès Abécassis. – Ben, un peu quand même, t'as vu l'heure ?…
Moi. – Désolée ! C'est juste pour être sûre : nous ne sommes pas dans une histoire de science-fiction, là ?
Agnès Abécassis. – Ma chérie, qu'est-ce qui t'arrive, t'as les fils qui se touchent ? Pas de science-fiction, ni de surnaturel, rien de ce genre. Et c'est pour ça que tu m'appelles en pleine nuit ? Tu es où ?
Moi. – Dans la forêt, avec Clotilde, on recherche Jerry…
Agnès Abécassis. – Ah ouais, ahah, j'aime bien ce passage, c'est le moment où i… ab… et du c… par… et… al… mais surtout fais att… parce qu…
Moi. – Quoi ? ! Allô ? J'entends pas ! Ça capte pas ! !
Clotilde. – Tu m'étonnes, je me tue à te le dire, ça ne peut pas capter vu qu'il n'y a plus de batterie.
Agnès Abécassis. – … tu v… ma… bzzzzcccrrrr… cr… co… et n'oublie pas de bi… e… crrrrrr… d'invit… bzzz tes lecteurs à aller faire un tour sur le site www.agnesabecassis.com !
Moi. – Non mais qu'est-ce que tu as dit juste avant ? ! J'ai pas entendu !… allô ? ALLÔ ?
La blonde me contemple, interdite.
Clotilde. – T'es vraiment tarée, ou tu simules ? Avec qui tu parlais, là ? Sans déconner, ils ont drogué l'eau de la piscine et t'as bu la tasse, c'est ça ?
23 h 40
L'herbe se met à crisser. L'ombre de Jerry apparaît entre deux arbres, avançant nonchalamment en refermant sa braguette.
– C'est quoi tout ce raffut ? On peut pas pisser tranquille deux minutes ?
– Aaaaah ! Mais t'étais où ? ! On t'a cherché partout !
– Ben je suis allé me soulager, le temps que l'autre abruti se calme. Je me doutais bien que tu ne l'aurais pas laissé repartir sans ton petit cousin chéri, héhéhé. Tu le sens mieux, là, le QI de 140 ?
Furieuse, je ne peux m'empêcher de le serrer contre moi en répondant :
– Ce que je sens, c'est mon pied qui se dirige vers ton cul pour te faire crier « Hiii » cent quarante fois.
– Eh ouais. C'est l'histoire de ma vie.
Clotilde, bras croisés, s'énerve.
– Bon, on n'a pas réussi à le perdre, c'est dommage, mais maintenant on peut y aller ?
Jerry s'approche d'elle, flegmatique, attrape une feuille et la lui tend :
– J'aurais pourtant juré qu'au milieu de toute cette verdure tu te serais sentie dans ton élément…
En caressant avec rudesse l'épaule du fils de mon oncle, je réponds à ma copine :
– Ouais, vas-y, avance, je n'ai qu'une envie, c'est d'aller me coucher.
Elle regarde à droite, puis à gauche, et encore devant elle, avant de se tourner vers moi.
– Oui, mais j'avance où ?
– Ben… par où on est arrivées. Je ne vois pas ce que tu n'arrives pas à comprendre.
– C'est difficile, il y avait la lumière des phares de la voiture, pour nous servir de repère, mais là… eh bien… on dirait qu'ils sont éteints.
– Ah ouais, c'est vrai, je ne les vois plus dis donc…
Nos regards se croisent, je devine ce qu'elle pense, et je sens que maintenant, elle le trouve un chouia moins attirant, son beau musicos.
23 h 47
Des bruits se font entendre dans notre périmètre, que nous identifions rapidement comme étant les craquements des pas de Basil qui nous cherche.
– Bon, vous êtes où, là ? ! crie-t-il, agacé.
Ma copine et moi nous regardons à nouveau, et nous serrons instinctivement l'une contre l'autre. Jerry lance, en agitant la main :
– Par ici, mec !
Le voilà qui apparaît, agité et de mauvaise humeur.
– Ah ben quand même ! Vous vous cachiez, ou quoi ?
Clotilde, d'une toute petite voix, lui demande :
– Non, mais… pourquoi as-tu éteint les phares de la voiture ?
– Ça me paraît évident, dit-il, cassant. C'est pour que la batterie ne se décharge pas.
– Ça c'est judicieux, d'économiser sa batterie. Il y en a qui devraient en prendre de la graine.
Clotilde s'agace de ma réflexion.
– Pff, de quoi tu parles, Circé la Magicienne ? Toi qui sais faire fonctionner les instruments sans électricité…
Amicalement, je l'attrape par l'épaule et lui souffle à l'oreille :
– Arrête de râler, petite truie, et tiens-toi bien, on nous lit.
Elle se tourne face à moi et plaque sa main contre mon front.
– Il faut rentrer immédiatement, les gars, Anouchka est tombée malade mentale. Elle m'inquiète.
– Alors on y va, dit Basil.
Et nous le suivons.
Lundi, 00 h 12
Au bout de plusieurs minutes de marche à travers les fourrés, Jerry lâche un « tu ne te goures pas de chemin, cette fois, j'espère ? », qui ne provoque bizarrement pas l'esclandre auquel je m'attendais. Basil, fier de lui, nous vante son incroyable sens de l'orientation, d'autant que pour retourner à la voiture, c'est juste tout droit.
Eh bien devinez quoi ?
C'était pas juste tout droit.
Et ni lui, ni Clotilde, ni Jerry, ni moi n'avons retrouvé la voiture ce soir-là.