INTRODUCTION
Richelieu a fait couler beaucoup d’encre. Les études
qui le concernent sont de toutes dimensions et de contenus des plus
divers : biographies, analyses politiques, philosophiques,
théologiques, étude médicale[1], essais, apparus, du vivant même de leur
inspirateur, soit pour louer son oeuvre politique et religieuse,
soit pour la critiquer dans les termes les plus virulents. Cet
ouvrage naît d’un paradoxe : une surabondance livresque face à
une correspondance inédite pour la dernière décennie de sa vie, la
plus riche, celle du pouvoir quasi absolu[2].
Les archives laissées par Richelieu, à la fois
cardinal et principal ministre de Louis XIII, représentent un
linéaire considérable, d’où peut-être les hésitations des
chercheurs à se pencher sur ces milliers de manuscrits de lecture
plus ou moins aisée… Quelle richesse pourtant ! Ce sont, au
premier chef, ces dossiers de travail, lettres, mémoires, notes,
plans, ou études diverses consacrées au royaume, qui permettent
d’apprécier une oeuvre politique et gouvernementale originale, hors
du commun, par ce qu’il en a lui-même laissé, par les textes qui
ont conditionné ses décisions[3]. L’obsession de l’information juste et rapide
l’a conduit à se doter d’un immense réseau de
« créatures », simples informateurs ou collaborateurs
zélés, et à réunir un corpus documentaire impressionnant[4]. À travers ces écrits se
devinent tout ensemble l’homme d’Église, l’homme d’État, l’homme de
guerre et l’homme de cour, que fut à la fois le cardinal de
Richelieu. En 1992, l’historien Roland Mousnier, dans une
remarquable biographie, a magistralement mis en relief toutes les
facettes du personnage[5]. Autant d’aspects que l’auteur s’est attaché à
étudier de la manière la plus érudite qui soit, en les
différenciant – pour la clarté du raisonnement – bien que
la personnalité de Richelieu se caractérise d’abord par une
parfaite cohérence. Sa personne est complexe parce que ses qualités
et ses défauts, une indéniable humanité, et son origine sociale ne
sont pas contradictoires. La catégorisation a un avantage :
elle ramène les choix de Richelieu à des sphères d’analyse
commodes ; elle ne peut, cependant, éviter un écueil, celui de
l’antinomie fictive, qui nourrit certes le débat historique depuis
des siècles, mais qui n’a pas forcément été vécue comme telle par
l’intéressé.
Et le paradoxe ne s’arrête pas là : dès le
xviie siècle, du vivant même du cardinal,
diverses légendes sont élaborées, toutes plus contradictoires les
unes avec les autres, en même temps que les premières études qui
lui sont consacrées. Apparaît d’abord la légende noire, la plus
répandue dans le grand public, celle qu’Alexandre Dumas a si bien
romancée dans Les Trois Mousquetaires.
Née vers 1630, à l’époque de la journée des Dupes, elle se
développe d’une part chez les dévots, catholiques militants,
héritiers de la Ligue, aussi revendicatifs que vindicatifs, d’autre
part chez les Grands, tous adversaires d’un ministre autoritaire,
allié de souverains protestants comme le roi de Suède, alors que les huguenots s’agitent
dangereusement à l’intérieur du royaume. Des pamphlets brocardent
très tôt un homme ambitieux et cruel, prêt à tout pour parvenir à
ses fins. Malgré les efforts ultérieurs déployés par les nièces de
Richelieu (la première puis la seconde duchesse d’Aiguillon) pour
réhabiliter la mémoire de leur oncle, la Fronde, qui s’attaque
avant tout au système du ministériat que le cardinal a su si bien
mettre en place, alimente ensuite, au tournant des années 1650, la
légende noire de ses libelles et pamphlets vengeurs[6].
Bien des décennies plus tard, au xixe siècle, une
autre légende voit pourtant le jour : la légende jacobine.
Richelieu n’aurait été ni plus ni moins que le précurseur de
l’événement fondateur de la France
contemporaine, la Révolution française[7]. En matière de politique intérieure, il aurait
jeté les fondements de son oeuvre unificatrice ; en matière de
politique extérieure, il aurait ouvert la voie de ses conquêtes
territoriales en se ménageant des accès au Rhin et en évinçant les
Habsbourg, ancêtres de Marie-Antoinette. Richelieu aurait agi en
patriote, attaché à l’indépendance et à la suprématie de la France,
en se donnant les moyens de ses ambitions, l’unité et
l’indivisibilité du pouvoir, la concentration des forces et de
l’autorité. La légende jacobine oppose à la légende noire un
contraste étonnant. Pour les révolutionnaires, Richelieu aurait
fait preuve d’un dévouement absolu à l’État, absolue comme l’a été
son autorité, absolue comme l’a été la monarchie renversée par
eux ! Pour la légende noire, au contraire, Richelieu se serait
comporté en véritable « tyran ». Les passions politiques
rendent l’histoire bien facétieuse !
Le cadre des plus vives critiques opposées à
Richelieu est celui du royaume, celui de la légende jacobine se
confond avec les limites de l’Europe.
C’est pourquoi, au xxe siècle, cette dernière connaît de nouveaux
développements : René Cassin a vu en Richelieu le champion
d’une Europe libérée de la tutelle des Habsbourg, dynastie
hégémonique[8]. Grâce à
lui aurait débuté la construction d’une Europe composée d’États
souverains. Le précurseur de l’Union européenne dans laquelle nous
vivons aurait habilement utilisé les prétentions de Charles Quint à
la monarchie universelle et l’hypothétique attachement de ses
descendants à cet ambitieux projet pour servir son propos et ses
objectifs.
Un autre point de vue s’est également détaché de la
légende jacobine : celui d’Alain Peyrefitte, pour qui
Richelieu aurait été plus qu’un unificateur, un concentrateur, au
sens péjoratif du terme cette fois. Le ministre de Louis XIII
serait à l’origine d’une situation où la territorialité rendrait
plus difficile la gestion de l’État[9].
Les développements contemporains de la légende
jacobine ont, à leur tour, engendré deux interprétations
contradictoires d’un même déterminisme historique. L’oeuvre de
Richelieu a si souvent été mise au service des engagements
politiques ! L’histoire peut être une arme et une
justification. La méthode est ancienne, puisque Richelieu, en son
temps, a fort bien su l’utiliser[10] : pour combattre le duc de Lorraine notamment, le ministre de Louis XIII
a suscité de nombreuses études historiques et juridiques. Il est à
l’origine d’une véritable jurisprudence historique dénonçant les
usurpations de souveraineté et les usurpations territoriales
commises par Charles IV, justifiant les droits du roi sur les
duchés de Lorraine et de Bar,
légitimant l’intervention française, puis l’implantation des
intérêts français dans une principauté indépendante[11]. En matière politique,
Richelieu a fait preuve d’un souci constant de crédibilité qui
existe encore aujourd’hui chez le politique ou chez l’historien
engagé. De même, en matière religieuse, il s’est attaché à chercher
dans l’historicité le signe d’une volonté ou d’une direction
divine.
De par ses engagements, de par les écrits qu’il a
suscités, Richelieu, volontairement ou involontairement, est devenu
le héros ou l’anti-héros de discours légendaires non dénués de
manichéisme. Mais ce sont surtout sa personnalité, ses humeurs, sa
santé, sa formation, l’héritage familial, la position de la
France face à l’Espagne et au Saint
Empire romain germanique qui ont influencé ses
décisions.
Plongeons-nous dans l’époque qui est la
sienne : en toutes circonstances, Richelieu se révèle un être
ambivalent. Homme d’État et homme d’Église ; gentilhomme,
homme de cour et cardinal ; auteur d’ouvrages théologiques,
inspirateur des plus violents pamphlets. Richelieu n’est pas l’un
ou l’autre, il est l’un et l’autre.
C’est pourquoi la mise en oeuvre du principe que les historiens ont
appelé la raison d’État, que lui-même a qualifié simplement de
« raison »[12], se nuance d’une dimension catholique
fondamentale, sans que la seconde ne contredise la première[13].
Dès lors, pourquoi se conformer à la légende dorée
plutôt qu’à la légende noire, ou vice versa ? Le phénomène de
la légende est tout à fait compréhensible. Dès le xviie siècle, le
recours à la mémoire et l’interprétation de l’événement ou de la
décision passée répondent à une préoccupation d’ordre
polémique : prévenir ou répondre à la critique des décisions
prises. L’histoire est le terrain d’affrontement d’intérêts
divergents et les opinions antagonistes s’expriment par des
arguments historiques. Le phénomène de la légende est lié à l’usage
contemporain des lieux de mémoire ; il en est la traduction
passionnée, voire passionnelle. La distorsion montre l’acuité du
débat historique et sa longévité potentielle. Elle témoigne aussi
de l’importance de l’oeuvre de Richelieu et de son actualité
jusqu’à ce jour. Les légendes de Richelieu mettent en scène les
acteurs d’un drame, dont le théâtre est l’Europe de la première moitié du xviie siècle.
Les premiers rôles sont tenus par les souverains de l’époque et par
leurs ministres : le cardinal, homme de lettres, l’a
d’ailleurs voulu[14]. Il reste
que Richelieu n’est pas que l’adversaire de D’Artagnan ; il
est avant tout un homme méconnu, longtemps mépris. Sa carrière, à
la fois politique et religieuse, est exceptionnelle.
Membre du premier des trois ordres qui composent la
société d’Ancien Régime, Richelieu n’est amené à s’intéresser aux
affaires d’État que de la manière la plus naturelle qui soit.
Conformément à la tradition en vigueur dans le royaume de
France, l’Église est consultée par le
roi lors de la réunion des états généraux en 1614. Le jeune évêque
de Luçon est justement choisi par le
clergé pour être son orateur lors de la séance de clôture de
l’assemblée. Richelieu bénéficie, dès l’âge de 29 ans, d’une
importante promotion et d’une marque de confiance inhabituelle. Sa
progression est ensuite fulgurante. Les responsabilités qu’on lui
confie sont de plus en plus importantes. Malgré les difficultés,
elles se succèdent à une étonnante rapidité. En novembre 1616,
Richelieu est secrétaire d’État. En 1622, il est cardinal. L’année
1624 est celle de la consécration : il prend la tête du
conseil du roi. Son existence, pleine de péripéties et de
rebondissements, est digne d’un roman. Une biographie n’est pas
synonyme d’hagiographie. Cependant, il est peut-être temps de
rendre sans polémique toutes ses lettres de noblesse à un
gentilhomme, homme de cour autant qu’homme d’Église. L’homme de
guerre a connu la victoire à La
Rochelle, et ailleurs encore, mais aussi bon nombre de
revers, comme en Lorraine. Le bilan de
la guerre de Trente Ans entraîne une
constatation, celle de la faillibilité des plus grands hommes
d’État. Le ministre légendaire reste un être humain. Les succès de
Richelieu sont primordiaux et influencent durablement l’histoire de
France : la mise en place des intendants et de
l’administration territoriale du royaume ; la lutte contre les
Habsbourg d’Espagne ; le combat
contre les Grands ; les fondements de l’absolutisme ; le
triomphe de la raison dans la direction de l’État ; la
diplomatie ; l’engagement religieux bien sûr. Ses échecs ne
doivent pas être ignorés : les révoltes populaires ; la
fiscalité trop lourde ; la guerre ouverte ; la bataille
engagée contre les Habsbourg d’Autriche
en Allemagne ; la Lorraine.
L’histoire, et les légendes, font de Richelieu une
personnalité immortelle. Immortelle comme l’une de ses plus
célèbres créations, l’Académie française. Ses premiers membres
participent justement à la consécration du fait historique comme
argument politique. Le débat engagé par Richelieu autour des
notions de légitimité et de souveraineté dans les années 1630 reste
vivant à travers leurs oeuvres et l’institution qu’ils ont
inaugurée. Entre la Sainte Ligue et la Fronde, son ministère
construit les fondements d’une monarchie forte, qui tend à
l’absolutisme par la volonté conjuguée de deux hommes, celle du
cardinal et celle de Louis XIII[15]. Les Guise n’ont pas hésité à réclamer des
comptes à la royauté. Une distinction essentielle dans la monarchie
s’est opérée : l’État d’une part, le roi de l’autre. La
dignité de l’État est immuable. La personne royale est au contraire
changeante et faillible. Une longue série de conflits internes au
royaume commence en 1559, à la mort du roi Henri II, et se
prolonge jusqu’en 1661, date de l’avènement personnel de
Louis XIV. Le ministère de Richelieu s’inscrit pleinement dans
cette période. Le droit de révolte appartient à l’ordre
philosophique et idéologique, au peuple en son entier. Le devoir de
révolte est politique, il est celui des Grands du royaume[16]. Dans les deux cas, il
s’agit de pallier les carences éventuelles du souverain ou de son
gouvernement. Son existence entière, Richelieu lutte contre le
phénomène. La constante est à souligner, qui explique le niveau des
difficultés auxquelles le cardinal se heurte, ainsi que
l’importance de ses décisions pour le développement de
l’absolutisme.
Le drame – on l’a dit – ne se joue pas
qu’en France : il a pour décor
l’Europe entière[17]. Richelieu intervient dans un espace composé
d’États indépendants reconnus comme tels. L’Europe historique est
bien réelle, un passé commun la fédère. Richelieu, de son vivant,
affirme la notion d’espace national, contre les Habsbourg, mais
aussi la notion d’espace commun où s’épanouiraient la catholicité
et les royautés indépendantes et souveraines[18]. Personnifiée par Desmarets de Saint-Sorlin,
premier chancelier de l’Académie française, Europe passe de la
dimension géographique à la dimension historique, culturelle et
politique[19]. Le
recours à l’allégorie est l’indice de la difficulté à être un homme
d’État aux ambitions si vastes, de celle, pour un être faillible et
mortel, à réaliser un projet historique. Richelieu est un homme de
chair et d’os, de nerfs plutôt, angoissé, dévoré par le doute,
l’insomnie et les maux de tête, un homme attachant par ses
faiblesses. Chez lui, tout n’est pas force. C’est une autre
silhouette que l’on peut esquisser, loin du prélat revêtu d’une
cuirasse sur la digue de La
Rochelle…
1-
F. Zagnoli, Histoire
pathologique du cardinal de Richelieu, Bordeaux, université Bordeaux II, 1984 [thèse de
médecine].
2-
M.-C. Vignal, « Des papiers d’État d’un
ministre aux archives du ministère des Affaires étrangères :
la destinée des dossiers politiques de Richelieu »,
xviie siècle, no 208, 52e année, no 3,
2000, p. 371-386. Les documents inédits relatifs à l’année
1632 viennent de paraître : M.-C. Vignal Souleyreau (éd.),
La Correspondance du cardinal de Richelieu. Au
faîte du pouvoir : l’année 1632, Paris, L’Harmattan,
2007.
3-
P. Grillon, « Les papiers d’État de
Richelieu à travers dépôts d’archives et collections
particulières », Revue d’histoire
diplomatique, 1973, a. 87, no 1-2, p. 5-24. Et du même auteur,
« La correspondance politique du cardinal de Richelieu :
problèmes, recherches et perspectives », Anthinéa, revue d’études historiques, no 7, novembre-décembre 1974,
p. 23-27.
5-
« Le Chrétien, le Gentilhomme, le Fidèle du
roi, et l’Homme Moderne », dans R. Mousnier, L’Homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu
(1585-1642), Paris, R. Laffont,
1992, coll. Bouquins, passim.
6-
G. Ferretti, « Littérature clandestine et
lutte politique. L’héritage de Richelieu au temps de
Mazarin », dans L. Bély (dir.), L’Europe des traités de Westphalie : esprit de la
diplomatie et diplomatie de l’esprit, Paris, PUF, 2000, p. 469-486 ;
id., « Élites et peuples à Paris,
1642-1650. La naissance de l’historiographie sur Richelieu »,
Nouvelles de la République de Lettres,
1997, no 1, p. 103-130.
10-
C. Jouhaud, La Main de
Richelieu ou le pouvoir cardinal, Paris, Gallimard, 1991 ; voir aussi D.
Crouzet, « À propos de quelques usages de la monarchies
française du xvie siècle dans le discours historique du
xviie siècle », dans R. Baury, J.-P. Poussou
et M.-C. Vignal Souleyreau (dir.), Monarchies,
noblesses et diplomaties européennes : mélanges en l’honneur
de Jean-François Labourdette, Paris, PUPS, 2006,
p. 355-383.
12-
Richelieu [F. Hildesheimer éd.], Testament politique, Paris, Société de l’Histoire de France, 1995, p. 245 : « La raison
doit être la règle et la conduite d’un État. […] L’homme […] ne
doit rien faire que par raison. »
13-
Tout au long de son existence, Richelieu témoigne
du souci constant de faire coïncider les intérêts de la France et
ceux de la catholicité que représente le pape. Voir P. Blet (s.
j.), Richelieu et l’Église, Versailles,
Via Romana, 2007.
14-
Richelieu, en effet, est à l’origine même de la
métaphore, par une oeuvre de fiction théâtrale, composée sous la
plume officielle de Desmarets de Saint-Sorlin, Europe : comédie héroïque (Paris, Société du livre d’art, 1947).
16-
J.-M. Constant, Les
Conjurateurs : le premier libéralisme politique sous
Richelieu, Paris, Hachette,
1987 ; A. Jouanna, Le Devoir de
révolte : la noblesse française et la gestation de l’État
moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989.
17-
J. Wollenberg, Les trois
Richelieu : servir Dieu, le Roi et la Raison,
Paris, François-Xavier de Guibert,
1995, p. 11-20.
18-
J.-P. Kintz et G. Livet (dir.), 350e anniversaire des
traités de Westphalie : une genèse
de l’Europe, une société à reconstruire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg,
1999 ; H. Weber, Frankreich, Kurtrier,
der Rhein und das Reich (1623-1635), Bonn, 1969 ;
id., « Richelieu und das
Reich », dans Frankreich und das Reich im
16. und 17. Jahrhundert (dir. H. Lutz, F.H. Schubert et
H. Weber), Göttingen, 1968, p. 36-52 ; id., « Richelieu et le Rhin »,
Revue historique, 239, 1968,
p. 265-280.
19-
C. Jouhaud, « Desmarets [de Saint-Sorlin],
Richelieu, Roxane et Alexandre : sur le service de
plume », xviie siècle, 1996, a. 48, no 193, p. 859-874.