I
L’ENFANCE ET LA TRADITION FAMILIALE
La naissance oubliée et le baptême
symbolique
En ce 5 mai 1586, les curieux se pressent rue
Saint-Honoré. La foule est nombreuse. Chacun hâte le pas vers
l’hôtel de Losse, rue du Bouloi. Il faut dire que l’événement est
d’importance : le grand prévôt de France baptise son cinquième enfant, un fils,
Armand Jean. Le nourrisson est fragile, de santé précaire.
L’accouchement a dû être difficile. Le bébé a vu le jour il y a
plusieurs mois déjà, le 9 septembre. La famille, qui côtoie
quotidiennement le roi Henri III, a préféré retarder le
baptême afin de présenter à la foule, à la cour, et à Catherine de
Médicis, un petit garçon bien portant.
La naissance de Richelieu est auréolée de mystère.
Les registres paroissiaux de Braye,
berceau de la famille de Richelieu, ne gardent pas trace de sa
venue au monde : les actes rédigés au cours des années
1580-1600 ont disparu. Seul le baptême subsiste dans la
mémoire[1]. Ce n’est
peut-être pas un hasard, car la cérémonie religieuse reste beaucoup
plus glorieuse que la naissance d’un petit garçon chétif.
En ce jour de fête, le père, François IV du Plessis,
seigneur de Richelieu, a fait ériger un portique spectaculaire sous
lequel doit passer le cortège familial pour se rendre en l’église
Saint-Eustache. Les décors qui y figurent, en quatre tableaux
signés Antoine Caron, l’un des artistes les plus en vue de la cour,
illustrent des maximes latines, spécialement composées par le poète
Dorat[2]. Par une
savante mise en scène, le grand prévôt rappelle à ses contemporains
la qualité de la lignée qu’il perpétue, en leur offrant matière à
distraction et à réflexion. Il s’agit non seulement de glorifier le
père et la famille du nouveau-né, mais aussi de prouver à tous la
loyauté et l’attachement de la famille de Richelieu au roi de
France. Mais ces quatre tableaux et
leur légende n’illustrent pas qu’une tradition, ils possèdent aussi
une véritable dimension prémonitoire, annonçant symboliquement
toute la carrière et l’oeuvre à venir de l’enfant célébré.
François du Plessis, en recourant au récit didactique, fait
établir une histoire familiale légendaire dans laquelle son fils
s’insère parfaitement. Que le souverain soit Valois ou Bourbon, le
résultat est le même. La loyauté des Richelieu prévaut et
s’affiche. « Monseigneur l’Éminentissime Armand Jean du
Plessis, Cardinal, duc de Richelieu et de Fronsac, Pair de France,
Grand Maistre Chef et Surintendant général de la Navigation et du
Commerce de ce Royaume, gouverneur et Lieutenant général pour Sa
Majesté en ses Pays et Duché de Bretagne » est avant tout le fils de son père.
Devenu principal ministre de Louis XIII, fidèle d’une nouvelle
dynastie, l’enfant voue toute son existence aux principes illustrés
par Antoine Caron : une lignée qui se consacre au service du
roi ; le caractère divin du souverain sacré, seul capable de
pacifier son royaume ; l’étroite liaison qui en découle entre
religion et politique ; la nécessaire conservation de la
religion chrétienne et catholique par le monarque et par ses
serviteurs.
L’influence paternelle et la fidélité au roi
Pour Richelieu, la lignée, dans son essence, est
essentielle, mais le destin commun ne l’est pas moins. Le père du
futur cardinal est devenu chef de Maison après l’assassinat, en
1565, de son frère aîné, Louis, par un voisin, le sieur de Mausson.
Le duel bouleverse de très bonne heure le devenir familial[3]. François IV du Plessis
commence par venger l’honneur bafoué des Richelieu en éliminant le
meurtrier. Il épouse bientôt Suzanne de La Porte, fille d’un avocat
au parlement de Paris et avocat de
l’ordre de Malte. Le mariage est
célébré en 1569 et placé sous le régime de la communauté de biensJ.
Bergin, L’Ascension de Richelieu,
Paris, Payot, 1994, p. 45-46..
À cette époque, François du Plessis n’occupe encore
que des fonctions militaires relativement modestes. Guidon d’une
compagnie d’ordonnance, il combat les protestants au service d’une
famille plus illustre, les Bourbon-Montpensier. C’est par
l’entremise du duc de Montpensier que le père de Richelieu approche
le roi Henri III. Gravement blessé par les huguenots au cours
de la bataille de Fontenay-le-Comte, le
16 septembre 1574, il reçoit un don important en argent de son
protecteur, mais se voit surtout récompensé des services rendus par
le souverain Valois en personne, qui lui accorde un brevet de
lieutenant d’une compagnie de cinquante hommes d’armes des
ordonnances du roi. Puis, au mois de novembre de l’année suivante,
Henri III concède une trêve au prince de Condé, chef de file
des huguenots[4]. Le duc de
Montpensier, qui a toute la confiance du roi, accueille les
pourparlers en son château de Champigny. Le seigneur de Richelieu partage déjà
largement la faveur royale, puisqu’il est chargé, en cette
occasion, de négociations particulières auprès des reîtres levés
par les protestants en Allemagne pour
compléter leurs troupes.
Au cours des années qui suivent, le duc de
Montpensier et François du Plessis continuent à jouer ce rôle
d’intermédiaires entre Henri III et les huguenots, menés
désormais par Henri de Navarre. Lors du
siège de Brouage, le roi et la reine,
Louise de Vaudémont, séjournent en Poitou pour suivre les opérations. Placés entre les
belligérants, le duc de Montpensier et François du Plessis
négocient entre la ville assiégée et celle de Poitiers. L’armée royale obtient finalement la
capitulation du port à la fin de l’été 1577. Le 17 septembre, la
paix de Bergerac est signée par le duc
de Montpensier au nom du roi : c’est François du Plessis qui
est chargé de veiller à la publication et à l’application de l’édit
royal de pacification.
À partir de cette date, le père de Richelieu entame
une correspondance régulière avec Henri III et avec son secrétaire
d’État, Nicolas de Neuville, seigneur de Villeroy, à propos de
l’exécution du traité signé avec Henri de Navarre. Au mois de février 1578, François du
Plessis est récompensé de sa loyauté et de ses engagements :
la charge de grand prévôt de France,
abandonnée par Nicolas de Bauffremont, lui est concédée, avant
qu’il ne soit fait – suprême consécration – chevalier de
l’ordre du Saint-Esprit.
Le grand prévôt de France, qui est également prévôt de l’Hôtel, a pour
mission de maintenir l’ordre non seulement à Paris mais dans toute la France. Juge de toutes
causes civiles et criminelles impliquant les officiers et
domestiques de la maison du roi, il détient à la fois des fonctions
de police et des fonctions judiciaires. C’est également au grand
prévôt que revient la tâche de subvenir aux besoins de la cour, en
organisant son logement et son ravitaillement. Pour beaucoup, le
grand prévôt est l’homme de main du roi, le préposé aux basses
besognes ; il ne participe pourtant pas à l’assassinat du duc
de Guise en 1588, et se contente de constater les coups portés.
Puis c’est au tour du souverain Valois de succomber à l’agression
de Jacques Clément, le 1er août de
l’année suivante. François du Plessis a l’habileté de se rallier
immédiatement à Henri de Navarre,
pressenti par ,Henri III de son vivant, pour lui succéder. Le père
de Richelieu voue à Henri IV la même fidélité sans faille : il
participe aux batailles d’Arques et
d’Ivry et devient premier capitaine des
gardes du roi. Mais, le 10 juin 1590, saisi de fièvre, rongé
par l’épuisement, il décède brutalement. Richelieu n’a pas cinq
ans.
Le courage maternel et l’enfance de
Richelieu
Suzanne de La Porte est une femme de tête que le
destin n’épargne pas. Âgée de trente-neuf ans au moment de la
disparition de son époux, elle doit en régler la succession et
élever seule ses six enfants : l’aîné, Henri ; le cadet,
Alphonse ; le benjamin, Armand ; ainsi que ses trois
filles, Françoise, Isabelle et Nicole.
Pour honorer ses fonctions et tenir son rang à la
cour, François du Plessis a engagé de lourdes dépenses et multiplié
les emprunts, la fortune familiale n’étant pas suffisante au train
de vie d’un grand prévôt et aux prêts sollicités par le roi. Henri
III avait trop besoin d’argent et ne versait les gages dus à ses
serviteurs que de manière irrégulière. De plus, les terres de
Richelieu, ravagées par les passages des soldats tout au long des
guerres de Religion, ne rapportaient plus rien[5]. François IV a également eu la mauvaise
fortune de s’associer à un cousin de Catherine de Médicis, Philippe
Strozzi. L’objectif des deux hommes était d’organiser une
expédition au Brésil pour y chercher de l’or. Le voyage a tourné au
désastre au mois de juillet 1582, Philippe Strozzi y trouvant la
mort, tandis que François du Plessis ruinait sa famille. Si, durant
son vivant, il a été protégé par sa position auprès du roi, son
décès déclenche la ruée des créanciers[6]. Une série de procès commence alors, afin de
déterminer les débiteurs prioritaires, et plus d’une génération est
nécessaire à régler les dettes qu’il laisse. Les héritiers de
François IV sont à tel point marqués par le sort qui leur est
réservé, que Richelieu s’attache toute sa vie à liquider le passif
de son père, puis à redorer le blason familial autour de la ville
qui porte son nom.
Dans l’immédiat, conseillée par son demi-frère,
Amador de La Porte, chevalier puis grand prieur de l’ordre de
Malte, Suzanne, en son nom propre et au
nom des enfants, a l’habileté de ne pas se déclarer héritière de
son défunt mari. Une fois la succession abandonnée, l’établissement
de l’actif et du passif devient beaucoup plus difficile, d’autant
que certains biens ont été hypothéqués plusieurs fois. Les
créanciers luttent les uns contre les autres et les procédures
judiciaires se succèdent. Suzanne de La Porte avait droit à un
douaire correspondant à sa dot et à la position de son époux :
la succession aurait fait peser sur elle un passif et des intérêts
d’emprunts qu’elle n’aurait jamais été en mesure de rembourser.
Amador la convainc de renoncer au statut d’héritière et de réclamer
son dû. Elle se porte créancière à la date de son mariage, et
devient, par ancienneté, la première à devoir être dédommagée.
Françoise de Rochechouart, mère de François du Plessis, étant
décédée en 1595, Suzanne peut aussi disposer de la seigneurie de
Richelieu à la place de son douaire. Elle y emmène d’ailleurs les
enfants dès la mort de son mari. Personnalité affirmée, la
grand-mère Rochechouart leur transmet la fierté de son rang et de
sa maison.
Autre figure marquante de l’enfance de Richelieu,
l’avocat au parlement de Paris, Denys
Bouthillier, fidèle entre les fidèles, leur rend régulièrement
visite. Principal clerc et successeur du grand-père maternel
d’Armand Jean, son attachement, et celui de ses quatre fils
(Sébastien, abbé de La Cochère, Claude, Denis et Victor), à la
famille de Richelieu, ne se démentent jamais[7]. La veuve de François IV sait aussi qu’elle
peut compter sur l’oncle de son mari, Jacques du Plessis, évêque de
Luçon. Le prélat la seconde
efficacement dans la gestion de ses biens. Amador de La Porte, que
l’on surnomme le Commandeur, ne ménage jamais sa peine et soutient,
quoi qu’il advienne, sa soeur et ses neveux, auxquels il survit
d’ailleurs.
L’historien ne dispose en réalité que de peu de
détails concernant l’enfance de Richelieu : sa santé paraît
fragile et de fréquentes fièvres n’arrangent rien. C’est encore
Amador qui offre au futur ministre une éducation digne d’un
gentilhomme.
L’entrée à la Sorbonne
Sous la tutelle de son oncle, en effet, Armand Jean
est envoyé à Paris en 1597. Amador de
La Porte prend à sa charge tous les frais d’éducation du jeune
garçon. Comme ses frères aînés, il entre à la Sorbonne, au collège
de Navarre.
Trois années se succèdent, consacrées à l’étude de
la grammaire et des arts. La première est celle de l’apprentissage
du latin et de l’entraînement à l’exercice le plus délicat en cette
matière, le thème. La seconde année est celle des humanités,
comprenant la lecture et le commentaire des poètes anciens. La
troisième est placée sous le signe de la rhétorique. Il s’agit
d’apprendre à s’exprimer et à convaincre. À cet enseignement de
base peuvent s’ajouter deux années de philosophie, pour tous ceux
qui se destinent à entrer en facultés supérieures, qu’elles soient
de théologie, de droit ou de médecine. Dans l’immédiat, tel n’est
pas le cas d’Armand Jean.
Fils de gentilhomme, le benjamin de François du
Plessis est destiné à la carrière des armes. Il entre donc à
l’académie d’Antoine Pluvinel, écuyer de la grande écurie du roi et
maître d’équitation renommé. Il y complète son instruction d’une
irréprochable formation équestre, d’une solide éducation militaire
et se voit inculquer les belles manières. À la même époque, il est
fait marquis de Chillou, son train de vie est augmenté et il peut
louer un logement dans l’hôtel parisien de Denys Bouthillier.
Élevé dans le respect du rang familial, Richelieu
reste toute sa vie fidèle aux préceptes reçus au collège de
Navarre et à l’académie Pluvinel. Mais,
en 1602, son destin bascule. Son frère Alphonse décide d’entrer
chez les Chartreux. La famille de Richelieu lui réservait l’évêché
de Luçon. Il est indispensable à la
survie de Suzanne de La Porte et de ses enfants que le bénéfice
qu’il procure demeure dans le patrimoine de la lignée. C’est donc
Armand Jean qui est désigné pour reprendre la charge
ecclésiastique.
1-
M. Deloche, Les
Richelieu : le père du cardinal, François du Plessis,
Paris, Perrin, 1923, p. 216 et
suiv.
3-
Les conséquences sociales des duels peuvent être
catastrophiques à l’époque moderne : voir F. Billacois,
Le Duel dans la société française du
xviie-xviiie siècle : essai de psychosociologie
historique, Paris, éd. de
l’École des Hautes Études en sciences sociales, 1986.
4-
Henri ier, prince deCondé (1552-1588). Voir, K. Béguin,
Les Princes de Condé : rebelles, courtisans et mécènes dans la
France du Grand
Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
7-
Y. Le Guillou, « Les Bouthillier. De l’avocat
au surintendant (v. 1540-1682). Histoire d’une ascension sociale et
formation d’une fortune », Positions des
thèses des élèves [de l’École des Chartes], Paris, 1997, p. 213-216 ; id., « L’enrichissement de l’avocat Denis
Bouthillier (1540-1621) : radiographie d’une fortune »,
Revue de la Société internationale d’Histoire
de la Profession d’Avocat, no 9,
1997, p. 3-33 ; id.,
« Denis Bouthillier (1540-1621), avocat au parlement de
Paris », Revue de la Société
internationale d’Histoire de la Profession d’Avocat,
no 7, 1995, p. 3-33.