IX
LA GUERRE OUVERTE
La déclaration de guerre à l’Espagne
Après la défaite des Suédois à Nordlingen, la crédibilité de la France vis-à-vis des princes allemands avec qui elle s’est alliée oblige à un engagement marqué. Le mode d’intervention français dans la guerre de Trente Ans, qui privilégiait la diplomatie et la recherche d’alliances en Allemagne et dans le nord de l’Europe, a trouvé ses limites. Richelieu retarde autant qu’il le peut l’entrée en guerre ouverte et déploie jusqu’au bout une intense activité diplomatique. Les Hollandais, en particulier, réclament un réel soutien militaire et logistique dans leur lutte contre la tutelle espagnole, une participation directe de troupes, en échange de gains territoriaux. Jusqu’en 1635 cependant, se rendre à une telle sollicitation revenait à entrer en guerre ouverte, échéance à laquelle Richelieu ne pouvait se résoudre[1].
Au mois de février, une alliance offensive et défensive est conclue avec les Provinces-Unies. Quelques semaines plus tard, le 28 avril, un traité est signé avec le chancelier suédois Oxenstern, à Compiègne. La France doit rompre officiellement avec les Habsbourg et laisser la Suède occuper l’archevêché de Mayence et l’évêché de Worms. En contrepartie, le représentant de la reine Christine s’engage à y respecter le culte catholique. Le principe de la neutralité religieuse appliqué aux territoires en cause, et imposé par Richelieu, est une nouveauté essentielle. Le cardinal prend une revanche tardive sur l’allié suédois qui s’est opposé à la reconquête catholique opérée par Ferdinand II dans ses États. Désormais, l’intervention française en Allemagne ne peut plus s’envisager que sur le terrain politique puisque le problème confessionnel fait l’objet d’un règlement préalable. Fidèle à son souci d’équilibre, Richelieu complète d’ailleurs le dispositif en juillet par le traité de Rivoli, signé avec le duc de Savoie et le duc de Parme, qui rassemblent leurs forces contre Philippe IV.
C’est dans ce contexte que, le 26 mars, les troupes du cardinal-infant, récemment promu gouverneur des Pays-Bas espagnols à la suite du décès d’Isabelle-Claire-Eugénie, investissent la ville de Trèves, massacrent la garnison française et emprisonnent l’archevêque, mis au ban de l’Empire pour s’être placé sous la protection de Louis XIII. Le 1er avril, le conseil du roi, réuni d’urgence à Rueil, décide l’entrée en guerre contre Philippe IV. Les raisons profondes de l’engagement français sont multiples. À la crainte de l’encerclement du royaume, s’ajoutent les revendications territoriales, le choc de deux philosophies politiques antagonistes, de deux ministres, Richelieu contre Olivarès, mais aussi des contingences beaucoup plus immédiates.
Avant même la bataille de Nordlingen, le cardinal a parfaitement perçu le risque d’un effondrement de la coalition protestante et la nécessité de soutenir ses alliés. Les circonstances semblaient d’ailleurs plus favorables : aux Pays-Bas espagnols, le gouvernement était à la merci d’une révolte bien conduite. Philippe IV et Olivarès avaient de surcroît dégarni l’Italie du nord pour faire face aux Suédois en Allemagne. Le moment était donc idéal pour profiter des difficultés logistiques, en réalité très relatives, de l’Espagne. Mais, au cours de l’hiver 1634-1635, la situation évolue nettement, et en faveur des Habsbourg. L’armée de Bernard de Saxe-Weimar doit battre en retraite face aux Impériaux, dirigés par un excellent général, Jean de Werth. Les opérations militaires se déroulent désormais sur la rive gauche du Rhin. Au moment de la défaite suédoise, la France occupait l’évêché de Bâle, le comté de Montbéliard, les villes d’Haguenau, Bouxwiller, Bischwiller et Saverne en Alsace, Trèves et Sierck sur la Moselle, Coblence et Ehrenbreitstein sur le Rhin. Au printemps 1635, les places de Philippsbourg, Trèves, Sierck, Coblence et Ehrenbreitstein lui sont déjà soustraites !
C’est pourquoi Richelieu temporise jusqu’à la dernière extrémité. La situation militaire de la France est beaucoup plus précaire qu’il ne le souhaiterait, notamment en Lorraine, en Franche-Comté et en Alsace. D’où le délai entre l’enlèvement de Philippe-Christophe von Soetern et la déclaration de guerre à l’Espagne, notifiée au mois de mai. De plus, le cardinal et le roi de France ne peuvent s’engager que dans une guerre juste, à la fois pour l’opinion française et pour l’opinion internationale. Le secours porté aux Suédois et aux princes d’Allemagne n’est qu’un argument politique. L’attaque soudaine de Trèves par l’Espagne et son refus de libérer l’archevêque, malgré les demandes répétées de libération formulées par Louis XIII et son gouvernement, fournissent la justification morale à l’entrée en guerre. Paradoxalement, la guerre contre Philippe IV est aussi déclarée au chef de file d’une certaine reconquête catholique de l’Europe. Richelieu peut s’abriter derrière le précédent que constitue l’assassinat d’Henri IV, consécutif à des alliances analogues contractées par le roi très chrétien. L’enlèvement de l’archevêque de Trèves rend l’argument recevable et oblige le cardinal-ministre à se conformer au délicat jeu d’équilibre auquel il se soumet depuis 1624.
Il faut du temps pour que ces éléments arrivent à maturation et que leur formulation réponde aux voeux de Richelieu. Louis XIII et son ministre hésitent d’autant plus à s’engager qu’ils savent l’infanterie espagnole redoutable. L’armée française semble bien faible face aux terribles tercios, et souffre de surcroît de la médiocrité de son commandement. L’indiscipline est un mal chronique chez les officiers français et le maréchal de La Force, qui supervise les contingents envoyés vers l’est, est un homme âgé et fatigué. Richelieu a depuis longtemps décidé de partager le commandement de chaque corps d’armée entre plusieurs généraux, afin de limiter le risque de rébellion. Mais les querelles et les jalousies minent les troupes. La seule supériorité de la France réside dans la forme compacte du royaume face à la dispersion des possessions espagnoles. Louis XIII peut aisément déplacer ses hommes d’un terrain d’affrontement à l’autre, alors que les Espagnols doivent non seulement franchir la Méditerranée pour se rendre en Italie, mais également les Alpes pour atteindre le Saint Empire. Dès le mois de mars, le duc de Rohan, en campagne entre Lorraine et Franche-Comté, envoyé en Valteline.
La déclaration de guerre de la France à l’Espagne se déroule selon le rituel traditionnel du défi médiéval. Un héraut d’armes, Jean Gratiollet, la notifie en grande pompe au cardinal-infant, à Bruxelles, le 19 mai. Ce jour-là, l’émissaire du roi de France multiplie d’abord les demandes d’audience, sans obtenir la moindre réponse. Don Juan d’Autriche réunit son Conseil et consulte son entourage sur l’attitude à adopter. Les Espagnols exigent du héraut d’armes français qu’il retire son habit de parade s’il veut être reçu. Mais la gravité de la démarche dont Gratiollet est chargé exclut tout compromis sur le cérémonial. La forme revêtue par la déclaration doit parfaitement adhérer à l’esprit conféré à l’initiative du roi de France : mener une guerre juste contre un roi catholique qui n’a pas hésité à bafouer la dignité de l’Église en enlevant l’archevêque de Trèves, et pris de discutables libertés avec la souveraineté impériale. En désespoir de cause, Gratiollet, vers sept heures du soir, jette la déclaration de guerre sur le sol de la place du Sablon, au pied d’une foule curieuse et des représentants du cardinal-infant.
Les difficultés en Lorraine et en Allemagne
L’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans est mitigée. Le 8 mai 1635, une armée française franchit la frontière du Luxembourg. Le jour de la déclaration de guerre, les soldats de Louis XIII remportent une éclatante victoire sur les troupes du cardinal-infant, commandées par le prince Thomas de Savoie, aux Aveins. Puis l’armée française opère sa jonction avec celle des Provinces-Unies, placée sous les ordres du prince d’Orange. Plus de soixante mille hommes ont été mobilisés par Richelieu.
Le 1er juin, les effectifs franco-hollandais prennent le chemin de Tirlemont où est installé le quartier général de Don Juan d’Autriche. Les soldats coalisés mettent à sac la petite ville et soulèvent l’indignation générale par leur brutalité et leur barbarie. Le camp français doit faire face à de graves problèmes de discipline et à un nombre important de désertions. Puis, à la fin du mois, les maréchaux français commettent une erreur tactique irréparable. Contre l’avis du prince d’Orange, ils mettent le siège devant Louvain. L’armée de Louis XIII n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. Les exactions commises à Tirlemont ont révélé l’indocilité des hommes et la médiocrité de leur encadrement. Les insuffisances de l’intendance et la désorganisation des communications achèvent de ruiner la situation matérielle déjà précaire des contingents.
Le 3 juillet, les Français abandonnent le siège de Louvain, d’autant que le cardinal-infant reçoit le renfort de quinze mille hommes menés par le général Piccolomini. L’Espagne est en mesure de repousser l’offensive vers les Provinces-Unies et de s’emparer du fort de Schenk, menaçant directement Utrecht et Amsterdam. Les Hollandais rebroussent aussitôt chemin pour défendre leurs États, et doivent rapatrier par voie maritime les débris de l’armée du roi très chrétien.
En Lorraine, le résultat n’est guère plus brillant pour les forces françaises. Charles IV est entré en armes dans ses duchés et a obtenu le renfort d’une armée impériale commandée par le général Gallas. Il harcèle les troupes d’occupation mais reste insaisissable. Le maréchal de La Force et le duc d’Angoulême perdent le contrôle de la situation. Celle-ci paraît tellement grave que Louis XIII décide de se rendre sur place pour châtier lui-même le coupable. Le roi obtient la reddition de Saint-Mihiel mais ne s’attarde pas. Le souverain n’est pas d’humeur combative et souffre, selon le terme employé à l’époque, d’une profonde mélancolie. Il ne peut que constater les défaillances de ses généraux qui se dressent les uns contre les autres. L’armée française, malgré les renforts fournis par le duc de Saxe-Weimar et par le marquis de Feuquières, s’avère même trop faible pour chasser les Lorrains et les Impériaux de la petite place de Rambervillers.
Charles IV et Gallas, quant à eux, ne peuvent davantage tirer parti de la situation en Lorraine. Leurs troupes ne disposent pas des moyens nécessaires pour survivre sur des territoires totalement ravagés où les intempéries rendent le manque de vivres encore plus cruel. Tous deux repartent en Allemagne. Les soldats lorrains, en particulier, ne sont pas rémunérés et doivent s’approvisionner sur les territoires qu’ils traversent, mettant leur propre principauté à feu et à sang. À la fin du printemps, le roi de France n’a qu’une satisfaction : le duc Bernard de Saxe-Weimar passe officiellement à son service.


Louis XIII sait la position militaire de la France difficile et l’horizon européen s’assombrit de manière inexorable. Le 30 mai, Ferdinand II confirme les préliminaires de Pirna en signant le traité de Prague avec l’électeur de Saxe. Au mois de septembre, l’électeur de Brandebourg, à son tour, trouve un terrain d’entente avec l’empereur. Puis le duc de Mecklembourg, ainsi que les villes libres d’Erfurt, Nuremberg, Francfort-sur-le-Main et Strasbourg, rentrent dans le rang. L’Empire se libère des forces étrangères qui le ravageaient depuis de si nombreuses années. Seules, une armée suédoise commandée par le général Baner et les troupes françaises menacent encore respectivement la Poméranie et la Lorraine. Ferdinand II est désormais en mesure de s’opposer efficacement à Louis XIII, accusé d’avoir attiré les Suédois en Allemagne et d’avoir à dessein animé la révolte des princes protestants.
En Europe du sud, la mort du duc de Mantoue complique au pire moment la situation en Italie. Son successeur est son petit-fils et la régence est dévolue à sa veuve, toute dévouée à l’Espagne. Seul le duc de Rohan connaît quelques succès en Valteline.
L’hiver 1635-1636 permet au moins aux armées françaises de restaurer leur équipement et de préparer les opérations prévues au printemps, au retour des beaux jours. L’engagement de la France dans la guerre de Trente Ans se solde par un bilan très mitigé et n’est pas sans engendrer de profonds bouleversements à l’intérieur même du royaume. Le conflit ouvert avec l’Espagne nécessite en effet un accroissement considérable de la fiscalité. La guerre coûte cher, très cher. La taille, principale recette du royaume, passe à elle seule de près de onze millions de livres en 1632 à 53 millions de livres en 1635. Pour l’année de la déclaration de guerre, les recettes de toutes natures, dont la majeure partie provient des emprunts, se montent à 208 millions. Les financiers deviennent les interlocuteurs privilégiés du gouvernement, sans qui l’administration du royaume serait impossible.
Parmi eux, les partisans, ou traitants, affirment leur rôle prépondérant. Le partisan conclut avec le roi un parti, ou traité, en vertu duquel il obtient, contre le versement d’une somme forfaitaire, le droit de lever un impôt, pendant une période déterminée, en fonction de la somme versée au roi augmentée des intérêts. L’État se place ainsi sous la dépendance des financiers, qui viennent s’ajouter aux officiers de finances, même si beaucoup de partisans sont aussi titulaires d’une charge. Le système a un avantage : son extrême souplesse, selon les besoins immédiats. Pour avancer au souverain les sommes dont il a besoin, les financiers s’adressent aux franges les plus aisées de la population, tous ordres confondus. Ainsi, les plus riches participent, dans une certaine mesure, à l’impôt.
Parallèlement au renforcement de la fiscalité, l’administration locale se développe également grâce à l’installation dans tout le royaume des intendants de justice, de police et de finances, qui dépendent directement de l’autorité centrale. À l’origine, sous les règnes des derniers Valois, l’intendant est adjoint au gouverneur de province. Sa présence devient rapidement permanente en Languedoc et en Lyonnais. Puis Henri IV, à partir de 1596, décide d’envoyer dans les généralités des commissaires spéciaux chargés d’une part de l’application de l’édit de Nantes et d’autre part de diverses responsabilités financières. Après 1610, la double commission d’origine est complétée par de multiples tâches. Avec Richelieu, les fonctions d’intendant prennent une ampleur considérable ; il s’agit désormais de mater les révoltes antifiscales et de réformer le système de la taille. Les intendants tendent dès lors à se rendre indépendants des gouverneurs, disposant en effet d’un ordre scellé du grand sceau du roi, qui leur réserve un pouvoir supérieur à celui des officiers locaux.
Il reste qu’aux mois de mai et juin 1635, les émeutes populaires se multiplient à Bordeaux et dans le sud-ouest du royaume à la suite de l’apparition d’une nouvelle taxe d’un écu sur chaque barrique de vin imposée aux cabaretiers. Pendant six mois, les insurrections paralysent les rentrées d’argent dans les caisses de l’État.
Un autre conflit rebondit également à la même époque, la querelle avec le Parlement. Le 20 décembre de la même année 1635, le roi réunit un lit de justice pour imposer la création de nouveaux offices pour un montant de charges d’environ quinze millions de livres. Louis XIII souhaite mettre en place, au sein de l’instance judiciaire, un président à mortier, dix conseillers clercs, dix conseillers laïcs et quatre conseillers aux requêtes du palais supplémentaires. Face à l’accroissement de leurs effectifs, les chambres des enquêtes revendiquent alors l’examen des édits, véritable défi lancé à l’autorité royale. Le 5 janvier 1636, le roi convoque les représentants du Parlement pour leur faire part de son indignation. Les principaux meneurs du mouvement ne tardent pas à être emprisonnés ou exilés.
Le souverain peut d’autant moins tolérer l’attitude des parlementaires que Paris bruisse d’une autre affaire, celle du Mars gallicus, violent pamphlet qui attaque l’autorité royale au cours de l’été. Les rois de France y sont accusés de n’être que des usurpateurs à la foi douteuse, alliés des protestants et des musulmans. L’auteur, qui a pris le pseudonyme d’Alexander Patricius Armacanus, n’est autre que Cornelius Jansen, évêque d’Ypres. Le libelle est traduit en français en 1637 et connaît une large diffusion grâce à trois éditions successives en latin. Louis XIII et Richelieu le font interdire, mais de nombreux écrivains espagnols prennent le relais en jetant le discrédit sur la France. Richelieu est accusé de diviser la chrétienté, alors que le roi d’Espagne est conforté dans sa vocation religieuse et dans ses droits à la monarchie universelle, seule garante d’unité. C’est à cette époque que le cardinal envisage de faire rédiger ses Mémoires, par l’évêque de Saint-Malo, Achille de Harlay-Sancy, pour défendre sa position et celle du roi très chrétien, qui ne s’arrangent guère en 1636.
Le siège de Corbie
L’année 1636 n’est pas meilleure que 1635 pour la France. Les armées de Louis XIII sont mises en difficulté en Alsace : la place de Haguenau, en particulier, n’est conservée qu’au prix d’une lutte acharnée. En Italie, le maréchal de Toiras meurt au combat, l’armée française doit se replier. En Franche-Comté, le prince de Condé échoue devant Dole. Surtout, le cardinal-infant lance une offensive sur la frontière de Picardie. Début juillet, il s’empare de Vervins et du Catelet. Le système de défense de la frontière nord du royaume s’effondre et, le 4 août, la Somme est franchie par l’ennemi. Le 15, les Espagnols s’emparent de la forteresse de Corbie. La route de Paris est libre pour le cardinal-infant. En Lorraine, le front cède également, sous les assauts de Jean de Werth. Richelieu est contraint de rappeler d’urgence le prince de Condé pour renforcer le front de Picardie, tandis que les Espagnols s’engouffrent en Bourgogne. Leur avancée n’est stoppée que par la résistance inattendue que leur oppose Saint-Jean-de-Losne.
La situation est catastrophique pour le roi de France, mais Louis XIII a le courage de faire face. Il commence par mobiliser toutes les forces disponibles pour empêcher le siège de Paris. Tous les corps assemblés de la capitale sont sollicités : municipalité, Parlement, chambre des comptes, cour des aides, Grand Conseil, trésoriers de France, marchands et artisans. Tout homme capable de porter une arme est enrôlé par le maréchal de La Force. Les privilégiés et ceux qui ne paient pas la taille sont sommés de se rendre à Saint-Denis, montés et en armes, sous peine de déchéance. Tous les chantiers de constructions sont interrompus et les ouvriers sont requis pour renforcer les effectifs de l’armée. Les possesseurs de carrosses sont contraints de céder un cheval et un homme pour conduire l’animal. Les greniers des communautés et la galerie du Louvre sont réquisitionnés pour entreposer des blés. La construction de moulins le long de la Seine est fortement encouragée afin de pouvoir nourrir les soldats et la population.
À la panique et à la peur succède un vif sentiment national dont Louis XIII est le héros. Richelieu, épuisé de tout surveiller et superviser depuis tant d’années, est trop malade pour diriger les opérations. Il offre sa démission à son souverain, qui lui conseille de se montrer digne de sa position et de ses fonctions, au lieu de se cacher. Bien que très impopulaire, Richelieu sort dans Paris sans escorte. Il parvient à donner l’exemple du courage, mais aussi l’assurance que la situation n’est pas si désespérée…
À la mi-août, Louis XIII est en mesure de reprendre l’initiative. Les contributions en argent affluent : le Parlement se charge de la solde de deux mille hommes ; les corporations et les communautés religieuses apportent liquidités et vaisselle précieuse. Le 12, les premiers détachements de volontaires sont dirigés vers l’Oise. Au total, trente mille hommes se rassemblent, grâce essentiellement aux contingents des provinces.
Le roi veut reprendre le plus vite possible l’offensive contre l’ennemi. Les Espagnols sont très éloignés de leurs bases arrière, située, selon les cas, aux Pays-Bas ou en Rhénanie, et connaissent de graves difficultés de ravitaillement. Richelieu en profite pour demander au prince d’Orange de faire diversion, en rallumant les hostilités à la frontière entre les Pays-Bas espagnols et les Provinces-Unies. Le stratagème fonctionne : le cardinal-infant doit se replier vers Bruxelles.
Le 1er septembre, le roi de France, contre l’avis de Richelieu qui craint toujours un attentat contre le souverain, se rend en personne à la tête de ses armées, secondé par Gaston d’Orléans et le comte de Soissons. Or ceux-ci étaient jusque-là placés directement à la tête des contingents. Jaloux de leurs prérogatives et profondément vexés, ils font aussitôt de Richelieu le responsable de tous les maux dont souffre le pays. Mais, en moins de deux semaines, les troupes royales entrent en Picardie et reprennent la place de Roye. Le 15 septembre, les Espagnols battent en retraite et repassent la Somme. L’investissement de Corbie peut commencer.
Le quartier général de l’armée royale s’installe à Amiens. C’est là que le duc d’Orléans et le comte de Soissons se mettent d’accord sur un nouveau complot et fomentent un projet d’assassinat contre Richelieu. Les opérations sont organisées par les favoris des deux Grands, Antoine de Bourdeilles, Comte de Montrésor, grand veneur dans la Maison de Gaston, et son cousin Saint-Ibar, favori de Monsieur le Comte.
Au début du mois d’octobre, à l’issue d’un Conseil, Richelieu, sans escorte, s’entretient avec le duc d’Orléans et le comte de Soissons, entourés par Montrésor, Saint-Ibar et trois autres conjurés. Mais le frère du roi hésite à donner le signal convenu pour l’assassinat. Il se réfugie au premier étage du bâtiment et fait lui-même échouer le complot. Quelques jours plus tard, une nouvelle tentative se solde par un nouvel échec. Cette fois, les nerfs de Monsieur lâchent. Le 20, le frère du roi quitte brutalement Amiens et se retire à Blois.
Louis XIII, quant à lui, s’empare une à une des forteresses perdues et resserre l’étau contre Corbie. Le 14 novembre 1636, la place est enfin libérée. Les Impériaux évacuent la Bourgogne à la même époque et se replient en Franche-Comté. Le royaume respire. Il reste que La Capelle est toujours aux mains du cardinal-infant, que les îles de Lérins et la ville de Saint-Jean-de-Luz ont été conquises par Philippe IV, et que le royaume est secoué par de graves séditions populaires.
La révolte des croquants
Au cours de l’été 1636, des émeutes éclatent en effet à Rennes. La Bretagne est une province d’états où l’impôt est librement consenti. Le parlement de Rennes rechigne à accorder des subsides à Louis XIII. La foule se soulève contre les commissaires du roi et l’ordre n’est rétabli que grâce à l’intervention énergique du maréchal de Brissac, gouverneur de la province. La crise bretonne trouve une conclusion provisoire au mois d’octobre, avec la réunion des états de Bretagne à Vannes. Les privilèges de la province sont confirmés, mais le roi préfère soigneusement mettre en garde l’assemblée contre la réitération de tels incidents, car la Bretagne n’est pas la seule région touchée, et Louis XIII ne peut faire face à de multiples insurrections, ni mener une guerre civile sur plusieurs fronts à l’intérieur même du royaume. La Bretagne, en effet, n’est pas la province la plus gravement touchée par les émeutes populaires. Les troubles sont beaucoup plus importants en Périgord et en Angoumois. Les premières émeutes se déroulent à Périgueux dès le mois de juin 1635. Des barricades sont érigées et des affrontements avec les soldats du roi font plusieurs morts. Avec l’hiver, le climat s’apaise un peu. Mais, au mois d’avril 1636, la sédition éclate à nouveau à Angoulême, Barbezieux, Chalais, Montmoreau et Blanzac.
Le royaume de Louis XIII est ravagé par la guerre, par les armées qui le traversent et vivent aux dépens de la population, faute de solde régulièrement versée. Les pillages et les rançonnements sont fréquents, et aux exactions commises par les soldats s’ajoutent celles des agents du fisc. Les populations, exsangues, n’ont d’autre solution que la révolte pour survivre. Le 6 juin 1636, de nouvelles émeutes éclatent à la foire de Blanzac. Les paysans révoltés, les croquants, s’en prennent à un chirurgien de Bergerac, dont l’allure leur paraît suspecte. Les gabelous sont également les cibles de l’insurrection. Les autorités locales sont vite débordées et demandent des renforts à Richelieu. Mais celui-ci ne peut dépêcher que quelques hommes, toutes les forces vives disponibles ayant été envoyées sur le front de Picardie.
Après les troubles de Blanzac, c’est au tour de la localité de La Couronne, non loin d’Angoulême, de connaître l’agitation. Neuf à dix mille rebelles, armés de mousquets, de fourches et de piques, se regroupent, puis se retirent sans rien tenter.
Au cours des mois de juillet et août, la révolte gronde également en Saintonge, en Aunis, en Poitou et en Limousin. Les autorités municipales et les gouverneurs des villes et des provinces reçoivent de prudentes consignes de négociations. Richelieu veut à tout prix éviter la guerre civile et des luttes fratricides aussi inutiles que préjudiciables au royaume.
Au printemps 1637 encore, la révolte des croquants connaît une recrudescence inquiétante. Elle s’étend à une douzaine de provinces, la Gascogne, la Guyenne, le Périgord, le Quercy, le Languedoc, le Limousin, la Saintonge, l’Angoumois, le Poitou, le Berry, la Marche, le Bourbonnais et le Nivernais. Les insurgés du Périgord se dotent même d’une organisation militaire cohérente comprenant des compagnies et des capitaines de paroisses. Un hobereau de Périgueux, Antoine du Puy de La Motte de La Forêt, prend leur tête avec le titre de colonel des communautés soulevées de Guyenne. La révolte n’est pas dirigée contre le roi ou le principe monarchique, mais contre les abus de pouvoirs dont se rendent coupables les agents du fisc. Une armée d’environ dix mille hommes est mise sur pied, soumise à une discipline sévère. Ces contingents occupent sans violence la ville de Bergerac, où le clergé s’associe au mouvement. Le paiement des impôts est suspendu.
Pour mater la sédition, Richelieu recourt au duc d’Épernon et à son fils, le duc de La Valette. Ce dernier ne dispose que de trois mille hommes mais, arrivé à Bergerac, entame des négociations avec du Puy de La Motte. C’est alors qu’une partie des croquants se révolte contre leur chef. Un artisan, Magot, dénonce la trahison de celui qui a su doter le mouvement d’une véritable organisation. Le 1er juin, les partisans de Magot sont battus à La Sauvetat-du-Dropt par ceux d’Antoine du Puy de La Motte, aidés des bourgeois de Bergerac. Magot trouve la mort lors de l’engagement ; quatre mille de ses partisans sont faits prisonniers. Une semaine plus tard, le duc de La Valette fait son entrée dans la ville de Bergerac pacifiée. L’ordre est également rétabli à Cahors, à Sainte-Foy-la-Grande et à Eymet, grâce aux milices bourgeoises.
Les factieux échouent surtout en raison de leurs divisions internes. Manquant d’unité et de coordination, le mouvement ne s’en poursuit pas moins jusqu’en 1641. Dans les généralités du sud-ouest, la somme manquante, en raison de la non-perception de l’impôt, s’élève à dix millions de livres pour la seule année 1637 ! Pourtant, le gouvernement garde le souci de la conciliation et de la sauvegarde de la paix intérieure, quoi qu’il en coûte : l’amnistie complète est accordée aux insurgés en échange d’un engagement dans l’armée. Il est même décidé de suspendre la levée des impôts à l’origine des troubles.
Richelieu et Louis XIII doivent faire face aux difficultés aussi bien au plan intérieur qu’au plan extérieur. Leur accumulation rend la conduite des affaires particulièrement délicate à cette époque ; le cardinal semble beaucoup en souffrir, au sens propre comme au sens figuré, alors que Ferdinand II obtient enfin l’hérédité de la couronne impériale pour la famille de Habsbourg.
La diète de Ratisbonne
Les derniers mois de l’année 1636 sont ceux du triomphe de l’empereur. Les difficultés de la France, les échecs des Suédois rejetés en Poméranie et les traités avec les électeurs de Saxe et de Brandebourg permettent le rétablissement de la paix dans le Saint Empire. La dynastie des Habsbourg est déjà parvenue à imposer la transmission héréditaire en son sein de la couronne élective de Bohême. Les États de l’électeur palatin ont été partagés entre l’Autriche et la Bavière. Enfin, les protestants ont été contraints d’abandonner les évêchés et les biens ecclésiastiques qu’ils s’étaient appropriés. Si l’Empire est encore divisé en matière religieuse, Ferdinand II est bien le chef incontesté d’une Allemagne qui commence à prendre conscience de son unité culturelle.
Dans ce contexte, au mois de septembre 1636, l’empereur convoque les électeurs à Ratisbonne. La diète siège jusqu’au mois de décembre. Ferdinand II a un double objectif : obtenir le concours de tous les princes d’Allemagne contre la France et contre la Suède ; profiter de la situation pour obtenir l’élection de son fils comme roi des Romains.
Au cours de l’automne, le chancelier Oxenstern reprend les combats. Le 6 octobre, les Suédois remportent la victoire de Wittstock. Les électeurs de Saxe et de Brandebourg, menacés, doivent solliciter l’aide de Ferdinand II, qui ne peut empêcher que l’armée de la reine Christine prenne ses quartiers d’hiver en Saxe. Malgré le danger, l’assemblée électorale refuse que l’Empire déclare la guerre à la France. Ferdinand II ne le fait qu’à titre personnel. En revanche, la diète s’accorde sur les conditions de paix à offrir à Louis XIII : la France doit abandonner tous les territoires qu’elle détient dans le Saint Empire, et donc toutes les positions si chèrement acquises en Alsace, en Lorraine et dans les Trois-Évêchés. Ratisbonne ne vaut décidément rien à la diplomatie française ; le revers est considérable, d’autant que Ferdinand II parvient à faire élire son fils, également prénommé Ferdinand, roi des Romains. Les électeurs reconnaissent ainsi implicitement le caractère héréditaire de la couronne impériale dans la famille de Habsbourg. Ferdinand II peut être satisfait. Il disparaît le 15 février 1637. Son fils lui succède sans difficulté sous le nom de Ferdinand III.
Le cardinal préfère s’en tenir au terme d’un accord qu’il signe avec le prince d’Orange le 15 avril 1636, sans implication directe. Si la défaite des confédérés protestants à Nordlingen permet à la France de renforcer sa position, la paix de Pirna trouvée par l’empereur et l’électeur de Saxe remet en cause le projet de paix générale que Richelieu tentait encore de défendre. De surcroît, et malgré les efforts déployés par le pape, les antagonismes empêchent la tenue réelle de la conférence de paix prévue à Cologne. La ville où doivent avoir lieu les débats est elle-même source de conflits[2].
Richelieu engage parallèlement des pourparlers secrets avec Olivarès. Des contacts sont pris en 1636, et se poursuivent en 1637. La mission de négociation est confiée au père Bachelier qui, pour se rendre en Espagne en toute discrétion, prétexte le transport des reliques de saint Isidore qu’il doit ramener à Anne d’Autriche. Olivarès souhaite autant un accord que Richelieu. L’Espagne est déchirée par les particularismes, comme celui des Catalans ou des Portugais. L’économie est en pleine crise. Les arrivages de métaux précieux en provenance d’Amérique se font de plus en plus rares et la dette de Philippe IV est énorme. Une grave récession économique s’installe. Parallèlement, la population connaît une baisse démographique inquiétante, en raison de la trop forte proportion de soldats, de prêtres et de moines. Pourtant, malgré des situations respectives difficiles, Richelieu et Olivarès ne peuvent parvenir à un accord, l’Espagne refusant catégoriquement de reconnaître la mainmise française sur la Lorraine.


L’entrée de la France en guerre ouverte correspond pour Richelieu à une des plus difficiles périodes de son existence. Après des années de combats pour imposer son autorité et une politique qu’il juge digne de la grandeur de son souverain, il perd peu à peu le contrôle de la situation et subit plus les événements qu’il ne les dirige. Seul, Louis XIII sait, au pire moment, faire preuve de la fermeté nécessaire au maintien du cap choisi par son principal ministre. Richelieu est affaibli par les années de luttes, par les insomnies et par les maux qui le rongent depuis sa jeunesse. Alors que les Habsbourg d’Autriche confisquent à leur profit la couronne impériale, alors que la catholicité se déchire en luttes fratricides, le projet d’une Europe chrétienne unie autour de la figure tutellaire du roi de France ne semble plus qu’une utopie. Le cardinal-ministre estime peut-être avoir failli à son devoir vis-à-vis du souverain pontife : il se réfugie dans la réflexion et dans la direction des âmes plus faibles que la sienne. Il trouve la ressource de rédiger un Traité de la perfection du chrétien, pastorale inspirée des canons et des décrets du concile de Trente, qui n’est publié qu’en 1646. La rédaction d’une oeuvre théologique lui apporte le réconfort personnel dont il a besoin, en même temps que la satisfaction de mener à bien les réformes auxquelles, tout jeune évêque de Luçon, il s’était attelé. Un autre ouvrage suit rapidement, un Traité qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparez de l’Église. Là encore, la publication n’intervient que tardivement, en 1650.
Enfin, ces années difficiles de l’engagement dans la guerre de Trente Ans voient la préparation d’une dernière oeuvre d’importance, le Testament politique, véritable somme des affaires du royaume, plaidoyer pour les engagements pris au nom de Louis XIII et de la France.
1-
H. Weber, « Vom verdeckten zum offenen Krieg. Richelieus Kriegsgründe und Kriegsziele (1634-1635) », dans K. Repgen (éd.), Krieg und Politik, 1618-1648 : Europäische Probleme und Perspektiven, Munich, 1988, p. 204.
2-
La gravité de la situation intérieure, doublée du recul de la France au plan extérieur, détermine Richelieu à accepter des propositions de négociations transmises par Urbain VIII. Le 19 mai 1636, Richelieu écrit au cardinal Antonio Barberini : « Monsieur, le chancelier Oxenstern et les Suédois, Messieurs les Estats d’Hollande et tous les princes alliez du roy en Italie ayans enfin à la prière de Sa Majesté consenty la ville de Coloigne pour l’assemblée des députez qui seront nommez pour la négociation de la paix, j’ay estimé vous en devoir donné advis affin que vous faciez valoir aux occasions que vous en aurez la sincérité avec laquelle Sadicte Majesté et ses serviteurs ont tousjours agy en cet’affaire. Je ne sçay si les Espagnolz et les Impériaux agréeront ledict lieu de Coloigne ou non, mais au moins le pape cognoistra [-t-] il que le roy n’oublie rien de tout ce qui peut faciliter l’exécution des bons desseins qu’a Sa Saincteté de procurer le repos de la Crestienté et qu’il ne tient pas à Sa Majesté ny à ses alliez qu’elle n’en vienne à bout. Cependant, aussurez-vous de la continuation de mon affection en vostre endroit qui est et sera véritablement telle que vous la sçauriez désirer d’une personne qui est véritablement comme je suis, Monsieur, vostre très affectionné à vous rendre service, le cardinal de Richelieu. À Ruel, ce 19 may 1636 », BAV, coll. Barberini Latini, vol. 7951, fol. 131.